Le Philoctète de Sophocle, une tragédie de la pitié humaine
Je suis heureux d’offrir à André Hurst cette contribution issue d’un mémoire de licence en grec ancien dont lui-même m’avait suggéré le sujet.
Dans une courte étude parue en 1971, Le « Philoctète » de Sophocle et l’éphébie1, Pierre Vidal-Naquet se propose de donner une interprétation originale de la tragédie « pour faciliter une lecture nouvelle, à la fois historique et structurale de l’œuvre »2, consistant à mettre en étroit rapport l’action dramatique de la pièce et l’institution politique de l’éphébie athénienne. Sans prétendre le moins du monde « dévoiler on ne sait quel “secret” du Philoctète qui aurait échappé aux commentateurs de la pièce »3, l’auteur tentait seulement de la rapprocher d’un schéma institutionnel qui lui paraissait « de nature à [en] éclairer certains aspects »4.
Il convient d’abord, ainsi que le fait l’auteur au point de départ de son étude, de rappeler le schème de la légende, extrêmement simple, qui s’imposait à Sophocle : abandonné à Lemnos, à cause de l’horrible blessure au pied qui le rendait insupportable à ses compagnons, Philoctète y a passé les dix années de la guerre de Troie, jusqu’au moment où un oracle du devin Hélénos a révélé aux Achéens que Troie ne pourrait être prise que s’il consent à réintégrer l’armée avec l’arc d’Héraclès dont il est le détenteur. C’est là qu’il pourra être guéri de son mal par les fils d’Asclépios. Mais sur la base de cette donnée de la légende, Sophocle innove : il invente, dans l’histoire de Philoctète, le personnage de Néoptolème, le fils d’Achille, à qui il revient aussi de faire tomber Troie – l’exploit qu’il n’aura pas été donné à son père d’accomplir –, mais non sans la présence, absolument nécessaire, de Philoctète et de son arc. Sophocle imagine que c’est Néoptolème qui doit, sous la conduite d’Ulysse, exécuter une ruse grâce à laquelle il pourra s’emparer de l’arc de Philoctète pour le contraindre à regagner le champ de bataille troyen. Il importe aussi que Philoctète ait été abandonné dans un lieu absolument désert où sa solitude est totale, au point qu’il en est retourné, pour ainsi dire, à l’état sauvage. L’homme est littéralement « ensauvagé »5, « à la limite, précise P. Vidal-Naquet, de l’humanité et de la sauvagerie animale »6.
Un lieu désert dans une nature sauvage, loin de toute civilisation humaine, la ruse que doit accomplir un adolescent, pour prendre un homme comme par embuscade : tels sont les éléments de la tragédie sur lesquels l’auteur s’appuie pour montrer qu’on y voit s’accomplir l’initiation éphébique de Néoptolème. Néoptolème est appelé à soixante-huit reprises παῖ ou τέκνον, dont cinquante-deux fois par Philoctète lui-même7 : tout laisse donc penser qu’il n’a encore jamais pris les armes. Et au terme de la pièce, il est appelé à deux reprises ἀνήρ – au vers 910, lorsqu’il commence à avouer à Philoctète qu’il lui a menti, puis tout à la fin, au vers 1423, au moment où Héraclès enjoint Philoctète de rejoindre les guerriers qui se battent à Troie : tout indique, de fait, qu’il a, au terme de l’action dramatique, changé de statut en passant de l’état d’éphèbe à celui de citoyen, devant désormais porter les armes. Et jusque dans tous ses détails, l’interprétation de Pierre Vidal-Naquet se révèle à la fois convaincante et stimulante.
Mais à un moment crucial, Néoptolème décide, suscitant ainsi la fureur d’Ulysse, d’avouer à Philoctète qu’il lui a menti, puis de lui rendre l’arc qu’il lui a dérobé, et, in fine, de le ramener chez lui, dans le pays de l’Œta. Pierre Vidal-Naquet ne manque pas, à ce sujet, de nous faire observer que Philoctète « nous offre l’exemple, unique dans l’œuvre de Sophocle, d’une mutation d’un héros tragique »8, et c’est précisément là que réside le problème de ce drame : Néoptolème et Philoctète accepteront-ils de rejoindre le champ de bataille troyen ? Il faudrait pour cela que Néoptolème parvienne à convaincre Philoctète qu’il serait salutaire pour lui de se conformer ainsi aux valeurs civiques. Ou bien choisiront-ils l’un et l’autre le retour ἐς δόμους (vers 517) ? Depuis le début, Philoctète supplie Néoptolème de le ramener chez lui, et cela reviendrait à opter pour les valeurs familiales contre les valeurs civiques. Ce problème tragique n’est finalement résolu, dans l’exodos, que par l’intervention ex machina d’Héraclès qui enjoint Philoctète et Néoptolème de gagner Troie.
