Penthésilée ou l’absence de la Muse au début des Posthomériques de Quintus de Smyrne
Il y a déjà longtemps, à l’occasion de l’un de ces rendez-vous redoutés par les thésards qui doivent présenter à leur professeur l’avancement de leur recherche, André Hurst m’avait encouragé à développer une analyse que je lui avais rendue sur l’absence d’une invocation à la Muse au début des Posthomériques (ou Suite d’Homère) de Quintus de Smyrne. Les méandres de la recherche m’ont fait dévier de route et limiter l’objet de ma thèse à la poésie homérique1. Mais j’ai toujours gardé l’impression que je devais encore à André Hurst une réponse sur le début des Posthomériques et sur cette Muse que Quintus se dispense d’invoquer. Qu’il trouve ici, en guise d’hommage, un fragment de cette réflexion et une suite au dialogue commencé.
1. Homère et Quintus au IIIe siècle de notre ère
On le sait, ou du moins on aime à le penser : au début de leurs chants, les aèdes de la Grèce archaïque invoquaient la Muse, cette fille de Mémoire, parfois nommée au singulier, parfois indissociable de ses sœurs. Le chant est pensé comme l’objet d’une communication avec une divinité. La Muse, sous son nom générique de déesse (θεἀ), est ainsi invoquée dès le premiers vers de l’Iliade pour chanter la colère d’Achille et les souffrances innombrables que cette colère valut à tant de héros. Outre sa fonction religieuse, l’invocation a aussi une fonction narrative qui permet d’annoncer le sujet du poème.
Au IIIe siècle de notre ère, dans un empire romain où se mélangent de très nombreux courants culturels et religieux, Quintus s’inscrit dans un mouvement qui marque un renouveau de l’épopée. Poème en quatorze chants, de plus de 8770 vers, les Posthomériques apparaissent comme la plus fidèle et la plus obligée des imitations d’Homère encore en notre possession2. C’est aussi le seul récit poétique de cette ampleur que nous possédons sur les événements faisant directement suite à la mort d’Hector. Mais alors pourquoi, dans les premiers vers de son poème, Quintus ne suit-il pas son modèle et omet-il d’invoquer la divinité qui commande l’inspiration épique ?
L’ambition de Quintus est double : se comparer, voire s’assimiler à Homère et reprendre l’Iliade pour dire sa suite directe. Il faudrait s’attarder sur le caractère exceptionnel d’une telle entreprise. A l’époque de Quintus, l’Iliade est vieille de presque un millénaire. Si l’Enéide est devenue sa grande rivale, elle reste l’œuvre fondatrice par excellence de la poésie grecque, le symbole aussi d’une culture grecque qui doit résister à l’assimilation. Le critère d’originalité et de nouveauté a pris dans l’histoire de la littérature occidentale une telle importance que les imitateurs, aussi doués soient-ils, suscitent d’emblée une méfiance quelque peu dédaigneuse. L’intérêt actuel porté à l’intertextualité devrait valoir à Quintus un regain d’intérêt. S’il est juste que tout texte implique, consciemment ou non, la mémoire d’autres textes, et si toute œuvre est à sa façon la suite d’un interminable dialogue avec d’autres textes et d’autres voix, dans un réseau de jeux d’influences à l’infini, il n’est pas indifférent de repérer dans l’histoire irrégulièrement continue de la littérature occidentale une œuvre qui, après presque mille ans, veut reprendre et poursuivre le poème inaugural de cette tradition. D’un Quintus mauvais imitateur, il n’y aurait guère à dire, mais sa maîtrise de la poésie, de la langue et de la versification homériques est telle qu’il a pu faire illusion et que certains, faute d’y avoir mieux regardé, s’y sont trompés en l’identifiant à un disciple direct d’Homère, quand ce ne fut pas à Homère lui-même3. Imaginons, dans un millénaire et dans un monde radicalement différent du nôtre, un écrivain qui imiterait Proust, à s’y tromper, pour donner une suite au Temps retrouvé ! Au IIIe siècle de notre ère, Quintus apparaît comme le représentant exemplaire d’une tradition littéraire qui transforme le prestige de sa permanence en un exploit d’imitation poétique. Mais, en même temps, l’entreprise pose une série de questions théoriques qui invitent à repenser certaines conceptions actuelles de l’intertextualité. Qu’en est-il d’une œuvre qui s’affirme suite d’une autre et qui du coup renonce à ce qui pourrait être son propre début en dénonçant, a posteriori, l’inachèvement de l’œuvre à laquelle elle s’attache ? Or, s’agissant de l’Iliade, on n’oubliera pas non plus le jugement d’Aristote qui louait la cohérence et l’unité de l’Iliade4. A quelles conditions, une œuvre peut-elle se rattacher à une autre et dissoudre ainsi sa conclusion et sa spécificité ? Comment commencer une Suite ? Quintus est-il l’inventeur du poème sans début ? Enfin, inhérente à la poésie épique, la Muse peut-elle être reléguée sans que soit remis en question le fondement même de la parole épique ?
