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Les querelles d’Océanos et de Téthys

De l’Enûma elish à la cosmogonie d’Empédocle1

Claire-Françoise de ROGUIN

Genève

1. « Océanos, père des dieux, et Téthys, leur mère »

Au chant 14 de l’Iliade, Héra, dans l’intention de détourner l’attention de Zeus du champ de bataille de Troie, décide de se rendre auprès de lui, sur les flancs de l’Ida, et de le séduire, afin qu’il s’endorme dans ses bras2. Dans ce but, elle demande à Aphrodite de lui donner « l’amour et le désir », ϕιλότητα καὶ ἵμερον (Il. 14.198), car, prétend-elle :

« εἶμι γὰρ ὀψομένη πολυϕόρβου πείρατα γαίης, (200)

Ὠκεανόν τε, θεῶν γένεσιν, καὶ μητέρα Τηθύν,

οἵ με σϕοῖσι δόμοισιν ἐῢ τρέϕον ἠδ’ ἀτίταλλον,

δεξάμενοι Ῥείας, ὅτε τε Κρόνον εὐρύοπα Ζεὺς

γαίης νέρθε καθεῖσε καὶ ἀτρυγέτοιο θαλάσσης

τοὺς εἶμ’ ὀψομένη, καὶ σϕ’ ἄκριτα νείκεα λύσω (205)

ἤδη γὰρ δηρὸν χρόνον ἀλλήλων ἀπέχονται

εὐνῆς καὶ ϕιλότητος, ἐπεὶ χόλος ἔμπεσε θυμῷ. »

« Je vais visiter les confins de la terre féconde, Océanos, le père des dieux, et Téthys, leur mère, qui, dans leur demeure, m’ont nourrie et élevée ; ils m’avaient reçue de Rhéa, à l’époque où Zeus à la forte voix avait mis Cronos sous la terre et sous la mer stérile. Je vais les voir et mettre fin à leurs querelles non résolues : depuis longtemps, en effet, ils se privent l’un l’autre de lit et d’amour, car la colère a envahi leur âme. » (Il. 14.200-207).

Le discours d’Héra à Aphrodite, comme plusieurs auteurs l’ont remarqué, suppose un système cosmogonique dans lequel le couple primordial dont les dieux sont issus est composé d’Océanos et de Téthys, et non d’Ouranos et de Gaia, comme c’est le cas dans la Théogonie d’Hésiode3. D’autre part, ce passage de l’Iliade a été rapproché de l’épopée babylonienne de la création, l’Enûma elish, où les entités primordiales, Apsû et Tiamat, sont, comme Océanos et Téthys, des divinités des eaux4. Au début de l’Enûma elish, en effet, il est dit qu’« Apsû-le-premier, leur progéniteur » et « Tiamat, leur génitrice à tous », « mélangeaient ensemble leurs eaux », puis que, dans leurs eaux mêlées, « des dieux furent produits » (Enûma elish I 1-9)5.

Dans la première partie de cet article, on aimerait montrer que la correspondance entre les couples formés par Océanos et Téthys et par Apsû et Tiamat n’est pas le seul point commun entre le récit de l’Enûma elish et celui de l’Apatê de Zeus. On considérera aussi certaines similitudes entre la cosmogonie décrite dans le poème mésopotamien, celle qui est impliquée par la Théogonie d’Hésiode, et celle dont on peut dégager des traits dans la scène de l’Apatê6.

Considérons d’abord le récit de l’Enûma elish. Après la naissance des premiers dieux, issus des eaux mêlées d’Apsû et de Tiamat, une dispute divise le couple primordial : Apsû, contre le gré de Tiamat, veut détruire les dieux que renferme celle-ci. Or le dieu Ea, sollicité par Tiamat, tue Apsû. Ea donne ensuite naissance à Marduk. Cependant, une nouvelle crise éclate : dérangés par des vents suscités par Marduk, une coterie de dieux, réunis autour de Tiamat, réclame à celle-ci la destruction des dieux plus jeunes. Tiamat engendre un groupe de créatures monstrueuses et se prépare à la guerre. Marduk affronte Tiamat ; il la tue et vainc son armée. Marduk crée alors le monde : avec une moitié du corps de Tiamat, il forme le ciel ; avec l’autre moitié, il forme, sur la terre, les montagnes et les fleuves. Puis, grâce au concours d’Ea, il crée l’humanité. Voyant ce que Marduk a réalisé, les dieux lui accordent d’exercer la royauté parmi eux et se soumettent à son pouvoir.

