Bachofen, Apollonios de Rhodes et Huntington
Esquisse
Pour tout un pan de l’imaginaire savant constitué dans la longue durée européo-chrétienne, la culture est pensée, conçue, comme issue d’Orient1.
Nous aurions été, dans un très lointain passé, et nous serions redevenus à partir de l’Antiquité tardive et pour un certain temps, des barbares sages ou sauvages après avoir cru appartenir au cœur même de l’Empire romain, c’est-à-dire à une très ancienne civilisation d’inspiration hellénique. Les routes des épices et de la soie, les Croisades, Al Andalous et Byzance apparaissent, dans cette mnémo-histoire2 européenne, comme autant de relais mythiques à travers lesquels nous sont parvenus des techniques, des modes, des goûts, des savoirs renouvelés. L’ensemble de ces faits symboliques vient renforcer l’image, déposée au plus profond de notre mémoire, d’une Jérusalem ou d’une Bethléem situées au Levant, vers les aurores, iraniennes ou nabatéennes peu importe, que signifient le lever de l’étoile des mages. Les racines de la culture européenne sont donc encore aujourd’hui ressenties comme étant, en grande partie, d’origine orientale, et solidaires d’une épiphanie. Au moins au niveau des renouveaux, des retours, des retrouvailles, des Renaissances.
La question préalable que j’aimerais soulever en quelques mots, très imprudemment, est la suivante : que pouvait signifier l’Orient pour les Anciens, avant la constitution d’un tel imaginaire, avant ce rêve d’inspiration chrétienne, et avant les invasions dites barbares ?3
Je partirai de deux images présentes dans le mythe dès l’époque classique, sinon archaïque. Première image : pour les Grecs l’Orient, la région où le soleil se lève (l’« anatolie »), c’est un point précis vers lequel se dirige Orion, le géant aveugle, guidé par le petit Cédalion, « navigateur » hissé sur ses épaules. Orion cherche l’Orient pour retrouver la vue, au contact immédiat du premier rayon matinal pénétrant ses orbites mutilées. L’Orient est donc source de vision : l’œil, la lumière, le voir et peut-être aussi le savoir, s’y confondent.
Seconde image, à l’autre bout du monde : l’Occident c’est le jardin des Nymphes du couchant, les Hespérides, le jardin du soir où un serpent nommé Ladon veille sur l’arbre aux pommes d’or, non loin de la source d’où jaillit l’ambroisie, nourriture et onguent d’immortalité. L’Occident n’est donc pas le lieu de la mort, mais au contraire celui de la vie éternellement renouvelée, où les astres, à l’exception de la Grande Ourse, plongent à tour de rôle dans le flot d’Océan pour se régénérer, dans ces eaux primordiales où navigue, la nuit, la coupe du soleil.
Alain Ballabriga a relevé que la Théogonie hésiodique présente la course du soleil d’une manière à première vue surprenante : la coupe qui lui sert d’embarcation nocturne ne ramène pas le soleil couchant en direction d’une Ethiopie orientale mais il (ou elle) le conduit « aux profondeurs sacrées de la Nuit ténébreuse » (Hésiode) : « […] à la notion d’un diamètre cosmique horizontal tendu entre le pays des Hespérides et l’Ethiopie peut se substituer celle d’un pays des Hespérides et d’Atlas enfoncé dans les ténèbres infernales et la Nuit primordiale. Le soleil que l’on voit décliner à l’occident dans le ciel, continue en quelque sorte sa chute sur les courants de l’eau primordiale jusqu’à atteindre un point analogue à ce que sont dans la Théogonie le Tartare et la demeure de Nuit. Descendant au fond des ténèbres de l’Erèbe, de l’Obscurité première, il atteint ainsi un lieu où coïncident sorties et rentrées de Jour et de Nuit, c’est-à-dire aussi, d’une certaine façon, levants et couchants, aurores et crépuscules. »4
Le royaume des morts, l’Hadès, est sous terre lui aussi. Les Anciens en avaient repéré quelques entrées en des lieux proches et accessibles (oracle des morts d’Ephyra en Epire, marais alcyoniens d’Argolide, antre de Trophonios en Béotie, etc.). Mais si l’on désire y accéder par l’espace littéraire des marges, ce ne sera pas vers le couchant qu’il faudra se diriger. Ainsi Ulysse, au chant 11 de l’Odyssée, emprunte-t-il la route conduisant vers le Nord en direction des Cimmériens, qui habitent le pays non pas du soir, mais de la nuit prolongée. C’est au Nord que l’on trouverait aussi, tout près du pays des morts, cette grotte où se façonnent les songes, l’antre de Morphée (chez Ovide). Cette direction indique enfin le domaine des poisons, des charmes et des incantations : c’est vers le Nord que Jason rencontre Médée.
