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Un jeu de mots dans le Politique de Platon ou sur la « noblesse » du cochon

Au Professeur André Hurst δώρω σὺν ὀλίγω

Elena POPESCU

Cluj-Napoca, Roumanie

La présence dans l’œuvre de Platon de nombreux jeux de mots, des passages ironico-comiques, de plaisanteries est bien connue. Il y a bon nombre de travaux qui traitent cet aspect de son œuvre. L’utilisation de tels moyens est tout à fait compatible avec le débat philosophique dialogué, qui favorise l’aspect de colloque amical du style.

Le jeu de mots qui se trouve dans le passage du Politique que nous proposons à l’analyse (266 b-d) intervient dans l’une des dichotomies logiques les plus étendues de ce discours. La dichotomie est la méthode la plus utilisée dans la logique platonicienne1. Dans ce dialogue, Platon a pour but de définir le politique. Il essaie d’obtenir cette définition par plusieurs moyens : la dichotomie (ou la division par espèces), l’exemple (παράδειγμα), le mythe. La loi fondamentale de la division (διαίρεσις), formulée dans le Politique (263 e), qui exige « que chaque membre de la dichotomie soit une espèce2 », est associée à une règle rigoureuse, qui est : « avancer en suivant toujours sa droite et en éliminant ainsi successivement tous les caractères que l’objet à définir possède en commun avec les autres espèces, jusqu’à ce qu’il ne lui reste plus que sa nature propre » (Sph.264 e)3. Un but intermédiaire est la définition de la science propre à l’homme politique. L’étape finale de cette série de divisions est la définition de la science (= de l’élevage) des quadrupèdes opposés aux bipèdes (i.e. à l’homme), ayant comme but la définition du pasteur du troupeau humain, qui est le roi (258 b-264 b). Après avoir écarté, selon la méthode dichotomique, la science d’élevage des vivants par unités (μονοτροϕία), des êtres aquatiques, volatiles, à cornes, capables de génération croisée (chevaux, ânes, mulets) et, finalement, quadrupèdes, il reste l’élevage des êtres vivant par troupeaux, terrestres, marcheurs, sans cornes, de génération non croisée et bipèdes. La question qui se pose est de savoir qui est l’être vivant qui est en relation avec le bipède, à savoir l’homme ? Nous présentons, par la suite, le passage qui est à la base de notre analyse, passage considéré obscur et qui a constitué l’objet de nombreux commentaires et notes :

ΞΕΝΟΣ Πρὸς δὴ τούτοις ἕτερον αὖ τι τῶν πρὸς γέλωτα εὐδο-κιμησάντων ἄν, ὦ Σώκρατες, ἆρα καθορῶμεν ἡμῖν γεγονὸς ἐν τοῖς διῃρημένοις ;

ΝΕΟΣ ΣΩΚΡΑΤΗΣ Τὸ ποῖον ;

ΞΕ. Τἀνθρώπινον ἡμῶν ἅμα γένος συνειληχὸς καὶ συνδε-δραμηκὸς γένει τῷ τῶν ὄντων γενναιοτάτῳ καὶ ἅμα εὐχερεστατῳ.

NE. ΣΩ. Καθορῶ καὶ μάλ’ ἀτόπως συμβαῖνον.

ΞΕ. Τί δ’ οὐκ εἰκὸς ὕστατα ἀϕίκνεῖσθαι τά βραδύτατα ;

NE. ΣΩ. Ναί, τοῦτό γε.

ΞΕ. Τόδε δὲ οὐκ ἐννοοῦμεν, ὡς ἔτι γελοιότερος ὁ βασιλεὺς ϕαίνεται μετὰ τῆς ἀγέλης συνδιαθέων καὶ σύνδρομα πεπορευμένος τῷ τῶν ἀνδρῶν αὖ πρὸς τὸν εὐχερῆ βίον ἄριστα γεγυμνασμένῳ ;

ΝΕ. ΣΩ. Παντάπασι μὲν οὖν. (Pl. Plt. 266 b10 – d3)

L’histoire de l’éclaircissement de ce passage représente un long chemin parcouru par les exégètes et les traducteurs pour l’identification du « concurrent » de l’homme dans la dernière étape de la série dichotomique. Les traductions successives différent, parfois, de façon substantielle. Nous allons donner plusieurs exemples, pour qu’on puisse constater la grande variété d’interprétations, en considérant d’abord seulement le passage 266 c3-5 et en soulignant les épithètes de ce genre (γένος) d’animal4.