Dans la Théogonie d’Hésiode, la cosmogonie est aussi jalonnée de crises et de conflits7. Comme Apsû et Tiamat, Ouranos et Gaia donnent naissance aux premiers dieux. Une querelle les oppose au sujet de leur progéniture, qu’Ouranos tient enfermée dans le sein de Gaia. A la demande de celle-ci, Cronos châtre Ouranos. Plus tard, Cronos avale ses enfants, mais Zeus le force à les régurgiter. La guerre éclate alors entre les Olympiens et les Titans, qui sont vaincus et enfermés dans le Tartare. Puis Zeus triomphe du monstrueux Typhœus. Enfin, les autres dieux demandent à Zeus de prendre le pouvoir et de régner sur eux.

Ainsi, dans la Théogonie comme dans l’Enûma elish, le conflit qui existe, à l’origine, entre les deux divinités primordiales, ainsi que les crises qui s’ensuivent, trouvent leur solution avec l’établissement définitif de l’autorité de Zeus, respectivement de Marduk, sur les dieux et sur le monde : leur accession au pouvoir met un terme aux luttes qui bouleversaient jusque-là le monde divin et stabilise l’ordre du monde.

Dans la scène de l’Apatê, on l’a vu, Océanos et Téthys sont présentés comme les deux divinités primordiales. Comme dans l’Enûma elish et dans la Théogonie, il est question de querelles, νεικεα, qui divisent leur couple. On n’en connaît pas la cause, mais elles sont qualifiées de « non résolues », ἄκριτα (Il. 14.205) : elles n’ont pas, jusqu’ici, connu de terme8. D’autre part, dans l’Iliade, les luttes que Zeus a dû mener contre Cronos et les Titans sont mentionnées, mais de manière allusive ; et, plus d’une fois, elles sont mises en rapport avec l’opposition d’Héra aux décisions de son époux. En particulier, Héra les évoque dans son discours à Aphrodite, donc précisément au moment où, dans une situation de conflit avec Zeus, elle s’apprête à le tromper (Il. 14.201-204)9. Dès le chant 1, d’ailleurs, Zeus se plaint de ce qu’Héra ne cesse de lui chercher querelle : ἡ… μ’ αἰεὶ ἐν ἀθανάτοισι θεοῖσι νεικεῖ (Il. 1.520-521) ; et, un peu plus loin dans le même chant, Héphaistos conseille à Héra de se plier à la volonté de Zeus, afin que celui-ci cesse de la quereller, ὄϕρα μὴ αὖτε νεκείῃσι πατήρ (Il. 1.578-9).

Il semble donc que les ἄκριτα νείκεα d’Océanos et de Téthys trouvent un prolongement dans les disputes incessantes qui, dans l’Iliade, opposent Zeus et Héra. Or, comme l’a mis en évidence R. Janko, ces querelles représentent une menace pour l’ordre du monde auquel préside Zeus10. Mais on aimerait montrer que, justement dans la scène de l’Apatê, au début de laquelle sont évoquées les νείκεα du couple primordial, les νείκεα de Zeus et d’Héra arrivent à leur terme. En effet, lorsqu’Héra, parée de tous ses charmes, arrive sur l’Ida, auprès de Zeus, celui-ci est aussitôt envahi par le désir de s’unir à elle. L’invitant à l’amour, il lui énumère les femmes mortelles et les déesses qu’il a aimées auparavant (Il. 14.315328). En dépit de son caractère surprenant dans une telle situation, il faut noter que le catalogue de Zeus culmine avec le nom d’Héra : Zeus proclame qu’il n’a jamais aimé aucune mortelle ni aucune déesse autant qu’il aime, en cet instant, sa légitime épouse ; c’est aussi une manière de déclarer que celle-ci sera désormais sa seule relation féminine.

