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La disparition du duc de Bourgogne

Philippe FRIEDEN

Une autopsie scripturaire, ainsi pourrait se présenter cette étude. Autopsie, car c’est le corps qui en sera l’objet, ou les corps, ceux de Philippe le Bon et de son fils, Charles le Téméraire, tels qu’ils ont été saisis par la plume de Jean Molinet. Si les aléas de l’histoire ne lui ont pas permis d’écrire les faits et dits de Philippe, mort huit ans avant qu’il n’accède à la charge d’indiciaire, Molinet composa une pièce, le Trosne d’Honneur, pour déplorer la perte du grand prince. En revanche, il était présent lorsque son fils s’éteignit à Nancy et à cette époque, il avait été nommé pour succéder à Georges Chastelain.

L’écriture fragmentaire du poète de cour a ainsi recueilli sous deux formes distinctes les deux corps défunts. D’un côté la prose de la Chronique brosse le tableau de la journée de Nancy et nous relate les derniers moments du Téméraire ; de l’autre, le Trosne d’Honneur peint sous forme allégorique le décès et surtout l’entrée de Philippe dans la postérité. Une question peut alors être posée : quel corps, quelle image du corps nous restitue-t-elle ? Et question connexe : la forme qui nous les donne à voir influe-t-elle sur l’objet ? On le pressent, la Chronique n’enregistre pas les mêmes éléments que le prosimètre. Les contingences matérielles ont plus de chance d’y figurer. Le temps même ne reçoit pas le même traitement. Il scande le récit historique, où chaque année forme une unité, une cellule. La Chronique donne des dates et y renvoie. Le poème se voit quant à lui dégagé de ces contraintes. Il peut s’affranchir de la temporalité et ainsi situer son objet dans un espace où le temps n’a plus d’effet.

Pour saisir à la fois le corps ainsi que le traitement qu’il subit et tenter de répondre aux questions posées, nous voudrions relire les premiers chapitres de la Chronique jusqu’à la bataille de Nancy ainsi que le Trosne d’Honneur. Ces textes offrent au lecteur des images contrastées du corps du prince, images qu’il s’agira de comprendre. Un dernier texte enfin sera convoqué, le Romant de la Rose moralisé, écrit par Molinet aux alentours de 1500, lequel, parce qu’il redessine une image de ces deux seigneurs rendue cette fois sous une forme unique, en prose, nous permettra de réunir et de confronter les éléments glanés ailleurs.

Quand vint le mardy au matin, ledit page, bien accompaignié de notables personages, s’en allit au champ et, au propre lieu qu’il avoit dit, trouva, comme il disoit, le corpz du duc de Bourgoigne tout nud et, assez prèz de lui, chà et là, environ .XIIII. aultres, comme lui despoulliéz, gisans sur la terre. Et avoit .III. playes mortelles, l’une au milieu du chief, d’une halebarde qui l’avoit fendu jusques aux dens, l’autre d’une picque de travers les cuisses, et l’autre par le fondement1.

Le corps du Téméraire est ainsi retrouvé, à l’issue de la bataille de Nancy, le 7 janvier 1477, cette fin marquait aussi celle de la maison de Bourgogne. Marie de Bourgogne, trop jeune pour succéder à son père, se mariera avec le fils de l’Empereur d’Allemagne ; le duché transitera sous cette nouvelle tutelle.

La relation des événements par Jean Molinet, récemment promu indiciaire de la cour de Bourgogne, met en évidence, dans cette débâcle, la découverte du corps mutilé du grand duc. Les circonstances de sa fin sont devenues, grâce à son récit, presque légendaires. Objet d’une enquête, le corps du prince occupe toute la fin du chapitre 35 consacré à la bataille de Nancy. Progressivement, l’indiciaire concentre son récit sur ce corps, disparu puis retrouvé, meurtri, anonyme, et enfin reconnu. Toute la mise en scène s’articule en effet autour du dévoilement et de la reconnaissance. Et dévoilement et reconnaissance ont tous deux pour objet le corps, dans toute sa matérialité et son humanité, toute sa faiblesse. Contraste frappant pour le lecteur de la Chronique, avec le corps illustre, saisi du vivant du prince. Pendant les deux ans qui ont précédé la débâcle, de lieu en lieu, Molinet avait déjà présenté le corps de son seigneur, intimement associé au corps social de la Bourgogne, ou à tout le moins à ce fragment de Bourgogne que constitue son armée assiégeant la ville de Neuss.

