Théodose le Diacre et ses prédécesseurs épiques
Autour du De Creta capta
Théodose le Diacre, auteur –, dont nous ne savons par ailleurs rien de certain – d’un éloge en vers de la reconquête de la Crète menée par Nicéphore Phocas pour l’empereur Romain II, nous invite lui-même à comparer cette expédition à la guerre de Troie et son poème à celui d’Homère. Nous allons essayer de préciser la perspective dans laquelle s’inscrit cette comparaison, en examinant le statut du texte de Théodose, et ce en quoi il se compare à son illustre devancier ; nous verrons également en passant quelques exemples de l’utilisation que le poète byzantin fait des matériaux glanés chez ses prédécesseurs.
1. L’auteur et son ouvrage
Si l’auteur, en l’absence de tout témoignage extérieur, ne nous est guère connu, mis à part son statut de diacre, vraisemblablement dans l’abondant clergé de Sainte-Sophie, et une certaine forme de proximité de la cour impériale qui correspondrait bien à cette situation, nous pouvons du moins situer très précisément dans le temps la rédaction du poème et sa publication.
L’expédition conduite par Nicéphore Phocas, général de l’empereur Romain II, pour reprendre la Crète aux Arabes qui l’occupaient depuis presque un siècle et demi, eut en effet lieu de la mi-juillet 960 au début du mois de mars 961. La prise de Chandax1 (7 mars 961) marque le terme de l’expédition, le général victorieux se tournant alors vers une autre campagne militaire, contre la Syrie cette fois-ci. C’est dans le contexte de ces succès des armes byzantines qu’écrit Théodose ; il évoque l’expédition de Syrie à la fin de son poème (vv. 965, 981, 998) et plus précisément la prise d’Alep (23 décembre 962), dans la lettre-préface adressée à Nicéphore Phocas qui se trouve en tête de l’ouvrage, mais pas dans le texte du poème. Un troisième terminus post quem nous est enfin donné par la mention de Romain II en tant qu’ancien empereur, à la fin de cette même lettre-préface, ce qui implique une rédaction finale de la lettre et une publication postérieures à la mort de Romain II, soit au 15 mars 963. Le poème lui-même semble avoir été achevé entre le départ de Nicéphore pour la Syrie et la prise d’Alep, qui n’y est pas mentionnée.
D’autre part, comme le destinataire de la lettre-préface y est encore traité de Magistros, elle est nécessairement antérieure à l’élévation de Nicéphore Phocas à l’empire, le 2 juillet 9632. La « publication » de l’ouvrage, ou au moins la remise d’un exemplaire du texte sous forme écrite à Nicéphore Phocas, a donc lieu au printemps 963, et la rédaction semble en avoir été achevée dans le courant de 962. Toutes ces dates ne nous sont cependant pas livrées par le poème, qui n’est pas à proprement parler une chronique versifiée des événements, bien qu’il ne soit pas totalement dénué d’intérêt pour l’historien, mais elles nous sont connues par diverses sources, principalement par les deux premiers livres de l’Histoire de Léon le Diacre.
Le poème de Théodose est divisé en cinq akroaseis de longueur inégale ; le titre de ces parties, attesté par l’unique manuscrit qui nous a transmis le texte, implique une récitation publique de celui-ci3. Dans un tel contexte, on peut parler pour notre poème d’une sorte de liturgie de glorification impériale, et chercher des parallèles dans l’hymnographie et les panégyriques impériaux versifiés4 aussi bien que du côté des auteurs classiques, présents eux aussi dans le poème à travers de nombreuses réminiscences, plus ou moins directes et faciles à déceler.
Le manuscrit unique (Paris. suppl. gr. 352, olim Vat. gr. 997, du XIIIe s.) donne heureusement un texte passable, édité d’abord au XVIIIe s., à Venise5 puis à Rome6, et intégré au XIXe s. au CSHB (« Corpus de Bonn »), où il figure dans le même volume que Léon le Diacre et Nicéphore Phocas7. Deux éditions critiques modernes constituent enfin une bonne base de travail : celle de Panagiotakis, citée à la note 4, et celle du savant Italien Ugo Criscuolo8, la plus complète du point de vue de l’identification des références classiques.