La civilisation, c’est ce qui définit l’homme comme n’étant ni un dieu ni une bête : un être sujet au travail, au mariage, à la mort mais capable du même coup de trouvailles techniques astucieuses, forcé qu’il est d’entretenir, avec bêtes et dieux, un rapport de nature religieuse, rituelle et technique, à travers le sacrifice qui suppose à la fois la maîtrise du feu, le mariage et l’agriculture. Ainsi conçu par les Grecs (dès Hésiode), ce que nous appelons la civilisation ne vient ni de l’Orient, terre de vision, ni de l’Occident, terre d’énergie, ni du Nord, ni du Sud (ce dernier se confondant avec l’Orient). Les principales techniques, agricoles, cynégétiques, nautiques, pastorales ou métallurgiques – à l’exception il est vrai de l’écriture, dans la version où l’inventeur s’appelle Cadmos : mais le descendant d’Io, au fond, ne fait que revenir dans l’espace ancestral – sont d’origine grecque selon les Grecs. Nous dirions, nous, qu’elles sont « bien de chez nous ».
Il faudra la patience des chercheurs modernes, de Samuel Bochart à Walter Burkert et Martin West5, pour que l’on reconnaisse, malgré la prétention grecque au copy-right, la réalité de certains héritages orientaux. Même l’agriculture est présentée comme d’origine grecque, elle qui fait de l’homme un mangeur de pain, c’est-à-dire autre chose qu’un fauve. Le blé apparaît à Eleusis comme un don fait par la déesse Déméter à des princes locaux. Cette connaissance rayonne depuis ce centre, diffusée par un fils d’Eleusis, un initié, Triptolème. Tel est le message explicite, la propagande fièrement revendiquée d’une Athènes civilisatrice.
Quand Dionysos, né en Grèce, se dirige enfin vers l’Inde, sur les traces d’Alexandre, il va distribuer des biens culturels et des techniques. Son armée est composée d’inventeurs, sa conquête est décrite, par Diodore de Sicile et ses sources, comme une œuvre d’évergète, de bienfaiteur de l’humanité.
Quand Héraclès se dirige vers l’extrême Occident, jusqu’aux Hespérides, c’est pour détruire les monstres qui pourraient compromettre l’accès à la civilisation. L’exemple des Amazones de Libye (en Afrique du Nord, sur la route vers l’Ouest) est remarquable : en anéantissant ces redoutables guerrières, Héraclès mettait fin, selon Diodore, à un scandale, celui de la menace potentielle en ces temps heureusement lointains, d’une diffusion du pouvoir féminin, d’une inimaginable gynécocratie.
