A l’ombre d’Homère ?
La jeune poésie grecque de Dionysios Solomos
L’autorité incontestable, ainsi que l’immense prestige dont jouit depuis toujours la poésie homérique en Occident, et d’une manière particulièrement marquante et ravivée dès la fin du XVIIIe siècle en Europe, ne font aucun doute dans les esprits. Classiques, préromantiques et romantiques se sont disputé le même ancêtre, chacun se flattant d’en détenir l’héritage authentique. Dans ces querelles de généalogie supposée ou réelle, qui relèvent toutes d’un fantasme constant de la pensée occidentale, les jeunes poètes de la Grèce renaissante pouvaient-ils rester indifférents ? La conscience – qui s’est très rapidement manifestée dès que la guerre d’Indépendance grecque eut éclaté en 1821 – d’être à l’aube prometteuse d’une poésie nationale dont, cependant, les racines et en particulier la langue remontaient à l’âge d’or homérique, pouvait-elle faire abstraction du vénérable vieillard ? Cette référence majeure constituait-elle le socle idéal pour affirmer la continuité de la culture grecque, ou au contraire un fardeau trop lourd, voire même un terme de comparaison accablant, face à la nécessité de maîtriser une modernité urgente, et cela dans des domaines qui dépassaient largement le simple cadre de la poésie ?
L’ensemble de ces questions, et bien d’autres y afférentes, envisagées selon des perspectives et des opportunités très variées, a fait depuis fort longtemps l’objet d’études savantes et / ou passionnées, en Grèce et ailleurs. Dans l’abondante littérature que ces thèmes ont suscitée, une mention particulière revient à la belle monographie de David Ricks, The Shade of Homer. A Study in Modern Greek Poetry, parue à Cambridge en 19891. L’auteur se propose d’essayer de comprendre comment la poésie néohellénique a entrepris de combler le fossé qui la séparait d’Homère, à la fois ancêtre éloigné et modèle2. Son ouvrage s’articule en quatre parties : Homère dans la « nouvelle » Grèce ou la lettre et l’esprit, le cas de Sikélianos, de Cavafis, et enfin de Séféris. La première partie examine les débuts de la littérature grecque moderne qui prend son essor avec la guerre d’indépendance de 1821, et interroge, comme il se doit, les œuvres de Dionysios Solomos (1798-1857) et d’Andréas Calvos (1792-1869), fondatrices à leur tour, et à des titres différents, de la nouvelle tradition poétique grecque3. Tout en souscrivant à la majorité des affirmations contenues dans ce chapitre important, je pense que quelques observations complémentaires plus précisément sur les rapports de Solomos avec le redoutable aïeul ne seraient pas dénuées d’intérêt aux yeux de l’helléniste honoré en ce volume.
Le titre de l’essai de Ricks est emprunté à la composition homonyme, en ottava rima, de Dionysios Solomos, même s’il est en fait dû au premier éditeur des œuvres « existantes trouvées » du poète, Iacovos Polylas4. Cependant, dans ce même cahier de Zante qui conserve la copie du poème en question5, on rencontre l’expression « l’ombre d’Homère » à l’intérieur d’une ébauche de vers qui évoque en réalité deux figures maîtresses de la tradition poétique que Solomos avait étudiées et appris à vénérer pendant ses études en Italie (1808-1818) : « …… la nuzial corona / Di educata da te Palladia fronda / …… che agli + --- + evocherai / L’ombra dell’Alighier l’ombra d’Omero »6. Au-delà des difficultés d’identification et d’interprétation du passage, Dante et Homère se côtoient ici dans leur statut littéraire d’ombres désignant un idéal de perfection auquel le jeune poète ne sera pas insensible sa vie durant7. D’autres échos de la poésie homérique ne manquent pas dans ce même ms Z 12 : copies de vers, essais de traduction ou d’imitation, réminiscences diverses. Avant de voir en quoi elles peuvent nous éclairer, il est temps de prendre connaissance du texte de cette « Ombre d’Homère » et de la traduction que je propose8 :
Έλαμπε αχνά το ϕεγγαράκι· ειρήνη
όλην, όλη τη ϕύση ακινητούσε,
και μέσα από την έρημη την κλίνη
τ’ αηδόνι τα παράπονα αρχινούσε·
τριγύρω γύρω η νυχτική γαλήνη
τη γλυκύτατη κλάψα ηχολογούσε·
απάντεχα βαθύς ύπνος με πιάνει,
κι ομπροστά μου ένας γέροντας μου εϕάνη.
Στο ακρογιάλι αναπαύονταν ο γέρος·
στα παλαιά τα ρούχα τα σχισμένα
γλυκά γλυκά το ϕύσημα του αέρος
τ’ αριά μαλλιά του εσκόρπαε τ’ ασπρισμένα·
κι αυτός εις το πολύαστρον του αιθέρος
τα μάτια εστριϕογύριζε σβησμένα·
αγάλι αγάλι εσηκώθη από χάμου,
κι ωσάν νά ’χε το ϕώς του ήλθε κοντά μου.
A la faible lueur de la lune, un grand calme
rendait inerte la nature entière,
et de sa couche déserte le rossignol
entamait son chant plaintif ;
tout autour la sérénité nocturne
faisait résonner la suave complainte ;
soudain je plonge dans un sommeil profond,
et devant moi je vois paraître un vieillard.
Sur le rivage le vieil homme se reposait ;
le souffle du vent tout doucement
sur ses habits usés, déchirés,
répandait ses rares cheveux blancs ;
et lui, vers les innombrables étoiles de l’éther
tournait ses yeux, éteints ;
lentement il se leva,
et comme s’il avait recouvré la lumière il vint auprès de moi.
Le poème, l’un des premiers composés en grec par Solomos à son retour d’Italie9, et quoique l’esquisse en fût abandonnée par la suite, ne manqua pas d’enchanter les lecteurs de l’édition de Polylas – et lui le premier – en leur offrant la possibilité d’y lire une sorte d’attestation poétique qui semblait renouer, en filiation directe, avec l’héritage de l’Antiquité et notamment avec « le père de tous » (les Grecs), Homère10. En établissant le texte de la composition, Polylas avait noté que « le but du poème était de représenter l’ombre d’Homère qui ordonnait au poète d’écrire en langue démotique »11. Ricks y voit exprimée, presque affichée, l’ambition de Solomos de prendre la succession de son ancêtre, tout en reconnaissant que la composition développe en quelque sorte une certaine conception romantique de la figure d’Homère qui ne tire certainement pas sa source des poèmes homériques même, toute référence à un mythe – homérique ou autre – de l’Antiquité étant absente de l’ensemble de ses poèmes12. Alexiou, par contre, constatant une imitation de Pétrarque13, insiste sur ce qui était à son avis important pour Solomos dans ce poème, à savoir que le poète se considérait comme un continuateur de la tradition antique à l’intérieur de la langue grecque : « Il assume l’héritage d’Homère ; mais il n’entreprendra pas, comme Pétrarque, de ressusciter le latin : il écrira de la poésie dans la forme vivante du grec de son temps. »14
Certes, « L’Ombre d’Homère », cette composition de jeunesse à la formulation apparemment naïve et en même temps énigmatique, n’a pas encore dévoilé tous ses secrets. Mais il s’agit avant tout de l’utilisation d’une figure, et à l’intérieur d’un rêve ; plutôt que d’y voir un quelconque manifeste, il faudrait peut-être reconsidérer les dimensions d’un monde de désirs qui s’y déploie comme lieu unique et seul possible d’une rencontre muette, où les thèmes de la solitude et de la vision semblent dominants. Quoi qu’il en soit, un contact direct ou plus matériel avec le verbe d’Homère ne s’accomplit pas ici, et Ricks a raison de se tourner alors vers une autre composition, elle aussi parmi les premiers « exercices » de versification en grec que tentait alors le poète. Polylas lui avait réservé une place plus idoine, dans ses Prolégomènes, pour donner la mesure des difficultés rencontrées par le jeune Solomos, privé de grands exemples de prédécesseurs sur la voie d’un langage poétique grec qui fût à la hauteur de son talent et de ses exigences15 :
Κάθε ρείθρο ερωτεμένο,
Kάθε αύρα καθαρή,
Kάθε δέντρο εμΨυχωμένο,
Mε το ϕλίϕλίσμα ομιλεί·
Kι’ όπου πλέον μοναχιασμένοι
Είναι οι βράχοι σιγαλοί,
Μῆνιν ἄεiδε θε ν’ ακούσης
Να σου ψάλλη μία ϕωνή·
Και σύ ακόλουθα τον στίχο,
…… για να ιδής,
Αν γνωρίζή τη ϕωνή σου
O τυϕλός ο ποιητής.
