Marginalia Heraclitea II1
Notes critiques sur des textes d’Epicharme, Platon, Aristote, Diogène Laërce, Plotin, Proclus
Notre édition des sources héraclitéennes2 comporte un nombre assez important d’amendements que nous avons jugé nécessaire d’introduire soit dans les textes édités eux-mêmes, soit dans leurs apparats critiques. Tous sont également destinés à régler des problèmes, grands ou petits, que nous posaient ces textes, extraits de diverses éditions modernes, faisant autorité, des œuvres de leurs auteurs. Par rapport à la finalité de notre collection d’extraits, ces amendements jouent toutefois des rôles différents et sont de trois sortes. Il y a d’une part ceux qui modifient directement ce que nous appelons le noyau héraclitéen du texte : les citations (fragments) du livre d’Héraclite ou les informations (témoignages) le concernant. Il y a d’autre part ceux qui, sans modifier ce noyau lui-même, altèrent le sens du contexte dans lequel il nous est parvenu. Et il y a, troisièmement, ceux qui ne modifient ni le noyau, ni son contexte, mais seulement la forme linguistique du texte.
Dans une édition consacrée à l’héritage d’Héraclite, les amendements de loin les plus importants et les plus risqués sont de toute évidence ceux de la première catégorie qui influent directement sur la connaissance que nous avons de l’héritage du philosophe. Leur argumentation et leur justification sont donc une composante essentielle du commentaire consacré aux sources héraclitennes3. Il en va autrement des corrections appartenant aux deux autres catégories. Elles ne concernent que l’œuvre des auteurs de nos sources et n’ont pas à être justifiées dans un ouvrage qui ne leur est pas directement consacré. C’est de certains de ces amendements-là qu’il sera question ci-dessous4.
Epicharme, fr. 23 B 2 (Diels-Kranz) = T 6 (II.A.1, p. 5-6)
Malgré les scandaleuses divergences entre les éditeurs en ce qui concerne les leçons des trois principaux manuscrits de Diogène Laërce – divergences dont la nouvelle édition de Marcovich5 n’a fait que multiplier le nombre –, deux siècles d’étude minutieuse du texte de la citation ont permis de l’établir de façon presque impeccable. « Presque », parce que deux endroits exigent encore d’être précisés. Voici le premier :
ὃ δὲ μεταλλάσσει κατὰ ϕύσιν κοὔποκ᾿ ἐν ταὐτῶι μένει
10 ἕτερον εἴη κα τὸ δὴ τοῦ ‹μὴ› παρεξεστακότος.
Or ce qui change selon nature ni ne demeure jamais dans le même état, cela sera autre par rapport à ce qui n’avait pas bougé.
κα τὸ δὴ τοῦ ‹μὴ› scripsi : κατοδὴ / DBO / (F1 [-ω- ss. F2] / M / ) seu κα τοῦ δὴ / L / τοῦ F : κάτω δὴ / KL / seu κατωδὴ / DO / τοῦ PQbcz (solum P / M / ) : καὶ τόδ᾿ εἰ / DL / seu καὶ τὸδ’ εὶ (sic) / O / seu καὶ τὸ δεὶ (sic) / M / τοῦ B : κα τόδ᾿ ἤδη (Kaibel / M / ) τῶ Cobet : κα τὸ ‹νῦν› δὴ τοῦ ci. Kaibel : κα τόδ᾿ ‹ἀ›εὶ τῶ editio Basil. : κα τοδὴ τοῦ ‹τοι› Ahrens : καὐτὸ δῆτα τοῦ seu κ᾿ αὒτὸ γ᾿ ἤδη τοῦ Hermann
[ / A / = teste Ahrens, / K / = teste Kaibel, / D / = teste Diels, / B / = teste ed. Basil., / O / = teste Olivieri, / J / = teste Jacoby, / L / = teste Long, / M / = teste Marcovich.]
