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Du pouvoir de la musique dans la version arménienne des Prolégomènes à la philosophie de David le platonicien

Orphée et Alexandre le Grand

Valentina CALZOLARI

Genève

Après avoir connu le savant helléniste, j’ai découvert en André Hurst également un fin musicien. En amical hommage, je soumets à son attention ces quelque notes sur le pouvoir de la musique, au carrefour entre la Grèce et l’Arménie.

« … beaucoup d’hommes renommés du pays des Grecs, adonnés à la sagesse, s’efforcèrent de traduire en langue grecque non seulement les archives écrites des rois et des temples des autres nations […], mais encore tout ce qu’il y avait de plus grand et de plus digne d’admiration dans les arts libéraux : l’ayant trouvé, grâce à leur travail, dispersé ici et là, ils le rassemblèrent et le traduisirent en grec, comme l’astrologie1 chez les Chaldéens, l’arithmétique chez les Phéniciens, la géométrie chez les Egyptiens, la musique chez les Thraces. Or, des hommes dont nous connaissons les noms avec certitude ayant recueilli ces sciences les dédièrent à la gloire du pays des Hellènes. Et ils méritent d’être loués comme de vrais philosophes pour la peine qu’ils ont prise à retrouver ces arts chez les autres, mais on doit louer plus encore ceux qui reçurent et honorèrent ces découvertes ingénieuses. C’est pourquoi je n’hésite pas à dire que la Grèce elle-même, tout entière, est mère et nourrice de la sagesse » (Moïse de Khorène, Histoire de l’Arménie I, 2)2

1. Préambule : l’influence grecque sur la civilisation arménienne

Si le pater historiae arménien Moïse de Khorène (Ve s. ap. J.-Ch. ? VIIIe ?) a pu rendre à la Grèce l’hommage contenu dans l’extrait mis en exergue, c’est que l’héritage culturel grec a occupé une place déterminante dans la formation de la civilisation arménienne3, cela déjà bien des siècles avant les débuts de l’histoire littéraire du pays4. La filiation culturelle de l’Arménie vis-à-vis du monde grec dans l’élaboration du cursus encyclopédique, en particulier, constitue un fait incontestable5. Elle résulte de la fréquentation arménienne des Ecoles grecques de l’Antiquité tardive6 ainsi que d’une intense activité de traduction d’œuvres grecques qui commença vers la fin du Ve siècle ap. J.-Ch. et se prolongea jusqu’au Moyen Age. Grâce à l’activité des traducteurs arméniens, notamment de l’« Ecole hellénisante »7, l’Arménie put s’enrichir ainsi des œuvres du trivium (grammaire, rhétorique, logique) et du quadrivium (mathématique, musique, géométrie, musique) destinées à former le cursus d’études des Universités arméniennes médiévales8. Le corpus philosophique arménien, en particulier, révèle plusieurs coïncidences avec les programmes en usage dans les Ecoles néoplatoniciennes de l’Antiquité tardive, surtout avec le cursus aristotélicien9. Les Arméniens ont traduit en effet les Catégories, le De Interpretatione et le De Mundo d’Aristote, le De Virtutibus du ps.-Aristote, l’Isagoge de Porphyre, les œuvres de David (voir infra). Le même corpus comprend encore deux Commentaires arméniens anonymes sur les Catégories et sur le De Interpretatione jadis attribués à David, un troisième Commentaire sur les Catégories, fragmentaire et anonyme. Plus éloigné du programme des Ecoles grecques, du moins en partie, est en revanche le corpus platonicien arménien qui comprend les versions de l’Eutyphron, de l’Apologie de Socrate, du Minos et du Timée10.

2. La traduction arménienne des œuvres de David l’Invincible11

La figure la plus importante liée à la transmission de la philosophie néoplatonicienne alexandrine en Arménie est sans conteste celle de David (VIe s.), auteur, en grec, de Prolégomènes à la philosophie (Proll.), d’un Commentaire à l’Isagoge (in Porph.) et d’un Commentaire aux Catégories (in Cat.). Selon la tradition arménienne, David était arménien ; il aurait écrit d’abord ces œuvres en grec, à Alexandrie, pour les traduire et les diffuser ensuite dans sa langue dans son pays12. Le corpus arménien comprend aussi un Commentaire fragmentaire aux Analytiques Premiers (in APr.) qui pourrait présupposer un original grec perdu. D’où son importance13.