Chaque cours d’eau saisi d’amour,
Chaque brise pure,
Chaque arbre parcouru de vie,
Converse avec le murmure de l’onde ;
Et là où les rochers muets
Sont les plus solitaires,
Mῆνιν ἄειδε tu entendras
Venir te chanter une voix ;
Et toi, par la suite, le vers
…… pour voir
Si par le poète aveugle
Ta voix est reconnue.
Malgré l’avertissement prudent de Polylas : « il [Solomos] imagine que dans la solitude il entendra la voix d’Homère, qui par sa présence anime d’un coup la nature insensible »16, Ricks y détecte, avec la même évidence que dans « L’Ombre d’Homère », la déclaration d’une ambition de succession, une intrusion malencontreuse du verbe homérique – d’une langue morte – dans un texte poétique, une violence exercée sur la métrique (les dactyles du début de l’Iliade forcés de s’insérer dans les trochées de Solomos)17, un effet proche du comique18. De là à constater le paradoxe selon lequel le mythe d’une ombre ou d’un esprit persistant d’Homère est précisément celui qui sera exigé par une tradition poétique – inaugurée en Grèce moderne par Solomos et Calvos19 – qui ne se situe pas, en réalité, à l’ombre d’Homère, mais qui l’invoque comme une sorte d’accessoire scénique, il n’y a qu’un pas que franchira Ricks quelques lignes plus loin20. Alexiou, de son côté, remarque que dans cette composition et en particulier dans sa strophe la plus complète – la deuxième – la voix du poète de l’Iliade se fait entendre comme diffuse dans la nature grecque, et que la question qui importe ici n’est pas de savoir si la Grèce moderne va parler avec la langue de l’ancienne, mais au contraire si l’ancienne pourrait comprendre la moderne !21
Le rapprochement avec « L’Ombre d’Homère », qu’aucun des commentateurs ne néglige de faire, peut cependant révéler d’autres aspects de la question susceptibles de donner un sens plus plausible aux deux textes. Ce sont les motifs récurrents de la solitude, du silence, de l’amour qui parcourt et vivifie la nature entière – pas forcément grecque, d’ailleurs22 – comme aussi le désir d’un réel échange entre tous les éléments et l’homme qui circule parmi eux, qui font écho au chant d’Homère, et viceversa. Solomos semble suggérer ici que la véritable poésie est celle qui fait coïncider l’univers avec la parole qui le raconte, et peu importe le verbe précis ; seule la qualité de la voix compte, qui sait transformer le dialogue incessant des hommes et du monde en authentique communion, et qui est l’apanage de l’art seul. Homère est la référence absolue de la poésie, c’est elle que son verbe incarne dans l’harmonie sonore qui fait de l’être et du dire deux partenaires égaux et apaisés sur la vaste scène de la création. Par rapport à la première composition, ce que la deuxième semble par contre corriger ou compléter dans l’esprit de l’auteur est la place privilégiée accordée, cette fois, à l’élément auditif et non plus visuel ; cela la rend d’ailleurs plus conforme à l’image reçue du poète aveugle mais non pas sourd aux voix du monde. Il me semble intéressant de faire ici le rapprochement avec les thèses soutenues par Claude Fauriel dans le Discours préliminaire de son édition des Chants populaires de la Grèce moderne23. L’auteur faisait remarquer que les bardes grecs, ses contemporains, ces « rhapsodes aveugles [qui] sont les nouvellistes et les historiens de la Grèce », étaient des chanteurs itinérants qui reproduisaient leur modèle antique jusqu’à la cécité, se servant même d’un instrument à cordes, réplique exacte de la lyre antique qui portait encore le même nom24. Solomos, enthousiasmé par la parution de cet ouvrage, ne pouvait ignorer ces propos. Cela rendrait par conséquent très plausible l’hypothèse selon laquelle cette figure du poète aveugle aux contours imprécis, dans ses deux poèmes, ne renvoie pas nécessairement à Homère en tant que personnage « historique », mais à la continuité de la poésie grecque, toujours vivante grâce à la simple existence du peuple grec et de la muse populaire. L’héritage d’Homère deviendrait du même coup celui d’une tradition jamais interrompue, mais méprisée par les savants, dans le lignage de laquelle Solomos désirait s’inscrire, en l’assumant entièrement tout en la pliant à ses propres exigences. Quant au contenu de la troisième strophe, il est sans doute exagéré d’en conclure que le poète moderne se pose en successeur d’Homère ; comme Polylas le suggérait déjà25, Solomos, loin aussi de toute querelle supposée entre anciens et modernes, y exprime plutôt un doute quant à sa propre capacité d’être un poète et de se voir reconnu comme tel par le maître – ou les maîtres anonymes, autrement dit le peuple – en la matière. Son ambition est donc bien présente, mais il faudrait la comprendre dans un autre sens que celui retenu jusqu’à présent. Sa vie entière témoigne par ailleurs de ce désir tenace, malgré l’œuvre inachevée qu’il laissa derrière lui.
Si ce n’est pas l’ombre, du moins la présence d’Homère et notamment de l’Iliade est bien attestée dans le cahier Z 12, à différents endroits. L’allusion à l’ombra di Omero citée auparavant date des années 1815-1816, alors que Solomos se trouvait encore à Crémone26, mais le reste des inscriptions semble couvrir les années de son retour à Zante jusqu’en 1826 ou même en 182827. Sur une page du groupe des feuilles 1 à 25a du cahier, où l’on trouve plusieurs élaborations de la composition du poème Lambros, Solomos avait copié les vers 553-572 du Xe chant de l’Iliade dans la traduction en endecasillabi sciolti de Vincenzo Monti, très célèbre à l’époque28. Selon une habitude qu’il conservera jusqu’à la fin de sa vie, le poète s’exhortait, dans une note rédigée en italien, à imiter ces vers d’Homère pour saisir avec force un moment d’explosion des sentiments violents de son héros, suivant le modèle du récit de la colère de Méléagre attisée par la furie de sa mère Althée et ses imprécations funestes contre son propre fils29 : « Coglier un momento d’uno scoppio di forte passione, quando Lambro sta inginocchiato d’innanzi al Crocifisso, fuggite le ombre, e rinvenuto in sè stesso per imitare questi versi d’Omero »30. Coutelle note à ce propos : « Il est donc très vraisemblable que Solomos connaît surtout Homère à travers la traduction de Monti, et non d’après le texte original : il lisait ce texte, mais avec difficulté. »31 Ce n’est pas ici le lieu de résoudre ou même de traiter la délicate question de l’ἀρχαιομάθβια du poète grec32. Par contre, la fréquentation du texte homérique de l’Iliade par le jeune et habile compositeur de rimes italiennes demeure incontestable, en ces années de recherche de sa propre voie et du retour à sa langue malgré tout maternelle.
Mais il y a plus encore ; en effet, si l’appropriation des éléments du récit homérique est réussie dans la partie correspondante des élaborations de Lambros, et bien que Solomos lui-même ait noté dans son cahier « per imitare questi versi d’Omero », de l’aveu de Coutelle toujours, « l’imitation est si habile, que sans le témoignage du poète, elle serait passée inaperçue »33. Cela se peut, mais il faudrait une fois de plus se demander ce qu’imiter veut dire en poésie. Car finalement, Solomos aurait-il vraiment souhaité éviter la comparaison, la concurrence avec son modèle ? Ne constituait-elle pas aussi un atout, par son prestige universellement reconnu ? Fallait-il montrer habilement ou cacher soigneusement le recours au grand art si prisé d’Homère ? De quelle manière pensait-il que l’un ou l’autre fût possible ? Se servir du texte homérique servait-il ses propres ambitions poétiques ? Dans quelle mesure cela concernait-il ses intentions ? Ce sont là des questions auxquelles l’on ne peut répondre sans tenir compte également du public auquel un auteur croit ou désire s’adresser. N’est-on pas plutôt en droit, pour le moment, de penser que le poète, loin d’imiter servilement ou même habilement Homère, désire seulement suggérer au lecteur averti – et sans doute fictif – un écho de cette poésie, des réminiscences d’une culture commune, perçus comme un instant de plaisir partagé, de communion retrouvée ? En tout cas, la présence des vers homériques / montiens dans les projets et les ébauches du Lambros n’est pas nécessairement un indice, et encore moins une preuve, d’un procédé de surimpression photographique ; il serait plus juste de l’envisager plutôt comme une variante du thème « le peintre et son modèle dans l’atelier », où l’atelier est la vaste scène de la littérature et le peintre libre, livré à soi devant son modèle.