La Grèce, décidément, reste à distance. Elle est bel et bien située au milieu, loin des extrêmes. Au centre d’un axe opposant le Nord-Ouest (l’Europe, et bientôt Rome, vue depuis la Grèce) à l’Asie (l’Empire perse), telle sera, encore, la définition qu’en donne Aristote : « Les nations situées dans les régions froides, et particulièrement les nations européennes sont pleines de courage, mais manquent plutôt d’intelligence et d’habileté technique ; c’est pourquoi tout en vivant en nations relativement libres, elles sont incapables d’organisation politique et impuissantes à exercer la suprématie sur leurs voisins. Au contraire, les nations asiatiques sont intelligentes et d’esprit inventif, mais elles n’ont aucun courage, et c’est pourquoi elles vivent dans une sujétion et un esclavage continuels. Mais la race des Grecs, occupant une position géographique intermédiaire, participe de manière semblable aux qualités des deux groupes de nations précédentes, car elle est courageuse et intelligente, et c’est la raison pour laquelle elle mène une existence libre sous d’excellentes institutions politiques, et elle est même capable de gouverner le monde entier si elle atteint l’unité de constitution. »6
Si maintenant je reviens à mon point de départ, je serai tenté de questionner en termes de polarités mythiques, et non pas de préséance historique, l’expression ex Oriente lux. D’un discours de type diffusionniste sur les origines, on passe en effet très vite à des considérations normatives, et non moins idéologiques, sur les contrastes entre civilisations.
Un seul exemple devra suffire à indiquer, cavalièrement, la route. En 1861, dans le sillage de Friedrich Creuzer, chez le patricien bâlois Johann Jacob Bachofen, un romantique attardé, dans un livre fameux sur le Droit de la Mère, l’Orient est évidemment, indubitablement un indicateur de l’origine. Bachofen croyait en un peuple primordial, d’origine hyperboréenne, dont seraient issues toutes les nations. Le Nord se trouve donc pensé comme lieu d’émergence et source d’énergie. Alors que du côté de l’Occident les descendants de ce peuple du Nord auraient été conduits très tôt, par l’effet de la Providence divine, à valoriser l’esprit et la loi du Père, les conceptions des descendants orientaux de ce même peuple auraient, elles, conservé longtemps encore les caractéristiques chthoniennes et matérialistes qui furent celles des débuts de la pensée humaine. L’Orient serait ainsi le conservatoire des traditions les plus primitives7. L’Orient de Bachofen se trouve défini tout à la fois comme un lieu de naissance et une forme d’archétype, où se croisent et se confondent les notions de féminité, de symbolisme lunaire, de promiscuité hétaïrique, de tellurisme fécond et marécageux, d’amazonat enfin, sous le signe de la matière et du droit naturel. La reconnaissance de la raison, de l’esprit, de l’abstrait, du spirituel, du père, du soleil, en un mot l’avènement du patriarcat et sa victoire sur la nature et le droit de la mère, cela relève, pour l’historien des droits anciens que fut Bachofen, de Rome et d’Auguste. Mais cette victoire ne serait pas définitivement acquise. La nature, l’élément tellurique et féminin, est toujours susceptible de ressurgir, de réaffirmer ses prérogatives. Loin d’être conçu comme une perte, l’abandon de la relation immédiate, duelle, à la nature est envisagé comme une conquête positive, une victoire de l’esprit. Toutefois, et ici la fascination qu’exerce l’origine redoutée n’est pas moins importante que la réprobation dont elle fait l’objet, l’Orient féminin, celui de la nature et des reines exotiques, du mirage et de l’ivresse de Dionysos autant que d’Aphrodite, cet Orient ne cesse de menacer, en ses possibles retours, les acquis de l’Occident romain. Les apostasies sont toujours possibles, dans cette fresque que Bachofen a évité d’élaborer sous une forme strictement évolutionniste. Les rechutes, d’ailleurs, sont évoquées par lui en termes particulièrement complaisants, comme si au fond la transgression donnait à l’écriture plus de plaisir que la règle8.
La référence à Dionysos, dans le Droit de la Mère, intervient à l’issue d’un long parcours oriental (Egypte, Inde et Asie centrale) : ce sont les Amazones et les reines du Levant, ces dangereuses représentantes d’un pouvoir féminin qui pourrait re-séduire l’Occident, qui attirent l’attention du juriste bâlois sur ce « dieu des femmes », comme il dit. Et peu importe qu’il ne l’ait pas rencontré, en personne, du côté de l’Egypte, de l’Inde ou de l’Asie centrale. Le fait que le culte de Dionysos s’impose chez les successeurs d’Alexandre, avant qu’Apollon ne règne sur Actium, incite Bachofen à reconnaître en ce dieu de l’ivresse le correspondant occidental d’une divinité lumineuse phallique originaire de l’Inde.
