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De la paix d’Aristophane à la Résurrection de Patmos

Bertrand BOUVIER

Genève

Le 29 juin 1959, le sémillant jubilaire de 2005, portant le drapeau du Collège de Genève, défilait en tête de ses camarades dans le cortège des promotions qui, partant sous les ormeaux de Saint-Antoine, passait au Bourg-de-Four, saluait au passage les autorités alignées en habit sous les arcades de l’Arsenal et descendait par la rampe de la Treille au VictoriaHall, où avait lieu la distribution des prix et certificats. Première maturité classique, André Hurst avait éclipsé ses compagnons de volée, toutes sections confondues, avec la moyenne générale de 5.651. Trois semaines plus tôt, dans le cadre des solennités du IVe centenaire de l’Université de Genève, on l’avait applaudi au milieu des comédiens du Théâtre de Carouge dirigés par François Simon, lors de la « première mondiale moderne » du Dyscolos de Ménandre, qui venait d’être publié par Victor Martin d’après le papyrus Bodmer IV2 ; André Hurst y tenait le rôle du jeune amoureux, fils de famille épris d’une petite paysanne de la campagne attique3. En novembre de l’année précédente4, le Collège avait fêté par un grand spectacle son 400e anniversaire, offrant en seconde partie Le Sicilien ou l’Amour peintre, comédie-ballet de Molière, où André Hurst incarnait Adraste, gentilhomme français. On voit par ce simple rappel qu’à l’aube d’une brillante carrière universitaire, notre rector magnificus helléniste manifestait déjà ses multiples talents.

Il me permettra de revenir sur la première partie du spectacle du 400e anniversaire du Collège, qui fut l’occasion pour les élèves d’illustrer l’enseignement littéraire reçu, en interprétant dans les langues originales des fragments comiques d’Aristophane, de Plaute, de Shakespeare, de Goldoni et de Goethe. Pour relier les différentes scènes, Jean Artus, à la suite de Wells, avait imaginé un appareil dit « chronobus », grâce auquel les touristes de 1958 accomplissaient une croisière dans le temps et l’espace, dont les trajets étaient accompagnés d’une musique électronique, tout à fait insolite aux oreilles d’alors, due à Jacques Guyonnet. Les escales étaient Athènes en 421 avant notre ère, Rome à l’époque d’Auguste, la Londres élisabéthaine, Venise au XVIIIe siècle et Weimar en 1820.

Pour la scène grecque, j’avais proposé l’épisode central de la comédie intitulée La Paix, pièce de circonstance jouée aux Grandes Dionysies de la douzième année de la guerre du Péloponnèse. On y voit une armée de petites gens, laboureurs et artisans des différentes cités grecques engagées dans le conflit, entreprendre sous la direction de Trygée, un vigneron athénien, et avec l’assistance du dieu Hermès, de délivrer la Paix que Polémos, le démon de la guerre, a enfermée au fond d’une caverne. Après une libation solennelle, la troupe, armée de câbles et de leviers, se met à l’ouvrage pour dégager l’entrée de la grotte et remonter au jour la déesse prisonnière. Après deux manœuvres restées sans effet par manque d’union entre les travailleurs, Trygée écarte ceux qui n’y vont pas de bon cœur et conserve les seuls paysans attiques : ceux-ci redoublent d’ardeur, et le succès couronne leurs efforts. La Paix apparaît, saluée par le meneur de jeu et le coryphée, qui chante le péan, avant que le chœur en liesse ne la célèbre par une danse cyclique.

On imagine le travail qu’il a fallu pour mettre au point, avec vingtsix collégiens de dix-sept ans – Trygée, Hermès et deux demi-chœurs de douze choreutes – les parties déclamées, chantées et dansées de l’extrait, en assurer la mémorisation et régler les mouvements d’ensemble. Pour la musique de scène, la structure métrique du texte fournissait les schémas rythmiques ; quant aux mélodies, elles ont été écrites par Jérôme Deshusses, élève de IIe classique. Le compositeur s’est souvenu de l’aulos double en confiant à deux clarinettes l’accompagnement instrumental ; la percussion, indispensable dans une scène traversée tout entière par une pulsation vigoureuse, était assurée par deux tambours d’orchestre5.