2. Le début de la Suite d’Homère
Depuis (εὖθ’) qu’Hector pareil aux dieux est tombé sous les coups du Péléide, que le feu a dévoré son corps et la terre recouvert ses os, les Troyens depuis lors (δὴ τότε) restent dans la ville de Priam, craignant la noble ardeur du fier Eacide,…5
On pourrait croire à un enchaînement banal, avec un rappel des derniers vers de l’Iliade dans la subordonnée temporelle. Mais la marque de l’originalité est peut-être à déceler dans le choix plus particulier de la conjonction εὖτε fréquemment employée chez Homère, comme ici, sans particule de liaison6 : ce qui doit frapper l’attention puisque l’usage est normalement d’éviter l’asyndète avec les conjonctions temporelles. Les raisons qui motivent l’emploi d’εὖτε chez Homère, l’étymologie et le sens premier de cette conjonction à part, restent difficiles à établir. Mais en tête des Posthomériques, εὖτε a l’avantage, conformément au modèle homérique, d’autoriser l’omission d’une particule de liaison qui implique l’existence d’un texte précédent. L’emploi d’εὖτε est alors d’autant plus subtil qu’il autorise une double lecture : celle qui reconnaît l’effet d’asyndète et celle qui l’ignore. Il ne peut y avoir d’effet d’asyndète que si le début des Posthomériques se donne matériellement à lire à la suite des derniers vers de l’Iliade : εὖτε, selon l’usage homérique et avec effet d’asyndète, dirait alors une continuité d’autant plus forte que l’absence de la particule de liaison serait un effet de style. L’autre lecture présuppose que le début des Posthomériques est un début à part entière : l’absence de la particule de liaison est alors évidente et on ne saurait parler d’asyndète7 ; la fin de l’Iliade est évoquée, mais sans supposer l’enchaînement matériel des deux textes. Quintus a trouvé la conjonction qui permettait de suggérer les deux lectures et les deux contextes à la fois.
On observera aussi que l’articulation des indices temporels εὖτε et δὴ τότε reste fort rare dans la poésie homérique où on ne la rencontre que dans l’Odyssée8. En fait, Quintus réussit d’emblée le tour de force d’inscrire la différence dans les mots mêmes qui articulent son récit aux événements antérieurs de l’Iliade. Il n’est pas possible d’ouvrir ici le dossier complexe à l’excès de la tradition rhapsodique, où chaque rhapsode était invité, au concours des Panathénées par exemple, à lier sa performance à celle du rhapsode précédent pour chanter dans l’ordre et à la suite les morceaux de la poésie d’Homère jadis dispersés9. Quels mots servaient alors à dire la continuité ? La Muse était-elle invoquée ? Rhapsode à sa façon, Quintus a choisi pour prendre le relais du chant une conjonction plus complexe qu’il pouvait d’abord sembler.
Mais dans le premier livre des Posthomériques, le lien à l’Iliade se dit et se fait d’une autre façon encore : à la Muse oubliée est substituée l’arrivée d’un autre personnage féminin, la reine des Amazones, dont le nom, Penthésilée, « parle » pour faire entendre l’écho de la fin de l’Iliade. En ce début des Posthomériques, le lecteur ne peut pas ne pas être frappé par la récurrence du vocabulaire du deuil et de la douleur. Repliés dans leur ville, livrés à la peur, les Troyens sont décrits tout occupés par le souvenir (μνηάμενοι)10 d’Achille décimant leurs rangs :
Se rappelant (μνησθέντες) ces faits, ils restent dans leur citadelle et le deuil (πένθος) amer plane autour d’eux, comme si déjà le feu lourd de sanglots consumait Troie.
