Quelques notes sur la religion1
Après avoir enseigné certains chapitres de l’histoire des religions pendant la majeure partie de ma vie, fait des recherches et publié quelques pages sur la religion grecque ancienne, j’ai éprouvé le besoin de penser librement, affranchi de la discipline universitaire et des contraintes de l’érudition. J’ai toujours abordé des problèmes limités, bien circonscrits, pour tenter de les traiter avec rigueur ; au cours de ce travail je me suis pourtant posé des questions plus générales, m’interrogeant sur la nature de la religion, sur ses fondements, sur ce qu’elle apporte aux sociétés comme aux individus. Cette réflexion fut constante, bien qu’elle soit restée muette. Je voudrais la reprendre, la poursuivre et lui donner une expression écrite, même si elle n’aboutit pas à l’élaboration d’un système doctrinal cohérent.
J’ai abandonné depuis longtemps les spéculations théoriques où je m’engageais à la fin de mon adolescence et j’ai pris l’habitude de fonder l’exercice de la pensée sur des informations. Je me suis imposé la discipline de considérer seulement, dans mes travaux destinés à une publication, les informations que je collectais moi-même en étudiant des textes et des documents antiques. Cela ne m’a pas empêché de lire nombre d’ouvrages consacrés à l’étude des principales religions du monde, ainsi que les traductions des grands textes auxquels elles se réfèrent. Je cherchais à situer les pensées, les sentiments et les comportements religieux helléniques parmi d’autres faits comparables, même s’ils sont différents ; ces lectures m’incitaient en outre à poser aux textes grecs des questions auxquelles je n’aurais pas songé d’emblée. Il est évident qu’elles ont aussi nourri la réflexion que je menais sur la nature des religions, celle peut-être de la religion. […]
Ensembles de conduites, de sentiments et de pensées, les religions sont des institutions présentes chez des peuples très nombreux. On court le risque de se tromper en les caractérisant brièvement l’une après l’autre car elles sont complexes ; celui de se tromper encore si l’on parle d’elles toutes en termes généraux car elles diffèrent entre elles. Elles donnent pourtant lieu à quelques observations. Chacune à sa façon, les religions indiquent aux individus comment ils doivent se conduire les uns à l’égard des autres et tous à l’égard du monde, en considération de réalités dont elles révèlent l’existence et qu’elles tiennent pour essentielles. Ce faisant, elles permettent aux individus d’échapper à la précarité, au changement constant des choses et à la fuite du temps ; elles les aident à s’orienter, à opérer des choix, à agir pour trouver, dans un sentiment de plénitude ou d’accomplissement, l’assurance d’une participation à cette chose mystérieuse, dissimulée dans le monde des apparences ou qui se manifeste en lui. Pour parler de cette chose difficile à concevoir, les religions recourent souvent à des noms signifiant « dieu », qu’elles les emploient au singulier ou au pluriel, au masculin, au féminin ou au neutre. Elles en suggèrent la présence ou l’activité, en usant d’images et de symboles énigmatiques aux yeux de l’observateur étranger. Pour éviter d’avoir à répéter « le dieu, les déesses, la divinité ou Dieu », en me référant à plusieurs religions d’une manière générale, je parlerai de réalité divine ou de divin, sans préjuger de l’unité ou de la pluralité du divin, de son caractère personnel ou impersonnel et sans le réduire à nulle idée abstraite.
La réalité divine, les phénomènes où elle se manifeste avec le plus d’éclat, les symboles qui la suggèrent inspirent à ceux qui les perçoivent un sentiment complexe où l’attirance et la retenue, les impressions de familiarité et d’étrangeté, de proximité et d’éloignement, de crainte et d’attirance s’associent à un profond respect. Ce sentiment trouve son expression dans une attitude, il suscite des comportements. Lorsqu’ils ne sont pas simplement identifiés à la réalité divine et désignés par un des substantifs qui la nomment, les objets d’un tel sentiment sont qualifiés par des adjectifs que l’on traduit habituellement en utilisant le mot « sacré ». Il est permis de recourir à cette traduction, à la condition d’en reconnaître le caractère approximatif. L’objet sacré possède un ensemble de qualités, complexe même s’il est cohérent ; or toutes les civilisations n’analysent pas cet ensemble de la même manière ; certaines d’entre elles distinguent en lui des sous-ensembles et appliquent aux objets sacrés plusieurs adjectifs, évoquant la sacralité sous des aspects différents. D’autre part, toutes les cultures n’opposent pas également le sacré au profane ; ignorant la notion de profane, certaines d’entre elles distinguent simplement les choses les plus sacrées de celles qui le sont moins. De fait, il est malaisé de préciser en quoi consistent les qualités de l’objet sacré ; nous nous contenterons de constater : le sacré inspire aux hommes les sentiments dont nous avons parlé.
