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La lampe du philosophe

Sur l’épistémologie hellénistique dans le de lingua Latina de Varron

René AMACKER

Genève

Non solum ad Aristophanis lucernam, sed etiam ad Cleanthis lucubraui

(Varro ling.5,9).

L’influence de la pensée grecque dans le traité de lingua Latina de Varron est considérable. Une liste de cinquante auteurs grecs (et un carthaginois) étant fournie au début des trois livres des res rusticae (1,1,710) comme sources complémentaires, quelle longueur peut avoir eue celle des auteurs grammaticaux vraisemblablement donnée au début, perdu, du traité linguistique, qui comptait vingt-cinq livres ?1 Certes, dans les deux ouvrages Varron travaillait probablement en partie de seconde main2 ; néanmoins, sa culture grecque était évidemment très vaste.

Au point de vue du langage, son rapport à la science hellénistique, quoique ses sources soient perdues, est bien exploré3 ; ici, je voudrais seulement signaler que les auteurs grecs dont Varron s’est inspiré ont recouru à des arguments épistémologiques remarquables. Le lecteur admettra donc que là où je dis ‘Varron’, il faut comprendre ‘Varron ou sa source’. Il est aussi entendu que je ne me livre pas à une enquête philologique sur les sources du texte ; ce qui m’intéresse dans le traité de Varron, c’est la pensée qu’il nous transmet, que je considère pour elle-même, en la prenant au sérieux jusque dans ses expressions les plus étonnantes pour nous4.

Des nombreux éléments épistémologiques qui mériteraient d’être signalés, je n’en retiendrai que trois : (1) le point de vue naturaliste appliqué à la grammaire ; (2) le point de vue cognitiviste appliqué à la langue ; (3) le point de vue méthodologique appliqué à la dispositio du texte.

1. Introduction

« J’ai éclairé mes travaux à la lumière, non seulement d’Aristophane, mais aussi de Cléanthe », dit Varron au début du livre 5 du de lingua Latina, signifiant par là que son étude de l’étymologie suit non pas seulement l’enseignement de la grammaire alexandrine, mais surtout celui du stoïcisme. Cette profession d’allégeance philosophique n’est pas une déclaration cosmétique ; en effet, tout ce qui nous a été conservé du traité Sur la langue latine est placé sous l’égide des philosophes : les livres étymologiques (2 à 4, perdus ; 5 à 7, conservés) sont empreints du stoïcisme identifié par le nom de Cléanthe ; les livres morphologiques (8 à 10, conservés ; 11 à 13, perdus) opposent, sous la forme d’une controverse entre analogistes alexandrins et anomalistes stoïciens, des positions rapportées au grammairien Aristarque, d’un côté, aux philosophes Cratès de Mallos et Chrysippe, de l’autre ; enfin, pour la troisième partie de l’ouvrage (livres 11 à 25, perdus), Baratin montre que l’influence de la dialectique du moyen stoïcisme y était essentielle5.

Autant que possible, des références épistémologiques examinées, je signalerai la manière dont elles se présentent dans le texte et la cohérence qui les y caractérise.

2. Le point de vue naturaliste appliqué à la grammaire

De ce domaine complexe, je ne retiens que la notion d’analogie. L’origine en est géométrique, et remonte à la philosophie présocratique6 ; dès Aristote (EN1131a31), la valeur s’en est élargie hors du domaine mathématique, mais toujours dans le sens précis d’égalité entre rapports proportionnels (sous deux formes : a est à b ce que b est à c, ou a est à b ce que c est à d). Etant donné l’origine et le sens de cette notion, on ne peut que s’étonner de la voir élevée au rang de principe essentiel en matière de langage, à l’œuvre notamment dès la partie morphologique du traité de Varron. En effet, en grec le mot présente assez tard, pour autant que nous le sachions, le sens grammatical usuel, qui n’est d’abord attesté que par le latin :

[1] Analogia est uerborum similium declinatio similis (Varro ling. 10,74).

