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Le don de la musique

Françoise LÉTOUBLON

Grenoble

En hommage à l’ami André Hurst, helléniste mélomane sans que ces deux passions soient séparées comme c’est généralement le cas, je m’intéresserai ici à la relation entre musique et littérature dans les textes grecs, et plus spécifiquement au thème du don de la musique comme forme d’échange et source de joie collective : le thème du don d’un instrument, métonymie de ce don de la musique, semble parcourir la littérature grecque, d’Homère à Longus en passant par Pindare et Théocrite, comme un leitmotiv. Et le changement d’instrument, la lyre ou la cithare, puis la syrinx, apparaît comme un symbole des genres littéraires et des modes musicaux auxquels chacun est associé. Les mythes d’invention de ces instruments de musique et les récits qui les entourent confirment cette importance du don et de l’échange.

1. Du don des Muses au poète au don d’un instrument entre humains

Tout commence avec Homère, et avant Phémios, l’aède d’Ithaque, et Démodocos, l’aède des Phéaciens, avec cet aède Thamyris qu’évoque fugitivement l’Iliade dans le Catalogue : oublieux de ce qu’il devait aux Muses, il s’est prétendu leur rival (Il. 2.597 Στεῦτο γὰρ εὐχόμενος νικησέμεν…), mais il en a été puni cruellement, privé de son art : πάῦσαν ἀοιδῆς (v. 595). Comme si l’aède de l’Iliade, qui n’oublie pas au début du Catalogue comme au début de l’Iliade, d’invoquer les Muses (485492), voulait conjurer cette éventualité redoutable du défaut d’inspiration ou de la panne de mémoire, défaut représenté comme une interruption venant de l’extérieur, de ces Muses qui sont les filles de Mnémosynè, la déesse Mémoire. Si l’on compare ce passage avec le début de la Théogonie et le récit de la vision des Muses par Hésiode sur l’Hélicon, on voit que la capacité poétique est représentée comme un don des Muses au poète, symbolisé par le rameau de laurier qu’elles lui donnèrent1. Au départ, il y a donc le don des Muses au poète, qui doit en retour leur rendre hommage dans son chant. Faute de cette juste reconnaissance, elles peuvent lui retirer toute possibilité d’exercer son art.

Le thème du don de l’instrument pourrait sembler très secondaire avec Démodocos, aède aveugle que l’on installe sur un siège et pour qui un serviteur va chercher son instrument, la décroche du clou auquel elle est suspendue pour la lui mettre en main : en guise de don, c’est un peu mince. Mais le nom même de ce personnage, « qui plaît, convient ou agrée au peuple », est peut-être lié à ce thème. En tout cas, on verra plus loin que ce détail est peut-être plus important qu’il ne semble au premier abord.

Mais avec les poètes alexandrins et en particulier Théocrite, le thème du don d’un instrument de musique, en l’occurrence une syrinx, apparaît au premier plan, souvent lié à d’autres dons (animaux du troupeau, produit des récoltes) et symbole d’amour entre berger et bergère ou nymphe, ou symbole homosexuel moins explicite. Ainsi dans l’Idylle IV, les Pâtres, il est question d’Aigon, parti « pour l’Alphée », c’est-à-dire pour les concours d’Olympie. Battos se lamente plaisamment sur lui et sur ses vaches, puis suppose que sa syrinx se moisit (v. 28 χἀ σύριγξ εὐρῶτι παλύνεται). Corydon réagit vigoureusement en mentionnant qu’Aigon lui a laissé cette syrinx, donc qu’il en est le dépositaire en même temps qu’il garde les vaches de l’absent : v. 30 δῶρον έμοί νιν ἔλειπεν. Le motif qui semble ici exprimé sous sa forme la plus simple se complique un peu dans l’Idylle VI puisqu’il s’agit d’un concours, raconté au passé (introduction des vers 1-5), entre Daphnis et Damoitas, le même récit mythologique de l’amour malheureux de Polyphème pour la nymphe Galatée courant de l’un à l’autre des deux concurrents. Après le poème de Damoitas, le narrateur impersonnel des cinq premiers vers raconte la fin du concours : ni vainqueur ni vaincu, mais échange d’une syrinx contre un aulos, après un baiser donné par Damoitas à Daphnis (v. 42 ἐψιλησε), sur la chasteté duquel nul ne saurait se prononcer.