Panagiotakis, on l’a vu, a fait largement porter son étude sur la dette de Théodose envers l’hymnographie et le panégyrique, en particulier tel qu’on le trouve au VIIe siècle, à la gloire de l’empereur Héraclius, chez Georges de Pisidie9 ; il s’intéresse d’autre part à l’évaluation du De Creta capta comme source historique contemporaine et indépendante des historiens qui nous font connaître les mêmes événements. Ce dernier aspect ne retiendra pas ici notre attention, alors que l’influence de Georges de Pisidie comme modèle de style et de contenu est plus directement liée à la forme et à l’esprit du poème de Théodose.
Georges de Pisidie introduit en effet dans poésie encomiastique savante un tournant stylistique significatif, en utilisant le trimètre iambique dans des contextes réservés jusque là aux hexamètres de la tradition épique10. Comme Georges de Pisidie, Théodose va observer à la fois les règles accentuelles du dodécasyllabe byzantin, issu du trimètre iambique11, et les règles prosodiques antiques auxquelles il ne fait que de rares entorses12. comme le montre Criscuolo, aux pages XI et XII de la préface de son édition.
L’utilisation du trimètre iambique pour traiter un sujet de nature épique, en dehors de la tragédie, a bien sûr un précédent fameux d’époque hellénistique : l’Alexandra de Lycophron, qui se présente sous la forme, tragique, d’un monologue de messager démesuré, rapportant la prophétie de Cassandre. S’il n’y a pas filiation directe, on verra que Théodose utilise en tous cas deux passages de Lycophron dans son poème, à côté de très nombreux emprunts à la poésie dramatique et à l’épopée.
Modèle formel, Georges de Pisidie est aussi un modèle de contenu, plus particulièrement dans son Herakleias, dont les trois livres portent le titre d’akroaseis et étaient également destinés à une récitation publique exaltant les hauts faits de l’empereur. Les rapprochements textuels ne sont cependant, d’après les références relevées par Criscuolo, pas plus nombreux avec ce poème qu’avec les autres ouvrages de Georges de Pisidie, y compris l’Hexameron, qui exalte le créateur, et non l’empereur, et ces poèmes ont en commun de mettre en œuvre les procédés de la rhétorique traditionnelle.
Ces procédés rhétoriques étaient également ceux que les prédicateurs utilisaient pour l’édification de leurs ouailles et l’exaltation du Dieu chrétien et du peuple chrétien, dont les hauts faits sont toujours placés au-dessus de ceux des païens et des infidèles. Il y a en effet une tradition de la rhétorique épidictique qui utilise la comparaison pour mettre en lumière un message, et il n’est pas surprenant que le message de Théodose, qui tient en la puissance retrouvée de la nouvelle Rome et en le triomphe de son Dieu et de son empereur, fasse largement appel à la comparaison. Ancienne et nouvelle Rome, généraux et guerriers d’autrefois et de maintenant, mais aussi lumières chrétiennes et ténèbres où sont plongés les Crétois infidèles forment ainsi autant de paires antithétiques13.
Le poème commence par une fière comparaison, où l’ancienne Rome est priée de ne point jalouser l’empereur et la nouvelle Rome, Constantinople (vv. 1-2) :
’Ρώμη παλαιά, μὴ ϕθóνει τὸν δεσπότην
τοὺς σοὺς στρατηγοὺς προσβαλοῦσα τῇ νέᾳ
C’est dans ce contexte qu’il nous faut envisager la comparaison avec Homère que Théodose nous invite à entreprendre quelques vers plus loin.