L’identification de cet animal avec le cochon appartient à Friedrich Schleiermacher, qui, en écartent toute les autres espèces inclues dans les dichotomies antérieures, s’interroge : « (…). Weiter aber, welches soll denn nun diese Gattung sein ? gennant wird nicht. Sollen wir glauben, dass Platon, der sonst auch die Läuse nennt, sich hier mit noch einer Gattung eben so zieren sollte wie er sich eben mit den Schweinen geziert hat ? Aber es kann auch keine andere sein, als eben der Schweine (…) »5. Mais O. Apelt attribue une telle identification à Badham : « Schwieriger aber ist die genauere Erkenntnis dessen, was für eine bestiemte Tierart dem Platon bei dem Vierfüssler vorschwebt. Dies zu enträtseln ist erst dem Scharfsinn Badhams gelungen »6. G. Burges nous dit que « Winkelmann suspected it was the monkey »7, mais que pour plusieurs raisons elle est à écarter. Il y avait bon nombre de savants qui ont cru qu’il s’agit ici du seul autre bipède, l’oiseau8. Les principales explications de la considérable différence entre les diverses traductions sont :

1) Le fait de considérer le concurrent de l’homme comme étant toujours un bipède, (à savoir l’oiseau), qui « vit en groupe » (d’où l’oie chez A. Diès).

2) La polysémie des épithètes γενναῖον et εὐχερές, qui peut conduire même à des polarisations des sens. Celles-ci sont les vraies raisons pour des traductions de γενναῖον γένος comme generosissimum genus, « le plus noble », « imposant », « die edelste [Gattung] », « sans égale », etc., qui se rencontrent à côté de « il piu semplice », « the most portly », « the freest », etc. Et pareille – sinon plus étrange encore ! – est la situation de εὐχερέστατον [γένος], traduit par des mots avec des significations très différentes, voire opposées : « le plus indolent », « le plus nonchalant », « le plus insouciant », « easy-going », et même « allerschlechteste », « wohlhäbigste », mais, de même, « agile », « le plus facile », « airiest », etc. On trouve explicable l’attitude désespérée de G. Burges9. La variante quasi-unanimement acceptée de nos jours identifie cependant l’animal qui représente cette espèce là (γένος), réunie (συωειληχός) et mise en concurrence (συνδεδραμηκός) avec l’espèce humaine (τἀνθρώπινον), au cochon. Mais une contribution décisive à cette acception a été l’identification de la syllabe ὕσ – de ὕστατα comme homophone avec le substantif ὖς, ὑός « cochon »10. Cette syllabe constitue sans doute non une coïncidence phonétique fortuite, mais une allusion claire à l’animal en question (le cochon). De la sorte l’« énigme » est définitivement éclaircie.

Il reste encore à expliquer de façon plausible l’épithète γενναῖον, « noble » (un épithète avec une signification ironiquement « positive » !) attribué au cochon, parce que, ici, la polysémie n’est pas suffisante. Le fait que le mot représente une ironie est hors de doute. Mais nous pensons qu’il y a aussi un support morphologique, pas seulement un support lexical, pour soutenir l’ironie indubitable de ce passage, ironie remarquée et admise par tous. En continuant l’idée de Skemp, nous pensons qu’on peut expliquer aussi l’épithète « le plus noble », attribué au genre porcin, par ce que le superlatif « ὕστατα », pris – semble-t-il, par plaisanterie ! – comme le superlatif du substantif11 (sic !) ὗς « cochon », lui confère une sorte de « noblesse » !12 Il est vrai que le superlatif signifie une qualité ou un défaut portés à leur pointe ultime, mais, au sens figuré, il exprime, en général, des traits positifs au plus haut degré13. On peut expliquer les deux neutres pluriels (ὕστατα et βραδύτατα) comme membres « abstraits » de la dichotomie logique, en les considérant des « objets » de celle-ci, toujours en sens ironique.

En ce qui concerne l’autre épithète (εὐχερές), s’il s’agit de la « vertu » de l’indolence ou de la nonchalance porcine, il n’est pas nécessaire, pensons-nous, de les démontrer ! En tout cas, il faut rejeter pour ce terme le sens « le plus agile », comme incompatible avec l’« objet » auquel il serait appliqué. Mais, vu que le but de la démarche logique est d’obtenir la définition du dirigeant du troupeau humain (le roi), l’épithète εὐχερές a, une fois appliqué au troupeau porcin, à notre avis, le sens plus adéquat de « maniable », « facile à soumettre », « facile à dominer ». Ainsi la plaisanterie se termine-t-elle, naturellement, avec une compétition entre le roi, le pasteur du troupeau humain, et le porcher, le pasteur du troupeau porcin. En conséquence, Otto Apelt a pu conclure14 de la manière la plus inspirée : “Odysseus und Eumaios finden sich auf spasshaften Weise wieder zusammen.”

Bibliographie

I. Traductions citées :

Andreae, W. (1926) – Platons Staatschriften, griechisch und deutsch. Text durchgesehen und neu übersetzt. Eingeleitet und erläutert von W. A. Dritter Teil : Der Staatsmann, Jena.

Apelt, O. (1914) – Platons Dialog Politikos oder Vom Staatsmann. Übersetzt und erläutert von O. A., Leipzig.

Burges, G. (1901) – Works of Plato, (vol. III). Translated by G.B., London.

Cousin, V. (1837) – Platon, Œuvres complètes. Traduites par V. C. Tome onzième, Paris.