Les conflits entre les deux époux ne se terminent toutefois pas au moment de leur union sur l’Ida. En effet, quand Zeus se réveille dans les bras d’Héra, il réalise que celle-ci l’a joué et entre dans une violente colère. Il menace de la frapper et lui rappelle comment, à une précédente occasion où elle s’était opposée à lui, il l’avait suspendue au ciel, les mains attachées par un lien d’or (Il. 15.18-22). Très effrayée par sa colère, Héra lui jure qu’elle n’a jamais invoqué le lit de leur hymen en vain (Il. 15.36-40) : son serment, qui répond en quelque sorte à l’affirmation de Zeus qu’elle sera dorénavant sa seule épouse, scelle la réconciliation du couple divin11.

Comme C. Whitman l’a montré, le lien d’or qui enserre les mains d’Héra, dans la scène évoquée par Zeus, rappelle la chaîne d’or avec laquelle celui-ci, à un autre point du poème, se vante de pouvoir tirer vers le ciel tous les dieux et, avec eux, la terre et la mer (Il. 8.19-27) ; cette chaîne d’or représenterait à la fois ce qui unit étroitement le ciel à la terre et ce qui existe de conflictuel entre ces deux entités12. Selon M. L. West, la chaîne d’or de Zeus évoque divers liens ou cordages, de nature cosmique, familiers à la théologie mésopotamienne. En particulier, les textes akkadiens disent de diverses divinités qu’elles tiennent dans leur main le « lien – markasu – du ciel et de la terre »13. Notamment, parmi les cinquante noms de Marduk, dont l’énumération termine l’Enûma elish, Marduk est désigné comme « le roi du lien – markasu – qui unit les dieux, le seigneur du lien-suprême – durmahu » (Enûma elish VII 95).

Or, dans l’Enûma elish, ce « lien-suprême » ou « Grand-Câble »14 joue un rôle important lors de la création du monde par Marduk. En effet, lorsqu’il forme la voûte céleste avec une moitié du corps de Tiamat, puis, à partir de l’autre moitié, les différentes parties de la terre, Marduk attache l’une de celles-ci au « Grand-Câble » (Enûma elish V 59) ; ensuite, après s’être occupé à « soutenir le Ciel » et à « consolider la Terre », il enveloppe l’ensemble d’un filet (V 61-66). Ce dispositif – câble et filet – était destiné à assurer la fixité et la cohésion du globe formé par le ciel et la terre15. De manière analogue, dans la scène de l’Apatê, la chaîne d’or de Zeus est évoquée au moment où la fin des conflits de Zeus avec son épouse annonce la stabilisation définitive de l’ordre divin, et par conséquent, de l’ordre cosmique, que ces conflits menaçaient jusque-là.

Comme dans l’Enûma elish et dans la Théogonie, on aurait donc affaire, dans la scène de l’Iliade, à une cosmogonie marquée à ses débuts par une situation de conflit entre deux divinités primordiales, qui aboutit, à travers une suite de crises dans le monde divin, à la consolidation de l’ordre du monde, par le maître actuel des dieux. Et, de même que les divinités primordiales de l’Enûma elish et de la scène de l’Iliade ont des points communs, on peut dire que les deux poèmes représentent par une image comparable la stabilisation de l’ordre du monde, au dernier stade de la cosmogonie : l’image d’une chaîne ou d’une corde, tendue par le maître des dieux entre le ciel et la terre.

2. Nεῖκος et Φιλότης dans la scène de l’Apatê de Zeus

L’image d’Héra, suspendue par Zeus à une chaîne d’or, a été considérée par les auteurs anciens comme une allégorie des quatre éléments16. P. Lévêque estime que cette interprétation a peut-être son origine dans le fait que Zeus et Héra sont les deux premiers éléments ou « racines », dans la philosophie d’Empédocle :

τέσσαρα γὰρ πάντων ῥιζώματα πρῶτον ἄκουε

Ζεὺς ἀργὴς Ἥρη τε ϕερέσβιος ἠδ’ Ἀιδωνεύς

Νῆστίς θ’, ἣ δακρύοις τέγγει κρούνωμα βρότειον.