Le sacré est donc proche du divin mais il en est distinct. Que les hommes tiennent le divin pour un ou pour multiple, ils lui attribuent une existence propre, tandis que le sacré existe seulement à leurs yeux dans les objets qui en sont revêtus. Tel que nous l’employons substantifié, le mot « sacré » s’applique à une notion abstraite, celle d’une qualité commune à des choses diverses, alors que le mot « divin » nomme un ou plusieurs êtres concrets, seraient-ils mystérieux. L’homme rencontre pourtant l’objet sacré sur une voie qui peut le conduire à l’aperception de la réalité divine ; l’objet sacré peut lui annoncer cette réalité, lui en signaler la présence ou la proximité. C’est pourquoi l’objet sacré suscite dans le cœur de l’homme des sentiments voisins de celui que le divin même lui inspire.
Sous leur emprise, l’homme adopte des conduites de deux types. Les premières concernent l’objet sacré d’une manière spécifique. Elles visent à plusieurs fins et le font parfois simultanément :
a) Protéger l’objet sacré, en éviter l’usure ou la dégradation.
b) Protéger les hommes des effets néfastes que cet objet menace de produire.
c) Faire en sorte que la communauté tire profit des effets bénéfiques qu’il est capable d’exercer.
d) Utiliser l’objet sacré pour atteindre le divin au-delà de lui. Etablir ainsi un lien entre la réalité divine et la communauté des hommes, sans abolir la distance qui doit les séparer, pour que le divin ne soit pas outragé et pour que cette communauté prospère.
Pour atteindre leurs objectifs toutes ces conduites mettent en œuvre des mécanismes difficilement analysables, différents de ceux qui confèrent leur efficacité aux actions humaines ordinaires. Nous les appellerons conduites rituelles.
Les autres conduites inspirées par le sentiment religieux se laissent moins bien délimiter. D’une manière plus ou moins forte selon les individus, il agit sur leur vie entière et trouve son expression dans tous leurs comportements. Ceux-ci visent des résultats précis : par eux, l’homme se procure de la nourriture, des vêtements, ou d’autres avantages matériels. Ils trouvent leur intelligibilité dans ces aboutissements. Or le sentiment religieux pousse l’homme à faire des choix parmi les actions qui lui permettraient de produire des effets de cette espèce. Evitant celles d’entre elles qui lèseraient certains êtres ou certaines choses, il s’efforce de se mettre en accord avec la réalité divine, de ne point perturber l’ordre que le divin maintient dans l’univers et de s’y faire une place. Les conduites ainsi choisies caractérisent la manière d’être d’un individu, le type de rapports qu’il entretient avec autrui dans le monde et à l’intérieur de la société. Nous les appellerons conduites morales.
La perception des choses sacrées, le sentiment que l’homme éprouve en leur présence, les conduites rituelles et morales que ce sentiment lui inspire, les croyances et les pensées qu’il leur associe, tout cela constitue ce que nous appelons religion, même si tous les peuples ne possèdent pas un mot unique équivalent au nôtre, pour nommer cet ensemble. L’usage de cette notion n’est pas illégitime car nous pouvons observer des phénomènes du genre que nous évoquons dans les sociétés humaines, à des époques et dans des lieux très nombreux. Si tous les peuples ne les désignent pas comme nous le faisons, cela peut tenir à deux raisons. Ces phénomènes étant nombreux, certaines langues les répartissent en plusieurs catégories et usent de noms différents pour les situer dans cette classification. Comme ces phénomènes sont la manifestation d’un sentiment qui influence parfois tous les actes d’une communauté, les membres de celle-ci n’ont pas de mot pour distinguer des conduites religieuses dans l’ensemble de leurs comportements.
Réalité vécue, faite de sentiments, de comportements que ces sentiments inspirent, des croyances dans lesquelles ils se projettent et se précisent, la religion trouve sa source dans l’individu mais celui-ci naît et se forme à l’intérieur d’une société. Dès leur apparition, cette société façonne les sentiments qui animent personnellement chacun de ses membres ; elle lui fournit des mots et des modèles de conduites pour les exprimer ; elle en influence le développement. Ainsi, phénomène social, la religion trouve sa source dans une tradition. La tradition véhicule des règles rituelles et des règles morales, la connaissance de lieux et d’objets sacrés, un jeu d’images propres à signifier le divin. Sans elle, la religion n’aurait ni forme ni substance mais elle n’aurait pas de vie sans l’individu qui éprouve des sentiments, en présence des objets sacrés et dans l’approche de la réalité divine. Dans ses traditions, la société conserve le souvenir d’expériences vécues par les hommes d’autrefois ; elle les fait connaître à ses enfants. Toutefois, d’abord façonnées par la tradition, les expériences de chacun d’eux s’enrichissent ensuite et se modifient au cours de leur vie, sous l’influence des événements politiques ou culturels auxquels ils assistent. La société inscrit certaines de leurs expériences nouvelles dans sa tradition, si bien que la religion évolue.