2. Les comparaisons explicites avec Homère
La première mention d’Homère se trouve au vers 19 ; elle est précédée par une liste de généraux romains, introduite par les vers 1-2 donnés plus haut. Nous remontons alors des exploits des Romains à ceux des Grecs devant Troie (vv. 19-44). Ici comme ailleurs, la critique d’Homère est une critique de la substance des événements relatés par le poète : Homère a loué à l’excès des exploits qui ne méritaient pas d’être autant exaltés. Les mots ὑψῶν τὰ μικρά, au v. 20, résument cette attitude, développée aux vv. 29-30 ; et l’exhortation à la modestie adressée à Homère au v. 21, pour ridicule qu’elle sonne aux oreilles du lecteur moderne, définit les conditions d’une lecture admissible d’Homère pour le poète byzantin : étant donné la supériorité des héros chrétiens sur les héros païens (vv. 37-40), le poète ancien doit accepter un rang inférieur, bien que son style reste un objet d’admiration, ce qui est exprimé par une élégante antithèse aux vv. 27-28. Il est cependant invité à célébrer l’empereur, bien que Théodose souligne qu’il soit mort (vv. 33-34), puis à chanter les sanglants combats qui accompagnent la reconquête de la Crète (vv. 41-44). C’est peut-être là une manière de justifier, par cette invitation, les nombreux emprunts qui lui seront faits dans le cours du poème : Homère, et d’autres encore, nommés ou non par Théodose, sont bel et bien présents dans son texte, au fil des mots et des expressions qu’il leur emprunte. On remarquera enfin la mention des ruines de Troie, au v. 25, désignées par un terme (λειψάνων) qui s’utilise aussi pour parler des reliques des saints ; il n’est pas impossible que notre diacre cultivé ait essayé de visiter le site de Troie, peu distant de Constantinople.
La mention suivante d’Homère (vv. 143-165) est insérée dans le récit des premières opérations militaires en Crète : après le débarquement, une harangue de Nicéphore Phocas à ses troupes et une première escarmouche, une partie de l’armée construit un camp fortifié pendant que la cavalerie part en reconnaissance. C’est ici le mur des Achéens qui est pris à partie14 et que le mur « romain » surpasse. A nouveau, Homère est prié, aux vv. 149-152, de se montrer modeste et d’avoir honte de la glorification des exploits achéens. On remarquera que Théodose ne fuit pas devant l’utilisation de termes techniques de son époque, comme μαγγάνοις (machines de siège) au v. 156, fidèle en cela aux orientations encyclopédiques de son époque et à l’esprit de l’épopée plutôt qu’à un purisme pédant. L’opposition entre les industrieux soldats-maçons byzantins et les « serpents » crétois qui se répandent hors de leurs repaires des montagnes (vv. 156-7) appartient au jeu de contrastes mentionné plus haut.
Avant de rencontrer la prochaine mention d’Homère, nous trouvons le seul passage du poème où Théodose se nomme lui-même, tout à la fin de la première akroasis ; il est précédé par l’évocation (vv. 255-263) de quelques grands hommes de guerre et de ceux qui en ont parlé, Démosthène, Plutarque, Dion Cassius et Xénophon ; Théodose s’adresse alors à Romain II en des termes pleins de modestie. Le poète est maintenant plein d’humilité, mais c’est devant son impérial maître, et aucune comparaison avec un autre auteur n’intervient dans ce passage. Il faut croire que l’encouragement impérial sollicité dans ces vers fut donné, puisque de nouveaux épisodes de la campagne victorieuse font l’objet des abroaseis suivantes.
C’est ainsi que nous parvenons à la prochaine mention d’Homère, placée à la fin de la deuxième akroasis : le siège a été mis devant Chandax, mais les défenseurs tiennent bon et tentent une sortie, que Nicéphore transforme en piège, en feignant la fuite. Dans le combat qui s’ensuit, nous assistons à une aristie de Nicéphore, qui triomphe d’un gigantesque sarrasin (vv. 510-543). Dans ce passage, la critique d’Homère est celle du poète qui est à la fois la source des expressions utilisées par la tradition (v. 527), et qui est admiré à ce titre15, et un auteur qui décrit fallacieusement ce qu’il n’a pas vu comme s’il y avait assisté (v. 528), ce qui s’appliquerait aussi bien à Théodose, à cette différence près que le poète byzantin est contemporain des faits et pourrait être renseigné par des témoins oculaires. L’immense labeur d’Homère, la célébration des peines des Hellènes (avec le double sens grec / païen) est donc vain.