Peut-on seulement apercevoir, dans le déroulement même de l’action dramatique, les raisons de l’étrange revirement de Néoptolème qui décide de renoncer à la ruse qu’Ulysse lui a ordonné d’exécuter ? Il faut pour cela prendre en compte certains aspects de la tragédie dont on doit bien convenir qu’ils n’interviennent guère dans la lecture que nous propose Pierre Vidal-Naquet.
C’est au début de l’exodos que s’opère le revirement de Néoptolème. La fin du troisième épisode nous le montre obéissant aux dernières injonctions d’Ulysse : il décide d’abondonner définitivement Philoctète à son misérable sort. Et le voilà soudain, au début de l’exodos, qui revient à la grotte de Philoctète, poursuivi par Ulysse qui le questionne : « Me diras-tu pourquoi tu as fait demi-tour et où tu vas à pareille allure ? »9 Le dialogue s’engage alors :
Néoptolème – Je m’en vais réparer la faute que j’ai commise.
Ulysse – Oh ! l’étrange propos. Et quelle est cette faute ?
Néoptolème – De t’avoir obéi, à toi et à l’armée.
Ulysse – Et qu’as-tu donc fait là que tu ne dusses faire ?
Néoptolème – J’ai triomphé par ruse et par fourberie infâmes10.
Pierre Vidal-Naquet, dans une brève note de son étude, nous fait observer qu’au vers 1270 Sophocle utilise le verbe μεταγνῶναι pour signifier le revirement de Néoptolème : οὔκουν ἔνεστι καὶ μεταγνῶναι πάλιν ; Un verbe, précise-t-il, « qui finira par désigner la notion chrétienne de repentir, source presque inévitable de confusion »11. On en conviendra volontiers, mais il n’en demeure pas moins que le revirement de Néoptolème provient directement de la prise de conscience d’une « faute » : on n’est donc pas si loin d’un repentir. Néoptolème, pris de remords, regrette d’avoir obéi à Ulysse, alors même que son initiation éphébique l’exigeait. Il vaut donc la peine de tenter d’élucider la « faute » qu’il estime avoir commise.
L’aveu de cette faute, intervenant au début de l’exodos, apparaît, en fait, comme le résultat d’un plus long processus qui s’est opéré dans l’âme de Néoptolème, le conduisant peu à peu à se laisser saisir de pitié pour Philoctète. Aussi est-ce le thème de la pitié qu’il nous faut maintenant suivre dans sa progression à travers toute la tragédie. Et l’on peut dire sans exagérer qu’il la traverse de part en part. Du début jusqu’à la fin, l’appel à la pitié n’en finit plus d’y retentir. Pas tout à fait pourtant : le prologue est tout entier occupé par la ruse qu’Ulysse enseigne à Néoptolème. Tout au plus celui-ci y exprime-t-il sa répugnance naturelle à user de ce genre de procédé : « Pour moi, fils de Laërte, les mots qu’il me coûte d’entendre, je répugne à les mettre en actes. Je ne suis pas fait, moi, pour agir en usant de vilains artifices ; et mon père, dit-on, ne l’était pas non plus. »12 L’appel à la pitié ne commence à retentir que dans la parodos ; c’est le chœur qui en a l’initiative : « J’ai pitié de lui, quand je vois comment, sans que personne ait souci de son sort, sans qu’aucun regard familier le suive, misérable, toujours seul, il souffre d’un mal atroce. »13