Τῶν οἵ γε μνησθέντες ἀνὰ πτολίεθρον ἔμιμνον·ἀμϕὶ δ’ ἄρά σϕισι πένθος ἀνιηρὸν πεπότητοὡς ἤδη στονόεντι καταιθομένης πυρὶ Ƭροίης11.
De ces vers, marqués par des allitérations (cf. μνησθέντɛς : ἔμιμνον ; πένθος : πεπότητο), on retiendra, oppressant Troie, l’image de ce « deuil amer » (πένθος ἀνιηρόν), anticipant la douleur que causera bientôt la destruction de la ville. Dans ce début des Posthomériques, où aucune Muse n’est invoquée, c’est l’évocation du deuil passé et à venir qui fait œuvre de prologue. Il y a ici un renversement thématique et fonctionnel si l’on admet qu’il revient en principe à la Muse, invoquée pour célébrer les héros, de transformer la douleur du deuil en un récit de gloire12. Au début des Posthomériques, l’absence de la Muse, ambiguë comme a pu l’être l’usage de la conjonction εὖτε, peut s’expliquer aussi bien comme un choix pour mieux marquer l’enchaînement avec l’Iliade, que comme une remise en cause du rôle de la Muse13. Dans les deux cas, l’absence de la divinité dispensatrice de gloire renforce le poids d’un deuil qui prend une place prépondérante.
Peut-on tirer parti des sources ou de l’histoire de la tradition épique ? L’idée d’ordonner les récits traditionnels de l’époque héroïque remonte au moins au VIe siècle ; c’est peut-être la même exigence d’ordonnancement qui explique, à la même époque, l’invitation faite aux rhapsodes des Panathénées de chanter, dans l’ordre et à la suite, les morceaux des poèmes homériques. Dans le vaste cycle troyen, tel qu’il s’est organisé alors, c’est le poème de l’Ethiopide qui devait faire suite à l’Iliade. Le premier épisode chantait l’arrivée des Amazones à Troie14. Sur le début de l’Ethiopide et son enchaînement avec l’Iliade, les seuls témoignages qui nous restent sont deux variantes au dernier vers de l’Iliade15. La première est rapportée par une scholie du manuscrit T :
ὥς οἵ γ’ ἀμϕίεπον τάϕον Ἕκτορος· ἦλθε δ’ Ἀμάζων,
Ἄρηος θυγάτηρ μεγαλήτορος ἀνδροϕόνοιο16.
La seconde variante est rapportée par un papyrus du Ier siècle de notre ère ; elle indique le nom de Penthésilée :
ὥς οἵ γ’ ἀμϕίεπον τάϕον Ἕκτορος ἦλθε δ’ Ἀμάζων,
Ὀτρήρ[η]‹ς› θυγάτηρ εὐειδὴς Πενθεσίλ‹ε›ια17.
S’agit-il vraiment du début de l’Ethiopide ou de simples chevilles articulatoires mises en place dans une édition alexandrine pour lier l’Iliade et l’Ethiopide : chevilles qui modifieraient la fin de l’Iliade et effaceraient le début de l’Ethiopide ? L’essentiel est pour nous de vérifier, antérieure à Quintus, l’existence d’une tradition enchaînant, sans nouvelle invocation à la Muse, la fin de l’Iliade et le récit de l’arrivée à Troie de Penthésilée. Le modèle de Quintus pourrait donc être celui d’une édition cyclique de la guerre de Troie. Mais il importe d’aller plus loin et de vérifier jusqu’à quel point l’absence d’une adresse à la Muse peut recouvrir au début des Posthomériques une valeur significative et originale. Peut-on reconnaître une substitution de la Muse par le personnage de Penthésilée ?