Dans un scénario largement inspiré de la Symbolik de Creuzer, Bachofen imagine que le culte de cette divinité orientale se diffuse d’une part en direction de l’Arabie et l’Ethiopie, d’autre part vers la Colchide et le Pont-Euxin. C’est de Sinope sur la Mer Noire, poste avancé de la profonde Asie, future terre du gnosticisme, que provient le Sérapis des Alexandrins, à savoir, selon Bachofen, un Hélios-Koros équivalent de Krishna9.
Sérapis apparaît aux alentours de 400 avant notre ère. Mais depuis très longtemps déjà, son prototype oriental s’était manifesté au cœur du monde grec. La chose remonte au temps des Argonautes.
C’est de la Béotie et d’Orchomène, patrie des Minyens, que sont originaires les Argonautes, ces explorateurs-missionnaires autrefois guidés par Orphée, serviteur d’Apollon. Mais voici que dans le récit bachofénien se produit un coup de théâtre : Orphée rentre de son expédition en Colchide converti à Dionysos.
Le récit de Bachofen commence par la lecture de quelques vers, splendides, d’Apollonios de Rhodes (Argonautiques II, 669-719). Ces vers concernent Apollon. Ecoutons d’abord l’interprétation offerte par Marcel Detienne dans son Apollon le couteau à la main :
Après le passage des Symplégades, ils [les Argonautes] ont navigué toute la nuit. Ils pénètrent dans le port de l’île déserte de Thynie en même temps que les premières Îueurs de l’aube. A ce moment précis que les hommes en s’éveillant appellent « le point du jour » (amphilúkē), Apollon apparaît : « Il arrive de Lycie pour se rendre au loin chez le peuple immense des Hyperboréens […]. Sous ses pas, l’île entière tressaillait, les vagues croulaient sous le rivage. » Un Apollon de l’aube, à peine entrevu. Déjà, il s’en est allé, gagnant l’horizon d’une seule foulée. Derrière lui, sur la grève, les Argonautes s’empressent. Ils dressent un autel sur le rivage, préparent un sacrifice sanglant à l’attention du dieu surgi en même temps que la première clarté10.
Voici maintenant ce que l’imaginatif Bachofen retient de cette épiphanie. Les Argonautes, descendants des Minyens, sont pour lui les missionnaires du culte orphique d’Apollon. C’est dans le cadre de cette mission qu’ils auraient élevé un autel à l’Apollon Matinal (heôios). Fils de Nuit et solidaire des pouvoirs de la Terre, cet Apollon des origines serait apparenté « à la Nature qui enfante hors mariage […]. Il est entièrement dominé par la Mère »11. C’est un jeune soleil encore soumis à sa mère la Nuit. Il suscite, au sein du matriarcat, un culte de la lumière et du fils. Les mystères apolliniens orphiques, bien qu’ignorant le père, font donc intervenir un principe divin mâle. Ce mysticisme orphique apollinien, cet entre-deux du matriarcat et du patriarcat, n’est pas pour Bachofen une invention récente, due à quelques faussaires comme Onomacrite ou certains pythagoriciens : il est aussi ancien que le cycle des légendes minyennes. Et l’expédition des Argonautes est interprétée comme le souvenir mythologisé d’une entreprise réelle, historique, de diffusion d’une religion du fils et de la lumière.
