Book Title

Al-Kindi et le « roi grec »

Aristote ou Posidonius ?

Charles GENEQUAND

Genève

Aristote a décrit ce qui arriva au roi grec qui fut ravi en extase et resta de nombreux jours sans vivre et sans mourir, et lorsqu’il1 se réveilla, il informa les gens de divers aspects de la connaissance du monde invisible et leur fit part de ce qu’il avait vu, âmes, formes et anges, et leur en donna des preuves. Il informa un groupe de personnes de sa famille de la vie de chacune d’entre elles, et lorsque on fit l’épreuve de ce qu’il avait dit, aucun ne dépassa la durée de vie qu’il lui avait définie. Il dit qu’un glissement de terrain se produirait au bout d’une année dans le pays d’Al’ws, et une inondation dans un autre lieu au bout de deux ans, et il en fut comme il avait dit. Aristote dit aussi que la manière dont cela se produit est que son âme eut connaissance de cela parce qu’elle avait presque quitté le corps, s’en était partiellement séparée, et vit cela. Qu’en serait-il si elle avait vraiment quitté le corps ! Elle aurait vu les merveilles du monde spirituel suprême.

Le texte ci-dessus, tiré d’une épître d’al-Kindi (circa 795-865) sur l’âme2, a été traduit en italien par Furlani3 d’après le manuscrit de Londres, puis par Walzer4, qui en offrit également un commentaire, d’après celui d’Istanbul. A la suite de ce dernier, plusieurs auteurs en ont fait mention, de manière plus ou moins succincte, jusqu’à A.P. Bos5 qui l’a assez longuement exploité dans un ouvrage sur lequel on reviendra sous peu. Il me paraît néanmoins que certains aspects du texte méritent un nouvel examen, en particulier la question de son authenticité.

Dans son article de 1937, Walzer avait en effet conclu à l’authenticité du fragment qu’il attribua au dialogue de jeunesse d’Aristote, Eudème ou de l’âme. Ses conclusions furent apparemment acceptées par W.D. Ross6 qui inclut le fragment dans son édition.

Walzer, qui avait été l’élève à Berlin de Werner Jaeger, s’appuie sur le schéma du développement de la pensée d’Aristote développé par son maître dont le grand ouvrage (Aristoteles, Grundlegung einer Geschichte seiner Entwicklung) était alors au zénith de son prestige et de son influence. Selon ce dernier, les dialogues perdus du Stagirite reflétaient une phase platonicienne de sa pensée dont il se serait affranchi par la suite pour élaborer son propre système que les traités dits ésotériques nous ont conservé. Le fragment reproduit par al-Kindi exprime une conception de l’âme comme essence séparable du corps qui correspond très précisément à celle du Phédon en particulier et qui se distingue radicalement de la théorie hylémorphique de l’âme comme forme corporelle que l’on trouve dans le de Anima. Walzer attire en outre l’attention sur la parenté que l’on peut observer entre notre texte et certains mythes platoniciens. C’est là un autre aspect qui apparentait les œuvres de jeunesse d’Aristote aux dialogues platoniciens. On sait par exemple que le de Philosophia contenait une version aristotélicienne du mythe de la Caverne. L’histoire du roi grec qui reçoit une révélation de l’autre monde alors qu’il se trouve dans un état de mort apparente rappelle évidemment celle d’Er le Pamphylien à la fin de la République. Walzer authentifie le fragment à l’aide de la théorie jaegerienne et y trouve en même temps une confirmation supplémentaire de celle-ci.