« L’analogie est la flexion semblable de mots semblables »,

puis, environ cent ans plus tard, par Aulu-Gelle, qui reprend la définition varronienne (Gell. 2,25,2). Peu avant l’antiquaire latin, Apollonios Dyscolos se sert du terme pour désigner, encore plus vaguement, la simple conformité à la règle (A.D.Synt.36.19-23 = p. 51,2-5 Uhlig).

Par ailleurs, l’usage du terme d’ἀναλογία s’étend assez tôt dans diverses disciplines, qui vont de la théorie de la perception, chez Platon (Pl.R.509d), à la physiologie, dans divers passages du corpus Hippocraticorum, comme le montre Siebenborn7 ; à cet égard, la grammaire n’est que l’une des dernières sciences qui se soient emparées de l’analogie.

Ce qui est intéressant, c’est qu’on trouve aussi chez Varron (ling.10,45) analogia au sens mathématique, dans les deux formes mentionnées par Aristote, mais qui remontent assurément à un auteur antérieur8. La suite du paragraphe donne des exemples tirés de la musique et de la médecine. Or personne, je crois, n’a remarqué que l’analogie à trois termes (coniuncta) est absurde dans notre domaine : il n’y a aucun sens à poser ‘legimus est à legitis ce que legitis est à legunt’ !

Le terme d’analogia semble avoir gardé assez longtemps, hors des mathématiques, une valeur naturaliste, que d’aucuns doivent avoir voulu préserver. En tout cas, notre texte critique (ling.9,34) l’usage métaphorique de la notion : contrairement à ce que disent d’aucuns, il n’y a pas une analogie naturelle (naturalis : « comme les lentilles naissent des lentilles, ainsi le lupin du lupin ») et une analogie délibérée (uoluntaria : la symétrie architecturale), mais la seule analogie authentique est la naturelle (car l’architecte est libre de ne pas suivre la symétrie). Conséquence :

[2] In hominum partibus esse analogias, quod eas natura faciat, in uerbis non esse, quod ea homines ad suam quisque uoluntatem fingat, itaque de eisdem rebus alia uerba habere Graecos, alia Syros, alia Latinos (Varro ling.9,34).

« [Ils disent] que, pareillement, il y a des régularités analogiques dans le corps humain, parce que c’est la nature qui le crée, mais qu’il n’y en a pas dans les mots, puisque les hommes les inventent chacun selon sa volonté, et que pour cette raison, à propos des mêmes choses, les Grecs ont certains mots, les Syriens en ont d’autres, les Latins, d’autres. »

La suite immédiate du texte introduit abruptement, au nom de l’auteur, la distinction entre les variations formelles délibérées (la dérivation) et naturelles (la flexion nominale et verbale), ce qui constitue, de toute évidence, un compromis dont les tenants et aboutissants doivent, dans le passage en question, être restitués conjecturalement. Pour l’essentiel, il pourrait s’agir de l’identification, de la part de penseurs grecs antérieurs, du caractère régulier de certains phénomènes langagiers avec le caractère naturel de certains phénomènes physiques, ceux que nous dirions relever de lois. Cette manière d’expliquer, par le biais de la régularité, l’application du concept de nature dans la langue, suppose donc que la règle linguistique, pour les penseurs en question, se comporte comme la loi naturelle. Or ce n’est pas du tout ce que dit le texte à la fin du paragraphe :

[3] Ego declinatus uerborum et uoluntarios et naturalis esse puto : uoluntarios, quibus homines uocabula imposuerint rebus quaedam, ut ab ‘Romulo’ ‘Roma’, ab ‘Tibure’ ‘Tiburtes’ ; naturales, [ut] ab impositis uocabulis quae inclinantur in tempora aut in casus, ut ab ‘Romulo’ ‘Romuli’ ‘Romulum’ et ab ‘dico’ ‘dicebam’ ‘dixeram’ (Varro ling.9,34).