Diès, A. (1935) – Platon, Œuvres complètes. Tome IX., 1re Partie, Le Politique. Texte établi et traduit par A. D., Paris, C.U.F.

Ficino, M. (1602) – Divini Platonis Opera omnia quae extant, M. F. interprete, Francofurti.

Fraccaroli, G. (1933) – Platone, Il Sofista e l’Uomo politico. Traduzione, prolegomeni e note di G. F., a cura e con prefazione di E. Bignone, Firenze.

Jowett, B. (19823) – The Dialogues of Plato. Translated into english with analysis and introductions by B. J, vol. IV, Oxford.

Robin, L. (1955) – Platon, Œuvres complètes. Traduction nouvelle et notes par L. R. avec la collaboration de M. J. Moreau. Bibliothèque de la Pléiade, Paris.

Schleiermacher, F. (18573) – Platons Werke von F. S., Zweiten Theiles zweiter Band, Berlin.

Skemp, J. B. (1961) – Plato’s Statesman. A translation of the Politicus of Plato with introductory essays and footnotes by J. B. S., London.

II. Autres travaux :

Chantraine, P. (19842) – Morphologie historique du grec, Paris.

Scodel, H. R. (1987) – Diairesis and Myth in Plato’s Statesman, „Hypomnemata“, Unterschungen zur Antike und zu ihrem Nachleben, 85, Göttingen.

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1 Il y a un grand nombre de travaux sur ce sujet, l’un des plus récents et plus intéressants étant l’étude de H. R. Scodel (1987).

2 Cf. Diès (1935), p. XIX.

3 Idem, p. XVIII.

4 En voilà quelques-uns : – « Genus hominum commixtum, unaque cum genere generosissimo omnium atque facilimo (sic) currens » (Ficino 1602, 534).

– « Dass mit unserer menschlichen Gattung gleichen Theil erhalten hat und also zwieschen her läuft mit der edelsten unter allen zugleich die allerschechste ? » (Schleiermacher 1857, 192).

– « Das Menschengeschlecht ist zum Losgenossen und Nebenbuhler im Wettlauf mit demjenigen Tiergeschlecht geworden, das unter allen vorhandenen Geschlechtern das edelste und zugleich wohlhäbigste ist. » (Apelt 1914, 35).

– « Daß unser Menschengeschlecht zusammengefallen ist mit dem zugleich edelsten und behendesten Geschlecht. » (Andreae 1926, 33).

– « Voilà notre espèce humaine réunie et courant de compagnie avec l’espèce la plus noble à la fois et la plus agile.* » [* note inexistante !] (Cousin 1837, 354).

– « De mettre en lice notre genre humain et de le faire lutter de vitesse avec le genre d’être le plus imposant et aussi le plus indolent » (Diès 1935, 16).

– « Que notre espèce humaine, en même temps qu’elle avait le lot propre à son espèce, se trouvait engagée dans une course, en compétition avec une espèce qui est sans égale parmi les êtres pour la noblesse en même temps que pour la nonchalance. » (Robin 1955, 354).

– « This our human race, sharing the same lot and running the same course with a race the most generous and most handy of existing (animals). » (Burges 1901, 204).

– « Human being have come out in the same class with the freest and airiest of creation, and have been running a race with him. » (Jowett 1982, 463).

– « For neighbour and competitor in the race this humanity of ours has the most portly and the most easy-going of all the creatures. » (Skemp 1961, 140).

– « Che il nostro genere umano e dalla sorte destinato a stare in concorrenza col piu semplice e piu facile degli esseri ? » (Fraccaroli 1933, 238).

5 Schleiermacher 1857, 346-347.

6 Apelt 1914, 124, n. 28.

7 Burges 1901, 204, n. 42.

8 Par exemple : Stallbaum, Diès, Jowett, etc.

9 Burges (1901, 204, n. 42) : “…this utterly inintelligible word (…) ; a mass of nonsense by comparing gennaiotato kai eucherestato in this place (…)”.

10 La contribution vraiment ingénieuse de J. B. Skemp est déterminante (cf. Skemp 1961, 140, n.1).

11 Des substantifs qui, par eux même, expriment une qualité (sociale, éthique, humaine) peuvent admettre des suffixes de comparatif (cf. Chantraine 19842, 116, où l’on trouve des substantifs au comparatif : βασιλεύτερος, δουλότερος, etc). On peut également trouver de tels substantifs au superlatif et c’est la situation que nous imaginons pour le substantif ὖς.

12 Contrairement à l’opinion de L. Robin (1955, 1455-1456), qui offre une curieuse – presque ridicule ! – explication : « (…) l’animal, à la fois insouciant et noble de race, qui se fait compétiteur de l’homme dans l’existence, est probablement le porc, dont la noblesse réside dans l’abondance des ressources qu’on en peut tirer. » (!)

13 Cf. une expression telle que : « Tout était au superlatif ! ». Ou, de nos jours : « Super ! ».

14 Cf. Apelt 1914, 124, n.28.