Le don de la musique est lié aussi à la structure générale de la poétique de Théocrite et à son goût pour l’insertion d’un poème lyrique et mythologique dans le poème bucolique d’un ton trivial : dans la grande majorité des exemples relevés dans les Idylles, le don de la musique est mentionné dans le poème inséré plutôt que dans le poème-cadre, en contraste avec les cadeaux matériels presque constants dans le poème encadrant : l’Idylle I, Thyrsis, donne le ton et joue peut-être le rôle d’un modèle du genre : les vers 1 à 11 mentionnent divers dons d’animaux, en série pour ainsi dire : bouc, chèvre, chevrette d’abord, puis en chiasme brebis – agneau / agneau – brebis, ensuite une chèvre au vers 25, puis le fameux petit vase qui donne lieu à une célèbre ekphrasis, pour revenir ensuite à la mention de l’échange au passé entre ce vase et une chèvre et un fromage, expliquant que le personnage puisse maintenant le proposer en cadeau. Tout cela pour arriver aux vers 61-63 à la demande du chant :

αἴ κά μοι τύ, ϕίλος, τὸν ἐϕίμερον ὕμνον ἀείσῃς.

Κοὔτι τυ κερτομέω. πόταγ’, ὠγαθέ τὰν γὰρ ἀοιδάν

οὔ τί πᾳ εἰς Ἀḯδαν γε τὸν ἐκλελάθοντα ϕυλαξεῖς.

Thyrsis le consacre au mythique Daphnis, et le don de la syrinx y est présenté d’une manière assez mystérieuse : quel est le seigneur (anax) auquel s’adresse le locuteur, et à vrai dire, qui est ce locuteur lui-même, s’agit-il bien de Daphnis ? Rien dans le contexte du poème ne permet de le déterminer exactement. Vers 128-130 :

ἔνθ’, ὧναξ, καὶ τάνδε ϕέρευ πακτοῖο μελίπνουν

ἐκ κηρῶ σύριγγα καλὸν περὶ χεῖλος ἑλικτάν

ἦ γὰρ έγὼν ὑπ’ Ἔρωτος ἐς Ἀḯδαν ἕλκομαι ἤδη.

Après la dernière occurrence du refrain d’adresse aux Muses au vers 142, le poème-cadre reprend, dans lequel le chanteur de l’adieu de Daphnis réclame immédiatement la chèvre et le vase promis, 143-145 :

Καὶ τὺ δίδου τὰν αἶγα τό τε σκύϕος, ὥς κεν ἀμέλξας

σπείσω ταῖς Μοίσαις. Ὦ χαίρετε πολλάκι, Μοῖσαι,

χαίρετ’ ἐγώ δ’ ὔμμιν καὶ ἐς ὕστερον ἅδίον ᾀσῶ.

Si l’on revient sur l’Idylle VI mentionnée plus haut, le nom de Daphnis et le récit apparemment impersonnel dans lequel le concours de poèmes s’insère au passé pourrait être réinterprété à cette lumière. L’insertion de poèmes lyriques dans le poème bucolique et le thème du don d’un instrument qui permet le chant est un indice de réflexivité.

La référence aux Muses et à leurs dons, dans le ton de la grande poésie hésiodique, en est peut-être un autre, dans l’Idylle VII, les Thalysies, v. 128-129 :

Τόσσ’ ἐϕάμαν ὃ δέ μοι τὸ λαγωβόλον, ἁδὺ γελάσσας

ὡς πάρος, ἐκ Μοισᾶν ξεινήιον ὤπασεν ἦμεν.

où le λαγωβόλον semble à la fois un souvenir et une variation sur le δάϕνης ἐριθηλέος ὄζον d’Hésiode, et dans les Dioscures, XXII, 221-223 :

ὑμῖν αὖ καὶ ἐγὼ λιγεῶν μειλίγματα Μουσέων,

οἷ αὐταὶ παρέχουσι καὶ ὡς ἐμὸς οἶκος ὑπάρχει,

τοῖα ϕέρω. Γεράων δὲ θεοῖς κάλλιστον ἀοιδαί.