La religion est donc le lieu d’une relation dialectique entre le personnel et le social. Dans cette dialectique tous les individus ne jouent pas un rôle égal. Certains vivent les sentiments religieux avec plus d’intensité que les autres, les analysent avec plus de pénétration, les expriment avec plus de force. Ils innovent en matière de comportements rituels ou moraux, et créent des paroles nouvelles pour évoquer la réalité divine. Il arrive que la tradition intègre quelques-unes de leurs inventions ; parfois même, elle garde un souvenir de leur personne et sacralise leur image : il y a des auteurs inspirés, des prophètes ou des saints.
La religion concerne tous les individus ; cependant, comme les religions sont très complexes, la plupart des sociétés affectent certains de leurs membres à la conservation, à l’enseignement, à l’exégèse des croyances traditionnelles ou à l’accomplissement des rites : il y a des prêtres, des officiers sacerdotaux dont les fonctions peuvent être diverses et les rangs inégaux. Faisons une autre observation : les religions sont toujours solidaires d’une société ; mais elles n’y occupent pas toutes la même place. Il arrive que la communauté religieuse et la communauté civile coïncident. Les croyances sont transmises, les rites sont pratiqués à l’intérieur de la famille ou de la tribu, de la commune ou de la cité. Des magistrats célèbrent les actes du culte ; s’il y a des prêtres, ils agissent au nom des groupements constitutifs de la société commune. Il arrive au contraire qu’une communauté religieuse se constitue ou se développe en marge des institutions officielles ; indépendante des autorités publiques, elle a son propre clergé, ses propres organes, ses propres dirigeants. Dans les cas extrêmes, on assiste à une séparation de l’église et de l’Etat. L’histoire nous fait connaître de nombreuses situations intermédiaires entre celles que je viens de caractériser.
Il faudrait développer longuement tous les points que j’évoque ici schématiquement ; sur chacun d’entre eux, nuancer mes propos, envisager les nombreuses difficultés que je passe sous silence. Je me contenterai de proposer quelques brèves observations. […]
Les religions n’honorent pas seulement un ou plusieurs êtres divins ; elles connaissent aussi des êtres d’un autre rang, plus accessibles, qui servent souvent d’intermédiaires entre l’homme et la divinité. Certaines cultures semblent même ignorer les grands dieux et situer seulement au-dessus des hommes des puissances plus proches d’eux ; locales, elles influencent des phénomènes limités, tandis que les dieux sont universels quel que soit le degré de leur spécialisation. On les appelle parfois esprits ou génies mais il n’est pas toujours facile de les distinguer des dieux. Ils possèdent avec eux des caractères communs. Comme celle des dieux, leur présence s’impose à l’esprit de hommes ; ils échappent à nos sens, résidant au-delà des choses apparentes, bien qu’ils les influencent et se manifestent en elles ; leur existence se perpétue sur la terre, bien au-delà de celle des mortels.
Une école spirituelle peut enseigner le moyen d’échapper à la précarité de tout ce qui vit dans le temps, pour accéder à la plénitude, mais ne se référer à nul être divin. Certains maîtres bouddhistes parlent simplement d’un éveil ; d’un état de lucidité, momentané mais décisif, sans attribuer d’objet définissable à la lucidité que l’éveil leur procure. On observera toutefois que, si le fondateur du bouddhisme ne parle pas de dieux et si les anciens disciples de Shâkyamuni ne l’ont pas divinisé, le Mahâyâna évoque très tôt plusieurs bouddhas distincts du bouddha historique et leur reconnaît à tous une bouddhéité commune. Cette réalité spirituelle, immanente à tous les êtres mais que seuls les éveillés perçoivent avec clarté, s’apparente à un absolu, proche d’un être ou d’un état divin, même si les sages veulent ne rien affirmer à son propos.
Ainsi, qu’ils emploient des singuliers ou des pluriels, des tournures personnelles ou impersonnelles, des formules positives ou des formules négatives, il me semble que tous les peuples recherchent une permanence au-delà de ce qui passe, sujet à la destruction ; permanence d’une réalité mal définissable, substantielle ou peut-être non-substantielle, que l’on devine lentement, que l’on perçoit peut-être par éclair, au-delà de ce qui paraît dans le monde et dans le flux de notre conscience. Parmi les religions que j’ai un peu étudiées, celles qui donnent les images les plus élaborées de cette présence mystérieuse se réfèrent à des dieux. C’est pourquoi je porte d’abord mon attention sur ce que j’appellerai par commodité la réalité divine ou le divin.