L’expérience a montré que pour pénétrer les ressorts d’un texte antique destiné au théâtre, il fallait le jouer. Et c’est le travail accompli avec mes acteurs amateurs qui m’a convaincu du fait que la scène centrale de La Paix, sous des dehors burlesques, cachait en réalité un dromenon rituel, comparable à l’é-vocation6 de Darios dans Les Perses d’Eschyle7. Dans l’un et l’autre cas, la délivrance de la déesse prisonnière et le rappel du tombeau du roi défunt ne sont réalisés qu’au prix d’un effort répété, dont le rythme ternaire est évident8. En effet, dans la comédie d’Aristophane, la première tentative occupe la strophe qui contient les vers 459-472, la deuxième occupe l’antistrophe au même schéma prosodique (vers 486-499), et la troisième, sur des mètres analogues, l’épode des vers 512-519. Le tout allant accelerando et crescendo. Dans la tragédie d’Eschyle, jouée au printemps de 472, soit cinquante et un an avant La Paix, le chœur invoquait pour commencer les divinités infernales, la Terre, Hermès et le souverain des morts (vers 628-632), puis chantait successivement trois couples de strophes et d’antistrophes (vers 633-646, 647-656 et 658-671), avant d’entonner l’épode (vers 672-680) qui libérait enfin l’ombre de Darios.

Aristophane connaissait-il la pièce de son illustre devancier tragique (ce que le témoignage des Grenouilles rend probable) et a-t-il voulu la démarquer ou la parodier en composant la Paix ? La question me paraît oiseuse. A mon avis, les deux auteurs ont puisé au même fonds immémorial de croyances et de pratiques, qui ressortissent à la magie incantatoire. Ma surprise a été de constater que les scholiastes anciens, tout comme les historiens de la littérature grecque et les commentateurs modernes d’Aristophane, trop attentifs à l’appareil réaliste – bêches, barres à mine et cordes (vers 295) – dont la verve comique du poète affuble les opérateurs de la délivrance, sont apparemment restés insensibles à l’aspect rituel de l’action9.

La belle thèse de notre collègue Claude Bérard sur la représentation figurée des « passages chthoniens » dans la céramique attique fourmille de renseignements à rapprocher du sujet10. On retiendra en particulier ses observations sur l’« appel cogné » des satyres marteleurs (p. 75-87 et passim) et les pages sur les retrouvailles de Déméter et Coré telles qu’elles devaient être représentées dans les mystères d’Eleusis (p. 93-102 et 129139). Sans le poser explicitement, Bérard nous fait comprendre que la présence d’Hermès est nécessaire dans la scène de la Paix, en tant que garant du passage d’un niveau cosmique à l’autre (la grotte figurant les enfers et l’orchestra la terre des vivants).

Je rappelle que, par une fiction poétique, Aristophane fait monter Trygée au ciel, juché sur un bousier. Arrivé dans l’Olympe, il trouve le seul Hermès, tous les autres dieux s’étant retirés au plus haut de la calotte céleste pour ne plus voir et entendre les horreurs de la guerre. Et ce n’est pas sans peine que le paysan pacifiste s’adjoint Hermès pour délivrer la déesse captive : sans le dieu psychopompe, il serait impossible de la ramener parmi les vivants. De même chez Eschyle, le concours d’Hermès était nécessaire pour tirer le souverain perse de son tombeau.

Magie incantatoire, avons-nous noté plus haut. Cela m’amène à parler de la résurrection du Christ telle qu’elle est célébrée chaque année au monastère de Patmos, fondé en 1088 par le bienheureux Christodule et consacré à saint Jean le Théologien. Conformément à la tradition orthodoxe, l’office de Pâques culmine sur le parvis de l’église, à minuit du samedi saint : c’est à ciel ouvert que le fameux tropaire, entonné par le prêtre, puis repris par tous les officiants et l’assemblée des fidèles, proclame l’Anastasis :

Χριστὸς ἀνέστη ἐκ νεκρῶν

θανάτῳ θάνατον πατήσας

καὶ τοῖς ἐν τοῖς μνήμασιν

ζωὴν χαρισάμενος.

« Christ est ressuscité d’entre les trépassés,

ayant par sa mort foulé aux pieds la mort

et gratifié de la vie

ceux qui étaient dans les tombeaux. »

A Patmos, la gravité du moment est rehaussée par le préliminaire impressionnant d’une batterie de simandres qui, par trois fois, sur un rythme qui s’accélère et avec une force croissante, retentit dans le silence de la nuit. Le moine qui frappe de son maillet la lourde planche de bois de pin suspendue sous les arcades de l’exonarthex ménage un temps d’arrêt après le premier et le deuxième morceau – strophe et antistrophe – d’une savante percussion, pour ralentir le battement à la fin du troisième, lequel déclenche le premier Χριστὸς ἀνέστη psalmodié par l’higoumène, puis le fracas des cloches qui sonnent à toute volée, couvrant le chant de l’assistance11. Devant cet antique rite d’évocation repris à l’heure la plus solennelle de l’année des chrétiens, on ne peut s’empêcher de penser à la tragique nécromancie des Perses d’Eschyle et à la joyeuse délivrance de la Paix dans la comédie d’Aristophane.