S’il est vrai que la conception de l’âme sous-jacente au passage d’al-Kindi peut être considérée en gros comme platonicienne, et par conséquent conforme aux convictions du jeune Aristote selon le schéma de Jaeger, en revanche les parallèles allégués par Walzer dans des textes sûrement aristotéliciens sont moins convaincants. D’une manière générale, les allusions que l’on trouve chez Platon et Aristote à des connaissances surnaturelles acquises par l’homme en état de sommeil ou d’extase portent sur la nature de l’âme, sa séparabilité du corps et son immortalité ainsi que sa destinée après la mort et les châtiments qu’elle devra le cas échéant endurer. L’expérience parapsychique rapportée par Cléarque7, au cours de laquelle l’âme d’un jeune garçon aurait été extraite de son corps à l’aide d’un bâton, expérience qui aurait persuadé Aristote du caractère séparé de l’âme, n’est pas comparable aux révélations précises imparties au roi grec au cours de son extase. L’historicité de ce récit est d’ailleurs mise en doute, avec de bonnes raisons, par Dodds8. La même remarque vaut pour les textes de Plutarque et Héraclide du Pont cités par Walzer. Ces textes ont en commun une donnée fondamentale, l’état de mort apparente d’un individu qui lui permet d’entrer en communication avec l’au-delà. Mais le contenu de ces révélations est assez différent : comme les grands mythes platoniciens, ils concernent la nature et la destinée de l’âme humaine en général et non des événements particuliers du genre de ceux prophétisés par le roi grec. Les passages les plus proches du fragment d’al-Kindi, attestant des pouvoirs mantiques de l’âme dans certaines situations, spécialement à l’approche de la mort, reconnaissent à celle-ci la capacité de prévoir la mort prochaine d’autres hommes, mais non des événements purement physiques tels que ceux mentionnés dans le texte arabe. Il en va ainsi du fragment du de Philosophia (12a Ross) rapporté par Sextus Empiricus, et qui s’appuie sur les passages de l’Iliade où Patrocle, au moment de mourir, annonce la mort d’Hector et Hector celle d’Achille. Il s’agit là d’un topos littéraire, et le guerrier mourant ne prend pas de grands risques en prédisant un sort identique à son meurtrier. Le contexte de la citation est aussi très différent : nous avons affaire dans ce dernier cas à des arguments dialectiques destinés à expliquer comment les hommes se sont formés une notion des dieux (ἔννοια θεῶν).

Sur un point important au moins, le fragment d’al-Kindi paraît en outre être en contradiction avec une doctrine attestée avec sûreté pour l’Eudème d’Aristote (fr. 5 Ross) selon Proclus. L’âme quittant ce monde se souvient de ce qu’elle y a subi, tandis qu’elle oublie en s’incarnant les spectacles contemplés dans le monde supérieur (ἐκεῖ). La raison alléguée par Aristote de cet état de fait est que l’âme incarnée est comparable à un malade qui oublie parfois jusqu’à la lecture lorsqu’il se trouve dans cet état. Cette doctrine, difficilement compatible avec celle du de Anima, n’est pas nécessairement platonicienne dans la mesure où elle semble faire bon marché de la doctrine de la réminiscence. Mais elle paraît surtout voisiner de manière inconfortable avec l’anecdote du roi grec qui se montre capable de se rappeler de manière précise ce qu’il a vu et appris dans son état de séparation temporaire de son corps et de le rapporter à ses proches9.

A l’inverse de Walzer, c’est dans le cadre d’une attaque radicale dirigée contre la perspective de Jaeger que Bos interprète et utilise le fragment arabe en en soutenant l’authenticité. Il n’est pas de mon propos d’examiner l’ensemble de son argumentation, mais seulement la place qu’y tient le fragment d’al-Kindi. Qu’il suffise de dire en gros que pour lui, les dialogues de jeunesse défendaient déjà les mêmes thèses anti-platoniciennes que les traités de la maturité qui nous sont parvenus.

Bos se réfère à l’intérêt porté par Aristote au tremblement de terre et au raz de marée qui engloutirent Héliké et Boura en 373 avant notre ère. Tout en reconnaissant que les phénomènes évoqués par le texte arabe sont d’une autre nature, il n’en conclut pas moins qu’Aristote aurait pu également incorporer ces événements à un récit mythique. Malheureusement, la plupart des parallèles avec les Météorologiques d’Aristote allégués par Bos n’ont en réalité aucun rapport avec ce genre de phénomènes10. Bos cherche à identifier le roi grec et la cité où se serait produit l’effondrement. Il s’agirait selon lui d’Endymion, fondateur mythique d’Elis. Cette identification est déterminante dans la perspective d’ensemble poursuivie par l’auteur. Outre qu’on voit mal en quoi l’identification des personnes et des lieux du récit avec des personnes et des lieux réels serait de nature à confirmer l’authenticité du fragment, puisque précisément les mythes platoniciens qu’imiterait ici Aristote ont pour caractéristique de se situer hors de l’histoire réelle et de mettre en scène des personnes ou des faits dont le caractère fictif et symbolique est aujourd’hui universellement reconnu (que l’on pense à l’Atlantide), les rapprochements suggérés par Bos paraissent particulièrement fragiles. L’identification d’Al’ws avec Elis, déjà suggérée par Walzer, est risquée ; les deux noms ne se ressemblent que très superficiellement (le passage de i à w en particulier est inexplicable). D’autre part, Endymion est le fondateur mythique d’Elis, mais non son roi. En outre, comme le montre le cas parallèle d’Er dans la République, s’agissant de démontrer la substantialité de l’âme, l’exemplum n’a de sens que s’il est attribué à un contemporain ordinaire. Bos tire argument du fait qu’Endymion est utilisé ailleurs par Aristote comme type humain, mais ne semble pas voir que sa signification est alors totalement opposée. Dans l’Ethique à Nicomaque, comme le souligne Bos lui-même, Endymion est le type de l’homme noyé dans le sommeil de la raison et incapable de faire usage de celle-ci, alors que le roi d’al-Kindi en illustre au contraire par son aventure les pouvoirs extraordinaires. Bos reconnaît lui-même (81) qu’Endymion, selon la plupart des sources, ne rêve pas, ce qui achève de priver le rapprochement de toute pertinence.