« Ecoute d’abord quelles sont les quatre racines de toutes choses : Zeus resplendissant, Héra porteuse de vie, Aidôneus, et Nestis qui de ses larmes arrose les mortelles sources. » (Emp. B6 D.-K.)17.

Les quatre « racines » sont, dans la pensée d’Empédocle, les éléments – feu, air, terre, eau – à partir desquels toutes les choses, dans le cosmos, sont formées. Les racines sont impliquées dans un processus de changement perpétuel, où elles se rassemblent graduellement en un tout, sous l’action de l’Amour, Φιλότης, puis se dissocient complètement, sous l’effet de la Lutte, Νεῖκος, avant de se rassembler à nouveau, et ainsi indéfiniment, l’alternance sans fin des deux phénomènes assurant la stabilité du cosmos18. Pour les commentateurs anciens, Zeus représentait le feu ; Héra était, pour certains, l’air, pour d’autres, la terre, et Aidôneus, inversément, tantôt la terre et tantôt l’air ; enfin, tous voyaient en Nestis l’eau19. J. Bollack estime que l’énumération des quatre racines, dans le fragment B6, révèle deux groupes opposés : Zeus-feu / Héra-air et Aidôneus-terre / Nestis-eau. C’est ainsi également que seraient groupés les éléments dans un autre fragment, où seraient désignés successivement (vv. 3-6) le feu, l’air, l’eau et la terre, qui, alternativement séparés par la Lutte et assemblés par l’Amour, forment tout ce qui existe dans le monde20 :

(…)

ἠέλιον μὲν λευκὸν ὁρᾶν καὶ θερμὸν ἁπάντηι

ἄμβροτα δ’ ὅσσ’ εἴδει τε καὶ ἀργέτι δεύεται αὐγῆι

ὄμβρον δ’ ἐν πᾶσι δνοϕόεντά τε ῥιγαλέον τε (5)

ἐκ δ’ αἴης προρέουσι θελεμνά τε καὶ στερεωπά.

ἐν δὲ Κότωι διάμορϕα καὶ ἄνδιχα πάντα πέλονται,

σὺν δ’ ἔβη ἐν Φιλότητι καὶ ἀλλήλοισι ποθεῖται.

ἐκ τούτων γὰρ πάνθ’ ὅσα τ’ ἦν ὅσα τ’ ἔστι καὶ ἔσται,

(…)

« … le soleil à contempler dans sa chaleur et son éblouissement universel ; tous les immortels baignés dans la lumière et la brillance de ses rayons ; la sombre pluie refroidissant toutes les choses ; et de la terre surgissent des choses bien enracinées et solides. Sous le règne de la Colère, elles sont de formes différentes et distinctes, mais dans l’Amour, elles se rassemblent et se désirent l’une l’autre. C’est par eux que vient tout ce qui a été, est et sera dans le futur… » (Emp. B21.3-9 D.-K.)21.

Revenons maintenant à la scène de l’Apatê de Zeus. Evoquant le discours d’Héra à Aphrodite, W. Burkert estime que les querelles, νείκεα, qui, selon Héra, opposent Océanos et Téthys semblent être « une anticipation de la cosmogonie empédocléenne du Neikos »22. Peut-être peut-on ajouter quelque chose à cette affirmation, sur la base des considérations faites dans la première partie de notre article.

Aux νείκεα du couple divin primordial, par l’évocation desquelles commence la scène de l’Apatê, font écho, on l’a vu, les νείκεα de Zeus et d’Héra, dont la tromperie de Zeus par Héra est une manifestation spectaculaire. Océanos et Téthys, dans leur désaccord, « se privent l’un l’autre de lit et d’amour », ἀλλήλων ἀπέχονται εὐνῆς καὶ ϕιλότητος (Il. 14.206-207). Or les νείκεα de Zeus et d’Héra arrivent à leur terme grâce à un acte de ϕιλότης, qui est le point culminant de la scène de l’Apatê. Zeus, en effet, saisi de désir en voyant Héra devant lui, l’invite sans ambages à s’unir à lui : « Allons, couchons-nous et adonnons-nous à l’amour », νῶϊ δ’ ἄγ’ ἐν ϕιλότητι τραπείομεν εὐνηθέντε (Il. 14.314). Devant les réticences de son épouse, Zeus lui assure qu’il dissimulera sous un nuage d’or leur union, qui est décrite en ces termes :