Dans le même groupe de pages où Solomos travaille son poème Lambros apparaît aussi une notation en italien à propos de la composition d’une ode à la mémoire de Manthos Tricoupis, frère de Spyridon, son ami et mentor sur le chemin de l’étude du grec déjà mentionné ici. Manthos est mort au combat lors de l’ultime sortie des assiégés de Missolonghi, en avril 1826 ; nous savons peu de choses de lui, et encore moins de cette ode apparemment vite abandonnée. Le projet conservé semble pourtant ambitieux ; adressée à Spyridon, l’ode commencerait par l’évocation du jour de la fête de Pâques, que suivrait l’annonce de la mort de Manthos ; ensuite ce dernier serait présenté en combattant, puis – et c’est étonnant – « quando era nell’utero della madre », et par la suite, mort ; enfin, toujours en lien avec le jour de Pâques, on assisterait à l’« apothéose » du héros défunt34. Il semble peu probable que les ébauches de quelques vers très incomplets qui figurent plus loin dans le cahier aient un quelconque rapport avec l’ode projetée35 ; Coutelle pense qu’ils appartiennent plutôt à une ode funèbre peut-être en l’honneur d’un philhellène ou d’un autre combattant, mort à peine arrivé sur la terre autrefois « glorieuse »36. Reste l’évidence d’un – ou deux ? – projet(s) de composer des vers grecs pour célébrer ces héros des temps modernes qui perdent leur jeunesse sur le champ de bataille et que tous les Grecs pleurent, tels ceux de l’Iliade, en veillant toutefois à marquer les singularités de leur combat et le contexte nouveau : Manthos s’est engagé sous la croix contre la tyrannie du croissant ; l’insistance pour relier la narration au jour de Pâques et à l’espoir de résurrection et de vie éternelle qu’il promet doit souligner cette nouvelle donne et signaler ainsi que l’imitation homérique ne se voulait pas servile, tout en étant consciente d’en courir le risque. Quant au philhellène – ou Grec – inconnu, serait-il vraiment incongru de penser à son pendant de l’Iliade, le premier des Argiens qui mourut à peine touché le rivage de la Troade, Protésilas ?37
Arrivé à la fin des feuilles 1-25a du Z 12, Solomos avait tourné son cahier et continué à l’utiliser en sens inverse, c’est-à-dire des feuillets 25b à 46b38. Dans ce deuxième groupe de pages se trouvent, en plus de « L’Ombre d’Homère » et du second poème cité plus haut qui faisait clairement allusion à la poésie homérique, sa très ossianique « Ode à la lune », la première « Ode funèbre » – consacrée à la mort d’un neveu – des élaborations du Lambros, des passages du célèbre Dialogue sur la langue – fervent plaidoyer pour la cause de la langue populaire39 – des annotations diverses, mais surtout des copies très attentivement exécutées de vers épars de l’Iliade ainsi que de deux vers de Théocrite, des annotations en italien relatives à la composition d’une oraison funèbre, des notes et des ébauches pour une ode à la mort de Marcos Botsaris, de même que des essais de traduction en grec moderne des sept premiers vers du XVIIIe chant (Σ) de l’Iliade.
Que pourrait-on conclure de toutes ces ébauches disséminées et de la grande variété des pièces qui s’imbriquent dans ces pages sans ordre apparent, ne laissant entrevoir les conceptions et les intentions du poète que par bribes ? Aujourd’hui encore, l’unanimité est loin de régner parmi les savants spécialistes rompus à l’étude de ces manuscrits et à l’interprétation de cette œuvre qui nous est parvenue dans un tel état de fragmentation. Dater, même avec plus ou moins de précision, chacune des différentes rédactions relève souvent de laborieux calculs, de conjectures ou d’intuitions bien ou mal fondées que la science philologique s’acharne néanmoins à débroussailler, avec un succès grandissant ces dernières années. Sans entrer ici dans le vif d’une polémique qui secoue encore par moments la gent des solomisants, retenons pour notre propos la persistance assez nette, dans la masse de ces écrits, des préoccupations homériques du jeune Solomos, qui s’ingénie à donner à la Grèce alors en train de renaître de ses cendres une poésie personnelle digne de ce nom et, immanquablement, de son illustre ancêtre. En effet, pendant toute cette période qui marque ses débuts poétiques en grec, il semble accorder une grande importance autant à la lettre qu’à l’esprit – selon l’heureuse formule de Ricks – du roi des poètes qui est en même temps le poète grec par excellence, Homère.
Marcos Botsaris était mort en héros de la lutte des Grecs pour recouvrer leur liberté, en août 1823, à la bataille de Carpenissi – non loin de Missolonghi, à l’époque de son premier siège. Sa gloire fit rapidement le tour de l’Europe philhellène40, et la tentation était grande de célébrer par des vers grecs ce héros des temps modernes en magnifiant du même coup le combat de ses compatriotes de la Grèce insurgée. Plus que les injonctions de Tricoupis, la réalité historique ne pouvait laisser Solomos indifférent et muet41. Sensible à l’appel des faits et de son siècle qui ne permettait plus de faire l’économie d’une poésie engagée, il s’attelle à la composition de son ode à Botsaris en prenant soigneusement note des événements42 et en peignant des tableaux où la composante homérique est patente. La dépouille du héros est comparée à celle d’Hector, la consternation des habitants de Missolonghi qui lui ont donné la sépulture, au thrène des Troyens ; une strophe incomplète à l’état d’ébauche semble même suggérer une comparaison entre la figure de Cassandre et la sœur de Botsaris qui a accueilli le corps inanimé de son frère dans la petite mais glorieuse ville où il fut enterré43. Plus tard, Solomos se servira d’une partie de ce matériel pour la composition de son ode à la mort de Byron, en ajoutant même : « + [morï di 35 anni fu condotto all’alba in Missolongio ove si trovava sua sorella. Chi volesse aver un idea [di quel che] precisa di quello che succedette quivi al suo arrivo richiami alla mente la fine dell’Iliade] »44. Cette fois, la référence à Homère et à l’Iliade est explicite, la comparaison voulue45.
Selon Ricks, la composition de l’ode à Botsaris fournit la preuve d’une connaissance plus approfondie et mûre de l’œuvre d’Homère par Solomos : dans les strophes conservées, le monde d’Homère et le monde contemporain du poète fusionnent et renvoient directement, de manière naturelle, au dernier chant de l’Iliade, surtout en ce qui concerne le thrène (Ω 721)46. D’ailleurs, un passage du Dialogue énonce clairement cette conviction profonde de Solomos :
L’étranger arrive chez nous et trouve encore vivantes bien des coutumes de l’Iliade ; les femmes disent encore leurs mirologues aux dépouilles des morts en les embrassant ; le vieillard dans son malheur se frappe encore le front des deux mains et les lève au ciel comme s’il voulait lui demander pourquoi une telle calamité est tombée sur sa tête ; la mère dénude encore son sein et rappelle à son fils le lait qu’elle lui a donné47.
Solomos en serait ainsi arrivé à concevoir les événements contemporains comme une répétition de ceux de l’Iliade, et enfin, dans une phase ultérieure, quand il s’occupait de la rédaction de son grand œuvre, Les Assiégés libres, il aurait même accompli un pas de plus, excluant désormais de ses compositions toute référence explicite à Homère ou aux poèmes homériques, surtout lorsqu’il s’agissait de célébrer les exploits de ces cleftes qui, entre temps, s’étaient transformés en combattants pour la liberté ; en effet, les tentatives de « lire » Homère sous cet éclairage de l’action héroïque commençaient à prendre l’allure d’une révérence obligée48.