Mais la pitié qu’exprime ici le chœur ne trouve encore que bien peu d’écho en Néoptolème, plutôt préoccupé de trouver une explication rassurante à la souffrance de Philoctète : « Rien dans tout cela qui m’étonne. C’est par la volonté des dieux, si j’ai quelques lumières, que lui sont venues et les douleurs qu’il doit à Chrysé la cruelle, et celles qu’il subit aujourd’hui en ces lieux, sans personne qui s’intéresse à lui. »14
Aussitôt après, dès le début du premier épisode, c’est Philoctète lui-même qui, dans les premières paroles adressées à Néoptolème et aux marins du chœur, en appelle à leur pitié : « Ne vous laissez pas troubler par la crainte ; n’ayez pas peur d’un homme transformé en sauvage. Ayez pitié plutôt d’un malheureux, seul, abandonné, sans amis. Il s’adresse à vous : parlez-lui, si vous venez bien en amis. »15 Et un peu plus loin, le coryphée réitère l’expression de sa pitié : « Je crois bien qu’à mon tour j’ai la même pitié pour toi, fils de Péas, que tous les étrangers qui sont venus ici. »16
Dès lors, le thème n’en finit plus de se développer. Dans la suite de son dialogue avec Néoptolème, Philoctète en appelle au Zeus des suppliants : « Au nom de ton père, de ta mère, enfant, de tout ce que tu comptes de plus aimé chez toi, je suis ton suppliant, et je te supplie de ne pas me laisser ainsi seul, sans secours (…) Fais-moi oui, par Zeus Suppliant ; enfant, laisse-toi fléchir. »17 Il fait aussi valoir à Néoptolème ce que lui vaudrait un tel acte de pitié : « Aux âmes généreuses l’infâmie fait horreur, la vertu seule est leur gloire. Néglige-la ici : ce sera pour toi un opprobre affreux. Fais ce qu’elle exige, et l’honneur le plus précieux, ce sera pour toi, mon enfant, que je sois revenu vivant dans mon pays de l’Œta. »18 Cet εὐκλείας γέρας que Philoctète tente de mettre sous les yeux de Néoptolème entre ainsi en concurrence avec la gloire que devrait lui valoir la prise de Troie : entre les deux, il lui faut choisir.
Puis au beau milieu du premier épisode, c’est le chœur qui en vient à supplier à son tour Néoptolème d’avoir pitié de Philoctète : « Aie pitié, seigneur. Il nous révèle assez de pénibles épreuves qu’il a dû traverser. »19 Mais au moment où le chœur prononce ces paroles, Néoptolème en est encore à mettre en œuvre sa ruse : on peut donc penser qu’elles sont encore chargées d’ambiguïté, plus faites pour servir la ruse de Néoptolème que pour l’engager à réellement compâtir à la souffrance de Philoctète.
Il faut donc attendre le début du deuxième épisode pour voir enfin apparaître la pitié de Néoptolème : c’est le moment pathétique où Philoctète est subitement atteint d’une crise aiguë de son mal ; il implore à nouveau la pitié de Néoptolème, et celui-ci, pour la première fois, répond à sa demande, comme si, d’ailleurs, c’était déjà chose acquise : « Je souffre depuis longtemps d’avoir à gémir sur tes maux. »20 Le passage est d’autant plus surprenant que Néoptolème, qui vient tout juste de s’emparer de l’arc de Philoctète, est encore tout à sa ruse.