Un dernier phénomène remarquable me semble être le thème du chant comme compensation à l’amour non payé de retour, dans une sorte de sublimation par l’art, explicite dans l’Idylle XI, Le Cyclope 17-18 et 80-81. Or elle découle pour ainsi dire de la négation du don matériel, explicite dans le poème-cadre, vers 10, et dans le poème inséré par la mention répétée des richesses de Polyphème, de tout ce qu’il pourrait offrir à Galatée si son amour lui agréait : v. 34-35 un millier de brebis dont il tire beaucoup de lait2.

Ce dernier exemple manifeste de manière remarquable un trait resté peu évident jusqu’à présent : dans les poèmes-cadres de Théocrite comme dans la tradition épique, le phénomène du don matériel lié à celui du chant ou du poème a un caractère collectif éminemment social. Dans les scènes de l’Odyssée où intervient un aède, que ce soit dans l’île d’Ithaque ou dans celle de Schérie, le plaisir du récit est lié à celui du banquet et de la société qui y participe, même si cela fait problème dans le cas de Phémios, qui chante pour les Prétendants des poèmes qui font la tristesse de Pénélope ; il aura besoin devant Ulysse de la défense de Télémaque pour obtenir le pardon du maître. Au contraire, le plaisir poétique de Polyphème est chez Théocrite un plaisir solitaire, non voulu certes, mais explicitement donné comme un remède efficace pour son mal d’amour (v. 17 ϕάρμακον). Il me semble dès lors que deux modèles différents de plaisir poétique sont impliqués par ces représentations, représentant peut-être deux sources des genres poétiques grecs : la convivialité du lien social donne naissance à l’épopée et aux formes de poésie liées au banquet, tandis que l’épanchement dans la solitude fait jaillir la poésie lyrique. Bien sûr, ce n’est pas vrai rigoureusement : les œuvres de Sappho sont très liées à la société de son temps, et à des rituels sociaux qui ne nous sont pas toujours accessibles. Ce que je voudrais montrer, c’est que le Cyclope de Théocrite représente la transmutation d’une douleur individuelle en poésie solitaire comme une sorte de fantasme poussé à l’extrême, mais en même temps transposé dans un temps mythique détaché du réel contemporain. On peut d’ailleurs remarquer que l’épopée contient déjà des représentations similaires, avec dans l’Iliade la scène où l’ambassade envoyée à Achille par Agamemnon au chant IX le trouve en train de chanter « les exploits des héros », s’accompagnant lui-même à la lyre, dans l’Odyssée le récit que fait Pénélope de ses nuits d’insomnie pendant lesquelles elle pleurait « comme Aédôn / comme le rossignol »3. Si le récit montre explicitement Achille s’accompagnant à la lyre, on peut penser que la musique dont s’accompagne Pénélope est, pour reprendre le terme d’un fragment du Térée de Sophocle, le « chant de la navette »4.

Pour revenir à Théocrite, dans celles des Idylles qui comportent un poème inséré dans le poème, on note que le poème inséré correspond en général au modèle du lyrisme individuel, tandis que le poème encadrant correspond au modèle de la littérature comme vecteur de relations sociales. Un des intérêts majeurs de Théocrite réside à mon sens dans l’expression récurrente de cette tension qu’il manifeste plus que tout autre auteur que je connaisse.

Ces thèmes du don d’une syrinx d’un berger à un autre ou d’un berger à la jeune fille qu’il aime, ou encore déposé en dédicace aux Nymphes, se retrouvent dans Daphnis et Chloé dans le prolongement direct de Théocrite, mais avec en outre le thème du mythe de Syrinx sur lequel on reviendra.

2. L’arc et la lyre, ou la transmission des formules

Les Hymnes homériques contiennent peu d’allusions au don de la musique, si ce n’est que l’ensemble des Hymnes répète à l’envi la formule d’hommage au (x) dieu (x) célébré(s), qui présente le poème comme un don à cette ou ces divinités. Capital pourtant le récit dans l’Hymne à Hermès IV, de l’invention de la lyre par l’enfant Hermès, de son vol des troupeaux d’Apollon et de sa ruse pour cacher son larcin, puis de la solution trouvée pour résoudre le conflit : don de l’instrument à Apollon pour compenser le vol des vaches. C’est en effet le premier récit connu dans la littérature grecque de l’invention d’un instrument de musique, à partir d’un jeu d’enfant espiègle. Dans l’Hymne à Apollon III, tout se passe au contraire comme si l’instrument existait depuis toujours, entre les mains du dieu comme l’est son arc quand il en a besoin. Quelque peu décevants dans leur lettre par rapport à la thématique adoptée ici, les Hymnes montreront pourtant autre chose, un rôle de médiation qui n’est peut-être pas sans relation implicite avec elle.