Cependant, un autre élément est passé sous silence dans l’étude de Ricks, bien qu’il soit susceptible de nuancer l’attitude de Solomos sur ce point : dans le cahier Z 12, à la suite des esquisses de l’ode à Botsaris, se trouvent encore des fragments de la première rédaction du Dialogue, ce texte capital pour la défense de la langue populaire et pour les idées que Solomos professait à cette époque, prenant position dans le grand débat qui opposait alors les intellectuels grecs au sujet d’un consensus à trouver d’urgence quant à la langue de culture dont il fallait doter la jeune nation49. Il s’agit notamment du célèbre passage où, au cours de l’échange d’arguments entre le poète et le pédant (σοϕολογιότατος), le ton monte et le fossé entre les deux points de vue se creuse irrémédiablement. Le pédant part du constat que la langue ancienne est riche et renommée dans le monde entier, tandis que la langue parlée par les Grecs est selon lui pauvre et corrompue, ajoutant même que son propre interlocuteur n’en connaît pas l’orthographe ; le poète rétorque en ironisant sur les « signes divins » des accents – aigus, graves, périspomènes – les « esprits admirables » – le doux et le rude – les signes de ponctuation, les apostrophes, qu’il salue solennellement pour leur contester immédiatement la prétention d’avoir été à l’origine de l’inspiration des chants d’Homère, comme aussi de la poésie de Dante et de Pindare. Voici la traduction que je propose de cet extrait concernant Homère, qui n’est qu’un premier jet chez Solomos :
C’est vous, vous qui avant même de naître avez inspiré Homère quand il chantait ce que son imagination concevait50 et que le peuple de la Grèce l’entourait et le comprenait, vous qui l’avez inspiré quand il écrit les adieux d’Hector et d’Andromaque et que leur jeune enfant se cache dans le sein de sa mère – car il craint son père qu’il ne reconnaît pas, ou quand il décrit le malheureux roi de la Troade, qui ne se rappelle plus la grandeur du sceptre qu’il tient à la main mais avec lui chasse ceux qui viennent à son encontre pour l’empêcher, de se rouler par terre, et va au devant d’Achille, et tombe à ses pieds, et lui baise la main, celle-là même qui a tué quarante de ses fils51.
On voit mieux ici quel est l’Homère que Solomos aime et admire : le chantre de l’âme humaine, le poète qui a su dépeindre les sentiments éprouvés par le guerrier saluant sa tendre épouse pour la dernière fois peut-être, l’enfant qui ne sait encore rien de la violence de la vie, l’instabilité du sort, le vieux roi que la mort du plus valeureux de ses fils atterre, l’humiliation du puissant, la douleur aveugle du père meurtri. Homère est le poète qui est parvenu à faire naître ces émotions – puisées par son génie dans le spectacle de la tragédie humaine – dans le cœur des gens qu’il aimantait par sa parole et auxquels il offrait avant tout le sentiment d’appartenance à une patrie spirituelle commune, ce qui les constituait en « peuple de la Grèce ».
Cet Homère tragique, pétri de clameurs de batailles, de la fureur des armes et des violences qui opposent les peuples au cours de l’histoire, mais aussi de larmes et de deuil, ne pouvait être autre que l’auteur de l’Iliade ; jusqu’ici, nulle mention n’est faite de l’Odyssée, à laquelle Polylas s’évertuait cependant, dans ses lumineux Prolégomènes, à nous faire croire qu’allaient les préférences de Solomos : « Des deux poèmes homériques, il reconnaissait dans l’Odyssée, plutôt que dans l’Iliade, la pureté des lois qu’inventa le père autodidacte de la Poétique. Et dans l’Odyssée, il qualifiait de chef-d’œuvre la rapsodie du Cyclope où, disait-il, le Poète a voulu représenter la force de l’esprit qui mène la lutte face à la force matérielle sauvage et réussit à la vaincre. »52 Il n’est pas exclu que cette préférence corresponde vraiment aux années de maturité de Solomos, aux préoccupations desquelles est par ailleurs consacré le chapitre XII des Prolégomènes, où figure le passage en question. Entre temps, une partie des Grecs insurgés avaient gagné liberté et indépendance, sous la « protection » des Grandes Puissances européennes, et vivaient à l’intérieur des limites étroites d’un petit royaume néoclassique ; l’heure n’était plus héroïque et le monde de l’Iliade semblait à nouveau bien lointain. Et si Ricks, suivant en cela les commentaires de I. Th. Kakridis53, décèle encore dans les projets des Assiégés libres, le grand œuvre inachevé que le poète ne cessa de remanier pendant ses années de maturité, des échos cette fois implicites de l’Iliade, il reconnaît que pour Solomos, désormais, Homère constitue sans doute la partie la plus importante d’un passé antique certes estimé, mais qui ne peut revivre54.
Avant d’abandonner la fréquentation du verbe homérique et les accents de l’épopée guerrière dont l’Iliade fournissait le modèle inégalé, nous avons vu que Solomos s’était essayé à en traduire quelques vers à l’époque où il travaillait son ode à Botsaris. Les voici55 :
Ὥς oἱ μὲν μάρνσντο δέμας πυρὸς αἰθομένοιο,
Ἀντίλοχος δ’ Ἀχιλῆϊ πόδας ταχὺς ἄγγελος ἦλθε.
τὸν δ’ εὗρε προπάροιθε νεῶν ὀρθοκραιράων
τὰ ϕρονέοντ’ ἀνὰ θυμὸν ἃ δὴ τετελεσμένα ἦεν·
ὀχθήσας δ’ ἄρα εἶπε πρὸς ὃν μεγαλήτορα θυμὸν·
ὤ μοι ἐγώ, τί τ’ ἄρ’ αὖτε κάρη κομόωντες Ἀχαιοὶ
νηυσὶν ἔπι κλονέονται ἀτυζόμενοι πεδίοιο ;
Eπολεμούσαν έτσι ωσάν τη ϕλόγα·
Μηνυτής ήλθε ο Αντίλοχος ωστόσο
Γλήγορα εκεί στον Aχιλλέα· τον ηύρε
Οπού ομπρός εις τα ορθόπρυμνα καράβια
Mε το νού του ό, τι εστάθη εθελετούσε·
Κι έλεε πικρώς η μεγάλη ψυχή του :
Συϕορά ! γιατί τάχα όλοι σκορπιούνται
Mε αντάρα εις το πεδίoν, και ϕεύγoυν όλοι
Tρομασμένoι οι Αχαιοί κατά τα πλοία ;
Ce seul spécimen de traduction, selon Ricks, suffit à montrer que « la parole même (ipsissima verba) d’Homère ne fait pas partie dans son ensemble de la phraséologie poétique de Solomos ». Les noms propres mis à part, la continuité linguistique s’est manifestement émoussée ; il s’agirait plutôt ici d’un Homère remodelé, sous forme de dérivé italien qui doit beaucoup à l’exemple de Monti56. Polylas avait publié d’autres vers épars, tous du même chant (Σ 319-322, 464-467, 470-471, 531-532, 535-537, 596), que sa mémoire aurait retenus « parmi tous ceux que le poète aimait à réciter », ce qui laisse présumer que la traduction de ce chant précis au moins ne fut pas aussi passagère que le laissent croire les manuscrits.