La dernière mention d’Homère est proche de la fin du poème : la quatrième akroasis s’est terminée sur l’annonce de l’assaut final donné par les troupes byzantines contre Chandax ; la cinquième sera essentiellement une sorte d’hymne à la victoire et à la grandeur de la nouvelle Rome, de son empereur, de son général Nicéphore, de ses soldats ; puis, après des recommandations sur la conduite à tenir après la victoire, Chandax est mentionnée en quatre vers (1032-1035), comme déjà prise, et les quatre vers suivants, les derniers du poème, nous montrent Tarse (contre qui se dirige Nicéphore dans son expédition vers la Syrie) qui se prépare à subir le même sort. Dans cette curieuse composition, où le chant de victoire tient la place de la description attendue de l’assaut final, et où apparaît une réjouissance universelle qui contraste avec la crainte qui doit s’emparer des ennemis de l’empereur, la mention d’Homère et du Zeus crétois occupe une place importante, aux vers 930-962, entre l’évocation de la crainte des ennemis et celle de la gloire de Nicéphore.
L’invocation au Christ des vv. 946-7, précédant la mention d’Homère, rappelle clairement les raisons de la supériorité des Byzantins sur les Hellènes : quelle que soit la qualité de ses vers, ceux-ci propagent des fables trompeuses, issues d’un estropié-allusion à la cécité du poète-charmeur, comme le disent les vv. 953-954, précédés par la défense faite à un chœur de jeunes gens de les réciter (vv. 949-952). Le sujet des chants doit être désormais la prise de la Crète, patrie de Zeus, ce vieux démon maintenant jeté dans le feu éternel.
Dans ce dernier passage, il faut peut-être tempérer la condamnation d’Homère par la circonstance : Théodose met en avant son propre poème, la célébration de la victoire, comme il ne le fait pas ailleurs au même degré. La comparaison est alors assortie de la recommandation faite à un chœur, dont nous ne pouvons préciser la réalité ou la situation, de mettre à son répertoire l’œuvre dont il est question ou au moins des compositions sur le même sujet. Nous aimerions ici être mieux renseignés sur les circonstances de la récitation du poème de Théodose ; il semble en tous cas, à en juger par la différence de ton entre les quatre premières parties et la cinquième, qu’il ait été composé au fur et à mesure de l’arrivée des « nouvelles du front » et peu remanié ou homogénéisé par la suite. La minceur de la partie consacrée à l’assaut final irait dans le sens d’une composition très rapide de la dernière akroasis, si elle devait être récitée dès que possible après l’annonce de la victoire ; mais d’autres raisons pourraient rendre compte de cette brièveté dans la description, et l’on pourrait même songer à une forme ultime d’imitation d’Homère en ce que la prise de Troie, prédite, n’est pas décrite dans l’Iliade.
3. Utilisation des références classiques et conclusions
Ce serait une tâche démesurée que de commenter une à une toutes les citations, reprises et allusions, certaines, probables et possibles, que contient le poème de Théodose. Criscuolo et Panagiotakis les ont très largement identifiées et signalées dans leurs éditions, et il ne reste que des compléments de détail à apporter, si ce n’est peut-être dans le domaine de l’utilisation de la poésie chrétienne, de Grégoire de Nazianze en particulier, par Théodose.
Quoi qu’il en soit, Criscuolo a pu établir que l’auteur du De Creta capta cite généralement de première main, tout au moins pour les grands auteurs qui forment l’essentiel de ses références16 : Homère bien sûr, dont l’Iliade est mise à contribution 30 fois et l’Odyssée 21 fois (données de Criscuolo), mais aussi les tragiques, dont la prépondérance, si on les additionne17, peut s’expliquer par la communauté de mètre avec notre poème, puis Aristophane ; du côté des références chrétiennes, Georges de Pisidie fait jeu égal avec Homère, et les textes bibliques, surtout vétérotestamentaires, équivalent à la masse des prosateurs païens, parmi lesquels Plutarque, Hérodote, Platon et Xénophon sont les plus souvent repris. Parmi les auteurs qui sont plus rarement utilisés, voyons la poésie épique en dehors d’Homère et Lycophron :
Hésiode est identifié 4 fois comme source d’un passage, mais l’un de ces passages consiste en la mention de Zeus crétois, qui peut avoir été empruntée à un auteur postérieur. 3 passages d’Apollonios de Rhodes sont utilisés, 3 de diverses épigrammes de l’Anthologie Palatine, 3 ou 4 enfin de Lycophron, l’un de ces passages pouvant dériver aussi bien de Quintus de Smyrne. On voit que les lectures de notre diacre sont assez variées, et l’exemple de son emploi de Lycophron nous permettra d’illustrer ses procédés de travail.