Le rapprochement entre l’arc et la lyre que je suggère n’est pas gratuit : une très ample comparaison le suggère dans le chant XXI de l’Odyssée, au moment où, après les échecs répétés des prétendants et les deux échecs de Télémaque5, Ulysse prépare soigneusement l’arc, et tend la corde. La comparaison intervient en deux temps : d’abord, les gestes de l’archer sont comparés à ceux d’un facteur de cithare, puis, au moment où la corde vibre en faisant partir la flèche, le bruit qu’elle fait est comparé au cri strident de l’hirondelle. Il n’est certes pas dit tout à fait explicitement que l’arc est comme une lyre, mais il est préparé comme l’est cet instrument à corde, et il fait un bruit comparable à la musique naturelle d’un oiseau6. On peut en conclure que l’imaginaire grec à l’époque archaïque rapproche l’arc et la lyre. D’autre part, le dieu Apollon, comme Georges Dumézil l’a montré de manière convaincante, est à la fois un dieu archer et un dieu musicien (et en outre médecin)7, ce qui confirme la parenté établie par l’imaginaire entre l’arme et l’instrument de musique. Or l’art des formules dans la poésie hexamétrique les rapproche aussi8 : dans l’Odyssée, à plusieurs reprises, on dit qu’un personnage décroche la phorminx du clou (ou du crochet planté dans le mur) : Od. 8.67 = 105 κὰδ δ’ ἐκ πασσαλόϕι κρέμασεν ϕόρμιγγα λίγειαν.

Dans l’Hymne homérique à Apollon 3.7-9, on lit

καί οἱ ἀπ’ ἰϕθίμων ὤμων χείρεσσιν ἑλοῦσα

τόξον ἀνεκρέμασε πρὸς κίονα πατρὸς ἑοῖο

πασσάλου ἐκ χρυσέου τὸν δ’ εἰς θρόνον εἷσεν ἄγουχα.

La similitude entre les formes verbales et le nom du clou au génitif est claire, le déplacement de ἐκ πασσαλόϕι en rejet au vers suivant, sous la forme plus « moderne » πασσάλου ἐκ χρυσέου est conforme à de nombreux exemples de variation formulaire. Le contexte de l’ Odyssée montre d’ailleurs d’autres similitudes : 65-66

τῷ δ’ ἄρα Ποντόνοος θῆκε θρόνον ἀργυρόηλον

μέσσῳ δαιτυμόνων, πρὸς κίονα μακρὸν ἐρείσας

ce qui montre qu’il s’agit d’une « scène typique » dans laquelle un objet ouvragé, arme ou instrument de musique, est rangé en temps normal accroché à un mur, et que dans certaines circonstances on va le chercher tout spécialement. Il est évident que le geste vient pour les aèdes de la vie quotidienne des hommes : les dieux peuvent se déplacer de l’Olympe à la terre ou d’une montagne à une autre sans que cela leur prenne du temps et sans aucune mention d’un moyen de transport quelconque, on ne voit donc pas pourquoi la lyre d’Apollon devrait être rangée et décrochée d’un clou pour être utilisée…

Cet usage formulaire n’a pas été remarqué dans les commentaires, mais un passage de Pindare visiblement inspiré de l’usage formulaire de l’Odyssée a troublé les critiques : O.1.17-18 :