Il est toutefois indéniable que l’exemple de Monti guida le choix de Solomos pour l’utilisation des mêmes endecassilabi sciolti et des règles de la métrique italienne, qui lui étaient alors bien plus familières que celles de la poésie grecque – de la tradition populaire, cela va sans dire – à l’étude de laquelle il se consacrait, encouragé et aidé par Tricoupis57. D’ailleurs, on ne peut qu’être d’accord avec l’appréciation de Ricks au sujet de la qualité des vers de cette traduction : malgré les efforts pour varier le rythme iambique à échos d’anapestes, les synizèses sont nombreuses, le vocabulaire maladroit, hésitant entre le grec savant et les formes populaires ; l’ensemble ne frappe ni le cœur ni l’imagination, la recherche de solennité et en même temps de simplicité narrative ne captive pas la mémoire. Certes, le passage traduit n’est pas parmi les plus suggestifs : il ne s’agit que d’une entrée en matière, le plus important étant ce qui va suivre dans le chant homérique, c’est-à-dire l’annonce de la mort de Patrocle à Achille, la douleur pour le compagnon perdu, le deuil du héros et la préparation de sa vengeance. Mais en dernière analyse, la raison profonde du malaise que l’on ressent à la lecture de ce bref essai de traduction semble due à la transposition en grec moderne non de l’original homérique, mais de la traduction de Monti. La comparaison avec cette dernière est éloquente : « Tutta così qual fiamma arde la pugna. / Veloce messaggier correa frattanto / Antiloco ad Achille. Anzi all’ eccelse / Sue navi il trova, che nel cor già volge / L’accaduto disastro, e nel segreto / Della grand’ alma sospirando, dice : / Perchè di nuovo, ohimè ! verso le navi / Fuggon gli Achivi con tumulto, e vanno / Spaventati pel campo ?… »58
Parmi les premiers brouillons de la traduction de ce passage figure aussi, dans le manuscrit de Solomos, la tentative de rendre en grec les vers 23-24 du même chant : ἀμϕοτέρῃσι δὲ χερσὶν ἑλὼη κόνιν αἰθαλό εσσαν / χεύατο κὰκ κεϕαλῆς : « με τα χέρια τα δυό παίρνει και… / στην κεϕαλή… τη στάχτη »59. Voici les mêmes vers chez Monti : « (…) con ambedue le pugna / La cenere afierrὸ, giù per la testa / La sparse, (,.) »60. Sans se soucier de la continuité, Solomos passe donc à la description des premiers gestes de la douleur d’Achille, de même que dans les colonnes A puis B de cette page, il a aussi essayé de traduire les vers 402-403 du chant XVIII toujours, qui semble tant l’intéresser à ce moment-là : ἐν σπῆϊ γλαϕυρῷ· περὶ δὲ ῥόος ’Ωκεαηοῖο / ἀϕρῷ μορμύρων ῥέεν ἄσπετος : « στην έρημη σπηλαία και γύρω γύρω / του Ωκεανού μ’ αϕροϕλίϕλισε το κύμα » et la variante : « στην έρημη σπηλαία και άπειρο γύρου / του ωκεανού μου αϕροϕλίϕλισε το κύμα »61. Voici les vers correspondants de la traduction de Monti : « (…) in cavo antro nascoso / A cui spumante intorno ed infinita / D’Ocean la corrente mormorava »62. Il n’y pas trace d’élaborations ultérieures de ces vers dans les manuscrits de Solomos, et il semble bien qu’en passant du feuillet 35b de son cahier au feuillet 34b, il ne fait que mettre au net la traduction des seuls vers 1-7 du chant XVIII, abandonnant ses autres tentatives. Force est néanmoins de remarquer qu’en traduisant, détachés, ces vers – le geste d’Achille, les paroles d’Héphaïstos qui se souvient des années passées caché par Eurynome et Thétis dans la grotte que seul le flot de l’Océan entourait de son infini murmure – il se sent plus libre par rapport au texte de Monti. En regardant de près la page autographe, on s’aperçoit d’ailleurs que ces essais (Σ 402-403) viennent s’insérer dans l’espace occupé par la traduction des premiers vers du même chant homérique et sont écrits à l’encre plus claire. Trois vers encore parmi ceux conservés de mémoire par Polylas font entendre la véritable voix de Solomos : « Γιατι ο θυμός του κατακαίει τα σπλάχνα » (Il. Σ 322 μάλα γὰρ δριμὺς χόλος αἱρεῖ), « Και γυμνό στη σϕαγή τον ποδοσέρνει » (Σ 537 ἄλλον τεθηηῶτα κατὰ μόθον ἕλκε ποδοῖιν)63, « Που γλυκολαμπυρίζει ωσάν το λάδι » (Σ 596 ἦκα στίλβοντας ἰλαίῳ). On a l’impression que ce n’est plus à un exercice de traduction que se livre ici le poète, mais à un désir d’élaborer des vers grecs ou d’exprimer des concepts en développant des beautés certes entrevues dans le texte homérique, mais portant sa signature propre. Ce sont là d’ailleurs des sujets qui l’obsèdent, tels l’expression de la douleur due à la perte d’un être cher, le sentiment doux-amer de la solitude du créateur, la violence des batailles, la douceur diffuse de la perception instantanée des choses simples.
En effet, nous avons déjà observé que Solomos, au cours de l’élaboration de son poème Lambros, cherchait à s’inspirer de l’art d’Homère, non pas dans le sens d’une imitation naïve, mais très probablement pour éveiller dans l’esprit du public un arrière-fond évocateur de scènes analogues lorsqu’il s’agissait d’exprimer la violence des sentiments d’un personnage. De même, le modèle de la poésie héroïque de l’Iliade devenait pour lui une référence quasi obligée pour la composition des odes à la mort de Manthos Tricoupis et de Marcos Botsaris, dans le climat généralisé – en Europe autant qu’en Grèce – de l’exaltation provoquée par la nouvelle vertu guerrière des Grecs et l’inévitable parallélisme qu’elle suggérait avec les exploits des héros grecs de l’Antiquité immortalisés par Homère. Le peu qui reste, dans les manuscrits de Solomos, des ébauches ou des projets de ces poèmes ne permet certes pas d’avancer des affirmations solides, mais toutefois de voir que loin de se lancer dans des imitations aux accents d’épopée homérique – qu’il connaissait en profondeur – ni même dans l’imitation des chants cleftiques de la poésie populaire – qu’il savait apprécier – il a préféré suivre la forme de la poésie lyrique64, sans doute plus conforme à sa nature. L’arrière-fond homérique est toujours là, plus manifeste même, au moyen de ses comparaisons explicites, mais ce n’est plus l’Homère du tumulte et de la fureur de cette épopée violente que fut aussi l’Iliade. C’est l’Homère des scènes de deuil qui occupe ici le devant de la scène ; un vaste réseau d’odes funèbres ponctuera durant de longues années le parcours poétique de Solomos65. Car la grande obsession de son œuvre est, plus que la mort héroïque, la mort tout court, et nul doute que le poète a su dès son plus jeune âge entendre également son chant poignant dans les vers d’Homère. Le vieil homme, le guide d’autrefois, était devenu un compagnon, il n’était plus ressenti comme cette « ombra di Omero » des notes d’écolier de Solomos à Crémone, ni même comme Virgile qui aurait pris par la main son pupille, un nouveau Dante, pour traverser l’Enfer, mais comme la présence réelle de la poésie à tout instant de la vie au sein du parlar materno.
Dans l’accomplissement de son œuvre, le jeune poète – et cela n’a pas été suffisamment souligné – était dès le début parfaitement conscient de l’enjeu et des risques que comportait l’inévitable référence. Et s’il voyait en Homère un exemple lumineux qui a su contenir en lui la totalité de la Grèce, sa grande culture européenne lui permettait de percevoir très clairement quelle était l’expectative des lettrés et des peuples du continent. D’un autre côté, son propre statut de Grec – de l’Heptanèse – lui faisait sentir douloureusement, mais avec lucidité, la distance qui séparait ses contemporains – empêtrés dans la querelle linguistique opposant, selon lui, les savants et les poètes, la question semble tranchée dans son Dialogue – de leurs illustres ancêtres.