Quelles sont les exigences et les modalités qui ont guidé le traducteur arménien dans son travail de traduction de ces œuvres grecques destinées à bâtir et à nourrir le savoir philosophique arménien ? Cette question se prête à des réponses d’ordre différent. En effet, à côté de nombreuses sections traduites d’une façon rigoureusement verbatim14, selon une technique de traduction typique de l’Ecole hellénisante, on peut repérer d’autres sections tout aussi nombreuses qui montrent un travail de réécriture, certainement dicté par l’exigence d’adapter l’œuvre à son nouveau milieu de réception ainsi qu’à l’utilisation didactique à laquelle ces versions étaient destinées15. Ces attitudes différentes et complémentaires entre elles font des traductions arméniennes de David des documents intéressants à plusieurs titres. Correctement questionnées, ces versions peuvent se révéler à la fois des témoins importants pour la restitution critique du texte grec16, ainsi que des documents utiles pour la connaissance de la circulation et de la réception des œuvres néoplatoniciennes en dehors du milieu de production. Dans le paragraphe suivant, nous donnerons comme exemple deux passages tirés de la section des Proll. consacrée à la musique. Le premier porte sur Orphée et l’invention de la musique ; le deuxième traite du pouvoir de la musique et constitue un témoignage intéressant sur la diffusion d’anecdotes d’origine grecque dans le milieu culturel propre au traducteur arménien.

3. Proll. 20 (§ 17 du texte arménien) : sur la division des arts mathématiques

3.1. Les Thraces, inventeurs de la musique ; Orphée et les danses militaires

Les deux passages se trouvent à l’intérieur du § 20 du texte grec qui consiste en un exposé en cinq points sur les mathématiques et leurs subdivisions (arithmétique, musique, géométrie, astronomie). Le quatrième point, en particulier, mentionne les peuples inventeurs de ces arts que nous avons déjà rencontrés dans l’extrait de Moïse de Khorène cité supra. A propos de la musique, on lit :

(εὖρον…) τὴν δὲ υουσικὴν οἱ Θρᾷκες• ἐκεῖθεν γὰρ ἦν ὁ ᾿Ορϕεύς, ὅστις λέγεται εὑρηκέναι τὴν μουσικήν• Θρᾷξ γὰρ ὁ ᾿Ορϕεύς. ἐπενόησε δὲ ἐμβατήρια μέλη διεγείροντα πρὸς θυμὸν αὐτοὺς ὡς ἄγαν ὄντας πολεμικούς•ἡ γὰρ ϕύξις ἀποκλείουσα τὸ θερμὸν ἐν τῷ βάθει δριμύτερον αὐτὸ ποιεῖ, ὅθεν καὶ θυμώδεις εἰσὶ καὶ πολεμικοὶ τῇ βίᾳ τοῦ θερμοῦ καὶ ὀρχηστικοὶ δὲ διὰ τὰς ἑτοίμους ϕυγὰς τῶν βελῶν• ἔστι γὰρ καὶ πυρρίχιος παρ᾿ αὐτοῖς ὄρχησις, ὅἐστιν ἐνόπλιος, κατὰ τὸ εἰρημένον τῷ ποιντῇ « Mηριόνη, τάχα κέν σε καὶ ὀρχηστήν περ ἐόντα ». (CAG XVIII / 2, 63, 26-64, 1) « Les Thraces inventèrent la musique ; en effet, c’est de là que provenait Orphée qui, dit-on, a inventé la musique ; Orphée en effet était thrace. Il conçut les chants embatêria qui excitaient leur ardeur, car ils étaient très belliqueux. En effet, le refroidissement, qui renferme la chaleur en profondeur, rend celle-ci plus aigüe, raison pour laquelle ils sont pleins d’ardeur et belliqueux sous l’effet de la violence de la chaleur, et d’autre part aptes à la danse, en raison de leur promptitude à esquiver les traits. En effet, chez eux la pyrrhique aussi, c’est-à-dire l’enoplion, est une danse, d’après ce qui est dit par le poète : “Mérion, tu as beau être habile à la danse” »

Seul le début du passage grec a été traduit en arménien :

« Les Thraces inventèrent la musique ; en effet, c’est de là que provenait Orphée qui, dit-on, a inventé le premier17 la musique »18