Ἀλλὰ Δω-

ρίαν ἀπὸ ϕόρμιγγα πασσάλου

λάμβαν’,…

Wilamowitz a commenté le passage et a cru pouvoir en tirer argument pour conclure que Pindare n’a pas confié ce poème à un chœur, mais l’a chanté lui-même, car l’expression utilisée ne saurait selon lui être vaine9. Georges Méautis a reconnu là l’imitation de l’Odyssée et l’« erreur » de Wilamowitz : « Il me paraît que l’interprétation est toute différente. Pindare et ses auditeurs étaient tout pénétrés, imprégnés d’Homère. Les paroles du Thébain devaient éveiller en Hiéron et ses hôtes le souvenir de celui qui était l’archétype de l’aède, le Démodocos du chant VIII de l’Odyssée, celui que « la Muse aimait » (v. 63). […les vers de l’Odyssée] nous révèlent les intentions cachées de Pindare : il souhaiterait que lui et les autres poètes jouissent à la cour de Hiéron de la considération dont jouissait Démodocos à la cour d’Alcinoos. »10

Il est en effet probable que Pindare a voulu en évoquant l’ Odyssée par une quasi-citation, se présenter comme une sorte de Démodocos moderne. Méautis, en relevant les analogies et l’effet de citation, a bien vu aussi l’importance de l’épithète Δωρίαν, substituée à l’épithète formulaire de la phorminx chez Homère : à l’accusatif ϕόρμιγγα λίγειαν dans l’Odyssée, au datif ϕόρμιγγι λιγείῃ dans l’Iliade11. Par contraste avec l’aède ionien, Pindare a voulu insister sur le caractère spécifiquement dorien de son inspiration. Méautis a eu raison d’attacher beaucoup d’importance à cette épithète, mais s’est trompé sur le dorisme de Pindare12. La langue de la lyrique chorale est une convention littéraire, la cité d’origine de Pindare, Thèbes, n’est pas dorienne mais béotienne. La revendication de la « lyre dorienne » correspond pourtant, non seulement au phénomène littéraire d’une tradition en contraste avec la poésie épique, mais aussi à l’idéologie aristocratique qui est celle des cités organisatrices des concours13, Olympie en l’occurrence, et qui est celle de la plupart de ses commanditaires : Hiéron de Syracuse, Théron d’Agrigente, Arcésilas de Cyrène pour ne citer que les plus connus, les plus souvent et plus longuement honorés par Pindare. La « lyre dorienne » est donc une citation de l’Odyssée dévoyée pour revendiquer l’autonomie d’un genre et d’une idéologie différents de celle d’Homère14. Si l’on tient compte de la variante apportée par l’Hymne à Apollon, où il s’agit de « suspendre au clou l’arc » au lieu d’en décrocher la lyre, on peut dire que Pindare reprend la scène typique en remodelant la formule à sa manière, revendiquant sa qualité de poète dorien, émule des Ioniens Démodocos et aèdes des Hymnes. D’autres emplois d’épithètes originales de la lyre révèlent son goût de la variété, la poikilia, en particulier dans les Olympiques ; 2.1 Ἀναξιϕόρμιγγες ὕμνοι, 3.8 ϕόρμιγγά τε ποικιλόγαρυν, 4.2 ποικιλoϕόρμιγγος ἀοδᾶς, 7.12 ἀδυμελεῖ / … ϕόρμιγγι. Les commentaires qui ont relevé la « lyre dorienne » semblent en général avoir négligé de mettre cette ouverture en fanfare avec la fin de l’Ode, où l’on trouve pourtant au vers 102 un étrange écho au vers 17, avec une revendication de l’« harmonie éolienne »15 :

Ἐμὲ δὲ στεϕανῶσαι

κεῖνον ἱππίῳ νόμῳ

Aἰοληίδι μολπᾳ

χρή.

Or, on voit facilement que le thème de l’éloge d’Hiéron au début et à la fin du poème encadre le récit mythologique qui porte sur Tantale et Pélops, et que le thème des chevaux, les chevaux montés d’Hiéron vainqueurs récents dans l’épreuve-reine d’Olympie comme dans le mythe de Pélops et Hippodamie l’attelage divin offert à Pélops par Poséidon, relie subtilement Syracuse à Olympie comme l’eau de la source Aréthuse la relie souterrainement au fleuve Alphée. Comme la plupart des poètes anciens, mais peut-être encore plus que tout autre, Pindare aime la composition circulaire : il faut donc mettre en relation l’harmonie éolienne de la fin avec la lyre dorienne du début, et accorder plus d’importance qu’on ne le fait en général à l’ambiguïté possible des derniers mots du poème, vers 115b-117 :

Ἐμέ τε τοσσάδε νικαϕόροις

ὁμιλεῖν πρόϕαντον σοϕίᾳ καθ’ Ἔλ-

λανας ἐόντα παντᾷ.