Au vers 10 le texte reçu n’a pas de sens et viole le mètre. Les exemples des nombres et des longueurs (vv. 1-6) montrent clairement qu’Epicharme parle de la différence que le changement confère à l’objet (nombre ou longueur) par rapport à ce qu’il était lui-même à un moment antérieur. Mais tous les trois amendements proposés jusqu’ici lui attribuent l’affirmation suivante : « ce qui change (ὃ δὲ μεταλλάσσει)…, cela (τὸ ou τόδε) sera différent (ἕτερον εἴη κα) de ce qui a changé (τοῦ παρεξεστακότος) » ; et comme le mètre demeure boiteux, on a fait appel à divers remplissages : donc (τοι Ahrens), déjà (ἤδη Hermann, Cobet), maintenant (νῦν Kaibel), toujours (ἀεὶ édition de Bâle de la Vie de Platon de Diogène)6. Mais s’il est vrai qu’entre celui qui change (encore) et celui qui a (déjà) changé il y a une certaine distance, il est également vrai que cette distance se raccourcit avec le temps ; plus il s’en écoulera et moins ce qui est en train de changer sera (εἴη κα = ἔσται) différent de ce qui a déjà changé, moins il sera ἕτερον. Or tout le contexte montre qu’Epicharme insistait ici, au contraire, sur la différence croissante (cf. αὐξόμενος et sim. dans T 2, T 3, T 4) de l’objet changeant par rapport à ce qu’il était avant d’avoir changé (plus exactement : à un moment arbitrairement choisi comme moment zéro du changement) ; car sa thèse principale est : tout changement transforme en autre chose, en quelque chose de non-identique à soi7. La correction proposée, τοῦ ‹μὴ› παρεξεστακότος, lève cette contradiction et rétablit en même temps la métrique du vers.
Et voici le second endroit (qui suit directement le premier) :
καὶ τὺ δὴ κἀγὼ χθὲς ἄλλοι καὶ νὺν ἄλλοι τελέθομες
12 καὖθις ἄλλοι κοὔποχ᾿ ωὑτοὶ κατά ‹γα τοῦτον› τὸν λόγον.
Et toi et moi nous étions autres hier et aujourd’hui nous sommes autres, et encore autres nous serons après : jamais les mêmes selon ce raisonnement (le raisonnement de la croissance ?).
κατά ‹γα τοῦτον› τὸν λόγον ed. Basil. : κατὰ τὸν λόγον BPF : καττὸν ‹αὐτὸν αὖ› λόγον Cobet : ‹τελέθομες› καττὸν λόγον seu ‹δῆλον ὅτι› καττὸν λόγον Hermann : καττὸν ‹ἀτρεκῆ (seu -χῆ)> λόγον Bergk : fort. κατὰ τὸν (seu καττὸν) ‹αὐξήσιος› λόγον ?
La lacune dans le dernier vers est irréparable sans des données supplémentaires, s’il en existe ; il est douteux qu’aucune des corrections proposées avant nous (y compris celle que nous avons incluse dans le texte) ait de grandes chances d’être vraie, ne serait-ce que parce que ce ne sont que de simples remplissages n’ajoutant rien au sens. Nous n’en proposons pas moins dans l’apparat une leçon hypothétique nouvelle qui est une tentative (elle aussi non avérée) de faire remonter à Epicharme l’expression polyphonique « logos de la croissance » (cf. T 815,15 = F 115), origine du célèbre αὐξ(αν)όμενος λόγος.
Platon, Théétète 183 A 9 – B 5 = T 127 (II.A.1, p. 86-87)
ΣΩ. πλήν γε, ὦ Θεόδωρε, ὅτι « οὕτω » τε εἶπον καὶ « οὐχ οὕτω ». δεῖ δὲ οὐδὲ τοῦτο « οὕτω » λέγειν – οὐδὲ γὰρ ἄν ἔτι κινοῖτο « οὕτω » – οὐδ᾿ αὖ « μὴ οὕτω. » – οὐδὲ γὰρ τοῦτο κίνησις – ἀλλά τιν᾿ ἄλλην ϕωνὴν θετέον τοῖς τὸν λόγον τοῦτον λέγουσιν, ὡς νῦν γε πρὸς τὴν αὑτῶν ὑπόθεσιν οὐκ ἔχουσι ῥήματα, εἰ μὴ ἄρα « οὐδέ πως » μάλιστ᾿ [δ’ οὕτως] ἄν αὐτοῖς ἀρμόττοι, ἄπειρον λεγόμενον.