Je ferai pourtant d’emblée une autre observation. Le changement et la disparition n’affectent pas seulement les choses extérieures à l’homme ; ce n’est pas seulement dans et au-delà du monde qu’il éprouve le besoin de trouver une permanence. Ses pensées, ses sentiments, ses désirs et ses émotions se transforment dans le cours du temps et le font parfois brusquement ; la conscience qui évolue paraît finalement s’évanouir. Dans le cours de ces changements intérieurs, l’homme s’interroge sur ce qui constitue son identité, sur ce qui assure la continuité de sa personne ; il se demande aussi ce qu’il advient de sa conscience après la destruction du corps. Tous les peuples n’apportent pas les mêmes réponses à ces questions ; ils ne semblent même pas leur vouer tous une attention égale. Dans la grande diversité de leurs croyances, nous observons toutefois le fréquent retour de deux grands thèmes. 1°) Il existe une relation, voire une parenté entre les principes qui assurent la permanence de la personne et ceux qui fondent celle de l’univers ou, en d’autres termes, entre l’âme et le divin. Deux conséquences semblent parfois résulter de cette parenté : a) quelque chose de quasi divin réside dans le cœur de l’homme ; b) la réalité divine possède une intériorité ; elle est consciente, à sa façon. 2°) Après la mort et la dissolution des corps, des rapports nouveaux, parfois plus étroits que durant la vie terrestre, s’établissent entre les âmes et le divin. Une part importante de l’activité religieuse vise à exprimer cette relation de l’âme et du divin, à en assurer la permanence et à la renforcer. Je reviendrai sur ce point.
Une chose paraît d’abord évidente à qui considère les religions polythéistes. Leurs dieux incarnent les puissances auxquelles les hommes se sentent assujettis, qui leur imposent des règles, favorisant leur existence ou la menaçant selon que ces règles sont ou non respectées. Ces puissances sont en premier lieu naturelles ou cosmiques. De nombreux peuples honorent un dieu-soleil ou d’autres dieux sidéraux ; un dieu-ciel, une déesse-terre, un dieu de la pluie ou de l’orage, par exemple. Ce sont en second lieu des puissances moins immédiatement visibles mais clairement sensibles dans leurs effets, divinités assurant généralement le développement de la végétation ou plus spécifiquement celui de plantes importantes, telles que le maïs, le blé ou la vigne ; divinités qui pourvoient à la reproduction, à la croissance et à la prospérité des espèces animales, qu’elles soient sauvages ou domestiques ; qui pourvoient aux accouplements, aux naissances et à la santé dans l’espèce humaine. Ce sont en troisième lieu des puissances sociales. Certaines divinités incarnent ou symbolisent les grandes communautés dont la vie des individus dépend, qui les protègent, leur imposent des devoirs et des lois, c’est ainsi que des tribus, des cités ou des Etats se trouvent parfois divinisés mais un autre type de divinités sociales me paraît plus important. Elles symbolisent les grandes activités qui définissent les sociétés civilisées, les événements ou les situations qui font le bonheur ou le malheur des collectivités humaines, les grandes règles qui s’imposent aux individus quand ils vivent à l’intérieur d’une communauté. C’est ainsi que nous rencontrons des divinités inventrices et protectrices de la chasse, de l’agriculture et de différents artisanats ; des divinités de la paix ou de la guerre, des divinités de la justice et de la souveraineté. Toutes ces choses ont été signalées maintes fois. Les auteurs du passé qui ont élaboré de grandes théories sur l’origine et l’évolution des religions ont mis tantôt à la première place les divinités solaires ou astrales, tantôt les divinités de la terre et de la végétation, tantôt des puissances sociales […]
L’homme sait depuis longtemps que le soleil provoque l’évaporation de l’eau des lacs et des mers, que celle-ci forme des nuages dans le ciel ; que les nuages fondent en pluie, que les pluies gonflent les rivières et les font déborder ; toutefois, comme tous ces phénomènes échappent à son contrôle et entraînent des effets sans commune mesure avec ceux que ses actes produisent, ils les tient pour la manifestation de forces mystérieuses dont il n’a pas la perception immédiate. Il associe parfois des forces de cette sorte au tonnerre et à l’éclair, tel qu’il jaillit, d’une façon que l’homme comprend mal, dans un ciel obscurci par les nuages. Frappés par ces événements inquiétants, propres à influencer leur destinée, plusieurs peuples ont conçu l’idée d’un esprit ou d’un dieu spécifique qui en serait l’auteur. De cet esprit ou de ce dieu, ils donnent des images différentes ; ils n’en parlent pas tous de la même façon ; mais ils partagent tous la conviction de son existence […]
Anat incarne une générosité brutale et joyeuse, un élan vital qui pousse à la lutte comme il incite au plaisir et à la génération. Céleste, capable de se mouvoir rapidement partout dans le monde, elle agit dans le sol où elle produit ce qui doit être une source de bien-être. Elle s’associe à l’accouplement des animaux, à la naissance de leur progéniture. Telle est la sœur de Baal, son amie passionnée, son alliée et sa complice.