Plus grave, la traduction « the upper-world of the kingdom » pour ce que j’ai rendu par « le monde spirituel supérieur », et l’interprétation de « kingdom » comme « cosmos or Phusis as a whole », qui est à la base des thèses de Bos, est inacceptable. Il est impossible de savoir quel mot grec se cache derrière l’arabe malakūt, qui ne fait pas partie du vocabulaire philosophique, mais plutôt religieux et mystique, mais il est clair que ce dernier terme, dans un contexte aristotélicien, ne pourrait renvoyer qu’au monde céleste ou supralunaire et non à l’ensemble de la phusis. De même, l’interprétation du « monde invisible » (ar. ghayb) comme l’Hadès, soit l’espace compris entre la terre et la lune (p. 204), quoique pertinente selon l’étymologie traditionnelle du nom d’Hadès, est totalement contraire à l’usage arabe dans lequel il ne peut signifier que le monde immatériel et inaccessible à la perception sensible. De ce point de vue, vouloir utiliser le fragment pour corroborer la thèse qu’Aristote, déjà dans ses oeuvres de jeunesse, défendait une conception « intra-cosmique » de l’ascension de l’âme, par opposition à la conception « hyper-ouranique » de Platon, représente un contresens complet11.

Pour justifier l’attribution du fragment au dialogue aristotélicien, Bos invoque également le rêve d’Eudème, rapporté par Cicéron dans le de Divinatione12 afin d’établir un lien entre le fragment arabe et le dialogue perdu d’Aristote (frg. 1 Ross). Selon ce récit, le rêve d’Eudème lui révèle sa prochaine guérison de la maladie qui l’avait atteint, la mort du tyran de Phères et son propre retour chez lui. Tous ces événements se réalisent, mais l’accent est nettement mis sur le troisième et sa signification symbolique. Au moment de rentrer chez lui à Chypre, Eudème meurt et le rêve prophétique dévoile ainsi son ambiguïté oraculaire : retourner dans sa patrie, pour l’âme, consiste à quitter le corps.

Beaucoup plus proches de notre texte apparaissent certains témoignages de la littérature hellénistique. On peut penser en particulier à celui de Posidonius13 rapporté par Cicéron d’un certain Rhodien mourant qui aurait nommé six de ses contemporains en indiquant précisément l’ordre dans lequel ils allaient perdre la vie. L’explication de ce genre de phénomènes donnée juste avant par Cicéron, et qui dérive probablement également de Posidonius, se rapproche de manière frappante de celle du texte arabe. C’est en effet la proximité de la mort, adpropinquante morte, qui explique la lucidité exceptionnelle de l’âme ; de même, Cicéron ajoute que ce sera encore bien plus le cas après la mort, quod multo magis faciet post mortem, cum omnino corporis excesserit, expression qui correspond très exactement à la dernière phrase du fragment arabe. Le caractère anecdotique et presque journalistique de ces deux récits les rapproche l’un de l’autre autant qu’il les éloigne des spéculations métaphysiques de Platon et d’Aristote. Ils étaient monnaie courante à l’époque hellénistique, comme le montre bien la parodie de Lucien qui les ridiculise dans ses Philopseudeis14. Un certain Cléodème y raconte comment, souffrant d’une forte fièvre, il se voit conduit par un jeune homme d’une grande beauté (νεανίας πάγκαλος) devant Pluton. Ce dernier se met alors dans une grande colère et dit au jeune homme psychopompe qu’il s’est trompé et que l’homme qu’il devait conduire aux Enfers était le forgeron Démulos. Aussitôt libéré, Cléodème se réveille guéri parmi les siens et peut annoncer la mort imminente de Démulos… On remarquera au passage la similitude de ce récit avec celui du rêve d’Eudème chez Aristote rapporté par Cicéron, dans lequel c’est également un éphèbe d’une beauté frappante, egregia facie iuvenes, qui lui révèle sa mort prochaine.