SOC. Excepté, il est vrai, Théodore, que j’ai dis « ainsi » et « pas ainsi ». Or il ne faut pas dire « ainsi » – car ce qui est ainsi ignore le mouvement – pas plus que « pas ainsi » – là aussi point de mouvement – mais il faut instituer quelque autre vocable pour ceux qui tiennent ce discours, car il n’existe pas pour l’instant de terme pour exprimer leur hypothèse, à moins que « d’une in certaine façon » leur convienne mieux, par son indétermination.
B 4 οὐδέ πως conieci (ut negatio uocis πως aliquo modo) : οὐδ᾿ ὅπως BT (et Y ? – hanc uar. lec. om. Diès) : οὐδ᾿ οὕτως W edd. : οὐδ᾿ οὐδέπως (« not even nohow ») ci. Cornford || B 4-5 μάλιστ᾿ ἄν W : μάλιστα δ᾿ οὕτως (« e correctione lectionis οὐδ᾿ ὅπως ortum », Burnet) ἄν BTY
Le problème est que le mot proposé en 183 B 4 par Socrate doit être un néologisme et impliquer le mouvement, c’est-à-dire ne signifier ni « ainsi », ni « pas ainsi » (= autrement), qui sont tous deux des états, mais désigner un processus excluant tout état8. Or, ni la leçon de BT (« pas même comment », une corruption évidente), ni celle de W (« pas même ainsi », qui ne diffère pas de « pas ainsi ») ne conviennent pour ce rôle. La leçon de W a pourtant été généralement adoptée, d’abord sans doute en désespoir de cause, comme la plus acceptable des deux (Burnet, Diès), puis supportée par l’hypothèse d’un possible changement d’idée de Socrate (McDowell, Narcy)9. Seul Cornford a rejeté οὐδ᾿ οὕτως pour la raison indiquée supra et proposé une construction artificielle qui combine les deux leçons et signifierait « pas même en aucune façon ». Nous sommes d’accord avec Cornford que « pas même ainsi » est exclu par Socrate lui-même, et que le mot proposé par Socrate doit avoir été une invention ad hoc. Mais au lieu de reconstruire ce mot à partir des deux variantes manuscrites, nous préférons considérer celles-ci comme deux tentatives maladroites différentes d’interpéter le néologisme platonicien en « bon grec ». Il suffit d’écrire côte à côte ΟϒΔΟϒΤΩΣ et OϒΔΟΠΩΣ en gardant à l’esprit le sens cherché (« ni cet ainsi-ci, ni un autre ainsi ») pour reconstruire OϒΔEΠΩΣ « pas (même) d’une certaine façon » = « d’une in-certaine façon ».
Aristote, Métaphysique Γ 5, 1009 a 22-26 = T 147 (II.A.1, p. 107)
ἐλήλυθε δὲ τοῖς διαπογοῦσιν αὕτη ἡ δόξα ἐκ τῶν αἰσθητῶν, ἡ μὲν τοῦ ἅμα τὰς ἀντιϕάσεις καὶ τἀναντία ὑπάρχειν ὁρῶσιν ἐκ ταὐτοῦ γιγνόμενα τἀναντία• εἰ οὖν μὴ ἐνδέχεται γίγνεσθαι τὸ [μὴ] ὄν, προϋπῆρχεν ὁμοίως τὸ πρᾶγμα ἄμϕω ὄν…
Chez ceux qui l’ont adoptée en raison des difficultés, cette thèse [que le même ‹attribut› peut en même temps être et n’être pas le propre du même] procède des choses sensibles : car voyant qu’une même chose engendre des contraires, ils en ont conclu que les contradictoires, et les contraires ‹eux-mêmes›, sont simultanément attributs : si ‹comme c’est le cas› l’étant ne peut pas être engendré, c’est que la chose était (= avait pour attributs) d’avance les deux ‹contraires› à la fois.
25 γίγνεσθαι Ab Alex. (paraphr.) : γενέσθαι EJ Ascl. (cit.) || μὴ deleui || 26 post ἄμϕω ὄν add. τουτέστιν ὄν καὶ μὴ ὄν (« interpretamentum… e margine intrusum », Jaeger) Ab
La protase de la dernière phrase est traduite par Tricot : « Si donc, pensent-ils, il n’est pas possible que rien procède du Non-Etre »10. A mon sens, pareille traduction aurait exigé εἰ οἶν μὴ ἐνδέχεται τι ἐκ τοῦ μὴ ὄντος (cf. 1009 a 32-33) tandis que le texte transmis ne peut signifier que : « S’il n’est pas possible que le Non-Etre naisse (vienne à l’existence)… » (cf. la traduction correcte de Ross : « if that which is not cannot come to be »11). Or la logique du raisonnement d’Aristote exigerait plutôt une traduction du genre de celle de Tricot (« il n’est pas possible que l’Etre procède du Non-Etre »).