Comme on peut le voir, la partie du texte grec ici en italique n’a pas été traduite en arménien. L’absence de la traduction de Θρᾷξ γὰρ ὁ ᾿Ορϕεύς peut s’expliquer à partir de l’histoire de la transmission du texte. Remarquons tout d’abord que ces mots manquent également dans le cod. gr. V, c’est-à-dire dans le manuscrit qui présente le plus grand nombre d’accords avec la version arménienne19. Par ailleurs, le caractère redondant de cette phrase explicative par rapport à la phrase immédiatement précédente (ἐκεῖθεν γὰρ ἦν ὁ ᾿Ορϕεύς), les deux introduites par γάρ, révèle une probable origine secondaire. Après avoir identifié la trace d’un possible remaniement subi par le texte grec, il est légitime de se demander si l’ensemble de l’extrait grec non traduit en arménien est le résultat d’un travail de réécriture à l’intérieur de la tradition grecque, d’autant plus que la dernière partie (de ἡ γὰρ ψύξις à ἐόντα) revient à l’identique dans la section des Proll. d’Elias sur l’origine des arts mathématiques20. Dans le texte de David, elle pourrait être le résultat d’une interpolation, phénomène plausible à l’intérieur de commentaires rédigés apo phônès21. Dans ce cas, l’état du texte grec présupposé par la version arménienne serait plus proche de l’original que le texte conservé dans l’ensemble des manuscrits grecs connus aujourd’hui. Cette hypothèse est vraisemblable.

Il convient cependant de remarquer la difficulté de trancher la question avec certitude, d’autres explications pouvant être données. En effet, une telle répétition pourrait également dépendre de la grande proximité qui lie Elias et David et qui résulte de leur appartenance commune à l’école d’Olympiodore22, proximité qui n’a pas manqué de susciter des controverses au sujet de la paternité de quelques-unes de leurs œuvres23. La nature très stéréotypée de la tradition néoplatonicienne, dont les auteurs puisaient souvent à un répertoire figé de thèmes et d’exemples, pourrait plaider en faveur d’une origine primitive de la deuxième partie du texte grec aussi. Remarquons par ailleurs que la partie du texte grec répétée chez Elias et chez David se trouve aussi dans le De partibus philosophiae du ps.-Galien, dont les §§ 1-29 reprennent à la lettre, à quelques différences près, les §§ 19-20 des Proll. de David24 ; elle était donc présente dans le modèle grec présupposé par le ps.-Galien25.

Si l’on admet la présence de la deuxième partie du texte (ἐπενόησε – ἐόντα) dans l’exemplaire grec à disposition du traducteur, il faut alors évoquer d’autres raisons pour expliquer son absence dans la version arménienne, notamment en réfléchissant au contenu du passage. Remarquons ainsi que le contexte musical évoqué par cet extrait est celui des embatêria26 et de la pyrrhique dont l’origine est attribuée aux Thraces. Si la Thrace est traditionnellement considérée comme une terre de musiciens (patrie d’Orphée, de Thamyris, de Linos), aucune des sources littéraires et archéologiques que l’on a pu recueillir au sujet de la pyrrhique et des genres proches – du moins pour la période qui va de l’âge archaïque jusqu’au IIe siècle ap. J.-Ch. – ne la mentionne27. Observons par ailleurs que, comme preuve de la présence de la pyrrhique auprès des Thraces, David invoque le vers XVI, 617 de l’Iliade qui mentionne le talent de danseur du crétois Mérion. A ce propos, il convient de rappeler que cette citation homérique est attestée chez d’autres auteurs grecs aussi, tels que Dion Chrysostome et Athénée, qui emploient ce vers pour prouver l’origine crétoise de la danse armée28. Il faut ainsi remarquer l’emploi décontextualisé de la citation chez David, qui utilise ce même vers à propos de la Thrace dans le but de montrer, en se réclamant de l’autorité du « poète », qu’il est bien possible d’établir un lien entre le contexte militaire et la danse. Il est probable qu’à l’époque de David, cette citation de l’Iliade s’était désormais figée, précisément en tant qu’exemple de danse armée. Dans la littérature néoplatonicienne, par ailleurs, on a remarqué l’utilisation d’un répertoire stéréotypé et répétitif d’anecdotes ou d’exemples tirés d’Homère, utilisés en guise de commentaire de situations et arguments tout aussi répétitifs29.