Quintus décrit Penthésilée, arrivant à Troie, en deuil de sa sœur et fuyant l’odieuse rumeur de l’avoir tuée. Il précise que ce fut « par méprise, alors qu’elle visait une biche »18. Penthésilée est ainsi la cause de sa propre douleur, douleur qu’elle semble aviver comme par nature : elle « fait grandir son propre deuil » : πένθος ἄεξεν19. Le jeu d’échos est alors évident entre l’évocation du πένθος des Troyens au vers 16, le nom de Penthésilée (Πενθεσίλεια) qui apparaît au vers 19 et le πένθος qu’elle nourrit en elle au vers 23. Le deuil est constitutif du personnage de Penthésilée. Avec le nom de Μεγαπένθης, Πενθεσίλεια est l’un des rares anthroponymes sûrs formés sur le substantif πένθος20. P. Chantraine estime probable le rattachement du deuxième élément au substantif λαός (« peuple ») : Penthésilée est ainsi littéralement « celle qui cause le πένθος de son peuple ». A l’évidence, fidèle à la tradition épique qui exploite les noms parlants, Quintus se plaît à faire entendre dans le nom de son héroïne l’écho de l’histoire à laquelle elle est indissociablement liée. On peut aussi souligner, dès maintenant, le parallélisme et le jeu de miroir qui rapproche le nom de Penthésilée de celui d’Achille. Moins sûre que celle de Penthésilée, l’analyse du nom d’Achille a tout de même, dès les Anciens, reconnu un rapprochement avec le terme ἄχος (un synonyme de πένθος). P. Chantraine signale ainsi sans l’invalider l’interprétation de Kretschmer et de Palmer, qui a été reprise et magistralement développée par G. Nagy qui reconnaît dans Ἀχιλλεύς un hypocoristique de *Ἀχι-λαϝος et comprend « celui dont le laos a de l’akhos »21. Cette interprétation met en valeur une poétique iliadique de la douleur et de la gloire, où les noms d’Achille et de Patrocle trouvent, dans le jeu des résonances avec le deuil et la gloire, tout leur sens. Il faudra revenir plus bas sur le parallélisme d’Achille et Penthésilée, que Nagy n’a pas autrement étudié alors qu’il constitue sans nul doute une pièce essentiel de son dossier.
3. Penthésilée, figure du deuil (πένθος)
D’où vient le personnage de Penthésilée dont Quintus dit si clairement le rapport intrinsèque au deuil ? Est-elle cette « contrepartie féminine » (« weibliches Gegenstück) qu’un poète comme Arctinos aurait pu créer, au VIe av. J.-C., sur le modèle d’Achille, dans son poème de l’Ethiopide, première suite de l’Iliade22 ? A lui seul, le nom de Penthésilée offre déjà toute une interprétation de l’Iliade. Souvenons-nous du dernier chant. Si rien n’y annonce la venue de l’Amazone et n’y trahit la connaissance directe de son existence, les deux dernières occurrences du terme πένθος doivent retenir notre attention. Au chant XXIV, les Troyens et les Troyennes sortent de leur ville pour aller à la rencontre de Priam qui ramène la dépouille d’Hector, le héros qui fut jadis « la grande joie de sa cité et de son peuple »23 : mais à le voir, c’est désormais « un deuil intolérable qui pénètre tous les Troyens » : πάντας γὰρ ἀάσχετον ἵκετο πένθος24. Un peu plus loin, c’est au tour d’Andromaque de conduire le chœur funèbre en l’honneur d’Hector : elle évoque ainsi « les gens (λαοί) qui le pleurent », « le deuil abominable (πένθος) qu’il a laissé à ses parents » et « les affreuses douleurs qui restent pour elle »25. Le nom de Penthésilée n’est pas prononcé dans l’Iliade mais il résonne dans les vers qui décrivent l’affliction des Troyens. L’aède connaissait-il la reine des Amazones, l’a-t-il évoquée à mots couverts ? Ou faut-il, au contraire, reconnaître dans le nom de l’Amazone un écho et une création inspirés par la thématique finale de l’Iliade ? J’opterais volontiers, sans que cela touche la présente étude, pour une Penthésilée appartenant à une ancienne tradition.