Mais il y a plus surprenant encore au début du troisième épisode. Néoptolème vient d’avouer à Philoctète qu’il lui a menti. Maintenant qu’il détient son arc, il n’est plus question de le ramener chez lui : c’est à Troie qu’il faut aller. Eclate alors, avec une violence sans pareille, la fureur de Philoctète : « Ah ! fléau pire que le feu, toi qui as tout d’un monstre ! exécrable modèle d’horrible perfidie ! quel mal tu m’as donc fait ! comme tu m’as joué ! Et tu n’as pas de honte à regarder en face celui qui recourut à toi, ton suppliant ! Ah ! misérable, tu m’as ôté la vie en m’enlevant mon arc. »21 Et curieusement, au coryphée qui l’interroge sur ce qu’il compte faire, Néoptolème, face à la colère de Philoctète, exprime une nouvelle fois sa pitié : « Une étrange pitié à son égard m’a pris, non pas à l’instant même, mais depuis bien longtemps. »22
Quant à Philoctète, se voyant abondonné de tous, c’est à la pitié des dieux qu’il en appelle, pour que, du moins, ils le vengent : « Eh bien donc ! terre de mes pères, dieux à l’œil vigilant, frappez-les, frappez-les enfin, tous d’un même coup, si vous avez pitié de moi. Mon existence est certes pitoyable ; mais que je les voie morts, et je m’estimerai délivré de mon mal. »23 Et dans le kommos qui suit, il en vient même à s’adresser à son arc : « O mon arc, toi qu’on a arraché à ma main, si tu sens quelque chose, n’as-tu pas pitié à penser que le pauvre héritier d’Héraclès ne pourra plus dans la suite user de toi, qu’un autre te maniera, un fourbe aux mille tours ? »24
C’est pourtant la pitié de Néoptolème qui l’emporte : c’est elle qui prépare son revirement, l’aveu de sa faute commise à l’égard de Philoctète. Mais ainsi rattachée au thème de la pitié, cette faute ne doit-elle pas s’entendre aussi comme une faute commise contre les dieux ? Une parole du chœur, adressée à Néoptolème, le laisse déjà entendre : « A ta place, seigneur (…), je l’emmènerais au plus tôt, sur un fin navire, où il brûle d’aller, chez lui, dans sa maison, pour échapper ainsi moi-même à la vengeance des dieux. »25 Et il y a, surtout, qu’à maintes reprises, Philoctète se présente comme le suppliant de Néoptolème : n’est-ce pas alors le Zeus des suppliants, plusieurs fois invoqué, qui se trouve offensé par la ruse mensongère de Néoptolème ?
Néoptolème est encore jeune. Tout laisse penser, nous le disions précédemment, qu’il n’a encore jamais porté les armes, et c’est pourquoi le Philoctète de Sophocle peut nous parler de son initiation éphébique. De même pourrait-on se demander s’il a jamais fait l’expérience de la souffrance, et il est permis d’en douter. De sorte que la tragédie peut aussi nous montrer comment il doit, au contact de Philoctète, faire le dur apprentissage de la souffrance, ce qui serait comme un autre versant de sa paideia.
Néoptolème est fils d’Achille : Sophocle, dès les premiers vers de la tragédie, ne cesse d’y insister. Certes, il n’a, nous est-il dit, jamais connu son père. Mais ne peut-il pas quand même trouver en lui un modèle à imiter, quelque chose de lui qu’il aurait à reproduire lui-même ?
L’Iliade se termine, au chant 24, par la scène de l’étrange rencontre d’Achille et de Priam, venu supplier que lui soit rendu le cadavre d’Hector. Achille accepte, non sans avoir consenti à vivre, à l’égard de Priam, un moment de réelle compassion. Ce qui unit alors Achille et Priam, c’est leur commune souffrance : ils ont vu l’un et l’autre disparaître un être particulièrement cher que la mort leur a arraché. Il y a là un moment éthique d’une grande intensité, vécu au cours de la guerre encore inachevée, et qui laisse deux hommes seuls face à face. Sans doute est-ce Zeus lui-même, le récit le précise, qui a prévu cette rencontre, en déléguant Hermès pour guider Priam jusque dans le camp des Achéens. Mais, précisément, au moment où Hermès conduit Priam au seuil du campement d’Achille, il se retire : « Mon père lui-même, déclare-t-il à Priam, m’a placé près de toi, pour te servir de guide. Mais je vais repartir ; je ne m’offrirai pas aux regards d’Achille : on trouverait mauvais qu’un dieu immortel montrât à des mortels faveur si manifeste. »26 Ce détail du récit a son importance : la suite des choses est maintenant de l’entière responsabilité d’Achille et de Priam. A eux de mener au mieux la tâche qui leur a été assignée.
Ce que doit rendre Néoptolème, c’est un arc. L’avoir volé à Philoctète, c’était achever de faire de lui un « mort chez les vivants »27. Le lui restituer, c’est déjà lui rendre la vie. Et pour en arriver à accomplir ce geste décisif, Néoptolème aura dû, lui aussi, à l’instar d’Achille, accepter de vivre une réelle compassion. Mais, s’il est vrai que l’expérience de la souffrance lui est encore quelque peu étrangère, cela représente pour lui un véritable apprentissage.
Mais d’où, finalement, peut bien lui venir cette capacité à compâtir qui, peu à peu, s’actue en lui ? Tel est peut-être le secret que recèle la tragédie de Sophocle : un secret d’autant plus admirable qu’il nous renvoie directement à un mystère de notre condition humaine. Qui se risquerait à vouloir expliquer les liens profonds qui se nouent entre les êtres à travers leur dure expérience de la souffrance ?