Dans le texte grec, les embatêria et les danses armées destinés à inciter les Thraces au θυμός sont plus particulièrement attribués à Orphée. Certes, la présence, dans ce contexte, d’Orphée dont la tradition célèbre plutôt le pouvoir de charmer ou d’apaiser, grâce à sa musique et à son chant, bêtes féroces, hommes, pierres, arbres, tempêtes et jusqu’aux créatures des enfers30, est quelque peu surprenante. L’iconographie et la littérature représentent parfois le musicien entouré de guerriers thraces, mais Orphée y est toujours présenté comme ayant le pouvoir de charmer les Thraces belliqueux31. On peut supposer que la mention traditionnelle des Thraces en tant qu’inventeurs de la musique soit à l’origine de ce déplacement de la tradition chez David et qu’elle ait amené, par association, à l’introduction de la figure du musicien thrace le plus illustre32. Par ailleurs, il convient de rappeler que la figure d’Orphée revêt une importance particulière à l’intérieur de la tradition néoplatonicienne, notamment chez Damascius et Proclus. Dans la Théologie platonicienne, Proclus fonde sa vision théologique sur ce qu’il appelle la « mystagogie orphique » d’où, d’après lui, dériverait « toute la théologie hellénique », y compris la théologie platonicienne33. D’après Proclus, Orphée, le theologos par excellence, reconnaîtrait aux Courètes (la deuxième triade des dieux intellectifs) et à leur patronne, la monade Athéna, le rôle de garants de la pureté immaculée des dieux, cela de par leurs « divertissements en armes » et leur danse armée « bien rythmée » (appelée explicitement « pyrrhique », dans le cas de la danse d’Athéna)34. Il serait, bien entendu, forcé de vouloir établir un lien direct entre ces passages de Proclus et la variante de la légende d’Orphée témoignée par les Proll. de David. Néanmoins, il est plausible de supposer que cette valorisation de la figure d’Orphée dans la spéculation néoplatonicienne ainsi que le rôle des danses armées à l’intérieur du système théologique qui lui est attribué (même si dans une perspective demythologisante) puissent avoir constitué un terrain favorable pour ce déplacement de la tradition chez David.

Observons finalement que la mention d’Orphée en tant qu’inventeur des embatêria est suivie, en grec, par une curieuse explication qui, d’un côté, met le caractère fougueux des Thraces en relation avec l’opposition entre refroidissement et chaleur intérieure35 et, de l’autre côté, ramène à une situation militaire leur aptitude à la danse. Si le traducteur arménien a eu sous les yeux l’ensemble de cet extrait, avec ses renvois à des danses armées typiquement grecques, ainsi qu’avec ses obscures considérations finales sur les Thraces et leurs aptitudes (psychologiques et ethniques), celui-ci a dû lui sembler fort éloigné de la réalité arménienne, et par conséquent, inutile pour les besoins de l’argumentation adressée à son public. Dans ce cas, il est légitime de supposer qu’il l’a volontairement omis36. Il n’en va pas de même pour le passage examiné ci-dessous.

3.2. La fonction psychagogique de la musique : l’exemple d’Alexandre le Grand

La question du pouvoir psychagogique de la musique, présent déjà dans l’œuvre de Platon37, constitue un thème cher à la tradition néoplatonicienne. Le texte grec de David illustre ce propos à travers un double exemple qui vise à démontrer l’influence de la musique sur les âmes à la fois des animaux irrationnels et des animaux rationnels. Dans ce contexte, il mentionne le pouvoir de la syrinx du berger sur ses troupeaux et oppose ensuite les effets de la salpinx, qui excite l’âme des hommes à la guerre, à ceux provoqués par les instruments théâtraux, capables de détendre l’âme tout en la délectant :

πάνυ δὲ συμβάλλεται ἡ μουσικὴ οὐ μόνον ταῖς τῶν ἀλόγων ψυχαῖς ἀλλὰ καὶ τῶν λογικῶν. ὅτι δὲ συμβάλλεται ταῖς ψυχαῖς τῶν ἀλόγων, δηλοῦσι τὰ πρόβατα ἑπόμενα τῇ ποιμενικῇ σύριγγι ὥσπερ ὑπὸ τῆς ϕωνῆς ἡδυνόμενα. ὅτι δὲ καὶ τῇ ψυχῇ τῶν λογικῶν ζῲων συμβάλλεται, δηλοῖ ἡ ἐν πολέμῳ σάλπιγξ τὴν ψυχὴν διεγείροσα, καὶ τὰ θεατρικὰ δὲ ὄργανα δηλοῦσι τὴν ψυχὴν χαλῶντα δλὰ τὸ ποιεῖν αὐτὴν ἥδεσθαι. (CAG XVIII / 2, 65, 2-9)

Il convient de remarquer que le même topos se trouve aussi dans les Proll. d’Ammonius et d’Elias38. Dans la même section sur le pouvoir de la musique, les deux auteurs mentionnent encore l’épisode de Pythagore et du jeune homme sous l’emprise de la musique de l’aulos39.