Ce règne auroral de l’enfant Apollon, dans un contexte encore gynécocratique, sera de courte durée. Les Minyens conduits par Jason arrivent en effet dans la région du Phase, où ils rencontrent les habitants de Colchide, sectateurs de l’Hélios-Koros originaire des Indes. Le mythe des Argonautes, selon Bachofen, transmet le souvenir d’une rencontre conflictuelle et féconde entre l’Occident et l’Orient, entre la religion orphico-apollinienne des compagnons de Jason et la religion amazonique et hétaïrique des Phéniciens, Assyriens, Etrusques, Mèdes, Perses et autres sectateurs d’Hélios-Koros, le dieu solaire phallique issu des profondeurs de l’Asie12.
L’Est du Pont-Euxin apparaît ainsi comme un point de rencontre et d’opposition, un espace de controverse et de conversion, où les peuples d’Asie et de Grèce prennent conscience de leur différence.
« Ce que le mythe résume en une seule grande expédition [celle des Argonautes] doit être compris comme l’expression d’un commerce prolongé et d’un combat durable […]. Et, de l’union de ces deux religions, surgit ce Dionysos qui se substitue de manière toujours plus décisive à l’Apollon Eoos. Avec le temps, il finit par jouer le rôle de trait d’union entre l’Orient et l’Occident. »13
Considérée par Bachofen comme un des faits les mieux fondés de l’histoire des religions, cette diffusion de la divinité lumineuse phallique orientale expliquerait la métamorphose de l’orphisme originellement apollinien en un orphisme dionysiaque. A la place d’Apollon surgit Dionysos. Ou mieux, l’Apollon auroral se transforme en Dionysos de lumière, pour diffuser jusqu’en Espagne sa danse jubilatoire14.
L’Orient qui suscite la crainte serait ainsi, pour tout un courant de pensée dont le Mutterrecht est probablement le témoin le plus remarquable, un Orient des origines. L’objet qui inquiète devient précisément le lieu d’où l’on serait sorti, une sorte de matrice impure dont on aimerait ne plus entendre parler.
Un tendance grossière et dangereuse consiste aujourd’hui encore, comme au temps de Bachofen, à opposer un tel Orient (où l’on se plaît à situer, notamment, la montée en puissance du monde musulman) aux civilisations européennes sous l’angle d’un conflit de cultures. Cette tendance est illustrée par le succès médiatique et politique de l’article de Samuel Huntington, « The clash of Civilizations », bientôt suivi d’un livre portant le même titre. On y découvre une surprenante définition du mot civilisation, comme désignant une entité indifférente à l’unité du genre humain :
« A civilization is thus the highest cultural grouping of people and the broadest level of cultural identity people have short of that which distinguishes humans from other species. It is defined both by common objective elements, such as language, history, religion, customs, institutions, and by the subjective self-identification of people ».
Sept ou huit civilisations (selon qu’on doive ou non compter l’Afrique : sic !) se disputeraient le monde d’aujourd’hui, étant bien entendu que cette apparente diversité reste soumise à l’affrontement de l’Ouest (l’Amérique du Nord) contre le reste du monde15. Un livre plus ancien et non moins lu, L’Orientalisme d’Edward Saïd, s’était pourtant efforcé de déconstruire le stéréotype manichéen des fabrications coloniales du concept de culture16. Il convenait de rappeler que ce type d’opposition, entre nous et tous les autres, loin d’être récent, relève d’une mythologie savante qui ne cesse de s’élaborer et de se ré-élaborer. Et que la scène a pu être autrefois différemment balisée17. Le succès de nouvelles métamorphoses est toujours possible, comme le montre la réception du modèle alternatif (« ex Africa lux ») diffusé par la Black Athena de Martin Bernal.