La considération de ses adversaires et celle de son alliée nous aident ainsi à préciser les traits du dieu Baal. Il occupe une place importante dans la religion des gens d’Ougarit ; à leurs yeux, il joue un rôle majeur dans le monde où il remplit des fonctions complexes mais cohérentes.
Maître de l’éclair, c’est un dieu céleste ; il n’est cependant pas fixé à la voûte des cieux. Il possède une résidence sur les hauteurs du Sapon ; or la montagne est un lieu médian ; elle appartient à la terre et touche au ciel. Du haut de ses nuages, Baal lui-même déverse une pluie qui tombe sur le sol, unissant ainsi le ciel à la terre. Source des eaux qui la fertilisent, source de vie, il n’est pas étranger à la croissance de la végétation. Il est le collaborateur de sa sœur et amie, la Anat des champs.
Dieu des eaux douces, tourné vers la terre qu’elles irriguent, il s’oppose à Yam, le dieu de la mer immense ; le dieu des ondes mouvantes et tourmentées où les pêcheurs cherchent leur proie, où les marins naviguent dangereusement ; le dieu des vagues qui déferlent sur les côtes et les érodent. Impropre à la culture, ce vaste domaine doit être limité, cette force redoutable doit être contenue ; tel est le sens du conflit de Baal et de Yam. Sur ce point, il faut pourtant éviter une erreur. Baal ne coïncide pas avec l’orage ; la foudre et le tonnerre sont une de ses manifestations les plus spectaculaires aux yeux des hommes ; ils constituent un signe de sa présence, un symbole de sa divinité. De même Yam ne coïncide pas avec la mer ; son immensité, son amertume, ses mouvements sont aussi une manifestation, un signe, ils constituent le symbole d’une puissance ou d’un être divins. Il ne faut pas voir dans le conflit de Baal et de Yam la figuration d’un événement naturel ou historique. Pour l’interpréter, il ne faut pas imaginer le déferlement des eaux qui usent la rive, emportent des fragments de terre vers le large, ni de fortes falaises arrêtant les vagues qui se brisent sur leurs rochers. Il ne faut pas chercher le souvenir de quelque passé où des peuples établis sur un territoire auraient repoussé des envahisseurs débarquant de leurs vaisseaux. Baal et Yam ne sont ni l’orage ni la mer mais des puissances qui en fondent l’existence, qui les produisent ou les animent. Leur conflit est, dans la culture qui en a conçu le récit, le symbole d’une dialectique inhérente à la réalité divine.
Chaque année, les champs se couvrent d’un tapis de verdure puis se dessèchent ou se dénudent ; les feuilles croissent puis se détachent des branches et s’envolent ; les plantes ont des fleurs, leurs fruits mûrissent et tombent. L’activité végétale est discontinue ; elle connaît des périodes de repos. Pour un peuple d’agriculteurs, c’est une sorte de nécessité : les fruits cueillis, les prés fauchés, les récoltes faites, il faut que la terre retrouve la force de produire. Pour de nombreuses civilisations comme pour celle d’Ougarit, l’essor de la végétation est l’effet ou le signe d’une activité divine ; pour suggérer cette activité, la religion ougaritique utilise les images de deux figures mythiques. Ainsi que nous l’avons vu, Baal assure la croissance des plantes et leur maturation, Môt interrompt leur essor et menace de les faire périr. Le mythe de leur conflit explique l’alternance de leurs deux règnes et doit éclairer ce que signifie la suite des saisons.
Nous savons toutefois que Baal et Anat ne se manifestent pas seulement dans la croissance des plantes ; le mythe les associe à la vitalité, à la génération des troupeaux. Ils favorisent la vie, sous sa forme animale aussi bien que sous sa forme végétale. De même Môt ne fait pas seulement dépérir les plantes, il cause la mort de tous les êtres vivants. Les rôles de Môt et de Baal sont complémentaires : ils assurent ensemble, dans l’équilibre de toutes choses, la pérennité des espèces au-delà de la finitude des existences individuelles.
Un texte précise le moment de l’année où le règne de Môt succède à celui de Baal : le mythe auquel ce texte se réfère concerne bien les rythmes végétaux. Mais les tablettes conservent aussi les fragments d’un autre mythe ; nous lisons en effet deux récits de la mort de Môt. Selon le premier, Anat le tue et lui impose un traitement qui ressemble sur plusieurs points à celui que le grain de blé subit dans les sociétés agricoles : il est vanné puis broyé avec une meule. L’accomplissement de ce rite paraît précéder la renaissance annuelle de Baal. Selon le second récit, Baal lui-même tue Môt au terme d’un combat difficile. Egalement périodique, ce combat n’est pas annuel ; il reprend tous les sept ans. Le mythe ne se réfère donc pas simplement à un rite agraire ; il ne concerne plus les rythmes de la végétation mais d’une façon plus générale la suite des naissances et des morts chez tous les êtres vivants2.