« Pour ma part, je pense que les variations formelles des mots sont à la fois délibérées et naturelles : délibérées, celles au moyen desquelles les hommes ont donné certains noms aux choses (ainsi, sur la base de Romulus, le nom de Roma, de Tibur, le nom des Tiburtes [habitants de T.]) ; naturelles, ‹celles qui sont produites› à partir des noms une fois donnés qui se fléchissent en temps et en cas (ainsi, à partir de Romulus, le génitif Romuli, l’accusatif Romulum, et de dico, l’imparfait dicebam, le plus-que-parfait dixeram). »

Toutefois, la maladresse du texte varronien est telle qu’il faut peut-être supposer que le raisonnement a été tronqué et remanié, comme le suggère l’intervention soudaine et inattendue de l’auteur parlant en son propre nom. Du reste, Varron semble oublier qu’il a déjà exposé, au début du livre précédent (ling.8,21-22), l’opposition entre natura et uoluntas dans la variation formelle, mais dans la perspective différente de l’opposition entre individu (qui crée librement un dérivé) et collectivité (qui fléchit les mots selon ‘l’accord commun’)9.

Il y a toutefois peut-être une autre explication pour justifier l’emploi de natura en matière de morphologie ; elle passe par une application différente de l’analogie scientifique, qui fait du langage une propriété physiologique. Les stoïciens, dès Zénon, divisaient généralement l’âme humaine en huit parties, dont la faculté du langage10 ; Varron connaît cette théorie, qu’il mentionne peu avant le passage dont je suis parti :

[4] Quid ergo cum omnes animae hominum sint diuisae in octonas partes, hae inter se non proportione similes ? Quinque quibus sentimus, sexta qua cogitamus, septuma qua progeneramus, octaua qua uoces mittimus ? Igitur quoniam qua loquimur uoce oratio est, hanc quoque necesse est natura habere analogias (Varro ling.9,30).

« Et donc, puisque toutes les âmes des hommes sont partagées en huit parties, ces dernières ne sont-elles pas mutuellement semblables par un rapport proportionnel [c.à.d. une analogie] ? Les cinq par lesquelles nous avons des perceptions sensibles, la sixième par laquelle nous pensons, la septième par laquelle nous procréons, la huitième par laquelle nous prononçons des paroles ? En conséquence, puisque ce par quoi nous parlons est le discours [c.à.d. la langue], il est par nature nécessaire que ce dernier ait aussi des analogies. »

Pour le dire en termes saussuriens anachroniques, ce qu’il y a d’arbitraire, de délibéré, dans le phénomène linguistique (notamment le vocabulaire) échappe à l’analogie, c’est-à-dire à la régularité des lois naturelles ; mais ce qu’il y a de faculté innée relève bien de la nature et de ses lois. C’est la régularité grammaticale, notamment flexionnelle, qui est paradoxale dans cette perspective : comme fait de langue, elle ne saurait être naturelle, mais comme fait systématique, d’aucuns ont pu la dire soumise à des lois du type naturel. Varron aura embrouillé les choses en mettant sur le même plan des considérations générales – analogie scientifique, propriétés de la nature, en particulier humaine – avec des arguments proprement grammaticaux sur les régularités flexionnelles qui, si mon point de vue peut être retenu, ne sont dites ‘naturelles’ que par l’adoption d’un critère épistémologique extérieur dans la discussion linguistique.

La cohérence du point de vue dont Varron nous donne un aperçu peut-être mal digéré se constate au fait que le débat entre analogistes et anomalistes, tel qu’il nous le présente, recourt à toutes sortes d’arguments non linguistiques – du mobilier à la médecine en passant par l’art militaire et l’architecture, etc.11 – qui seraient tout à fait déplacés dans un traité grammatical, mais qui se justifient dans une perspective de philosophie du langage.