Reprenons ce raisonnement. Ceux qui défendent la thèse de l’identité de l’Etre et du Non-Etre « en raison des difficultés » partent des choses sensibles. Ils constatent, par exemple, qu’il est simultanément vrai que la neige est et n’est pas blanche, parce que la neige blanche noircit. Ils en concluent qu’il est également vrai de dire que la neige est blanche et qu’elle ne l’est pas et de lui reconnaître l’une et l’autre qualités contraires réelles (blanche et non blanche). – Sur la foi de quoi ? – Sur la foi du fameux principe éléate que ce qui est (l’Etre) ne peut ni provenir (naître) de ce qui n’est pas (du Non-Etre), ni cesser d’être ce qu’il est (périr). Si la neige est blanche, cette qualité lui est réellement propre, parce que sa blancheur est et ne peut pas être née ; si elle n’est pas blanche, cette qualité lui fait réellement défaut, parce que si elle lui était propre, elle serait et n’aurait pas disparu (péri). Si elle est tantôt blanche tantôt non blanche, c’est qu’elle est toujours les deux à la fois.
Certes, ce principe possède une réciproque symétrique qui semble revenir au même, tout en étant d’apparence nettement plus paradoxale : ce qui n’est pas ne peut ni provenir (« naître ») de ce qui est, ni cesser de n’être pas ce qu’il n’est pas (« périr »). Mais elle n’est synonyme de la formule standard que pour autant qu’on admet que « ce qui n’est pas » est aussi une réalité (existe comme le vide des atomistes), que la « non blancheur » est une qualité positive (une couleur) de même type que la blancheur. Aristote, pour démontrer sa thèse, n’avait aucun besoin de faire ce détour et de se compliquer la vie en invoquant l’impossibilité de la genèse de ce qui n’est pas (notion intuitivement difficile à concevoir) à partir de ce qui est, alors que l’impossibilité de la genèse de ce qui est à partir de ce qui n’est pas (thèse fort répandue depuis Parménide) faisait parfaitement son affaire12.
Voilà pourquoi à notre avis le μὴ des manuscrits (le second μὴ de la ligne 25) doit être athétisé en tant qu’erreur de copiste, et ce malgré son ancienneté (on le trouve déjà chez Asclepius qui commente l’exemple de la non blancheur exactement comme nous venons de commenter celui de la blancheur).
Plotin III, 5 [50] 6,6 = T 732 (II.A.3, p. 616-7)
λάβωμεν τοίνυν πῇ ποτε διορίζομεν θεοὺς δαιμόνων, καὶ □εἰ πολλάκις καὶ δαίμονος θεοὺς λέγομεν εἶνοι, ἀλλ᾿ ὅτον γε □τὸ μὲν ἕτερον, τὸ δὲ ἕτερον λέγωμεν αὐτῶν εἶωαι γένος. τὸ □μὲν δὴ θεῶν ἀπαθὲς λέγομεν καὶ ωομίζομεν γένος, δαίμοσι □10 δὲ προστίθεμεν πάθη, ἀιδίους λέγοντες ἐϕεξῆς τοῖς θεοῖς, □εἴδει πρὸς ἡμᾶς, μεταξὺ θεῶν τε καὶ τοῦ ἡμετέρου γένους.
Voyons donc en quoi nous distinguons les dieux des génies, et bien que nous disions souvent des génies que ce sont aussi des dieux, ‹voyons› dans quel cas nous dirons qu’il s’agit là de deux espèces différentes. Nous disons et nous pensons que ‹la propriété de› la race des dieux est ‹d’être› impassibles, alors qu’aux génies nous attribuons des passions en disant que ‹ce› sont ‹des êtres› éternels ‹venant› après les dieux, ‹mais qui,› de par leur forme par rapport à nous, ‹se situent› entre l’espèce des dieux et la nôtre (= l’espèce humaine).
12 εἴδει scripsi : ἤδη codd. : ἤδη ‹δὲ› Volkmann Bréhier
Sans commentaire13.