Faisant retour à mon exorde, il me reste à former un vœu : qu’en pleine possession de ses moyens, André Hurst tienne un rôle en vue lors des fêtes du 450e anniversaire de notre alma mater, en juin 2009.

Bibliographie

Aristophane (1959) – ΑΡΙΣΤΟΦΑΝΟϒΣ EIPHNH. Aristophane, « La Paix », scène principale enregistrée en grec… sous la direction de Bertrand Bouvier. Texte, traduction, musique de scène et notice explicative, avec un disque de 45 tours, Genève.

Bérard, Cl. (1974) – Anodoi. Essai sur l’imagerie des passages chthoniens [Bibliotheca Helvetica Romana, XIII], Rome.

Borgeaud, Ch. (1900) – Histoire de l’Université de Genève. L’Académie de Calvin, 1559-1798, Genève.

Dufour, Al. (1959) – Bulletin de la Société d’histoire et d’archéologie de Genève, t. XI, 1956-1959, p. 463-464 (compte rendu de la séance du 15 janvier 1959).

Gelzer, Th. (1970) – « Aristophanes », Pauly-Wissowa-Kroll, RE Suppl. XII, Munich, col. 1392-1569.

Kaibel, G. (1895) – « Aristophanes », Pauly-Wissowa-Kroll, RE II, Munich, col. 971 sv.

Ménandre (1960) – « Cnémon le misanthrope », comédie de Ménandre. Version française de la première représentation moderne, accompagnée de la musique de scène [de Jean Binet] et de quinze planches hors-texte, Genève, Editions du « Journal de Genève ».

Papyrus Bodmer IV (1958) – Ménandre : Le Dyscolos, publié par Victor Martin, Cologny-Genève, Bibliotheca Bodmeriana.

Payne, H. / Mackworth-Young, G. (19502) – Archaic Marble Sculpture from the Acropolis, Londres.

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1 Journal de Genève du 30 juin 1959, 9.

2 Papyrus Bodmer IV (1958).

3 Voir Ménandre 1960.

4 En plaçant le début des fêtes du jubilé en 1958, les organisateurs avaient tenu à rappeler que les premières classes du Collège de Genève, fondé par Jean Calvin, s’étaient ouvertes le 4 novembre 1558, alors que l’Académie allait être inaugurée par une séance solennelle à Saint-Pierre le 5 juin 1559, présidée par le réformateur et marquée par un discours en latin de Théodore de Bèze, premier recteur, exaltant l’utilité et la dignité des études classiques. Voir Borgeaud (1900), 48 sv.

5 Voir Aristophane 1959.

6 Au sens étymologique, « é-voquer » est l’équivalent exact du grec ἀνα-καλεῖσθαι, que Walter Burkert, cité par Claude Bérard (1974, 146, n. 9), qualifie de « terminus technicus für Totenbeschwörung ». Les substantifs dérivés sont ἀνάκλημα et ἀνάκλησις en grec classique. En dialecte chypriote moderne, ἀνακάλημα désigne la lamentation funèbre, μοιρολόγι. en grec commun.

7 Lors des représentations de 1958, les facéties échangées par Hermès et Trygée déclenchaient les rires de l’auditoire, qui n’y comprenait goutte, alors que la belle collégienne sortant de la grotte pour s’immobiliser au centre de la scène et dominer, muette et majestueuse, la fin de l’action, créait une réelle émotion dans la salle. Portant le peplos, elle était coiffée et grimée à l’image de la koré 679 du Musée de l’Acropole, « perhaps the finest of all the korai surviving on the Acropolis » (Payne / Mackworth-Young 19502, 18-19, pl. 29-33).

8 Le présent hommage me donne l’occasion bienvenue de coucher sur le papier des observations que j’ai développées jadis de vive voix. On en trouvera un excellent résumé par Alain Dufour (1959, 463-464).

9 Je suis loin d’avoir consulté toute la littérature secondaire, mais observe que Thomas Gelzer (1970, col. 1455) dans son magistral article « Aristophanes » se borne à noter que les paysans tirent la Paix de sa grotte « im dritten Anlauf » et à signaler le rapprochement possible avec les Tireurs de filet (Δικτυουλκοί) d’Eschyle, dont on ne possède que des fragments. Dans un article tout aussi remarquable, le devancier de Gelzer, G. Kaibel (1895, col. 971-2) n’en disait pas davantage.

10 Voir la référence bibliographique ci-dessus, n. 6.

11 A ma connaissance, l’usage des simandres de la Résurrection est propre au monastère de Patmos. Les participants à la croisière de l’Association gréco-suisse J. G. Eynard ont pu les entendre en 1977 et en 1984, lors d’un voyage avec les étudiants de l’unité de grec moderne, je les ai enregistrés au magnétophone.