Les vers 195, 321 et 871-872 de Théodose exploitent un même passage de Lycophron, le vers 1309 de l’Alexandra. Dans les éditions modernes18 (15), le texte original a pu être restitué comme suit :
καὶ δευτέρους ἔπεμψαν Ἄτρακας λύκους
Le vers s’applique aux Argonautes, « loups de l’Atrax » (ou d’Atrax, selon que l’on rapporte l’adjectif au fleuve ou à la ville thessaliens du même nom). Le texte est restitué, d’après Etienne de Byzance et Eustathe qui ont préservé la bonne leçon, tandis que Théodose le Diacre lit, avec les manuscrits médiévaux de la tradition directe… ἅρπαγας λύκους, et adapte à trois reprises cette expression à son texte :
195 ὡς δὲ κλοπῇ χαίροντες ἅρπαγες λύκοι19
321οἱ τὴν ὀϕρῦν ἔχοντες ἅρπαγες κύνες20
871 ὡς γὰρ μέγιστος καὶ πολύχρονος λύκος,
ἔμπειρος ὢν ἅρπαξ τε καὶ ποιμνηλάτης21
Le vers 974 de Théodose, où il apostrophe les glorieuses armes des « Romains », lui permettent de citer une expression rare, ἵππων ϕριμαγμός, désignant le bruit émis par la bouche des chevaux impatients, et dont la source est le vers 243 de l’Alexandra,
ἵππών ϕριμαγμὸν ᾐόνεν δεδεγμέναι.
Les deux autres cas sont moins clairs. le vers 705 de Théodose,
καὶ χεὶρ ῥοὰς ἔβλυζ πολλῶν αἱμάτων
peut venir de Quintus de Smyrne, Posthom. I, 241-2
κέρσε, μέλαν δὲ οἱ αἷμα δι ἕλκεος οὐταμνοι / ἔβλυσεν
ou du chant III du même ouvrage, v. 311 (non signalé par Criscuolo)
ἔβλυσεν αἷμα κελαινόν…
plutôt que des vers 300-301 de l’Alexandra
αἱ σαὶ καταξανοῦσιν ὄβριμοι χέρες
ϕόνῳ βλύοuσαι κἀπιμαιμῶσαι μάχης.
Enfin, au vers 481 du De Creta capta, l’expression ἐν μεταιχμίῳ est trop courante pour que son origine puisse être attribuée à Lycophron, plutôt qu’à Eschyle, ou à Lucien ; le Thesaurus d’Estienne-Dindorf la cite même dans une lettre à Atticus de Cicéron.
On pourrait multiplier les exemples avec d’autres auteurs et d’autres formes de reprise et de variation, d’autres incertitudes aussi ; l’impression générale reste néanmoins celle d’une attitude ambivalente de Théodose le Diacre à l’égard des textes de l’Antiquité en général et d’Homère en particulier, invoqué parfois presque comme la Muse des poètes archaïques, avec plus de hauteur certes, et rejeté en même temps comme mensonger.
La comparaison, qui est chez Théodose une méthode constante de structuration du discours, ne porte clairement, quand elle est appliquée à ses devanciers, qu’il s’agisse d’Homère ou des quelques prosateurs nommés dans le De Creta capta, que sur le contenu factuel et idéologique de leurs œuvres : Théodose n’a pas la prétention naïve d’égaler la perfection de leur expression. Les nécessités d’un panégyrique de circonstance le poussent à exalter les hauts faits présents et à rabaisser le passé, païen de surcroît, et une grille d’interprétation chrétienne se superpose à sa vision de l’Antiquité ; l’admiration formelle, la curiosité érudite et le goût de la rhétorique forcent toutefois le diacre médiéval à relever aussi, comme par antithèse, la grandeur de la poésie de la πηγὴ τῶν λόγων, Homère.