Mais attardons-nous un instant sur le syntagme ἵκετο πένθος, qui décrit dans l’Iliade le deuil pénétrant Troie au retour de la dépouille d’Hector. On le trouve encore en deux autres passages de l’Iliade et tout semble indiquer qu’il s’agissait d’une formulation courante26. Pour dire le deuil (πένθος) ou de façon plus générale tout sentiment qui atteint et touche une communauté, le verbe ἱκνέομαι est un verbe attendu27. Quintus à son tour l’emploie régulièrement dans ce sens, notamment, au livre 7, à propos de Déidamie qui s’inquiète, avec le départ de son fils pour Troie, de voir un deuil venir s’ajouter à un autre deuil : μή oἱ λευγαλέῳ ἐπὶ πένθεϊ πένθος ἵκηται28.
Mais surtout on s’intéressera au fait que Quintus emploie précisément la forme ἵκετο pour dire l’arrivée de Penthésilée à Troie, aussitôt après les funérailles d’Hector29. L’écho avec le syntagme ἵκετο πένθος dans l’Iliade (24.708) est-il conscient ? Quintus en est-il l’auteur ou le créateur ? Faute de pouvoir donner une réponse, on peut tenter d’enrichir la réflexion par une remarque de vocabulaire. L’emploi de la forme verbale ἵκετο peut aussi (et de façon complémentaire) être motivé par le contexte qui fait de Penthésilée, souillée par son meurtre, une suppliante de Priam. En effet, le verbe ἱκνέομαι (« je viens, j’atteins ») est aussi attesté, dès l’Iliade, avec le sens plus spécialisé de « je viens en suppliant » ; rappelons aussi, formés sur la même racine, le verbe ἱκέτεύω (« je viens en suppliant ») et le nom du « suppliant » ἱκέτης30. Dans la version retenue par Quintus, c’est bien en suppliante, désireuse d’être purifiée du crime de sa sœur, que Penthésilée arrive chez Priam. On peut comparer sa situation à celle, dans l’Iliade, d’Epigée, fils d’Agaclès, qui « arrive chez Pélée et Thétis en suppliant » ἐς Πηλῆ’ ἱκέτευσε καὶ ἐς Θέτιν, après avoir tué un noble cousin31. Il est alors particulièrement intéressant de relever que Quintus semble ignorer le sens spécialisé du verbe ἱκνέομαι32 tout comme il ignore les termes ἱκετεύω et ἱκέτης. Peut-on en déduire que Quintus emprunte la forme ἵκέτο à une source qui lui donnait son sens fort, tandis que lui-même n’y est plus sensible ? Le problème est encore une fois l’absence de documents autorisant la vérification : ni la version d’Apollodore, ni le résumé de la Chrestomathie, ni Diodore n’emploient ce verbe pour décrire l’arrivée de Penthésilée à Troie, mais il s’agit là de textes en prose33.
Quoi qu’il soit de la version de l’Ethiopide ou des sources des Posthomériques, une chose est sûre : Quintus a exploité le nom de Penthésilée pour mettre en valeur l’opposition structurelle, dans l’épopée, de la gloire et du deuil. Au vers 26, marquée par le deuil, Penthésilée arrive dans une terre de Troie qui est dite « glorieuse » : Τροί ης ἐρικυδέος ; unique dans le corpus des poètes épiques grecs, la formule mérite d’être soulignée. Qu’en est-il de cette « glorieuse Troie » toute occupée par le deuil ? A l’évidence, Quintus renchérit au début de son œuvre sur une thématique traditionnelle. Si la Muse manque, qui aurait pu transcender le deuil en gloire, Penthésilée semble jouer le rôle inverse lorsqu’elle transforme en deuil plus grand les derniers espoirs de gloire.
Un témoignage des Posthomériques de Tzetzès nous rapporte que, selon certains auteurs dont Hellanicos, Penthésilée serait venue à Troie pour « augmenter sa gloire » (κύδος ἀεξήσουσα)34. Peu importe ici encore l’ancienneté exacte de cette version que l’on peut faire remonter au moins à Hellanicos ; l’essentiel est plutôt d’opposer à cette variante d’une Penthésilée soucieuse « d’augmenter sa gloire » (κύδος ἀεξήσουσα) la variante présentée par Quintus d’une Penthésilée « laissant augmenter en elle le deuil » (πένθος ἄέξέν). Le deuil ou la gloire ? Au début des Posthomériques, l’absence de la Muse est d’autant plus remarquable que s’y est substituée une figure amplificatrice du πένθος.