Si Pindare cherche à se faire attribuer d’autres commandes par Hiéron, comme Méautis et d’autres l’ont supposé, on comprend la projection en tête de vers du pronom personnel de première personne. Mais il me semble que καθ’ Ἔλ-λανας… παντᾷ, mis en valeur par la prosodie comme plus haut Δωρί-αν, peut recevoir une interprétation forte : Hiéron, Dorien de Sicile venu prendre part aux concours panhelléniques, est chanté par un poète qui revendique la « lyre dorienne » au début de son poème16. Le jeu de mot sur le nom propre Phérénikos (v. 18) et l’épithète composée des mêmes termes inversés νικαϕόροις au vers 115 souligne la structure circulaire. Mais la fin du poème réclame un dépassement vers une poésie qui, comme les Jeux, puisse toucher « tous les Grecs ». L’art d’utiliser subtilement la citation homérique avec détournement dans la substitution d’une épithète nouvelle relève aussi peut-être d’une conscience forte qu’aurait Pindare de ce que l’épopée homérique constituait un patrimoine culturel commun à toute la culture grecque, au-delà des particularismes dialectaux et des divisions politiques.

Décrocher la lyre du clou pour la donner à l’aède n’est pas en soi un geste de don similaire à celui qui a été analysé dans la première partie de l’article. Mais l’usage d’une formule comparable pour évoquer l’arc d’Apollon dans l’Hymne qui lui est consacré, et sa reprise en forme de variation dorienne par Pindare montre une sorte de transmission des formules de la phorminx qui forme un fil d’Ariane par lequel la communauté hellénique se reconnaît.

3. L’invention de la musique

Ce n’est pas anodin qu’il s’agisse chez Homère et chez Pindare d’une phorminx : qu’elle soit dite « aiguë » ou « creuse » suivant la tradition formulaire, ou « dorienne » dans la proclamation de Pindare, c’est l’instrument de la grande poésie. Le mythe de création de l’instrument et de sa transmission d’Hermès à Apollon montre l’importance du don de la musique et de sa relation à la sociabilité par la réconciliation des dieux frères.

Les mythes de création de la syrinx et de l’aulos ne sont pas aussi détaillés à époque ancienne, mais sont tout aussi riches en harmoniques. Selon l’Hymne à Hermès, le jeune dieu plein d’imagination et d’habileté aurait inventé la syrinx pour compenser le don fait à son frère de la cithare : 4.509-512 :

σήματ’, ἐπεὶ κίθαριν μὲν Ἑκηβόλῳ ἐγγυάλιξεν

ἱμέρτην, δεδαὼ ὁ δ’ ἐπωλένιον κιθάριζεν˙

αὐτὸς δ’ αὖθ’ ἑτέρης σοϕίης ἐκμάσσατο τέχνην

συρίγγων ἐνοπὴν ποιήσατο τηλόθ’ ακουστήν.