3. Le point de vue cognitiviste appliqué à la langue

Un seul passage retiendra mon attention ; il s’agit du paragraphe introductif dans lequel Varron justifie l’existence de la morphologie et de la dérivation par des arguments cognitifs présentés comme universels. Le texte est dense et mérite d’être cité en entier :

[5] Declinatio inducta in sermones non solum Latinos, sed omnium hominum utili et necessaria de causa : nisi enim ita esset factum, neque discere tantum numerum uerborum possemus (infinitae enim sunt naturae in quas ea declinantur) neque quae didicissemus ex his, quae inter se rerum cognatio esset, appareret ; at nunc ideo uidemus, quod simile est quod propagatum : ‘legi’ cum de ‘lego’ declinatum est, duo simul apparent, quodam modo eadem dici et non eodem tempore factum ; at si uerbi gratia alterum horum diceretur ‘Priamus’, alterum ‘Hecuba’, nullam unitatem adsignificaret, quae apparet in ‘lego’ et ‘legi’ (Varro ling.8,3)12.

« La variation morphologique a été introduite dans les langues, non seulement des Latins, mais de tous les hommes, pour des raisons d’utilité et de nécessité : en effet, si tel n’avait pas été le cas, non seulement nous ne pourrions pas apprendre un si grand nombre de mots (en effet, les éléments naturels pour l’expression desquels les mots varient formellement sont en nombre illimité), mais encore, sur la base de ceux que nous aurions appris, nous ne verrions pas quelle est la parenté mutuelle des choses ; en réalité pourtant nous la voyons, pour la raison que le produit est semblable ‹au mot de départ› : quand legi ‘j’ai lu’ est fléchi à partir de lego ‘je lis’, deux choses apparaissent simultanément, à savoir que, d’une certaine manière, la signification est la même, et que l’événement n’a pas lieu au même moment ; mais si, par exemple, l’une de ces idées s’exprimait par ‘Priam’ et l’autre par ‘Hécube’, cela n’ajouterait nullement l’unité de signification qui apparaît dans lego et legi. »

L’argumentation, par l’absurde, est remarquable à plus d’un titre. Les réflexions philosophiques qui la sous-tendent impliquent la conscience de ce que nous appelons le caractère systémique de la langue (que Grecs et Latins connaissaient surtout dans la declinatio13). Cette propriété, qui n’est que la restriction de l’arbitraire (la « motivation relative » de Saussure), est présentée comme une conséquence des limites de la mémoire et comme la contrepartie, au moins partielle, de la structure du monde. L’exemple choisi est remarquable à cet égard, tant il est vrai que les ‘positions’ de la morphologie sont fort abstraites ; l’auteur aurait pu, s’il avait voulu faciliter la tâche de son lecteur, choisir des exemples dans la dérivation : si l’on voit immédiatement que le cerisier est l’arbre qui porte des cerises, il faut apprendre que le chêne est celui qui porte des glands.

Mais l’exemple est plus pénétrant encore, en ce qu’il suppose que la langue hypothétique, dont tous les éléments seraient autonomes (et donc équipollents), formerait une immense nomenclature sans parties du discours ; c’est ce que montre, sans nul doute, la réduction de ces éléments à des noms propres14. De telles réflexions sont bien à leur place tout au début de la partie morphologique du traité ; elles sont par ailleurs en accord avec un enseignement du livre 6 rapporté à l’érudit Q. Cosconius, mais apparemment sans rapport direct avec elles pour Varron, quoique la tentation soit grande de les rapprocher tout de même.