Proclus, Comm. du Cratyle de Platon, p. 5,12 Pasquali = T 52 (II.A.1, p. 28)
ὅτι ὁ μὲν Κρατύλος, ἐπιστημονικὸς ὢν καὶ βραχυλογώτατος, ὅπερ ἦν ἐξαίρετον τῶν ῾Ήρακλειτείων, διὰ τὸ μὴ ϕθάνειν ἀμειϕθέντα τὰ πράγματα τῇ ἀστάτῳ ἑαυτῶν ϕύσει προλαμβάνειν αὐτὰ βουλομένων, δι’ ἐλαχίστων ϕαίνεται συλλαβῶν καὶ ῥημάτων δι’ ὅλου τοῦ διαλόγου ἀποκρινόμενος.
Comme quoi Cratyle, homme savant et peu loquace, – ce qui le distingue d’entre les Héraclitéens qui, faute de pouvoir rattraper les choses métamorphosées à cause de leur nature instable, cherchent (quand même) à les devancer ‹par le discours (?)› – se borne durant tout le dialogue à répondre en peu de syllabes et peu de mots.
3 an προλαμβάνειν ‹λόγῳ› uel sim. ?
Cf. 1 βραχυλογώτατος, Alex. In Arist. Metaph. p. 308 H. = T 83,20 = T 548 ϕθάνειν γὰρ τὴν ὑποκειμένην ϕύσιν, περὶ ἦς ὁ λόγος διὰ τὴν συνεχῆ ῥύσιν τὸν περὶ αὐτῆς λεγόμενον λόγον αλλοιουμένην καὶ ἄλλην γιγνομένην, ὡς μὴ εἶναι συμϕωνοῦν ποτε αὐτῇ τὸ λεγόμενον περὶ αὐτῆς, Dauid. Proleg. philos. p. 3 Busse = T 89,6 ϕθάνει γὰρ τὸν λόγον ἀμειϕθέντα τὰ πράγματα.
Sans commentaire.
Proclus, Comm. du Cratyle de Platon, p. 6,10 Pasquali = T 60,10
ὅτι τὸ ϕύσει διχῶς• ἢ γὰρ ὡς αἱ τῶν ζῴων καὶ ϕυτῶν οὐσίαι ὅλαι τε καὶ τὰ μέρη αὐτῶν ἢ (hic ὡς inser. Usener) αἱ τούτων ἐνέργειαι καὶ δυνάμεις, ὡς ἡ τοῦ πυρὸς κουϕότης καὶ θερμότης ἢ ὡς αἱ σκιαὶ καὶ αἱ ἐμϕάσεις ἐν τοῖς κατόπτροις• ἢ ὡς αἱ τεχνηταὶ εἰκόνες ἐοικυῖαι τοῖς ἀρχετύποις ἑαυτῶν. ὁ μὲν οὖν ᾿Επίκουρος κατὰ τὸ πρῶτον σημαινόμενον ᾤετο ϕύσει εἶναι τὰ ὀνόματα, ὡς ἔργα ϕύσεως προηγούμενα, ὡς τὴν ϕώνὴν καὶ τὴν ὅρασιν, καὶ ὡς τὸ ὁρᾶν καὶ ἀκούειν οὕτως καὶ τὸ ὀνομάζειν, ὥστε καὶ τὸ ὄνομα ϕύσει εἶναι ὡς ἔργον ϕύσεως. ὁ δὲ Κρατύλος κατὰ τὸ δεύτερον• διὸ καὶ ἴδιόν ϕησιν ἑκάστου πράγματος εἶναι τὸ ὄνομα ὡς οἰκείως τεθὲν ὑπὸ τῶν πρώτως θεμένων ἐντέχνως καὶ ἐπιστημόνως. ὁ γὰρ ᾿Επίκουρος ἔλεγεν ὅτι οὐχὶ ἐπιστημόνως οὖτοι ἔθεντο τὰ ὀνόματα, ἀλλὰ ϕυσικῶς κινούμενοι ὡς οἱ βήσσοντες καὶ πταίροντες καὶ μυκώμενοι καὶ ὑλακτοῦντες καὶ στενάζοντες. ὁ δέ Σωκρὰτης [κατὰ τὸ τέταρτον σημαινόμενον] λέγει ϕύσει εἶναι τὰ ὀνόματα, ὡς διανοίας μὲν ἐπιστήμονος ἔκγονα καὶ οὐχὶ ὀρέξεως ϕυσικῆς, ἀλλὰ ψυχῆς ϕανταζομένης, οἰκείως δὲ τοῖς πράγμασι τεθέντα ἐξ ἀρχῆς κατά τὸ δυνατόν• καὶ κατὰ μὲν τὸ εἶδος τὰ αὐτὰ πάντα καὶ μίαν ἔχει δύναμιν καὶ ϕύσει ἐστίν• κατὰ δέ τὴν ὕλην διαϕέρει ἀλλήλων καὶ θέσει ἐστίν• κατὰ μέν γὰρ τὸ εἶδος ἔοικε τοῖς πράγμασι, κατὰ δὲ τὴν ὕλην διαϕέρει ἀλλήλων.