A Ougarit, proche des divinités les plus grandes, acteur de mythes essentiels, Baal, dieu de l’orage, est un dieu animateur, source de vie, principe de fécondité. […]
Dérivant de la racine indo-européenne *dyeus, apparenté à celui du dieu védique Dyaus Pitar, le Ciel-Père, son nom désigne généralement en Zeus une puissance céleste. Une épithète usuelle fait de lui un père, le père des dieux et des hommes, non point leur géniteur mais celui qui exerce son autorité sur eux tous et protège leurs deux grandes familles. Etendu sur les deux rives de l’Egée, le monde grec est un lieu de brassage et de communication. Arrivés en vagues successives, des envahisseurs de langue indo-européenne se sont mêlés à des populations qui habitaient déjà la péninsule, les côtes et les îles égéennes, toutes dotées de cultures anciennes. Le peuple issu de ce mélange, bientôt en contact avec le monde minoen, puis en relations commerciales avec ses voisins orientaux, a subi dès la fin du deuxième millénaire des influences anatoliennes et sémitiques. Il s’est créé une culture propre en utilisant des matériaux de diverses provenances. Récepteur de plusieurs traditions, il élabore ainsi la figure de Zeus. Les rôles que ce dieu joue dans la mythologie, les fonctions qu’il remplit dans l’univers et parmi les hommes diffèrent profondément de ceux du dieu de l’Orage hourrite3. Même en ce qui concerne l’orage, il n’agit pas de la même façon que lui. Zeus est celui qui conduit les nuages et les accumule ; celui qui produit la pluie ou, plus abruptement, celui qui pleut. Dans cette activité il se montre généralement bénéfique. En revanche, il ne produit pas l’éclair : il l’utilise. La foudre est son arme, comme elle est celle d’Indra. Je ne veux pas dire ici que la figure du dieu grec corresponde à celle du dieu hindou mais simplement qu’ils font de la foudre des emplois analogues ; elle est pour eux un instrument.
Hésiode nous apprend en premier lieu que la foudre n’est pas créée par Zeus ; présente avant sa naissance, elle existe indépendamment de lui. Elle lui est ensuite offerte et mise à sa disposition pour qu’il en fasse usage.
Le premier couple de la Théogonie, Ouranos, le Ciel, et Gaia, la Terre, donne naissance à des enfants de plusieurs sortes ; les Titans, les Cyclopes et les Hécatonchires aux cents bras. Voici comment Hésiode présente les Cyclopes :
Elle (la Terre) enfanta les Cyclopes dotés d’un cœur plein de violence,
Brontès, Stéropès, Arghès au vigoureux caractère,
qui donnèrent à Zeus le tonnerre et lui fournirent la foudre.
En toutes choses, ils étaient semblables aux dieux
mais ils avaient un oeil unique au milieu du front.
Les noms des Cyclopes évoquent de trois façons ce qu’il vont fabriquer ; Brontès est tiré du mot grec signifiant le tonnerre ; Stéropès, du mot grec signifiant la foudre, Arghès, d’un mot signifiant la luminosité, la brillance de l’éclair. Ce qu’ils produisent est nommé par deux mots seulement, le tonnerre et l’éclair, dans le vers suivant. Quel que soit le nombre des termes utilisés, il s’agit d’un seul et même objet qui impressionne à la fois la vue et l’ouïe.
Pour n’avoir point de rivaux, Ouranos empêche la naissance de ses fils qui restent enfermés dans le ventre de leur mère, la Terre. L’un d’eux, le Titan Cronos, réussit à délivrer ses frères les plus proches – dont il devient le roi, après avoir renversé Ouranos. A son tour, Cronos empêche la croissance des enfants qu’il engendre, pour conserver le pouvoir. L’un d’eux, Zeus, sauve ses frères et ses sœurs puis entreprend avec eux de lutter contre les Titans. A ce moment, Cyclopes et Hécatonchires se trouvent encore entravés sous la terre. Zeus les libère ; en récompense de ce bienfait, ils lui prêtent leur concours dans son combat. Les Hécatonchires mettent leur force formidable à son service. Les Cyclopes lui donnent la foudre qui devient entre ses mains une arme efficace et terrifiante. Ecoutons Hésiode :
…Du haut du ciel et de l’Olympe,
il s’avançait en lançant des éclairs, sans discontinuer. Les traits de foudre
volaient, dans le fracas du tonnerre et l’éblouissement des éclairs,
issus de sa robuste main et, leurs flammes sacrées tournoyant,
ils formaient un tir très dense. Aux alentours la terre, porteuse de vie, grondait
en brûlant ; aux alentours des bois immenses crépitaient en proie au feu.