A ce stade, il est intéressant de mentionner ici les tentatives parallèles, à la même époque, de son contemporain et compatriote Andréas Calvos. Originaire lui aussi de Zante et de quelques années son aîné, partageant avec lui la même culture italienne, Calvos avait publié, en 1824 et 1826 respectivement, ses vingt odes lyriques qui saluaient la renaissance de la Grèce et le combat pour la liberté, ambitionnant comme Solomos de devenir la voix poétique de ce grand moment historique en reprenant le flambeau ancien après des longs siècles de mutisme pesant. Mais ses choix linguistiques se trouvaient aux antipodes de ceux de Solomos, et tout en étant situés l’un et l’autre sur le même axe, ils ne devaient jamais se rencontrer ni s’apprécier mutuellement, ce qui reste un grand paradoxe de la littérature néohellénique à ses débuts. Ricks a raison de souligner que la poésie de Calvos, puisant directement à la source de la langue homérique, avait prouvé, dans ses meilleurs moments, que de tels emprunts, soumis et maîtrisés dans la forme puissante et très élaborée de ses strophes, pouvaient gagner un statut autant poétique que patriotique. Calvos aurait ainsi montré comment user de la lettre d’Homère, Solomos comment user de son esprit66. Nous retrouvons également chez Calvos le souci de faire revivre la parole d’Homère, en essayant de traduire des vers de l’Iliade ; dans la célèbre Notice (Επισημείωσις) qui accompagnait la publication de La Lyre en 1824 à Genève, il donnait un spécimen de traduction en grec moderne des dix premiers vers du chant III (Γ) de l’Iliade comme exemple de la métrique à suivre pour la composition de vers héroïques qui exalteraient les exploits des Grecs insurgés, les égalant à ceux des anciens67. Les comparer aux vers de la tentative analogue de Solomos donne une fois encore la mesure de la distance qui séparait ces deux génies poétiques de la Grèce moderne. Calvos se souciait de faire revivre le verbe antique en accentuant les ressemblances entre la langue ancienne et la langue moderne que les savants de l’époque étaient appelés à forger, tandis que Solomos se penchait sur la langue du peuple et sa tradition de poésie orale pour faire entendre une voix, selon lui jamais tout à fait éteinte, à partir de laquelle le génie individuel allait manifester des harmoniques de son propre cru. Nous ne disposons pas de témoignages dignes de foi quant à une appréciation de la poésie de Calvos de la part de Solomos, ni l’inverse, mais j’y verrais assez volontiers des allusions dans les ébauches de l’« Ode à Botsaris ». En effet, dans la quatrième strophe, nous lisons une apostrophe violente contre les « savants chasseurs de mots » (σοϕοί λεξιθήρες) qui sont invités à s’éloigner du tombeau de Botsaris, de peur que « leurs oreilles ne souffrent » en entendant la langue utilisée par le poète pour chanter la mort du héros68.
Pour revenir à notre propos, notons encore que l’attachement de Solomos aux traditions grecques rappelant celles de l’Iliade relève de ces mêmes préoccupations au sujet des liens qui relient l’époque moderne à l’Antiquité. Si les coutumes du peuple grec, magnifié comme il se doit pour tout peuple en ce début du XIXe siècle, lui paraissaient malgré tout inchangées depuis l’époque des poèmes homériques – ce dont il est certainement fier, quel Grec ne le serait-il pas ? – il mesurait toute la détresse qu’un poète pouvait ressentir face à l’indigence, à son époque, de l’instrument linguistique nécessaire à l’émergence et à l’éclat d’une poésie neuve, fille de son temps mais désormais personnelle, distincte du génie de la tradition populaire surtout orale – la seule à trouver grâce à ses yeux69. Un autre extrait du Dialogue, où le poète s’adresse au pédant, est significatif à cet égard70 :
Reprends tes esprits, réfléchis combien est grand le mal qui est fait par la langue que vous écrivez ; jusqu’à quand les étrangers continueront-ils à nous plaindre et à nous rappeler la gloire de nos ancêtres pour faire croître notre honte ? « Le laurier s’est fané », s’est écrié le valeureux71 ; paroles très amères et très vraies ! Oui ! Hélas ! Le laurier s’est fané ! (…)72 ; le serviteur jure encore sur le pain qui l’a nourri. Mais l’étranger n’a rien d’autre de nous à murmurer de ses lèvres que Μῆνιν ἄειδε θεά, parce que le laurier s’est fané. Et maintenant qu’une nouvelle victoire est remportée à Marathon, il ne se trouve pas une voix pour prêter à nouveau dans notre langue le serment : « Par les âmes qui ont péri en combattant ! » parce que le laurier s’est fané73.
Aussi, ne serait-il pas naïf de croire que Solomos a simplement voulu se poser en successeur d’Homère ? Dès son retour dans l’île natale (1818) et pendant la période qui, comme nous l’avons vu à travers les pièces examinées, s’étend aux années 1824-1826, le jeune poète a non seulement pris la décision capitale – à moins que ce ne soit l’histoire qui l’ait prise pour lui – de devenir un poète grec, mais il est également conscient qu’il faudra pour cela passer par un rude apprentissage auprès de sa langue maternelle. Pour son malheur, sans doute, cette dernière ne représentait bien sûr pas sa langue de culture mais – pour son bonheur, peut-être ? – quelque chose de plus : le lien indestructible qui le reliait à sa nation, elle-même largement identifiée à la langue grecque, sans oublier que les traces de la lutte incessante qu’il a menée pour la maîtriser lui ont valu, comme aux héros homériques, gloire et mémoire dans la postérité. Et de même que patrie – un terme signifiant alors, par la force des choses, lutte pour la liberté – et langue se confondaient pour lui, Homère devenait une image archétypale de la grande poésie, celle qui, de tout temps, est vouée au culte du vrai, un maître de l’art poétique et en même temps un père de la nation.
Dans le désert littéraire au milieu duquel Solomos s’est trouvé à son retour à Zante, ainsi que plus tard pendant son séjour à Corfou, les images et les mots d’Homère continuent à faire écho et à donner du sens au plus intime de son vécu :
Non c’è verso, non si vive bene che soli. Mi ha sempre fatto impressione, fino da fanciullo, quel Dio zoppo, buttato giù dal cielo dalla Madre, il quale se ne stava in grembo al Mare, lavorando senza che nessuno lo vedesse, e senza udirne d’intorno alla sua spelonca strepitar altro che l’immenso Oceano74.
La tentation est grande de rapprocher ce texte d’une notation du Journal de Georges Séféris, qui semble lui faire écho de manière étonnante75 :
Jeudi, 17 octobre 1946
(…) De l’émotion hier, en lisant le discours d’Achille à Priam. Stupeur : cette ligne si constante et en même temps si sensible, une corde qui vibre. De l’émotion encore à cause du grand art d’Homère dont il a su féconder quelques autres, et ils étaient là, pendant que je lisais, un son tout en harmoniques. Et ceci encore : chez Homère tout se tient, l’univers entier est une trame faite de « cordons ombilicaux » organi – ques ; le monde terrestre, le monde céleste, animaux, plantes, éléments, cœurs des hommes, bien, mal, mort, vie, qui mûrissent, périssent, fleurissent à nouveau. La mécanique des dieux ne fait rien de surnaturel, ex machina ; elle maintient la cohésion, rien d’autre. J’avais remar – qué quelque chose d’analogue en ’31 à Skiathos, quand j’ai relu dès le début l’Odyssée.
Γιατί ξυπνάς το κοιμισμένο δάκρυ ;
(Καλλίμαχος)
και γυμνό στη σϕαγή τον ποδοσέρνει…
(Σ 537, trad. de Solomos)
A plus d’un siècle de distance, ces deux textes ne prouvent-ils pas que la voix – et non pas l’ombre – d’Homère résonne au plus profond de la sensibilité poétique grecque ? Et qu’à travers un jeu d’échos multiples, πολύτροπον, à n’en pas douter, c’est toujours le même chant que l’on y entend ?
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1 L’ouvrage, d’abord publié chez Cambridge University Press, a été traduit en grec sur la base d’une version révisée par l’auteur : H σκιά του Ομήρου, Δοκίμιο για τη νεοελληνική ποίηση (1821-1940), Athènes 1993 ; c’est ce texte qui sert ici de référence.
2 Ricks 1993, 34.
3 Pour le cas de Calvos, cela n’est vrai qu’en partie ; en dépit du fait que ses odes furent publiées très tôt, les dix premières à Genève en 1824 (La Lyre) et les dix dernières à Paris en 1826 (Odes Nouvelles), sa poésie n’attira vraiment l’attention de ses compatriotes que vers la fin du XIXe s. Quant à la réelle influence qu’elle exerça sur la poésie grecque, il a fallu attendre la « génération des années trente », celle de Georges Séféris et d’Odysséas Elytis, entre autres, pour la voir se manifester.