La traduction arménienne, de son côté, témoigne d’une variante isolée :

« Il faut savoir que le pouvoir de la musique est grand, elle qui saisit l’âme d’affections et de dispositions diverses, comme le montrent les chants tristes et les lamentations qui inspirent à l’âme des dispositions analogues, ou comme on l’a conté à propos d’Alexandre : tandis qu’il était au festin, un musicien joua un air martial et aussitôt il sortit tout armé ; mais dès que le musicien reprit un air de réjouissance, il revint s’asseoir à la table »40

Si le propos est le même que celui de l’extrait grec, le contexte choisi par le traducteur à titre d’illustration est différent. Digne d’attention est surtout le passage sur Alexandre qui n’est mentionné ni par David ni par les autres commentateurs néoplatoniciens. Absente de la tradition des commentaires néoplatoniciens, cette anecdote n’est pas pour autant étrangère à la littérature grecque. Elle se trouve en effet, à quelque différences près, chez Dion Chrysostome et chez Plutarque, qui font allusion à la réaction d’Alexandre, troublé et incité aux armes par l’aulos de Timothée41. Dion par ailleurs, dont on connaît les réticences quant à la fonction paideutique de la musique, se base sur cet épisode pour souligner l’incapacité de Timothée d’adoucir le caractère fougueux d’Alexandre et, par conséquent, d’accomplir pleinement son rôle de conseiller royal, rôle qu’au contraire il pense pouvoir assumer plus dignement42. Rappelons encore qu’une variante proche de cette anecdote se trouve chez Himérios43 qui souligne à son tour l’emprise de la musique de Timothée sur les réactions et les passions d’Alexandre44. Ajoutons finalement que cet épisode, surtout dans la variante témoignée par Dion, connut un certain succès dans la tradition grecque tardive. Il a été en effet repris dans la Souda, chez Hésychius de Milet et dans les scholies à Aristophane45.

S’il est impossible de préciser à quelle source a pu puiser le traducteur arménien des Proll., il est néanmoins évident que c’est la même tradition, grecque, qui est présupposée par la citation arménienne donnée plus haut. Absente de la version arménienne du roman grec du Ps.-Callisthène, cette anecdote devait en tout cas faire partie de la multitude d’informations autour de la figure d’Alexandre qui se développa en arménien. A ce propos, il est superflu de préciser que, comme dans le reste de la tradition grecque et orientale, Alexandre jouit d’une énorme popularité en Arménie aussi. Si la mention des embatêria et de la pyrrhique a pu paraître au traducteur peu intéressante pour un public arménien46, au contraire, la figure d’Alexandre était des plus familières et, en quelque sorte, déjà « arménisée »47. Cet épisode d’inspiration grecque servait bien le propos du traducteur, animé par le souci d’adapter le texte à son public. Un seul élément de l’anecdote a été omis : le nom de Timothée, sur lequel dans la tradition grecque déjà régnait la confusion et qui ne devait pas être connu ni par le traducteur ni par son public.

Il est par ailleurs intéressant de remarquer que cette anecdote sur Alexandre connut des développements ultérieurs à l’intérieur de la littérature arménienne médiévale. Dans sa Compilation des scholies sur la Grammaire, écrite en 1293, Jean d’Erzinka mentionne ce passage de David, tout en citant explicitement sa source :

« Souviens-toi […] du vénérable et grand philosophe David qui, dans son livre des Définitions (scil. les Proll.), nous informe de ce grand art en disant : “Il faut savoir que la puissance de la musique est grande, elle qui saisit l’âme d’affections et de dispositions diverses, comme le montrent les chants tristes et les lamentations qui inspirent à l’âme des dispositions analogues, ou comme on l’a conté à propos d’Alexandre : tandis qu’il était au festin, un musicien joua un air martial et aussitôt il sortit tout armé ; mais dès que le musicien reprit un air de réjouissance, il revint s’asseoir à la table” » (trad. Mahé 1997, 402)

Plus intéressante encore est l’occurrence de la même anecdote dans le Commentaire du calendrier de Jacques de Crimée (écrit en 1416) et dans la compilation anonyme sur le quadrivium circulant dans la région de Lvov au XVIIe siècle, qui présupposent une même source, commune à la Compilation de Jean d’Erzinka aussi. Ces deux textes tardifs contiennent une nouvelle modification de la légende : si le traducteur des Proll. avait supprimé le nom de Timothée sans le remplacer par un autre nom, leurs auteurs (ou l’auteur de leur source commune), quant à eux, ont retenu convenable de combler cette lacune et de mentionner le nom du musicien employé à la cour d’Alexandre. Au prix d’un anachronisme qui ne gêna guère ces auteurs arméniens médiévaux, voici que la figure du musicien par excellence, Orphée, apparaît dans ces textes (notamment chez Jean d’Erzinka cité ci-dessous), tout d’abord dans son rôle traditionnel de musicien au pouvoir charmeur48 et ensuite dans le rôle inédit de musicien de la cour d’Alexandre :