Tout entrait en ébullition, la terre entière, le cours de l’Océan,
et la mer inféconde. Un souffle chaud enveloppait
les Titans … ; la flamme s’élevait jusqu’à l’éther divin,
une flamme immense ; et, bien qu’il fussent très résistants,
le brillant éclat de la foudre et de l’éclair aveuglait leur regard.
Bref, fabriquée par les Cyclopes, longtemps conservée sous la garde de la Terre, puis donnée à Zeus par ceux qui l’avaient fabriquée, la foudre est devenue l’arme que le dieu utilise pour abattre ses ennemis : il l’emploiera pour tuer Ménoitios, il l’utilisera pour venir à bout du monstrueux Typhée. Elle est plus que cela ; elle devient l’instrument et le signe de son pouvoir.
En se fondant sur eux (sur l’éclair et la foudre), Zeus commande aux mortels et aux immortels.
Sortons de la mythologie ; la foudre fournit une indication sur les dispositions divines. Quand elle éclate, un événement, favorable ou menaçant, se produit sur la terre sous le regard de Zeus. Elle est un signe de son pouvoir, de l’attention qu’il porte au monde du haut des cieux, un signe de sa transcendance.
Le lieu frappé par la foudre devient un lieu sacré.
*
Récapitulons. Certains peuples voient dans un être particulier, invisible mais efficace, la cause de tous les phénomènes physiques d’un même type. Il arrive que cet esprit, que ce dieu, soit l’objet d’un culte mais il reste un personnage d’importance secondaire parmi un grand nombre d’autres, également spécialisés dans l’exercice d’une fonction limitée. Comme ils usent en toutes choses de ce type de raisonnement, un ou quelques puissants génies leur servent à expliquer le phénomène de l’orage.
Une autre chose est plus significative à mes yeux. De nombreux peuples voient dans le tonnerre, l’éclair et la pluie la manifestation d’un dieu ; celui-ci les produit sans doute, d’une manière directe ou indirecte, mais il exerce aussi bien d’autres actions importantes dans le monde et parmi les hommes. Dans cet esprit, ils honorent un dieu de l’orage, dieu puissant qu’ils nomment ou représentent de diverses façons, mais qui, sous toutes ses formes, occupe une place importante dans leurs cultes. Dans ce cas, le système religieux ne remplit pas essentiellement une fonction explicative ; l’événement météorologique constitue le signe d’une présence divine ; le personnage dans lequel elle s’incarne exerce une influence profonde dans l’univers et sur les destinées humaines ; pourtant ce n’est pas exactement en lui que l’homme recherche une cause suffisante de l’éclair ou de la pluie. Le dieu n’a pas pour fonction de les produire ou, s’il les produit, c’est dans un dessein beaucoup plus vaste.
Ce dieu de l’orage devient un des dieux majeurs si ce n’est le dieu principal de certaines religions. Cela peut être l’aboutissement de deux processus inverses. Ou bien les hommes ont attribué des fonctions de plus en plus larges et de plus en plus nombreuses à un ancien maître de l’orage, ou bien ils ont assigné la production de l’orage, parmi d’autres fonctions nouvelles, à l’un de leurs grands dieux auquel ils ont attribué un pouvoir croissant, dans le cours du temps.
Bref, la foudre et le tonnerre inspirent aux hommes des pensées et des sentiments ; ils perçoivent en eux un signe de la puissance divine ; dans l’élaboration de leur réflexion religieuse, ils en utilisent l’image comme un symbole du divin.
Cela reste vrai dans les religions monothéistes.
N’attribuons pas trop d’importance aux passages des Ecritures où la vieille formule cananéenne désignant Baal Chevaucheur de nuées se trouve transposée et appliquée à Dieu, comme nous le voyons chez Esaïe : Voici le Seigneur monté sur un nuage rapide, ou dans un Psaume : Chantez pour Dieu ; jouez pour le Seigneur, celui qui chevauche au plus haut des cieux antiques. D’autres textes sont plus significatifs.
Voici quelques-uns des signes qui annoncent le miracle du Mont Sinaï : Or le troisième jour, quand vint le matin, il y eut des voix, des éclairs, une nuée pesant sur la montagne et la voix d’un cor très puissant ; dans le camp tout le monde trembla… La voix du cor s’amplifia : Moïse parlait et Dieu lui répondait par la voix du tonnerre. Dans les Psaumes, les images de la pluie et de l’orage symbolisent la puissance de Dieu ou sa colère, notamment lorsqu’elle se déchaîne contre les ennemis d’Israël. Dans les cieux, le Seigneur fit tonner, le Très-Haut donna de la voix : grêle et braises en feu ! Il lança ses flèches et les dispersa ; il décocha des éclairs et les éparpilla. Ailleurs : Au roulement de ton tonnerre, les éclairs ont illuminé le monde, la terre a frémi et a tremblé.