Varron (ling.6,36-38) emprunte à Cosconius un calcul grossier mais impressionnant : mille verbes simples fournissent, avec dix préverbes et cinq cents formes fléchies et dérivées par verbe, une masse de cinq millions de mots, auxquels doivent s’ajouter probablement toutes les formes nominales qui ne sont pas issues d’un verbe (non signalées par Varron15). L’énorme quantité des formes qui proviennent par declinatio de mots élémentaires, qui sert d’argument dans le passage [5], se trouve ainsi expliquée. Cette explication, à son tour, semble dépendre de considérations épistémologiques ; du moins, juste après le décompte attribué à Cosconius, le texte compare la démarche de l’étymologiste à celle des philosophes atomistes :

[6] Democritus, Epicurus, item alii qui infinita principia dixerunt, quae unde sint non dicunt sed cuiusmodi sint, tamen faciunt magnum : quae ex his constant in mundo ostendunt. Quare si etymologus principia uerborum postulet mille, de quibus ratio ab se non poscatur, et reliqua ostendat, […] tamen immanem uerborum expediat numerum (Varro ling.6,39).

« Démocrite, Epicure ainsi que d’autres qui ont dit que les éléments premiers sont en nombre infini, sans dire d’où ils viennent mais ‹en précisant› de quelle nature ils sont, font malgré tout beaucoup : ils expliquent ce qui, dans l’univers, en est constitué. C’est pourquoi, si l’étymologiste devait demander que lui soient accordés mille éléments premiers des mots sans qu’on en exige de lui l’explication, et qu’il expliquât les autres mots [c’est-à-dire les formes fléchies et dérivées] […], il débrouillerait toutefois un nombre immense de mots. »

La comparaison, évidemment, ne porte que sur le point commun que constitue le fait d’expliquer beaucoup de termes composés en admettant peu d’éléments composants inexpliqués ; c’est cet aspect de méthodologie générale qui m’intéresse ici, et son caractère inhabituel (en effet, la comparaison ordinaire, au niveau des données étudiées, fait des ‘lettres’ le parallèle des atomes16).

4. Le point de vue méthodologique appliqué à la dispositio du texte

Les observations conservées de Varron sur le plan général qu’il suit reposent sur une tripartition de la langue, qu’il dit naturelle, prévoyant d’abord l’attribution de noms aux choses, puis la variation morphologique, enfin la combinaison des mots entre eux pour l’expression de la pensée (ling.8,1). Dans la perspective du présent article, cette dispositio n’appelle pas de commentaire. En revanche, au début de la partie conservée, Varron recourt à l’autorité de Pythagore pour justifier un principe initial binaire opposant l’état au mouvement, sur la foi duquel il introduit, d’une manière un peu obscure, une quadripartition, tout aussi primordiale, servant au classement des choses et des mots dont il s’apprête à donner l’étymologie :

[7] Pythagoras Samius ait omnium rerum initia esse bina ut finitum et infinitum, bonum et malum, uitam et mortem, diem et noctem. Quare item duo status et motus ***17. Quod stat aut agitatur, corpus ; ubi agitatur, locus ; dum agitatur, tempus ; quo[d] est in agitatu, actio18. […] Igitur initiorum quadrigae locus et corpus, tempus et actio. Quare quod quattuor genera prima rerum, totidem uerborum (Varro ling.5,11-13).

« Pythagore de Samos dit que les principes de toutes les choses vont par deux, par exemple le limité et l’illimité, le bien et le mal, la vie et la mort, le jour et la nuit. C’est pourquoi, pareillement, il y a deux ‹principes›, le repos et le mouvement [lacune]. Ce qui est en repos ou en mouvement, c’est le corps ; le lieu où il est en mouvement, c’est l’espace ; le moment où il est en mouvement, c’est le temps, le mouvement dans lequel il se trouve, c’est l’action. […] Le quadrige des principes est donc formé de l’espace et du corps, du temps et de l’action. C’est pourquoi, puisqu’il y a quatre classes initiales de choses, il y en a autant de mots. »