Et, qui plus est, la compassion qu’éprouve Néoptolème pour Philoctète semble aller plus loin encore que celle d’Achille à l’égard de Priam. Au chant 24 de l’Iliade, la guerre de Troie n’est pas encore achevée ; Achille et Priam restent donc des ennemis irréductibles. Tout au plus leur rencontre permettra-t-elle une trêve de dix jours, le temps pour les Troyens de célébrer les funérailles d’Hector. La pitié de Néoptolème pour Philoctète l’engage bien davantage, jusque dans le lien d’une réelle amitié. Les passages de la pièce qui l’expriment méritent d’être relevés. Dès le début du premier épisode, l’appel à la pitié que Philoctète adresse à Néoptolème et aux marins du chœur résonne déjà comme un appel pressant à l’amitié : « Ayez pitié plutôt d’un malheureux, seul, abandonné, sans amis. Il s’adresse à vous : parlez-lui, si vous venez bien en amis. »28 Au terme, dans le kommos qui précède l’exodos, c’est le chœur qui exprime ses sentiments d’amitié : « Pour moi, j’ai à cœur de ne pas te voir repousser mon amitié. »29 Et il revient finalement à Néoptolème lui-même d’offrir son amitié à Philoctète, au moment où il tente une dernière fois de le convaincre d’accepter de regagner Troie : « Je voudrais, malgré tout, te voir assez de confiance dans les dieux et dans ma parole pour suivre l’ami que tu as en moi et t’éloigner de ces bords avec lui (…) Je suis ton ami, je parle comme tel. »30 Cette amitié est à ce point puissante qu’elle engage Néoptolème à vouloir renoncer à la gloire que devait lui valoir l’exploit de la prise de Troie. Certes, l’intervention finale ex machina d’Héraclès remet Philoctète et Néoptolème dans l’exigence politique de se conformer aux valeurs civiques, mais on peut aussi remarquer qu’elle a pour effet immédiat de souder plus fortement encore Néoptolème et Philoctète : « Comme deux lions marchant de conserve, veillez donc tous deux, lui sur toi, toi sur lui. »31 Leur commun engagement au combat achèvera de donner toute sa force à leur amitié.
Il resterait à revenir une dernière fois sur la « faute » de Néoptolème. Au point de départ de la pièce, Néoptolème apparaît comme un être jeune, très conscient de sa force. Destiné à accomplir l’exploit de la prise de Troie, il doit pour cela s’emparer de Philoctète et de son arc, et il préfèrerait, précisément, le faire par la force plutôt que par la ruse, pour laquelle il a une répugnance naturelle. Ulysse se charge de l’en dissuader : ce ne peut être ni par la force – Philoctète a des « traits infaillibles qui portent la mort » (vers 105) – ni par la persuasion. Il ne reste bien que la ruse, pour laquelle Néoptolème, surmontant sa répugnance, se révèle vite d’une remarquable habileté. Mais il n’avait pas prévu, pas plus qu’Ulysse, la pitié qui devait s’emparer de lui au contact de Philoctète. Voilà qu’il lui fallait maintenant découvrir la cruelle souffrance, qui vient inévitablement marquer les limites de la condition humaine, avant même que ne survienne la mort. Ne serait-ce pas finalement pour avoir eu une confiance démesurée dans sa force que Néoptolème a commis une « faute » ? Une sorte de ὕβρις qu’il lui fallait surmonter à la vue de l’effroyable malheur de Philoctète. L’épreuve de la souffrance, véritable révélateur de la faiblesse humaine, pouvait ainsi lui devenir salutaire.
Bibliographie
Dain, A. / Mazon, P. (19904) – Sophocle, Tragédies : Tome III, Philoctète – Œdipe à Colone. Texte établi par Alphonse Dain et traduit par Paul Mazon, quatrième tirage revu et corrigé par Jean Irigoin, Paris.
Mazon, P. (19635) – Homère, Iliade. Texte établi et traduit par Paul Mazon ; avec la collaboration de Pierre Chantraine, Paul Collart et René Langumier, Paris, 4 vol. (avec Introduction à l’Iliade par Paul Mazon).