Et c’est tout le premier livre des Posthomériques qui va confirmer la présentation d’une Penthésilée reine du deuil. Certes, dans un premier temps, Quintus a pu décrire la joie que l’Amazone a procurée au peuple des Troyens endeuillés35 ; la joie aussi, mais moindre cette fois, qu’elle apporte à Priam, chez qui le deuil d’Hector reste plus fort36. Une Troyenne cependant n’est pas abusée, Andromaque, qui parle presque avec le talent d’une Cassandre et qui devine que « tout près de Penthésilée se dressent déjà la Mort exterminatrice et la Fatalité du Ciel »37. Et Penthésilée aura à peine quitté Troie pour se rendre sur le champ de bataille que Priam, à son tour, comprendra que l’Amazone, en qui il avait fondé quelque espoir, ne reviendra pas vivante du combat ; aussitôt, il se remet à pleurer, le cœur endeuillé : ἄχνυτο38. Aux larmes que le vieillard versait pour Hector s’ajoutent désormais ses pleurs pour le sort qui attend Penthésilée. Son appréhension est justifiée. La reine des Amazones va tomber sous les coups d’Achille pour le malheur des Troyens dont elle n’aura fait, finalement, qu’amplifier le deuil : « Les Troyens ne l’ont pas plus tôt vue périr dans la bataille que, vite, ils refluent en masse, tout tremblants, dans leur ville. La détresse de leur cœur, qui saurait la dire, tant leur deuil (πένθος) est immense ? »39.
Mais c’est bien sûr avec la rencontre d’Achille et de Penthésilée qu’il nous faut conclure cette lecture rapide du livre 1 des Posthomériques. En tuant Penthésilée, Achille n’a obtenu en fait de gloire et de victoire qu’un deuil, ἄχος, plus grand encore. On le sait, Achille retire son casque à Penthésilée pour découvrir un visage qui égale la beauté des Immortelles : « car une déesse la rend belle jusque dans la mort, Cypris, compagne à la belle couronne du puissant Arès, et cela pour accabler de douleur (ἀκαχήσῃ) le fils de l’irréprochable Pélée ». Ἀκαχίζω, le verbe, très rare chez Homère, bien plus fréquent chez Quintus, est formé sur un redoublement qui renforce sa valeur mais qui contribue aussi à renforcer, en cette fin du livre 1, le jeu d’écho entre le vocabulaire de l’ἄχος et le nom d’Achille40. Aux vers 718-719, regardant la « charmante vigueur » (ἐρατὸν σθένος) de la vierge étendue devant lui, « le fils de Pélée ressent une lourde souffrance » (μέγα δ’ ἄχνυτο Πηλέος υἱός). On pourrait remarquer que c’est le terme ἄχος plus que le terme πένθος qui sert à dire la douleur ressentie par Achille. Mais surtout, en découvrant le visage de l’Amazone, Achille découvre, en son double féminin, le rapport ambigu qui l’associe à une souffrance dont il est irrémédiablement porteur. Achille ne peut découvrir l’amour que dans le deuil, un deuil dont il est, comme Penthésilée, la victime autant que la cause. Penthésilée disparue, les Achéens pourront entonner un chant à la gloire d’Achille (Ἀχιλῆα… κυδαίνοντες)41, c’est encore le nom de la douleur (ἄχος) redoublée que l’on entend dans la suite des mots qui décrivent la procession des Achéens louant leur héros : ἀϕίκοντο / Aἰακίδην Ἀχιλῆα…42
Dans les Posthomériques, pour que la Muse apparaisse, il faudra d’abord qu’Achille meurt et que le deuil soit à son comble. Alors, seulement, les Muses apparaîtront dans le poème, pour entonner, le cœur lourd de chagrin, le chant funèbre et pleurer Achille :
Autour du mort (νέκυν), même ces Immortelles, toutes ensemble, se lamentent (στενάχοντο). Les rives (ἀκταί) de l’Hellespont résonnent (περίαχον) de leurs voix et la terre (χθών) est toute baignée de larmes (δάκρυσι) autour du corps de l’Eacide (νέκυν Aἰακίδαο). Les gens (‹λαοί›) redoublent leurs plaintes, tandis que, partout à la ronde, les armes, les baraques et les nefs sont maculées par les larmes des gens (λαῶν) en pleurs : un grand deuil (πένθος) s’élève.43