« Vois cela chez l’illustre musicien d’Alexandre, Orphée : car non seulement les êtres raisonnables, mais les fauves dénués de raison frémissaient, se réjouissaient et s’ébattaient devant le roi quand Orphée jouait. Or un jour, quand Orphée jouait tandis que le roi banquetait, Orphée joua de ses doigts un air guerrier et [Alexandre] aussitôt s’arma et courut au dehors ; puis au rebours, il joua un air joyeux et le roi aussitôt retourna s’asseoir au festin… » (trad. Mahé 1997, 411)

Il serait, bien sûr, intéressant de suivre les différentes étapes de l’évolution de la figure d’Orphée ainsi que du thème du pouvoir de la musique dans la tradition arménienne. Cela demanderait des recherches plus approfondies qui dépassent largement les limites imposées à cette contribution. Ces exemples me semblent néanmoins suffisants pour montrer comment, à travers le contact assidu avec la culture grecque, à des époques différentes de leur histoire, les Arméniens ont pu s’approprier des légendes et des personnages grecs, tout en les enrichissant d’une nouvelle vitalité49.

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1 Autre traduction possible : « l’astronomie ».

2 Trad. Mahé-Mahé 1993, 105.

3 Il ne faut bien sûr pas oublier l’influence également déterminante du monde oriental, notamment iranien.

4 Des sources grecques nous informent qu’à la cour d’Artavasde, fils du roi ϕιλέλλην (c’est l’indication gravée sur les légendes des monnaies arméniennes de l’époque) Tigrane (ca. 95-55 av. J.-C.), dans le théâtre de la capitale hellénisée Tigranocerte, on jouait des spectacles « venus de Grèce » et notamment les Bacchantes d’Euripide. Artavasde lui-même aurait écrit en grec des tragédies, des discours et des récits historiques (cf. Plu. Luc. 29. 4 et Crass. 33. 1-3 ; sur Artavasde, cf. FGrHist 678 T i. Parmi les études récentes sur Tigranocerte, voir Sinclair 1994, 183-254 ; Sinclair 1997, 51-117 ; Traina 2001, 141-154). Par ailleurs, des intellectuels et des poètes grecs itinérants ont certainement fréquenté la cour arménienne, comme nous l’apprennent des sources épigraphiques grecques (IIIe-IIe s. av. J.-Ch.) retrouvées sur le site de l’ancienne capitale arménienne Armavir (cf. De Lamberterie 1999, 151-167 et Mahé 1994, 567-586 ; sur les historiens grecs employés à la cour de Tigrane, cf. Sarkissian 1998, 249-256).

5 Remarquons l’inspiration grecque de l’extrait de Moïse de Khorène sur l’origine des quatre arts du quadrivium (voir aussi infra, § 3). Sur les arts libéraux, cf. Hadot 1984.

6 Au IVe siècle, par exemple, des étudiants arméniens fréquentaient l’école de Libanius à Antioche (cf. Petit 1956, 132-135) et l’école de rhétorique d’Athènes. Certains d’entre eux, comme Prohaerésios, se distinguèrent (cf. Eun. VS 485-493 ; Bas., PG XXIX, 23 ; Greg. Naz., PG XXXVIII, 13, Epit. 5 ; Socr., HE IV, 26 ; Soz. HE VI. 17) ; d’autres laissèrent un moins glorieux souvenir (cf. Greg. Naz. Or. 43. 17). Au VIIe s., par ailleurs, le savant arménien Anania de Shirak fréquenta l’école de Tychicos à Trébizonde (cf. Berbérian 1964 ; Lemerle 1964 ; Lemerle 1971, 81-85 ; Mahé 1987) et, au VIIIe, des intellectuels arméniens purent diffuser en Arménie les traités du ps-Denys l’Aréopagite, de Grégoire de Nysse et de Némésios d’Emèse qu’ils avaient trouvés et traduits en arménien dans la bibliothèque de la cathédrale Sainte-Sophie à Constantinople. Sur David, voir infra, § 2 et n. 12.

7 Sur l’Ecole hellénisante, cf. Calzolari 1989, 110-130 ; Manandian 1928 ; Mercier 1978 / 79, 59-75 ; Muradyan 1971 ; Terian 1982, 175-186 ; Zekiyan 1997, 84-101 ; voir aussi le répertoire des versions arméniennes d’œuvres grecques établi par Zuckerman 1995.

8 L’introduction du quadrivium en Arménie est due à Anania de Shirak (supra, n. 6).

9 Cf. Hadot 1987 et Hadot 1990, 44-47.

10 Cf. Mahé 1998. A cette liste il faut ajouter encore plusieurs œuvres de Philon et du Ps.-Philon (voir Zuckerman 1995, 36-44) et le De Natura du ps.-Zénon.