Ἦ ῥα, καὶ ἀγκὰς ἔμαρπτε Κρόνου παῖς ἣν παράκοιτιν

τοῖσι δ’ ὑπὸ χθὼν δῖα ϕύεν νεοθηλέα ποίην,

λωτόν θ’ ἑρσήεντα ἰδὲ κρόκον ἠδ’ ὐάκινθον

πυκνὸν καὶ μαλακόν, ὃς ἀπὸ χθονὸς ὑψοσ’ ἔεργε.

τῶ ἔνι λεξάσθην, ἐπι δὲ νεϕέλην ἕσσαντο (350)

καλὴν χρυσείην στιλπναὶ δ’ ἀπέπιπτον ἔερσαι.

« Ayant ainsi parlé, le fils de Cronos prend son épouse dans ses bras. Sous eux, la terre divine fait pousser une herbe tendre, trèfle baigné de rosée, crocus, jacinthe, gazon serré et doux qui les élève au-dessus du sol. Sur lui ils s’étendent, enveloppés d’un beau nuage d’or, d’où tombent des gouttes brillantes de rosée. » (Il. 14.346-351).

Océanos et Téthys, opposés par des νεικέα, se privent de ϕιλότης : ils ne s’unissent plus, ils n’engendrent plus aucun être, leur rôle dans la cosmogonie est achevé. Lorsque Zeus et Héra mettent fin à leurs querelles par un acte amoureux, la terre semble réagir à leur union en faisant pousser une riche végétation, mais eux non plus n’engendreront aucun être nouveau. Pourtant, la ϕιλότης qui les unit a quelque chose de cosmogonique, puisqu’elle aboutit, après le réveil de Zeus – comme on a essayé de le montrer plus haut – à plus d’harmonie et de stabilité dans le cosmos. Si l’on accepte cette interprétation, la conception d’Empédocle, différente, certes, et plus abstraite que celle de l’Iliade, partagerait avec celle-ci l’idée du νεῖκος et de la ϕιλότης, dont l’action conjointe garantit la stabilité de l’ordre cosmique23.

Peut-être existe-t-il un autre point commun entre la scène de l’Apatê et la cosmogonie d’Empédocle. Héraclite, dans ses Allégories d’Homère, affirme qu’Homère, en décrivant les amours de Zeus et d’Héra sur l’Ida, avait à l’esprit l’union des deux éléments éther (Zeus) et air (Héra), ainsi que le résultat de cette union : l’éclosion de la saison printanière (Heraclit.All.39)24. Sans souscrire à une telle explication, qui prive le passage homérique de sa sensualité et de son charme, ne peut-on pas reconnaître, dans l’évocation de l’union de Zeus et d’Héra, les quatre éléments, ordonnés de la même manière que dans les fragments B6 et B21 d’Empédocle : Zeus et Héra, puis la terre et l’eau ? Zeus pourrait y représenter le feu – qui rend le nuage brillant ; et, si la nature de l’élément figuré par Héra n’est pas évidente, il faut noter que, dans le fragment B21, celle du deuxième élément ne l’est guère davantage25.

Si cette interprétation a quelque fondement, on pourrait voir, dans la scène de l’Apatê de Zeus – qui évoquerait les quatre éléments, dans un contexte où le νεῖκος fait place à la ϕιλότης – une des sources possibles de la cosmogonie du philosophe d’Agrigente.

Bibliographie

Barnes, J. (1989) – The Presocratic Philosophers, London.

Bollack, J. (1969) – Empédocle, vol. 3, Paris.

Bottéro, J. / Kramer, S. N. (1989) – Lorsque les dieux faisaient l’homme. Mythologie mésopotamienne, Paris.