Apollodore ou l’auteur de la Bibliothèque confirme cette version qui attribue la syrinx à Hermès, mais les récits les plus détaillés l’attribuent à Pan, peut-être l’énigmatique Syrinx de Théocrite, plus explicitement Daphnis et Chloé, Leucippé et Clitophon, les Métamorphoses d’Ovide. La version la plus intéressante est peut-être celle de Longus, à cause de la danse dans laquelle Daphnis et Chloé miment l’histoire chantée par Philétas et à cause de la gradation des mythes insérés dans le récit : histoire de Phatta, la Colombe, peut-être contaminée par celle de Pitys, nymphe transformée en arbre (le pin) sous lequel Phatta se trouvait, de Syrinx et d’Echo. Dans le récit romanesque, l’histoire de Phatta est celle d’une rivalité poétique avec un jeune homme. Les deux autres histoires sont celles de poursuites amoureuses dans lesquels le dieu Pan est l’agresseur, comme une autre allusion plus fugitive du récit l’implique aussi pour Pitys. L’hypothèse que la structure du récit suggère est donc que les trois nymphes sont victimes du désir de ce dieu violent, qui poursuit toutes les belles filles qu’il aperçoit, mais ne les séduit jamais : toutes ses victimes obtiennent d’être métamorphosées, comme le récit d’Ovide le confirme plus clairement, en arbres, en oiseaux, en roseaux qui donneront la flûte à roseaux inégaux17, ou en écho18. La version du mythe d’Echo, différente de celle d’Ovide qui rapporte la métamorphose de la jeune fille en pierre et explique le phénomène d’Echo par l’existence de falaises de pierre, a l’intérêt de mentionner sa disparition complète après que Pan a déchiré son corps19. La disparition complète du corps d’Echo, presque complète de Syrinx qui semble se dissiper dans les roseaux, montre une sorte de sublimation comparable à celle que Théocrite exprimait pour son interprétation du malheur de Polyphème aimant Galatée sans retour : le Cyclope de Théocrite transforme sa douleur d’aimer en poème solitaire, le Pan de Longus transforme son désir pour l’inaccessible Syrinx en musique, et celui pour Echo en son répétitif.

Bibliographie

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1 Hes. Th.30 καί μοι σκῆπτρον ἔδον δάϕνης ἐριθηλέος ὄζον. Par étourderie Paul Mazon a traduit « elles m’offrirent un superbe rameau par elles détaché d’un olivier florissant ».

2 Jeu probable sur le nom de Galatée, qui éclora au v. 75 dans l’injonction qu’il s’adresse à lui-même : τὰν παρέοισαν ἄμελγε « trais celle qui se présente ».

3 Le contexte ne permet pas de décider si on a affaire au nom propre ou au nom « commun » du rossignol, voir Létoublon 2004.

4 Voir l’article cité, note précédente.

5 Un des mystères du texte réside dans la mention explicite que Télémaque aurait peut-être réussi au troisième essai, si son père n’avait arrêté son geste…

6 Voir une analyse plus détaillée de ce passage dans l’article cité ci-dessus.

7 Dumézil 1982.

8 Il s’agit ici de formules où l’arc et la lyre sont sujets à substitution. Une formule qui les associe se rencontre dans l’Hymne homérique à Hermès 4.515 : μή μοι ἀνακλέψης κίθαριν καὶ κάμπυλα τόξα.

9 Wilamowitz 1922, 233 sq., Ferrari 1998, ad loc. qui renvoie à l’origine dorienne de l’instrument, et Farnell, 1932 / 1961, 4.

10 10 Méautis 1962, 114 ; le chapitre II, 111-130, est consacré à la première Olympique. Voir aussi Gerber 1982, 41. Le commentaire récent de Ferrari ne mentionne ni Méautis ni Gerber.

11 On a 20 occurrences du mot dans l’ensemble du corpus homérique : en dehors de ϕόρμιγγα λίγειαν, ϕόρμιγγι λιγείη, on a aussi ϕόρμιγγα γλαϕυρήν, en deuxième ou troisième position dans le vers au lieu de la dernière, ce qui est conforme aux conclusions de Milman Parry.

12 Voir Casevitz, 1972.

13 Les concours isthmiques se situent en territoire ionien, mais les Isthmiques ne se distinguent pourtant pas formellement des autres séries d’épinicies.

14 D’ailleurs Hiéron fut aussi le commanditaire de Simonide ou de Bacchilyde, ioniens d’origine, mais qui s’expriment dans la même forme dorienne que Pindare.

15 Sur le thème des « modes » musicaux en relation avec le caractère panhellénique de la littérature, voir principalement Nagy 1982, 92-97.

16 Selon Méautis contre ses rivaux ioniens le vieux poète Simonide et son neveu Bacchylide, qui l’ont emporté à plusieurs reprises sur Pindare auprès d’Hiéron.

17 Le texte de Daphnis et Chloé donne explicitement ce trait pour étiologie de la forme de l’instrument.

18 Voir la belle analyse de Gély-Ghédira 2000.

19 Seul cas que je connaisse dans la mythologie de diasparagmos d’un corps féminin : V. Gély suggère avec raison qu’il s’agit d’une métonymie du viol sanglant.