Il est assez surprenant de voir Varron recourir à l’argument méthodologique de la classification des choses après qu’il a déjà précisé son plan, selon lequel il abordera d’abord (au livre 5) l’explication des mots désignant le lieu et ce qui s’y trouve, puis (au livre 6) celle des mots désignant le temps et ce qui s’y passe. La quadripartition retenue relie assez clairement l’espace et le corps à l’état, le temps et l’action au mouvement ; autrement dit, il s’agit d’une analyse plus poussée d’une bipartition ‘pythagoricienne’, fournissant le cadre spatio-temporel où se trouvent les corps physiques et où se produisent les actions de ces corps. Il y a là, de toute évidence, le fruit d’une réflexion philosophique que les spécialistes du langage ont adoptée en vertu du parallélisme qu’ils admettaient entre le monde (ici : le classement des choses en quatre catégories) et la langue (ici : la répartition des mots selon les mêmes catégories physiques, pour justifier le plan retenu)19.

L’aspect épistémologique des bipartitions pythagoriciennes dont le texte fait son point de départ se trahit, à mon sens, par le fait qu’elles couvrent les différents domaines du savoir : les mathématiques par le limité et l’illimité ; la morale par le bien et le mal ; l’anthropologie, ou peut-être la psychologie, par la vie et la mort ; l’astronomie par le jour et la nuit. Dans ce cadre, le repos et le mouvement peuvent correspondre encore à l’astronomie ou, plus généralement, à la physique.

5. Bilan

Les points que j’ai brièvement examinés n’épuisent pas les affleurements épistémologiques dans le traité de Varron, mais ils sont assurément au nombre des plus frappants. Ils montrent, par delà les modalités différentes de leur introduction dans le texte et la manière dont Varron les met à profit, une indéniable cohérence doctrinale, que je tâcherai de saisir dans la formule suivante, dont je ne me dissimule pas le caractère réducteur : le de lingua Latina se nourrit d’une philosophie éclectique (de Pythagore aux stoïciens en passant par Epicure), qui s’attache en priorité aux aspects naturels du langage, dont la théorie semble avoir été développée, autant que possible et à tort ou à raison, dans les cadres propres aux sciences de la nature ; même ce qu’on peut attribuer à des réflexions sur le caractère systémique de la langue gravite autour de ce naturalisme linguistique, à cause du rapport que ces réflexions ont à la mémoire et à la structure du monde.

J’avais remis depuis près de six mois mon texte aux responsables de ces Mélanges quand j’ai pu prendre connaissance de l’article de Jean Lallot intitulé « Les philosophes des grammairiens. Les allusions aux philosophes dans les textes grammaticaux grecs de la tradition alexandrine » (in : Raffaella Petrilli & Daniele Gambarara, Actualité des anciens sur la théorie du langage, Münster, 2004, p. 111-127), dont les conclusions, fondées sur les mentions explicites que les auteurs considérés font des philosophes, n’entraînent aucun recoupement avec mon analyse. En effet, les textes effectivement concernés que Lallot a examinés sont de beaucoup postérieurs à Varron, et marquent tous, à part de très rares mentions d’Apollonios Dyscolos, une attitude beaucoup plus réservée, voire dédaigneuse, à l’égard des philosophes que ne fait le de lingua Latina. [Adjonction communiquée le 6 novembre 2004.]

Note complémentaire. – Il est peut-être bon que je dise sur quoi porte essentiellement mon désaccord avec Dahlmann (cf. ma note 12). Interpréter naturae, dans le texte [5], comme les Wortbildungen (ce qu’il fait dans son édition, p. 54) me semble bien peu vraisemblable ; d’une part, en effet, le sens de ‘choses’ (cf. ma note 14) paraît immédiatement conforme à la position épistémologique que je tente d’élucider ; d’autre part, le philologue allemand se fonde sur l’idée que natura est ici pour natura secunda, selon son analyse de Varro ling. 8,1, laquelle ne me convainc pas davantage : il interprète natura comme un nominatif, alors qu’en revanche je crois que ce mot est à l’ablatif et signifie ‘par nature’ (le texte disant selon moi que tout rejeton est ‘naturellement second’, par rapport à sa souche), ce qui ruine la construction du savant commentateur.