Buffière, F. (1956) – Les mythes d’Homère et la pensée grecque, Paris.

Burkert, W. (1992) – The Orientalizing Revolution. Near Eastern Influence on Greek Culture in the Early Archaic Age, Cambridge (Mass.).

Janko, R. (1992) – The Iliad : a Commentary, vol. 4, Cambridge.

Kirk, G. S. / Raven, J. E. / Schofield, M. (1995) – Les philosophes présocratiques. Une histoire critique avec un choix de textes, (traduit de l’anglais par H.-A. de Weck), Fribourg.

Lévêque, P. (1959) – Aurea catena Homeri. Une étude sur l’allégorie grecque, Paris.

Rudhardt, J. (1971) – Le thème de l’eau primordiale dans la mythologie grecque, Berne.

West, M. L. (1966) – Hesiod. Theogony, Oxford.

West, M. L. (1983) – The Orphic Poems, Oxford.

West, M. L. (1997) – The East Face of Helicon. West Asiatic Elements in Greek Poetry and Myth, Oxford.

Whitman, C. H. (1970) – « Hera’s Anvils », Harvard Studies in Classical Philology, 74, 37-42.

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1 Je remercie le professeur Richard Janko d’avoir bien voulu lire le texte de cet article et d’en avoir donné une appréciation positive.

2 C’est ainsi que commence la scène dite de l’Apatê de Zeus, « la tromperie dont Zeus est la victime ». Cf. Janko 1992, 168-207.

3 Rudhardt 1971, 35-44 ; West 1983, 116-121 ; Janko 1992, 180-182.

4 Burkert 1992, 91-92 ; West 1997, 147, 383.

5 Traduction : Bottéro / Kramer 1989, 604.

6 On désigne dans cet article, par l’expression « scène de l’Apatê de Zeus », non seulement la scène où Zeus est dupé par Héra (Il. 14.153-353), mais aussi l’épisode qui en est le dénouement : le réveil de Zeus, après la scène d’amour sur l’Ida (Il. 15.1-46).

7 Les principales similitudes entre l’Enûma elish et la Théogonie ont été examinées par West (1966, 22-24).

8 Cf. Janko 1992, 183.

9 Autres allusions aux luttes de Zeus contre Cronos et les Titans, dans l’Iliade : 5.898 ; 8.479 ; 14.274, 279 ; 15.225.

10 Janko 1992, 168-169 ; 180 ; 191-192.

11 Cette interprétation de la scène de l’Apatê sera développée plus en détail dans ma thèse de doctorat (en voie d’achèvement).

12 Whitman 1970, 38-39, 42.

13 West 1997, 371. Voir aussi : Lévêque 1959, 28, n. 4.

14 Selon la traduction de Bottéro / Kramer 1989, 632.

15 Bottéro / Kramer 1989, 663.

16 Lévêque 1959, 27-28 ; Whitman 1970, 37-38.

17 Traduction : Kirk / Raven / Schofield 1995, 307.

18 Barnes 1989, 30-310, 315 ; Kirk / Raven / Schofield 1995, 308-309.

19 Bollack 1969, 169-170.

20 Bollack 1969, 111-114 ; 171.

21 Traduction : Kirk / Raven / Schofield 1995, 315. Κότος est un des noms utilisés par Empédocle pour désigner la Lutte : Bollack 1969, 114.

22 Burkert 1992, 92.

23 Notons, de ce point de vue, que l’intervention d’Aphrodite, qui rend Héra encore plus désirable grâce au charme amoureux qu’elle lui prête (Il. 14.214-217), n’est pas indifférente : « Aphrodite » ou « Cypris » font partie des noms utilisés par Empédocle pour désigner l’Amour. Cf. Bollack 1969, 114-115 ; Barnes 1989, 420.

24 Cf. Buffière 1956, 110-113.

25 Selon Bollack (1969, 111), le v. 4 de B21, désigne l’air « par exclusion » ; et, plus loin (op. cit., 112) : « les qualités de l’air sont apparemment les mêmes que celles du feu, à l’intensité près ».