Les allitérations et le choix du vocabulaire travaillent à faire entendre l’écho des noms d’Achille et de Penthésilée : c’est ici la plainte qui « renomme » les héros. Peu après, avec un accent qui trahit une influence stoïcienne, les Muses inviteront Thétis à calmer son deuil en songeant aux poètes qui bientôt, à leur initiative, célébreront son fils. Une promesse certes, mais entre-temps la Muse n’a toujours pas été invoquée et les Posthomériques ont déjà commencé pour dire toute l’ampleur du deuil et du chagrin. Il faudra attendre le livre 12 pour que Quintus songe à invoquer l’aide des Muses, à l’heure de dire les noms des héros entrant dans le cheval de Troie : « Muses, dites-moi… » ; aussi bien, explique-t-il, « est-ce vous qui avez mis en mon âme tout ce poème, quand mes joues ne s’étaient point encore couvertes de duvet et qu’au pays de Smyrne… »44. Curieuse invocation ! Dans l’Iliade, le chant, si long soit-il, est présenté comme le résultat d’une inspiration momentanée – le moment de la performance – ; Quintus, lui, évoque le temps de sa jeunesse, lorsqu’il reçut son chant des Muses. Entre le moment même de la composition (« Muses, dites-moi… »), le passé du jeune poète et la promesse faite, à l’âge héroïque, par les Muses d’inspirer un jour les poètes, Quintus tisse une série de correspondances complexes qui méritent d’être mieux étudiées et qui prouvent que le poète a inventé, au moins, une nouvelle forme de poétique.
Bibliographie
Bouvier, D. (2002) – Le sceptre et la lyre. L’Iliade ou les héros de la mémoire, Grenoble.
Bouvier, D. (à paraître) – « Autorité et statut de l’épopée antique : le cas particulier des Posthomériques de Quintus de Smyrne aux XVIe et XIXe siècles », dans Payen P., Actes du colloque Les Autorités, Albi, octobre 2003.
Lucas, H. (1939) – « Das Dichterfragment auf der Schulvase des Duris », Philologische Wochenschrift 21, 590-592.
Monteil, P. (1963) – La phrase relative en grec ancien, Paris.
Mühlestein, H. (1987) – Homerische Namenstudien, Frankfurt am Main.
Nagy, G. (1994) – Le meilleur des Achéens, La fabrique du héros dans la poésie grecque archaïque, Paris.
Nagy, G. (2000) – La poésie en acte. Homère et autres chants, Paris.
Vian, Fr. (1963) – Quintus de Smyrne. La suite d’Homère, Paris, t. 1.
Autre abréviation :
DELG : P. Chantraine et al., Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, 1968-1980, 2 vol.
____________
1 Bouvier 2002.
2 On tend aujourd’hui à situer Quintus de Smyrne au IIIe siècle de notre ère, peut-être après le règne d’Alexandre Sévère (222-235). Un passage du livre 12 (306-313 ; cf. infra) invite à penser qu’il aurait vécu à Smyrne. Il est peut-être dangereux de céder trop vite à cette suggestion. On doit à Martijn P. Cuypers une excellente bibliographie sur Quintus de Smyrne, régulièrement mise à jour et présentée sur le web à l’adresse de l’Université de Leiden : http://www.gltc.leidenuniv.nl.
3 Je me permets de renvoyer à mon étude à paraître, signalée dans la bibliographie.
4 Arist.Po. 1451a.
5 Q.S.1.1-4 (je reprends en les retravaillant pour mon propos les traductions de Fr. Vian dans sa traduction des CUF).
6 Seules exceptions : Il.11.735 et 24.393. Voir Monteil 1963, 287.
7 Les autres exemples de l’emploi de εὖτε tendent à souligner l’originalité de cette première occurrence : Quintus n’admet l’asyndète en tête de phrase avec εὖτε dans sa valeur temporelle qu’en 3.386 et 14.582.