Comme quoi l’expression « conforme à la nature » a deux sens différents : ou bien (d’une part) comme quand il est question des essences des animaux et des végétaux – tant entiers que dans leurs parties – ou de leurs propriétés actuelles et potentielles telles que la légèreté et la chaleur du feu ou comme les ombres et les reflets dans les miroirs ; ou bien (d’autre part) comme les images artificielles qui ressemblent à leurs modèles. C’est ainsi qu’Epicure, conformément au premier sens, estimait que les noms sont « conformes à la nature » en tant que produits de la nature semblables à la voix et à la vue, et qu’il en est du nommer comme du voir et de l’entendre, si bien que le nom est « conforme à la nature » en tant que produit de la nature. Quant à Cratyle, (il comprenait cette expression) conformément à son deuxième sens, aussi disait-il qu’à chaque chose appartient son nom qui lui a été comme attribué rien qu’à elle par les premiers hommes à instituer des noms artificiellement et savamment. Car Epicure disait qu’ils avaient institué les noms non pas savamment, mais mus par la nature, comme tout ce qui tousse, éternue, mugit, aboie et geint. Quant à Socrate, il dit que les noms sont conformes à la nature en tant que produits d’une intelligence savante et non d’un stimulant naturel, mais qu’étant donné que l’âme les distingue, ils ont été potentiellement attribués en propre aux choses dès l’origine ; et en vertu de leur forme ils sont donc tous les mêmes et ont une seule puissance et sont conformes à la nature, mais en vertu de leur matière ils diffèrent les uns des autres et sont le fruit d’une convention. Car en vertu de leur forme, ils ressemblent aux choses, mais en vertu de leur matière ils diffèrent entre eux.
διχῶς scripsi (cf. τὸ πρῶτον, τὸ δεύτερον et → T 61,1, διχῶς) : τετραχῶς (ex δ'χῶς, corrupt. pro διχῶς) codd. || ‹ὡς› αἱ Usener || τὸ πρῶτον codd. : τὸ δεύτερον Usener, edd. || τὸ δεύτερον codd. : τὸ τέταρτον Usener, edd. || κατὰ τὸ τέταρτον σημαινόμενον deleui ut glossema posterius
Cf. Ammon. In Arist. De interpr. p. 34 B. = T 61 = T 923 καὶ ῥητέον ὅτι διχῶς λέγεται τὸ ϕύσει παρὰ τοῖς ϕύσει εἶναι τὰ ὀνόματα διαταξαμένοις… οἱ μὲν οὕτω τὸ ϕύσει λέγουσιν, ὡς ϕύσεως αὐτὰ οἰόμενοι εἶναι δημιουργήματα, καθάπερ ἠξίού Κρατυλος ὁ ῾Ηρακλείτειος… οἱ δὲ…
Affaire de chiffres. Les mss. de Proclus nous parlent de quatre acceptions de l’expression ϕύσει et semblent effectivement (à condition d’insérer un ὡς avec Usener dans la ligne 2) en définir quatre (1. par analogie avec les essences des animaux et des plantes, 2. par analogie avec leur propriétés actuelles et potentielles, 3. par analogie avec les ombres et les reflets, et 4. par analogie avec des images artificielles fidèles à leurs originaux), mais ne proposent des protagonistes que pour trois : Epicure pour la première, Cratyle pour la seconde et Socrate pour la quatrième. Chose plus ennuyeuse, la théorie attribuée à Epicure (nom = produit de la nature analogue à la voix et à la vue) cadre mieux avec la deuxième définition, et celle attribuée à Cratyle (nom = produit artificiel ressemblant à la chose nommée), tout comme celle qui est attribuée à Socrate, avec la quatrième (de là les amendements d’Usener qui réduisent à deux – la deuxième et la quatrième – le nombre de théories attribuées nommément). Ammonius par contre ne distingue que deux interprétations de ϕύσει, mais attribue la première – qui correspond à la seconde et à a troisième des mss. de Proclus (nom = produit de la nature, image naturelle, ombre ou reflet) à Cratyle (les noms sont des créations humaines conformes à la vraie nature des choses) et l’autre, à des auteurs non nommés.