11 Parmi les recherches récentes sur les dossiers grec et arménien de David, à signaler le projet international de recherche sur la transmission des œuvres et de la pensée néoplatoniciennes en Arménie (soutenu par le Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique), coordonné par l’Unité d’arménien de l’Université de Genève de 2001 à 2004. Ce projet a bénéficié de la collaboration du professeur J. Barnes ainsi que de plusieurs collègues d’Arménie (S. Arevshatyan, G. Muradyan, E. Shirinyan, A. Stepanyan, A. Topchyan) ; les recherches se poursuivent.

12 L’origine arménienne de David est, en soi, un fait vraisemblable, mais impossible à vérifier avec certitude à cause de l’extrême pauvreté des renseignements biographiques que l’on peut tirer des sources grecques et, inversement, de la surabondance d’informations données par la tradition arménienne, en grande partie légendaires (cf. Mahé 1990 ; voir aussi Sanjian 1986). Pour des raisons qu’il est impossible de développer ici, l’hypothèse que l’auteur des textes grecs et le traducteur soient une seule personne me semble également difficile à prouver.

13 Un avis différent chez Papazian 1998, 1999 [2000] pour qui le texte arménien serait la traduction de in APr. grec d’Elias (Westerink 1961) ; sur le même sujet, cf. aussi Sweeting, à paraître, et Topchyan, à paraître.

14 Avec respect de l’ordre des mots et reproduction de la syntaxe et du lexique grecs à l’aide de calques en arménien.

15 Cf. Calzolari, à paraître (a) ; voir aussi Thomson 1983.

16 Cet aspect dépend non seulement de leur littéralité, mais également de l’ancienneté des manuscrits grecs sous-jacents aux versions arméniennes, qui précèdent de plusieurs siècles les plus anciens témoins directs grecs connus.

17 L’arménien pourrait présupposer gr. πρῶτον : Orphée serait un πρῶτος εὑρετής.

18 Ed. Arevshatyan 1960, 132, 22-24 ; pour des raisons d’espace et étant donné la nature de ce volume, je me limite à citer l’arménien en traduction française.

19 Cf. Calzolari, à paraître (b).

20 Cf. CAG XVIII / 1, 30, 3-7. Elias ne mentionne pas Orphée et, face au gr. ἐπενόησε – πολεμικούς, il atteste seulement (Θρᾷκες) ὡς ἄγαν πολεμικοὶ ὄντες. Un autre locus similis est attesté chez le ps.-Elias (Westerink 1967, XIX, 19-20) qui développe d’une façon très différente ce thème (voir infra, n. 32).

21 Cf. Richard 1950.

22 Malheureusement, les Proll. à la philosophie d’Olympiodore sont perdus.

23 C’est le cas de in Cat., édité par Busse sous le nom d’Elias, mais dont la paternité de David a été récemment réhabilitée (cf. Hadot 1990, 167 ; voir cependant Goulet, 60-65 ; cf. aussi Calzolari, à paraître [a]), ou de la version arménienne de in APr. (voir supra, n.13).

24 A paraître dans le CMG par R. Kotrc ; cf. CAG XVII / 2, 57, 15-64, 5.

25 Chez le ps.-Galien manque en revanche gr. Θρᾷξ γὰρ ὁ ᾿Ορϕεύς, ce qui démontre le caractère secondaire de ce passage.

26 Les marches et chants d’assaut traditionnels des Spartiates, normalement rapprochés des danses armées.

27 Cf. Ceccarelli 1998. La tradition thrace possède néanmoins une danse armée, le κολαβρισμός, dont parlent Ath. XIV 629d et Poll. IV 100 : cf. Ceccarelli 1998, 22 et n. 54.

28 Cf. D. Chr. II. 55-61 et Ath. V. 181b. Selon une branche de la tradition, la danse des Courètes autour de Zeus serait la manifestation la plus ancienne de la danse armée ; sur l’association entre la pyrrhique et la Crète, cf. Ceccarelli 1998, 108-115 et passim.

29 Cf. Westerink 1990, LV-LVI. A l’époque de David, la connaissance d’Homère était souvent liée à l’existence de florilèges de citations plus qu’à une connaissance directe des poèmes : cf. Lemerle 1971, 44-45 et note 3.

30 Dans l’impossibilité de citer d’une façon exhaustive la bibliographie sur Orphée, je me limite à rappeler, pour une première introduction, les articles parus s.v. Orpheus dans NPW ; RE ; Roscher ; les articles de Graf 1987 et Riedweg 1996 ; les témoignages anciens recueillis dans Colli 19953 et Kern 19723. Parmi les études récentes, cf. Borgeaud 1991 ; Brisson 1995, Friedman 1999, Masaracchia 1993, Vieillefon 2003.