Citons quelques strophes du Psaume 29 :
La voix du Seigneur domine les eaux
– le Dieu de gloire fait gronder le tonnerre –
le Seigneur domine les grandes eaux.
La voix puissante du Seigneur,
la voix éclatante du Seigneur,
la voix du Seigneur casse les cèdres,
le Seigneur fracasse les cèdres du Liban.
Il fait bondir le Liban comme un veau,
et le Sirion comme un jeune buffle.
La voix du Seigneur taille des lames de feu.
La voix du Seigneur fait trembler le désert,
le Seigneur fait trembler le désert de Qadesh.
La voix du Seigneur fait trembler les biches en travail ;
elle dénude les forêts.
Le Coran utilise les images de l’éclair et de l’orage d’une façon semblable. Il fait de Dieu l’auteur des pluies et du tonnerre : il attribue en outre à ces phénomènes la valeur de Signes, révélant tout à la fois la puissance et les desseins d’Allah. Nous y lisons par exemple :
C’est lui qui vous fait voir l’éclair ;
– sujet de crainte et d’espoir –
c’est lui qui fait naître les lourds nuages.
Le tonnerre et les Anges
célèbrent ses louanges avec crainte.
Il lance les foudres en atteignant qui il veut,
tandis que les hommes discutent au sujet de Dieu,
alors qu’il est véritablement redoutable en sa force.
ou encore
Ne vois-tu pas que Dieu pousse les nuages,
puis qu’il les amoncelle pour en faire une masse ?
Tu vois alors l’ondée sortir de leur profondeur.
Dieu fait descendre du ciel
des montagnes pleines de grêle.
Il en frappe qui il veut ;
il en préserve qui il veut ;
l’éclat de la foudre arrache presque la vue.
ou enfin
Parmi ses Signes,
Il vous montre l’éclair,
sujet à la fois de crainte et d’espoir.
Il fait descendre du ciel une eau, grâce à laquelle
Il rend la vie à la terre quand elle est morte.
Ainsi le Dieu de la Bible et celui du Coran revêtent parfois l’aspect d’un dieu de l’orage.
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1 Jean Rudhardt, qui nous a quittés en juin 2003, avait promis d’écrire quelques pages pour son ami André Hurst. Cela ne lui a pas été possible. Pour honorer malgré tout sa promesse, à la demande de Madeleine Rudhardt, nous soumettons ici quelques fragments d’un livre en chantier, Sur la religion, dont il nous parlait souvent. Nous avons retenu, d’un manuscrit de 89 pages, le préambule qui définit le projet et la méthode, ainsi que quelques exemples du premier développement, consacré aux divinités cosmiques. Pour les textes ougaritiques, Jean Rudhardt cite la traduction d’A. Caquot et M. Sznycer, dans la collection « Le Trésor Spirituel de l’Humanité », Fayard-Denoël ; pour les textes bibliques, la Traduction Œcuménique de la Bible ; pour le Coran, la traduction de D. Masson, dans « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard. Les textes grecs sont traduits par lui-même. (Philippe Borgeaud)
2 On a rapproché la durée de sept ans mentionnée dans le mythe d’Ougarit des sept années d’abondance et des sept années de famine annoncées par Joseph au pharaon, selon le récit biblique (Gen. 41) ; le rapprochement ne me paraît pas dépourvu de pertinence – de nombreux thèmes traités dans les documents d’Ougarit se trouvent repris dans les textes vétéro-testamentaires – mais il serait erroné d’en conclure que le rythme de sept ans se réfère exclusivement à la vie agricole. Le pharaon ne voit pas seulement des groupes de sept épis, il en voit aussi de sept vaches. Il donne à Joseph le nom de Çophnat-Panéah dont le second élément évoque en égyptien l’idée de la vie. De son côté, Joseph appelle Ephraim, d’un nom qui se réfère à la fécondité, le second des fils qui lui naissent à la fin de la période d’abondance « car, dit-il, Dieu m’a rendu fécond au pays de mon malheur ». Sous sa forme hébraïque comme sous sa forme ougaritique, le mythe septennal concerne bien les puissances de la fécondité et de la vie en général ; non seulement celles qui animent la végétation.
3 Dans des pages qui précèdent, mais que nous n’avons pas reproduites ici, Jean Rudhardt développe l’exemple du dieu de l’orage hittito-hourrite (PhB).