4 Διονυσίου Σολωμού, Ta ευρισκόμενα, Prolégomènes de Iac. Polylas, Corfou 1859, c’est-à-dire deux ans après la mort de Solomos. Le titre « H σκιά του Ομήρου » n’apparaît pas dans les Œuvres Autographes ; le poème lui-même y est mis au net de la main d’un autre copiste. La vaste question philologique de l’édition des œuvres, pour la plupart inachevées, de Solomos qui a en outre très peu publié de son vivant, a légué à des générations de néohellénistes l’épineux problème de ses nombreux manuscrits, le travail ardu de la construction critique d’une lisibilité plausible de ses compositions, et bien sûr l’extraordinaire occasion d’avoir accès au précieux laboratoire de la genèse d’une œuvre poétique. L’édition monumentale des Œuvres Autographes par Linos Politis en 1964, en deux volumes – reproduction photographique et transcription typographique accompagnée de notes – épuisée depuis plusieurs années, connaît depuis 1999, à la lumière aussi des acquis de la recherche intense de nombreux solomisants, une deuxième édition révisée par Caterina Tictopoulou dont la publication, par unités partielles, se poursuit actuellement. Ainsi, « L’Ombre d’Homère » est maintenant à consulter dans les Œuvres Autographes, Unité 1, Cahier de jeunesse (1820-1828), ms de Zante n° 12, Athènes 1999, p. 63 et 62 (pour la reproduction photographique et la transcription typographique respectivement). En abrégé, la référence à ce cahier (Z 12) : AE (T), 1, n° de la page avec l’indication A ou B pour les colonnes du ms (si la page comporte ces divisions), suivis de la numérotation des lignes écrites.
5 Voir la note précédente.
6 AE (T), 1, p. 7 B 22-25 ; pour l’identification de la composition, qui demeure incertaine, v. aussi la note de l’éditrice, p. 110 du fascicule.
7 La datation de cette page du cahier la fait remonter aux années 1815-1816 ; v. la note correspondante en AE (T), 1, p. 109.
8 Je me sers ici de la nouvelle édition en grec des Œuvres de Solomos due à Stylianos Alexiou, Διονυσίου Σολωμού, Ποιήματα και Πεζά, Επιμέλεια-Εισαγωγές Στυλιανός Αλεξίου, Athènes 1994, p. 69, qui classe le poème parmi les œuvres lyriques de jeunesse, cf. ibid., p. 36, note 1, pour l’établissement du texte. Au risque de choquer le lecteur, j’adopte ici pour la notation des accents le système dit « monotonique » (pas d’esprits, un seul signe – l’accent aigu – frappant la syllabe qui reçoit l’accent dynamique), en vigueur en Grèce depuis 1981 ; il faut savoir que Solomos écrivait le grec selon un système phonétique de son invention et que son orthographe, à laquelle il faut ajouter de nombreux cas de dyslexie, ferait frémir plus d’un helléniste !
9 Entre 1818 et 1824, semble affirmer Ricks 1993, 49. Dans ses Prolégomènes, Polylas situe la composition pendant les trois premières années après le retour de Solomos à Zante, et même avant la rencontre avec Spyridon Tricoupis, qui eut lieu vers la fin de 1822 – rencontre décisive, car ce serait ce dernier qui aurait incité le poète à ne plus briguer une place au Parnasse italien, mais à fonder la nouvelle littérature de la Grèce (v. Politis 19794 (1), 18-19).
10 Tous les commentateurs et interprètes ne reconnaissent cependant pas Homère dans la figure du vieillard, qui n’est effectivement pas nommé dans le texte ; c’est notamment le cas de Louis Coutelle, qui penche pour Ossian ; voir les arguments qu’il avance dans Coutelle 1977, 184, note 1.
11 Politis 19794 (1), 328.
12 Ricks 1993, 51 et 49. Toutefois, l’auteur admet l’idée d’un emprunt au poète latin Ennius. A ce propos, il renvoie par ailleurs à l’étude de Perysinakis, 1991, 175-187. Cf. également, au sujet de cette étude et du poème de Solomos, l’ensemble des remarques d’Alexiou 1994, 35-36 (Introduction).
13 Africa, I, 166 et suiv., où l’ombre d’Homère apparaît à Ennius, lui prédisant la naissance de Pétrarque ; cf. note précédente, l’étude de Perysinakis 1991.
14 Alexiou 1994, 36.
15 Politis 19794 (1), 16-17. Georges Kehagioglou, dans une étude très fouillée sur la « supposée » « Ombre d’Homère », propose une autre version de ce poème, en ajoutant au texte une quatrième strophe ; v. Kehagioglou, 1992, 155-156.
16 Politis 19794 (1), 16.
17 La pièce est composée en ottonari trocaici.
18 Ricks 1993, 51.
19 Dans l’exposé de Ricks, l’examen de la poésie de Calvos précède celui de la poésie de Solomos.
20 Ricks 1993, 52.
21 Alexiou 1994, 36-37.
22 On pourrait objecter que l’élément marin y est prépondérant dans les deux compositions, mais l’Océan n’était-il pas, déjà chez Homère, le père commun de tous les êtres qui peuplent la planète ? En fin de compte, comment en vouloir à Solomos d’avoir été un insulaire ?
23 Fauriel 1824-1825 ; voir aussi plus loin, note 41.
24 Fauriel 1824-1825 (I), CXI.
25 Voir Politis 19794 (1), 16 : « … sa modestie, propre des grands esprits, le faisait douter s’il était vraiment appelé par la nature à accomplir l’œuvre sérieuse, ainsi qu’il l’entendait déjà, de la poétique. »
26 Coutelle 1977, 321-323.
27 Selon Politis jusqu’en 1828, selon Coutelle jusqu’en 1826, v. AE (T), 1, p. 109, note préliminaire aux p. 3-100 de l’édition.
28 Achevée en 1810 et retouchée successivement en 1812, 1820 et 1825.
29 Iliade, I 553-572.
30 Voir pour la transcription exacte AE (T), 1, p. 46 1-4.
31 Coutelle 1977, 253. On trouve cependant un avis plus nuancé, quoique la démonstration en soit laborieuse, dans deux communications postérieures du même savant : « O Σολωμός και τα “μύρια εξαγόμενα” », dans Coutelle 1992, 122-126, ainsi que Coutelle 1991, 67-70. Solomos n’aurait pas tenté de concurrencer son modèle : les éléments qu’il emprunte au récit homérique, plutôt adapté que traduit par Monti qui ne connaissait pas lui-même le grec ancien, servaient son propre fil narratif (désespoir de Lambros dans une église) et étaient très différents de la narration de l’Homère de Monti comprenant les malédictions d’Althée. Enfin, toujours selon ces deux études, Solomos lisait le texte original, comme le prouvent les vers qu’il recopie dans quelques-uns de ses manuscrits et la confrontation qu’il fait de la traduction de Monti avec leur original.
32 Pour une argumentation qui dénie à Solomos toute connaissance, par exemple, de la poésie de Pindare à partir de l’original ou des traductions, voir la brève étude de Kakridis 1990, 7-11.
33 Coutelle 1991, 69. A noter que le passage n’est pas versifié dans les pages du cahier Z 12 consacrées à Lambros.
34 AE (T), 1, p. 49 A 26-40, et les notes se rapportant aux pages 49 et 79.
35 AE (T), 1, p. 79 A 1-33 et B 1-10.
36 Coutelle 1997, 235 ; une identification avec Byron, le plus célèbre des philhellènes, mort à Missolonghi en 1824, semble elle aussi exclue.
37 Iliade, B 695-710.
38 A consulter maintenant en AE (T), 1, pp. 8-53 et 95-54 respectivement.
39 Rédigé au printemps 1824 selon Coutelle 1990, 66, mais comportant la mention d’un combat victorieux des Grecs à Marathon, lequel date du mois de juillet 1824.
40 Loukia Droulia répertorie 14 titres de compositions consacrées à ce héros, dès 1823 déjà et jusqu’en 1833 ; parmi elles, « Marcos Botsaris au Mont Aracynthe, pièce qui a obtenu, en 1825, le Prix de Poésie proposé par l’Académie de Lausanne, par J. Olivier, Lausanne 1826 » ; v. Droulia 1974, s. n. Botsaris.
41 Il avait déjà composé en mai 1823 l’Hymne à la Liberté, paru dans le second volume des Chants populaires de la Grèce moderne de Claude Fauriel en 1825 (en fait à la fin décembre 1824), avec la traduction française de Stanislas Julien ; en septembre 1824, les huit dernières strophes de cet Hymne furent publiées avec la traduction anglaise de G. Lee dans la Literary Gazette de Londres. Dès 1864, les deux premières strophes de cette composition, qui en comporte 158 en tout, sont devenues l’Hymne national grec, mis en musique par Nicolaos Mantzaros, Corfiote et ami du poète.