31 Cf. le témoignage de Conon (FGrH 26 F 1, 45) rappelé par Graf 1987, 87 et, pour l’iconographie, LIMC, s.v. Orpheus (notamment vol. VII / 1, 84 s. ; 99 s. et vol. VII / 2, planches 7-16, 22-24, 26).

32 Orphée est mentionné également par le ps.-Elias (supra, n. 20), qui lui attribue cependant son rôle traditionnel ; à l’opposé de David et d’Elias, il affirme que la musique d’Orphée a le pouvoir de modifier l’élément θυμῶδες de l’âme. David (ou un interpolateur) semble ainsi vouloir combiner les deux traditions : celle témoignée par Elias, axée sur l’association entre musique, danses armées, θυμός et Thraces ; la deuxième, témoignée par le ps-Elias, centrée sur la figure d’Orphée.

33 Cf. Théol. Plat. I. 5 et passim.

34 Cf. notamment Theol. Plat. V. 3 et 35, où Proclus s’inspire de la section des Lois (VII 796b 6-c 2) consacrée au rôle civilisateur et paideutique de la danse armée dans l’Etat idéal. Pour d’autres témoignages sur cette tradition orphique, cf. Kern 19723, fr. 151.

35 La valeur exacte du terme ψῦξις (fréquent dans la littérature médicale et attesté également chez Aristote) dans ce contexte reste à préciser. Faut-il envisager un rapport entre ce passage et Arist. Pol. H. 7. 1 1327b qui explique le caractère plein de θυμός des peuples du Nord comme une conséquence du climat froid (ψυχρός) de leurs régions (cf. Pr. XIV. 8 et 16, 909b et 910a-b) ? Aristote reprend ici Plat. R. IV 435e-436a (cf. Ti. 24c) qui, parmi les peuples du Nord, mentionne explicitement les Thraces en les qualifiant de θυμωδείς (les deux reprennent les idées d’Hippocrate, Aër. 12-24 ; sur le θυμός des Thraces et d’autres barbares, cf. aussi Arist. EE. 1229b 26). Ou bien faudrait-il enquêter plutôt dans les textes qui développent la théorie des humeurs, tout en établissant un lien entre l’opposition chaud / froid et le tempérament des hommes (pour ne citer qu’un exemple, cf. Arist., Pr.XXX) ?

36 La version des Proll. présente nombreux exemples d’omission de ce type : cf. Calzolari, à paraître (a).

37 Voir par ex. Pl. R. III 398c-400d qui se rapporte aux théories de Damon.

38 Cf. CAG IV / 3, 13, 19-31 et CAG XVIII / 1, 31, 8-25. La question de l’influence éthique de la musique n’est pas traitée par le ps-Elias.

39 La même anecdote se retrouve chez Olymp. In Grg. 41. 7-13 et chez Syr. in Hermog. 21-22.

40 Ed. Arevshatyan 1960, 134, 16-23.

41 Cf. D. Chr. I. 1 ; Plu. De fort. Alex. II. 2. 335a (Mor. 21).

42 Cf. Desideri 1978, 305 ; Brancacci 1985, 251.

43 Cf. Him. Or. 16. 3-4.

44 Il s’agit de Timothée de Thèbes (IVe s.), confondu par la tradition avec le mieux connu Timothée de Milet ; à la place de Timothée, Plutarque mentionne Antigenidès, également actif à l’école de Thèbes : cf. Brussich 1995, 145-155 et notamment 150-151.

45 Cf. Suid. s.v. Τιμόθεος 2 (déjà signalé par Kendall-Thomson 1983, XIX et note 35), ᾿Aλέξανδρος et ’Ορθιασμάτων, ῎Oρθιος νόμος ; Hsch. Mil., Onom., s.v. Tιμόθεος ; Sch. in Ach. 1042.

46 Si l’on admet la deuxième hypothèse proposée supra.

47 Sur la légende d’Alexandre en Arménie, voir récemment Bemardelli 2003.

48 C’est dans ce rôle qu’Orphée est mentionné dans la version arménienne du Roman d’Alexandre (traduction italienne récente par Traina 2003), mais sans rapport avec le roi macédonien, comme il a été déjà dit plus haut.

49 La rédaction de cet article a été l’occasion de plusieurs échanges avec différents amis et collègues, et en particulier avec J. Barnes, P. Ceccarelli, A.-L. Rey, J.-M. Roessli. Je tiens à les remercier tous vivement pour leurs suggestions et indications précieuses.