Vidal-Naquet, P. (2001) – Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Tome 1, Paris.
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1 Reprise dans Mythe et tragédie en Grèce ancienne (Vidal-Naquet 2001, 161-184). C’est dans cette deuxième version que nous citerons le texte de cette étude.
2 Vidal-Naquet 2001, 163.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 ἀπηγριωμένος, ainsi qu’on le lit au vers 226.
6 Vidal-Naquet 2001, 170.
7 Le calcul, auquel Vidal-Naquet (2001, 172) se réfère, a été fait par H. C. Avery.
8 Vidal-Naquet 2001, 166.
9 Philoctète, 1222-1223.
Οὐκ ἄν ϕράσειας ἥντιν’ αὖ παλίντροπος
κέλευθον ἕρπεις ὦδε σὺν σπουδῇ ταχύς ;
Comme Pierre Vidal-Naquet (2001), nous citerons la traduction de Paul Mazon (Dain / Mazon 19904).
10 V.1224-1228.
NE. Λύσων ὅσ’ ἐξήμαρτον ἐν τῷ πρὶν χρονῳ.
ΟΔ. Δεινόν γε ϕωνεῖς· ἡ δ’ ἁμαρτία τίς ἧν ;
NE. Ἣν σοὶ πιθόμενος τῷ τε σύμπαντι στρατῷ -
ΟΔ. Ἔπραξας ἔργον ποῖον ὧν οὔ σοι πρέπον ;
NE. Ἀπάταισιν αἰσχραῖς ἄνδρα καὶ δόλοις ἑλών.
11 Vidal-Naquet 2001, 166, note 20.
12 V. 86-89.
Ἐγὼ μὲη οὓς ἂν τῶη λόγων ἀλγῶ κλύων,
Λαερτίου παῖ, τούσδε καὶ πράσσειν στυγῶ·
ἔϕυη γὰρ οὐδὲη ἐκ τέχνης πράσσειν κακῆς,
οὔτ’ αὐτὸς οὔθ’, ὥς ϕσιν, οὑκϕύσας ἐμέ.
13 V. 169-173.
Οἰκτίρω νιν ἔγωγ’, ὅπως,
μή του κηδομέου βροτῶν,
μηδὲ ξύντρoϕον ὄμμ’ ἔχων,
δύστανος, μόνoς αἰεί,
νoσεῖ μὲν νόσoν ἀγρίαν (…)
14 V. 191-195.
Oὐδὲn τούτων θαυμαστὸν ἐμοί·
θεῖα γάρ, εἴπερ κἀγώ τι ϕρονῶ,
καὶ τὰ παθήματα κεῖνα πρὸς αὐτὸν
τῆς ὠμόϕρονος Χρύσης ἐπέβη,
καὶ νῦν ἃ πονῖ δίχα κηδεμόων (…)
15 V. 225-229.
καὶ μή μ’ ὄκηῳ / δείσαητες ἐκπλαγῆτ’ ἀπηγριωμένον,
ἀλλ’ οἰκτίσαητες ἄηδρα δύστηνον, μόνον,
ἔρημοη ὧδε κἄϕιλοη, καλούμενον
ϕωνήσατ’, εἴπερ ὡς ϕίλοι προσήκετε.
16 V. 317-318.
’Έοικα κἀγὼ τοῖς ἀϕιγμένοις ἴσα
ξένοις ἐποικτίρειν σε, Ποίαητος τέκνον.
17 V. 468-71 et 484-85.
Πρός νύν σε πατρός, πρός τε μητρός, ὦ τέκνον,
πρός τ’ εἴ τί σοι κατ’ οἶκόη ἐστι προσϕιλές,
ἱκέτης ἱκηοῦμαι, μὴ λίπῃς μ’ οὕτω μόνον, / ἔρημον (…)
Νεῦσον, πρὸς αὐτοῦ Ζηνὸς Ἱκεσίου, τέκνον, / πείσθητι (…)
18 V. 475-479.
τοῖσι γενναίoισί τοι / τό τ’ αἰσχρὸν ἐχθρὸη καὶ τὸ χρηστὸη εὐκλεές.
Σοὶ δ’, ἐκλιπόντι τοῦτ’, ὄνειδος οὐ καλόν,
δράσαντι δ’, ὦ παῖ, πλεῖστον εὐκλείας γέρας,
ἐὰν μόλω ’γὼ ζῶν πρὸς Οἰταίαν χθόνα.