Bibliographie

Amacker, R. (1991) – « Science et conscience de la langue dans l’étymologie varronienne », Cahiers Ferdinand de Saussure 45, [1992], 21-49.

Baratin, M. (1989) – La naissance de la syntaxe à Rome, Paris.

Dahlmann, H. (1932) – Varro und die hellenistische Sprachtheorie, Berlin.

Hülser, K. (1987) – Die Fragmente zur Dialektik der Stoiker, vol. 2 Stuttgart.

Siebenborn, E. (1976) – Die Lehre von der Sprachrichtigkeit und ihren Kriterien.

Studien zur antiken normativen Grammatik, Amsterdam.

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1 De manière analogue, Pline l’Ancien (Plin. nat. praef. 17) dit avoir lu environ deux mille volumes de cent auteurs latins et grecs pour en tirer les vingt mille données réunies dans son encyclopédie.

2 Certaines des maladresses qui se rencontrent dans le texte proviennent, à mon sens, d’une source mal comprise ou mal résumée.

3 Cf. Dahlmann 1932.

4 Cf. Amacker 1991.

5 Baratin 1989, 202-252.

6 Cf. la synthèse de Siebenborn 1976, 56-67 ; la distinction des proportions arithmétique, géométrique et harmonique est acquise dès Archytas (frg. B2 Diels-Kranz).

7 Siebenborn 1976, 59-62.

8 Aristote se sert comme allant de soi des qualificatifs διῃρημένη et συνεχής (EN 1131a 32-33), traduits par Varron (ling. 10,45) deiunctum et coniunctum (‘disjoint’ et ‘conjoint’).

9 L’emploi de natura dans le débat sur l’origine du langage ou des langues est trop différent pour que je le fasse intervenir ici.

10 Cf. les témoignages réunis par Hülser 1987, 466-477.

11 Varro ling. 8,28-30 et 9,13. 23-30 (ce dernier passage avec une insistance remarquable sur le domaine de la nature).

12 Le manuscrit ajoute et in Priamus Priamo, qui me paraît être une interpolation. – Dahlmann, dans son édition du livre 8 (Hermes Einzelschriften 7, 1940), établit et interprète différemment le texte, sans me convaincre. Voir Note complémentaire.

13 Cf. Dahlmann 1932, 13.

14 Il se pourrait que l’emploi de naturae au pluriel dans [5] – emploi rare, qu’on ne trouve qu’une autre fois dans le traité de Varron (ling. 10,28) – soit une trace de l’original : ϕύσεις pour ‘êtres’ ou ‘choses’ paraît moins exceptionnel en grec qu’en latin.

15 A supposer que uerbum signifie bien ‘verbe’, et non pas simplement ‘mot’, auquel cas les cinq millions de formes seraient le total des termes significatifs de la langue.

16 Cf. Lucr. 1,814-827. 907-914.

17 Leonhard Spengel a comblé la lacune par ‹utrumque quadripertitum› ; le passage des bipartitions pythagoriciennes à la quadripartition qui suit, et l’abandon de motus pour agitatus me font supposer que la lacune est plus importante.

18 La correction de quod en quo me paraît s’imposer (elle permet de conserver le même sujet pour les quatre parties de la phrase). – Je saute l’exemple qui clôt le paragraphe 11 ainsi que le début du paragraphe 12, dont l’interprétation me porterait trop loin, d’autant que le texte me paraît suspect ; on y saisit néanmoins deux thèses, l’une selon laquelle « presque tout est partagé (ou distribué) en quatre », l’autre que les quatre principes (espace et corps, temps et action) n’existent pas les uns sans les autres.

19 « Es liegt hier […] eine Harmonisierung der pythagoreischer Lehre mit einer anderen, und zwar der stoischen vor » (Dahlmann 1932, 37).