Il nous a semblé plus judicieux de nous abstenir de corriger les deux adjectifs ordinaux (les ordinaux sont plus rarement représentés par des episèma et donc moins susceptibles de corruption), de ne pas insérer de ὡς supplémentaire, de ne corriger que τετραχῶς en διχῶς (cf. Ammonius) et de conserver (presque) tout le reste. Il suffit pour cela d’interpréter (comme chez Ammonius) les trois premières définitions comme n’en faisant qu’une seule et de supprimer κατὰ τὸ τέταρτον σημαινόμενον en tant que glose postérieure erronée induite (tout comme les amendements d’Usener) par l’erreur initiale. Celle-ci – τετραχῶς pour διχῶς – s’explique on ne peut plus facilement : un copiste à pris διχῶς pour δ'χῶς.
Ceci réduit le nombre des interprétations de ϕύσει à deux : les noms sont conformes à la nature soit (a) en tant que produits de la nature (Epicure), soit (b) en tant qu’artefacts savants imitant la nature (Cratyle). La position de Socrate, elle, lève la dichotomie physei / nomoi : les noms sont des artefacts savants conformes à la nature mais attribués à celle-ci par convention. La dichotomie est donc la même que chez Ammonius, mais les rôles sont inversés.
Bibliographie
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Nardelli J.-F. (2001) – c. r. de Mouraviev S. N., Heraclitea, II, Traditio, 1-2, Sankt Augustin, 1999-2001, Gaia 5, 168-177.
Tricot, J. (1966) – Aristote, Métaphysique, I, Paris.
Ross, W. D. (1924) – Aristotle’s Metaphysics, I, Oxford.
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1 Cf. Mouraviev 1985.
2 Mouraviev 1999-2003. Les numéros introduits par un T renvoient aux textes (avec apparat complet et traduction) de cette édition.
3 Cf. Heraclitea vol. II.C (en préparation).
4 C’est à un compte rendu de Nardelli (2001, 173-5), publié dans une revue qu’André Hurst connaît bien, que nous devons d’avoir compris l’importance qu’il y a de les justifier.
5 Marcovich 1999, I, 199-200
6 Cf. Ahrens 1843, ad loc. ; G. Hermann et C. G. Cobet ap. Lorenz 1865, ad loc. ; Kaibel 1899, ad loc. ; DL ed. Basil. 1907, ad loc.
7 Le manque de logique de l’interprétation ordinaire du vers 10 a été ressenti avant nous par R. Falus (1968, 143) : « Logisch gedacht hätte er [Epicharme] sagen sollen – wenn er schon damit argumentiert – “was sich verändert… ist bereits anders, als es vorher gewesen ist”. » Mais l’idée ne lui est pas venue que cette inconséquence pouvait provenir non d’Epicharme, mais de l’état insatisfaisant du texte. D’où son hypothèse (fort peu probable) qu’Epicharme voulait montrer « das Unterbrochene bei der Veränderung ».
8 Cf. Burnyeat 1990, 313 n. 39 : « a pure contradictory : it denies one ‘thus’ without implying any other ‘thus’ ».
9 Burnet 1900, ad loc. ; Dies 1926, ad loc. ; Cornford 1935, 100 n. 2, McDowell 1974, 182 ; Narcy 1994, 352.
10 Tricot 1966, 218
11 Ross 1924, 272
12 Cf. Alexandre In Metaph. (p. 303,28 H.) qui renvoie correctement à la thèse que ἀδύνατον γίνεσθαί τι ὅλως ἐκ τοῦ μὴ ὅντος.
13 Cet amendement remplace celui, mal inspiré, que nous avons proposé dans notre édition.