De tels schémas de pensée, aujourd’hui, sont tout aussi mythiques que l’ont été certaines représentations géographiques des Grecs anciens. La simple comparaison d’exemples modernes avec des exemples antiques suffit à montrer qu’il est prudent de remettre incessamment en question la tendance que nous avons à élaborer, sans nous en rendre compte, des polarités imaginaires. L’Orient, disent parfois certains rêveurs qui oublient la réalité japonaise et chinoise, serait à l’Occident ce que la sagesse est à la technique. Mais l’Orient serait aussi à l’Occident (et cela tourne à l’absurde) ce que la barbarie serait à la civilisation, ce que l’origine serait au progrès (ou au développement). De telles cartographies imaginaires introduisent des modèles réversibles, des relations d’opposition que l’on peut retourner comme des gants, des grilles de lecture où une même orientation sous-tend des croyances incompatibles. C’est ainsi que l’antimodernisme, chez un Bachofen, signifie la crainte, au nom d’une certaine conception du patriciat, d’un retour au tellurique. Ce même anti-modernisme devient, chez des penseurs plus proches de nous, comme Mircea Eliade, un refus de l’histoire au nom du mythe. On voit alors se figer, se réifier une opposition que postulent à tort les victime d’un autre mirage moderne, entre civilisations traditionnelles (orientales ou archaïques) et civilisation moderne occidentale, prétendument désenchantée18.
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1 Des pièces essentielles de ce dossier sont réunies dans Amir-Moezzi / Scheid 2000. Cf. aussi Stroumsa 2001, qui commence son enquête par le De Diis Syris syntagmata du juriste John Selden paru à Londres en 1617. On y voit soutenue, avec des arguments modernes (philologiques), la thèse des origines proche-orientales de la pensée et des pratiques religieuses grecques. Cet ouvrage a eu une grande influence sur le développement de l’histoire des religions en Europe. On en trouve l’écho, notamment, chez Vossius 1641, Herbert 1663, Cudworth 1678.
2 La notion de mnémo-histoire est développée dans un livre remarquable, Assmann 1997.
3 Ces quelques réflexions sont adressées au Recteur André Hurst en hommage d’abord à l’interprète des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes, mais aussi en souvenir des lumières de l’aube sur le lac, au temps lointain où un jeune professeur assistant m’entraînait dans des exercices d’aviron, en compagnie de Giorgio Quadranti.
4 Ballabriga 1986, 80-81.
5 Bochart 1646 ; Burkert 1999 ; West 1999.
6 Arist. Pol. 1327b20sq., cité par Hartog (1996, 111). On peut se reporter, pour l’analyse du contexte spécifique, au commentaire d’Hartog. Cf. aussi le dossier réuni dans Mazzarino 1989.
7 Maurice Olender (1994, spécialement 10-12 : « Japhethic Europe ») a montré comment se développe un stéréotype encore plus ancien, du même type, qui remonte au concept post-biblique d’une Europe colonisée par les descendants de Japhet, opposée au territoire de Shem. Dès Cassiodore et Isidore de Séville, l’imagination savante aime à décrire une île du Grand Nord (Scandia), « fabrique et matrice des nations » (oficina gentium, vagina nationum). Ce Nord a survécu jusque dans la mythologie des années trente, où il est communément conçu comme le lieu des origines « aryennes ». Chez Bachofen l’opposition n’est pas celle de l’Aryen au Sémite, mais celle qui oppose le Nord apollinien solidaire de l’Occident à l’Orient et au Sud dionysiaques.
8 Sur tout cela cf. Borgeaud / Durisch / Kolde / Sommer 1999.
9 Bachofen (1996, 562) qui renvoie à Ritter (1820, 84 sqq.), lui-même tributaire de Creuzer (1810-1812).
10 Detienne 1998, 85.
11 Bachofen 1996, 688-689.
12 Bachofen 1996, 568-569.
13 Bachofen 1998, 716.
14 Bachofen 1996, 717-718 et 726.
15 Huntington 1993 développé en Huntington 1996. L’opposition entre « the West and the Rest » est empruntée à Kishore Mahbubani 1992.
16 Pour un commentaire utile (bien qu’inutilement hostile) du livre de Saïd, voir Casadio 2004.
17 Cf. notamment Dragonetti / Tola 2004.
18 Cf. Eliade 1949, surtout 207-240 (« La terreur de l’histoire »). Et aussi Gauchet 1985.