8 Od.22.182 et 24.147-149.
9 Nagy 1994, 114.
10 Q.S.1.9.
11 Q.S.1.15-18.
12 Nagy 1994, 129-130.
13 Certes, on attend une invocation aux Muses au début d’un nouveau chant, mais cette place n’est pas exclusive. Rien n’empêche l’aède d’interpeller la déesse dans le cours même de son chant ou de sa composition pour introduire un catalogue ou un nouveau moment de son récit, ou, plus simplement, pour rappeler la caution divine de sa parole (cf. Il.2.484 ; 5.703 ; 11.218-219 ; 299 ; 16.692). Sans manquer à son modèle, une suite de l’Iliade aurait donc parfaitement pu s’ouvrir sur une invocation qui aurait alors pris valeur d’invocation interne.
14 Voir Proc.Chr. 172 Severyns. Voir aussi Apollod.Epit.5.1-6.
15 A moins qu’il faille retenir l’hypothèse, peu convaincante, de Lucas (1939) qui lit le début de l’Ethiopide dans l’inscription de la coupe de Douris représentant une scène d’école (Berlin, Antikensammlung, F 2285).
16 Schol. T Il.24.804.
17 PLit. Lond. 6 (inv. 1873).
18 Q.S.1.21.
19 Pour une formulation analogue, cf. Q.S.3.490 (ἐνὶ ϕρεσὶ πένθος ἀέξων) ; 5.146 (ὅ δ’ αὖ μέγα πένθος ἀέξει) ; 7.405 (ἵνα οἱ μὴ πένθος ἀέξῃ θυμὸς ἐνὶ στήθέσσι) et Il.17.139.
20 Sur le modèle de l’adjectif τερψίμβροτος ; cf. DELG, s.v. πάσχω, § 3.
21 DELG, s.v. Ἀχιλλεύς et Nagy 1994, 94, où l’auteur montre que la signification du nom d’Achille est intrinsèque à la fonction qu’il joue dans le mythe et l’épopée.
22 Comme le suggère Mühlestein 1987, 184.
23 Il.24.706.
24 Il.24.708.
25 Il.24.740-742.
26 Comparer Il.24.708 avec Il.1.362 et 18.73.
27 Ainsi que, formés sur la même racine, les verbes ἱκάνω etἵκω (avec πένθος, cf. Il.1.254 et 7.124).
28 Q.S.7.252 ; employé avec ἄλγος, cf. 2.255 et 7.632 ; avec ἄχος, 12.405 et avec ϕόβος, 3.361.
29 Cf. 1.26 et aussi 2.19.
30 Cf. pour ἱκνέομαι, dans ce sens, Il.14.260 et 22.123 ; pour ἱκετεύω, Il.16.574 ; Od.7.292 ; 301 ; 15.277 ; 17.573 ; pour ἱκέτης, Il.21.75 ; 24.570.
31 Il.16.574.
32 Notre passage serait le seul où le verbe aurait ce sens : exception notable étant donné le nombre d’occurrences de ce terme dans les Posthomériques.
33 On trouve ἤλυθε chez Tz.Posthomerica 8 et 10 ; ϕυγεῖν chez D.S.2.46.5 ; tandis que l’idée est sous-entendue chez Apollod.Epit.5.1.
34 Tz. Posthomerica 10-15.
35 Q.S.1.62 : Λαοὶ δ’ ἀμϕεγάνυντο καὶ ἀχνύμενοι τὸ πάροιθεν.
36 Q.S.1.84-85.
37 Q.S.1.103-104.
38 Q.S.1.204.
39 Q.S.1.630-632.
40 Voir Q.S.1.671 ; 718.
41 Q.S.1.825.
42 Q.S.1.824-825.
43 Q.S.3.600-605. Pour le problème textuel posé par ce passage et l’éventuelle répétition du terme πένθος en 603 et 605, cf. Vian 1963, 119, n. 2.
44 Q.S.12.308-310.