19 V. 507-509.
Οἴκτιρ’, ἄναξ· πολλῶη ἔλεξεν
δυσοίστων πόνων / ἆθλα (…)
20 V. 806.
Ἀλγῶ πάλαι δὴ τἀπὶ σοὶ στένων κακά.
21 V. 927-931.
Ὦ πῦρ σὺ καὶ πᾶν δεῖμα καὶ πανουργίας
δεινῆς τέχνημ’ ἔχθιστον, οἷά μ’ εἰργάσω,
οἷ’ ἠπάτηκας· οὐδ’ ἐπαισχύνῃ μ’ ὁρῶν
τὸν προστρόπαιον, τὸν ἱκέτην, ὦ σχέτλιε ;
Ἀπεστέρηκας τὸν βίον τὰ τάξ’ ἑλών.
22 V. 965-966.
Ἐμοὶ μὲν οἶκτος δεινὸς ἐμπέπτωκέ τις
τοῦδ’ ἀνδρὸς οὐ νῦν πρῶτον, ἀλλὰ καὶ πάλαι.
23 V. 1040-1044.
Ἀλλ’, ὦ πατρῴα γῆ θεοί τ’ ἐπόψιοι,
τείσασθε, τείσασθ’ ἀλλὰ τῷ χρόνῳ ποτὲ
ξύμπαντας αὐτούς, εἴ τι κἄμ’ οἰκτίρετε·
ὡς ζῶ μὲν οἰκτρῶς, εἰ δ’ ἴδοιμ’ ὀλωλότας
τούτους, δοκοῖμ’ ἂν τῆς νόσου πεϕευγέναι.
24 V. 1128-1135.
Ὦ τόξον ϕίλν, ὦ ϕίλων
χειρῶν ἐκβειασμένον,
ἦ που ἐλεινὸν ὁρᾷς, ϕρένας εἴ τινας
ἔχεις, τὸν Ἡράκλειον
ἄθλιον ὧδέ σοι
οὐκέτι χρησόμενον τὸ μεθύστερον, ἄλλου δ’ ἐν μεταλλαγᾷ
πολυμηχάνου ἀνδρὸς ἐρέσσῃ (…)
25 V. 515-518.
μετατιθέμενος, ἔνθαπερ ἐπιμέμονεν,
ἐπ᾿ εὐστόλου ταχείας νεὼς
πορεύσαιμ᾿ ἂν ἐς δόμους, τὰν ἐκ θεῶν
νέμεσιν ἐκϕυών.
26 Il. 24.461-464. La traduction est de Paul Mazon (19635).
27 L’expression (ἐν ζῶσιν νεκπός) apparaît au vers 1018. Un peu avant, Philoctète déclare que Néoptolème, en lui dérobant son arc « tue un cadavre, l’ombre d’une fumée, un fantôme vain. » P. Vidal-Naquet (2001, 171) suggère qu’« à l’exemple d’Héraclite, Sophocle joue sur les mots ßιός (l’arc) et ßίος (la vie). » Il faut aussi noter qu’à plusieurs reprises, Philoctète appelle sur lui la mort.
28 Philoctète, 227-229.
ἀλλ’ οἰκτίσαντες ἄναδρα δύστηνον, μόνον,
ἔρημον, ὧδε κἄϕιλον, καλούμενον
ϕωνήσατ’, εἴπερ ὡς ϕίλοι προσήκετε.
29 V. 1121-1122.
καὶ γὰρ ἐμοὶ τοῦτο μέλει,
μὴ ϕιλότητ’ ἀπώσῃ.
30 V. 1373-1375 et 1385.
ὅμως σε βούλομαι / θεοῖς τε πιστεύσαντα τοῖς τ’ ἐμοῖς λόγοις
ϕίλου μετ’ ἀνδρὸς τοῦδε τῆσδ’ ἐκπλεῖη χθονός. (…)
Σοί που, ϕίλος γ’ ὤν, χὠ λόγος τοιόσδε μου.
31 V. 1436-1437.
ἀλλ’ ὡς λέοντε συννόμω ϕυλάσσετον
οὗτος σὲ καὶ σὺ τόνδε.