Tout cela ne signifie pas nécessairement que le texte d’al-Kindi remonte à Posidonius. Le contexte général est toutefois incontestablement hellénistique. Les « âmes, formes et anges » que le roi aurait vus pendant son extase font penser aux daimones qui peuplent l’espace compris entre la Terre et les cieux et dont l’existence n’est généralement admise qu’à partir de cette époque. Posidonius joua un rôle déterminant dans la diffusion de ces doctrines15.

C’est bien à partir de l’époque hellénistique que se multiplient les récits que l’on pourrait qualifier de spiritistes ou de parapsychologiques, et ce en particulier sous l’influence du stoïcisme. La doctrine de la sympatheia universelle et du pneuma répandu dans la totalité du cosmos fournissait la base théorique nécessaire expliquant les phénomènes de clairvoyance et de prémonition restés jusqu’alors mystérieux. Posidonius semble avoir joué dans ce processus un rôle capital, même si, comme le souligne Dodds16, ses vues, qui doivent être reconstruites à partir de sources postérieures, ne sont pas exemptes de confusion.

L’épître d’al-Kindi dont est extrait le passage supposé d’Aristote se présente comme une sorte de doxographie reproduisant l’opinion des principaux philosophes sur la nature de l’âme. Son titre complet est : « Discours sur l’âme (ou théorie de l’âme) extrait du livre d’Aristote, de Platon et des autres philosophes. » La seule mention dans ce texte du « Livre d’Aristote sur l’âme » suffit à dénoncer la supercherie : on n’y trouve rien qui se rapporte aux vues connues du Stagirite. Le traité semble bien avoir son unité propre et dériver d’une source antique, probablement du IIe ou du IIIe siècle, dans laquelle l’influence de l’hermétisme est prépondérante, ce qui suffirait largement à rendre compte de son caractère syncrétiste.

Bibliographie

Al-Kindi (1950) – Al-Rasā’il al-Falsafïyya, vol. 1, Le Caire.

Bos, A. P. (1989) – Cosmic and Meta-cosmic theology in Aristotle’s lost dialogues, Leiden.

Dodds, E. R. (1973) – The Ancient Concept of Progress, Oxford ; repris de « Supernormal Phenomena in Classical Antiquity », dans Proceedings of the Society for Psychical Research 55 (1971).

Edelstein, L. / Kidd, I. G. (19892) – Posidonius I, The Fragments, Cambridge.

Furlani, G. (1922) – « Una risala di al-Kindi sull’anima », Rivista trimestrale di studi filosofici e religiosi 3, 50-63.

Guthrie, W. K. C. (1981) – A History of Greek Philosophy vol. VI ; Aristotle, an Encounter, Cambridge.

Kidd, I. G. (1988) – Posidonius II, The Commentary, Cambridge.

Ross, W. D. (1955) – Aristotelis Fragmenta Selecta, Oxford.

Walzer, R. (1962) – Greek into Arabic, Oxford ; repris de « Un frammento nuovo di Aristotele », Studi Italiani di Filologia Classica, N.S. 14 (1937).

____________

1 Le texte dit littéralement : « chaque fois que » (kulla-mā), ce qui impliquerait que le roi a parlé plusieurs fois durant son évanouissement et paraît difficilement conciliable avec le fait d’être entre la vie et la mort. Il est de ce fait tentant de corriger le texte en : fa-lammā, « et lorsque ».

2 Al-Kindi 1950, 279.

3 Furlani 1922.

4 Walzer 1962.

5 Bos 1989.

6 Ross 1955, fr. 11.

7 Walzer 1962, 42.

8 Dodds 1973, 200, n. 2.

9 Guthrie (1981, 68-69) conteste ce point en rappelant l’importance de l’oubli dans le mythe de la République. Il n’empêche, l’explication donnée par Aristote omet toute allusion à la réminiscence.

10 Les références données par Bos 1989, n. 9, à l’exception de 343b1, concernent des phénomènes célestes qui se trouvent aussi porter le nom de χάσματα, d’où sans doute la confusion de l’auteur.

11 Bos 1989, 211, n. 37.

12 Cic. Div. I, 63.

13 Edelstein / Kidd 1989, fr. 102.

14 Lucianus Philops. 25.

15 Kidd 1988, 430-431.

16 Dodds 1973, 164.