42 En collaboration avec Spyridon Tricoupis, ils rédigent la « chronique » des derniers moments de la vie de Botsaris, sa mort et l’accueil de sa dépouille par les habitants de Missolonghi, parmi lesquels se trouvait aussi la sœur du héros ; v. AE (T), 1, p. 70-69 et la note p. 113. Pour l’identification de la main de Tricoupis, v. Coutelle 1990, 60-66.
43 Voir les ébauches, ainsi qu’une tentative de mettre au net un ensemble de huit strophes, en AE (T), 1, p. 73-72.
44 AE (T), 3, p. 201 A1-6 (ms Z 10), cf. Coutelle 1990, 61-62.
45 Les huit strophes de l’« Ode à Botsaris », que Polylas avait publiées en précisant qu’il s’agissait de fragments, ne sont pas retenues du tout dans l’édition d’Alexiou, sous prétexte que les éléments la constituant représentent « des choses sans lien aucun entre elles et sans aucune organisation » ; v. Alexiou 1994, 17, note 15. Tout en étant d’accord au sujet du manque d’organisation, la pièce ayant été abandonnée, je pense par contre que ces liens existent et nous offrent un éclairage important sur les préoccupations de Solomos pendant cette période.
46 Ricks 1993, 55-56.
47 Cité par Ricks 1993, 56, cf. Politis 19793 (2), 23.
48 Voir Ricks 1993, 56-57.
49 AE (T), 1, p. 68-65, ainsi que quelques lignes à la p. 71 ; à noter que ces pages constituent les seuls témoignages autographes de la rédaction du Dialogue.
50 Littéralement : ses « imaginations » (« ϕαντασίες »).
51 AE (T), 1, p. 68, 22-33 (je suis la ponctuation du texte grec) ; on observe quelques différences avec le texte final que reproduisent toutes les éditions courantes : l’expression a été allégée, la parataxe évitée, des détails omis. L’intervention la plus importante est celle qui précise qu’Homère chantait l’Iliade, l’Odyssée et les Hymnes, et non plus ses « ϕαντασίες ».
52 Voir Politis 19794 (1), 31.
53 Kakridis 1971, 114.
54 Ricks 1993, 57.
55 Σ 1-7. On trouve la trace de ces essais de traduction en AE (T), 1, p.74-72 ; le texte apparemment mis au net se trouve à la p. 72. Il a été publié par Polylas avec quelques corrections, v. Politis 19794 (1), 3 1 6 ; pour des raisons de lisibilité, c’est ce texte qui est reproduit ici.
56 Ricks 1993, 52 et 53. Il renvoie aussi à la même opinion – traduction à partir de Monti – soutenue par Veloudis 1989, 282.
57 Voir à ce propos le témoignage de Polylas, Politis 19794 (1), 19 : « (…) et pendant tout le séjour de son jeune ami à Zante, ils étaient inséparables, s’adonnant sans cesse à la langue simple, et après celle-ci, mais très peu, à l’ancienne. « J’observe », lui dit Tricoupis, « que plus tu avances en grec ancien, plus tu écris avec simplicité, quand tu composes en langue parlée. » « Cela signifie, répondit Solomos, que je comprends mieux et l’une et l’autre. »
58 Dans la traduction de Monti, Iliade, libro decimottavo, vers 1-9.
59 AE (T), 1, p. 74 B, vers insérés entre les lignes 6-8 ; j’ai rétabli l’orthographe.
60 Il s’agit des vers 28-30 dans la traduction italienne.
61 AE (T), 1, p.74 A, vers insérés entre les lignes 7-10 et B, le deuxième vers inséré entre les lignes 3-4 ; au-dessus de l’adjectif άπειρο, Solomos a noté la variante άμετρο. Je transcris en rétablissant l’orthographe.
62 Il s’agit des vers 560-562 dans la traduction de Monti.
63 Ricks a tout à fait raison de considérer que ce seul vers montre la capacité de Solomos de relever le défi d’une recréation du verbe homérique ; il signale également la mention qui en est faite dans son Journal par Georges Séféris, lui aussi impressionné par la belle correspondance de ton entre l’original et sa traduction ; v. Ricks 1993, 54. De son côté, Politis estimait que la traduction de l’Iliade, ainsi que de quelques vers de Schiller, appartenaient certainement à la période de maturité de Solomos, contrairement à d’autres essais de traduire de la poésie, surtout italienne ; v. Politis 19794 (1), 373.
64 Il est intéressant de noter que Solomos n’a pas été tenté par le vers « politique » (de quinze syllabes, à rythme iambique, vers par excellence de la poésie populaire et de la chanson cleftique), ni pour sa traduction de vers de l’Iliade, ni pour l’« Ode à Botsaris » qui, elle, est composée en novenari anapestico-dattilici.
65 Fauriel observait déjà une très grande parenté entre les « myriologues » modernes et l’Iliade, mentionnant précisément l’exemple des complaintes des Troyens autour de la dépouille d’Hector, v. Fauriel 1824-1825 (I), CXI. Sur le contenu des positions de Fauriel et l’intérêt qu’elles ont suscité en France, on consultera avec profit l’étude de Brix 1999, 473-484.
66 Ricks 1993, 58.
67 Voir à ce propos les remarques éclairantes de Bertrand Bouvier dans son étude « Sur la paraphrase de l’Iliade contenue dans le Genavensis graecus 44 » (Bouvier 2000, 305-317), qui mettent notamment en lumière le fait que Calvos, dans sa traduction, avait tiré parti de l’étude du manuscrit, où le texte original est accompagné d’une paraphrase byzantine.
68 Voir Politis 19794 (1), 137. Certains passages du Dialogue pourraient aussi être interprétés dans ce sens, notamment là où il est à nouveau question de Botsaris. A noter également que Calvos avait réussi l’exploit de consacrer une ode à la bataille de Carpenissi, où le héros avait été tué, sans mentionner explicitement sa mort ; v. Αηδρέα Κάλβου, Ωδαί (Pontani 1970, 126-133) ; il s’agit de la cinquième ode, Εις Σούλι, du second recueil de Calvos, Λυρικά, publié à Paris en 1826.
69 A ce propos, la déclaration de Solomos dans sa lettre à Georges Tertsétis, datée du 1er juin 1833, est très explicite ; en voici le passage crucial : Io godo che si prendano le mosse dalle canzoni popolari ; ma vorrei che chi si usa della lingua clefta lo facesse Virtualmente, non Formalmente, m’intendi ? E quanto al poetare, poni mente Giorgio mio, che è bene si, piantarsi su quelle orme, ma non è bene fermarvirsi : conviene alzarsi perpendicolarmente. (…) La poesia clefta è bella ed interessante come ingenua manifestazione fatta dai Clefti della vita, del loro pensare e del loro sentire. Non ha l’istesso interesse in bocca nostra : la nazione vuole da noi il tesoro della nostra Intelligenza individuale vestito nazionalmente. Cette lettre est vite devenue célèbre, précisément à cause de ce passage, après sa publication dans la revue athénienne Παναθήναια, en 1902-3 (texte original et traduction) ; voir maintenant Politis 1991 (3), 251-251.
70 Voir Politis 19193 (2), 23.
71 Il s’agit du poète Athanase Christopoulos, qui s’était ingénié à codifier la grammaire du grec parlé (Christopoulos 1805, 61).
72 Vient ici le texte traduit plus haut, en appel de note n° 41 ; le lecteur voudra bien s’y référer.
73 Solomos ajoutait même ici, entre parenthèses, « Le poète pleure », tandis que la réplique immédiate de son interlocuteur pédant était précédée de l’indication, toujours entre parenthèses, « Il rit ».
74 Lettre à Georges Marcoras, Corfou, 5 avril 1831 ; v. Politis 1991, 195-198, et notamment p. 198, note 11, pour le parallèle de cet extrait avec le passage correspondant de la version en prose de l’Iliade par Melchiore Cesarotti, Versione letterale dell’Iliade 1, 2 (Opere dell’abate M. Cesarotti Padovano X, 2, Florence 1804, p. 705), mis en lumière par Cupane 1975, 29.
75 Séféris 1997, 64.