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1 La moderne Héraklion, près de l’antique Cnossos ; le nom Χάηδαξ vient de l’arabe al-Khandaq « le fossé », correspondant bien au rôle de point d’appui fortifié joué par la ville, à partir de laquelle les Arabes qui l’avaient fondée menèrent la conquête de toute l’île, vers 827 ; c’est de la forme Chandax qu’est tiré le nom latin de la ville et de toute la Crète, Candia.
2 Ou, à la rigueur, à l’arrivée de la nouvelle à Constantinople. Nicéphore a été proclamé empereur en Cappadoce, mais la nouvelle n’aura guère mis que quelques jours à parvenir dans la capitale. On pourrait penser que la dernière phrase de la lettre-préface – qui seule mentionne la mort de Romain II et sonne comme une excuse de l’auteur pour avoir adressé ses louanges formellement à l’ancien empereur, alors que c’est Nicéphore qui est le vrai triomphateur – a été ajoutée immédiatement à la mort de Romain II, au moment où il pouvait être judicieux de se concilier Nicéphore, et que l’ensemble, poème et lettre, a été remis au général victorieux dans les quelques semaines où il se trouvait encore à Constantinople ; quoi qu’il en soit, le texte du poème était prêt depuis quelque temps déjà et l’auteur attendait une occasion favorable pour sa publication ou au moins pour le remettre à son vrai destinataire, Nicéphore.
3 Cette récitation était vraisemblablement effectuée partie par partie au gré de la composition de l’ouvrage, qui devait suivre d’assez près l’arrivée à Constantinople des communiqués de l’armée par lesquels l’empereur et la cour étaient tenus au courant des opérations et qui étaient lus à Sainte-Sophie. C’est ainsi que Criscuolo (1979, 71-2) reconstitue la composition du poème.
4 C’est ce qu’a fait Panagiotakis dans l’introduction et le notes de son édition (1960, notamment 17-23).
5 Cornelius 1755, avec traduction latine.
6 Foggini 1777, pourvu d’une bonne introduction et de notes.
7 Jacobs 1828, qui reprend l’introduction et les notes de N. M. Foggini, mais ajoute ses propres compléments et conjectures ; la Patrologie grecque de Migne réimprime cette édition au t. CXIII.
8 Criscuolo 1979b ; la préface de cette édition, complétée par Criscuolo (1979), constitue une excellente introduction au sujet, et la présente étude lui est largement redevable.
9 Les textes qui nous intéressent à cet égard se trouvent dans l’édition critique de Pertusi (1959). Mais Théodose offre aussi des réminiscences de l’Hexaemeron, maintenant disponible dans l’édition de Tartaglia (1998).
10 Pour un traitement détaillé de la question, en particulier des prédécesseurs de Georges de Pisidie, voir Frendo 1984.
11 Cf. Maas 1903.
12 Cf. Criscuolo 1979b, xi et xii.
13 Cf. Criscuolo 1979, 73-77.
14 cf. Il. VII, 435-441 et XV, 361 sqq.
15 L’expression « Homère, source des discours » (πηγὴ τῶη λόγων) dérive de Georges de Pisidie, Pers. II, 66.
16 Cf. Criscuolo 1979, 77-79.
17 Pour le détail, on a près de 60 références à Euripide, 38 à Eschyle et 27 à Sophocle.
18 En attendant l’édition C.U.F. préparée par le dédicataire de ces lignes, on consultera son texte dans Fusillo / Hurst / Paduano 1991, ou dans Hurst / Παιδῆ 2004.
19 Il s’agit des soldats byzantins qui préparent une marche nocturne pour attaquer par surprise au point du jour.
20 Il s’agit cette fois-ci des défenseurs de Chandax, comparés à des chiens et non à des loups !
21 Le loup est à nouveau byzantin : il s’agit du début d’une comparaison développée, appliquée à un officier de l’armée impériale.