L’épisode inaugural de la Chronique, à savoir précisément le siège de Neuss, décrit dans toute sa magnificence l’armée de Charles le Téméraire2. La grande rhétorique reconstitue le siège et transforme l’entreprise militaire en un espace urbain, sinon urbanisé, où la ville entière, par synecdoque, se retrouve au travers de ses corps de métier :

Là estoyent tous ouvriers mechanicques, grossiers, drapiers, poissonniers, especiers, parmentiers, chaussetiers, cordoanniers, chappelliers, barbiers, charpentiers, couteliers, pyonniers, cuveliers, vivendiers, manouvriers, lantreniers, candreliers et chavetiers et recouvrier de toutte chose necessaire à corpz humain, à pris raisonnable et aussy plantiveusement comme en la meilleure ville de ce pays.

(Chr. I, p. 56-57)

La ville domine le contexte belliqueux et le corps envahit l’espace. Tout converge vers lui afin de le nourrir, de l’entretenir, de le restaurer.

On reconnaît l’image traditionnelle du social représenté sous l’apparence d’un corps. Elle trouve sa source chez Platon et chez Aristote déjà, et se retrouve au moyen âge dans des textes inspirés du Philosophe, ou plus précisément nourris des traductions nouvellement établies des textes du Stagirite3. Ainsi peut-on la rencontrer au début du Livre du corps de Policie de Christine de Pizan4.

Mais nous savons aussi que dans la conception ‘corporelle’ du tout social, le peuple, ou ici l’exercite, ne constitue qu’une partie de ce corps, généralement les membres. Il lui faut alors une tête, assumée par le prince. Implicitement, Charles le Téméraire en tant que chef de l’armée bourguignonne occupe cette place dans le corps social. La tête est alors un nouveau corps. Le tissu social s’emboîte et se répète : un corps et une tête, laquelle se compose également d’un corps et d’une tête. D’où l’importance de ce corps du prince chargé de diriger les membres inférieurs, d’assurer la cohérence, voire la cohésion de l’ensemble disparate des corps de métier. Le rôle de lien, Charles le Téméraire l’assume parfaitement. Jean Molinet décrit l’énergie déployée par le prince dans sa tâche, non plus seulement de capitaine, mais de chef social :

Il devisoit les pillotis, il expedioit les trenchis, il employoit les Hollandois, il donnoit conseil aux Lombars, il reconfortoit les Englois, il boutoit avant les Picquars, il commandoit aux ordonnances, il ordonnoit ceulx de la garde, il gardoit nobles et fievéz et ceulx de son hostel faisoit sy souvent resveillier que ilz n’avoyent loisir de longuement sommeillier, car lui mesmes ne dormoit que à demy et, le plus du temps, aux yeulx ouvers, en ensievant la très haulte et noble proprieté du lyon dont il estoit renommé par le monde univers.

(Chr. I, p. 59)

La rhétorique s’emploie à resserrer les différentes activités du duc, reportant en écho une action sur l’autre, tissant ainsi un réseau lexical dense et étroitement lié qui soutient le propos. A l’issue du passage, le duc n’est plus tout à fait humain : il se transforme, devient lion, assume enfin une fonction symbolique qui le démarque, l’isole du peuple dont il est cependant le garant et le protecteur.

Ce tableau du corps physique de Charles le Téméraire est complété par un autre qui décrit cette fois la récréation du prince, la restauration du corps et de l’âme après le travail du jour. Cet aspect n’est pas à négliger. On l’a peut-être trop vite éclipsé dans la prose de l’indiciaire, lequel s’attache à équilibrer, à ce moment de son récit, le portrait de son seigneur5. La musique apparaît alors comme l’art le plus propre à restaurer le corps du prince. Charles le Téméraire se plaît à écouter la résonance des instruments :

Après la refection du corps, donnoit refection à l’ame et employoit ses jours, non pas en fole vanité ou mondain spectacle, mais en saintes escriptures, hystoires approuvées et de haulte recommandation, souverainement en l’art de musicque dont il estoit tant amoureux que nul plus, et pas sans cause, car musicque est la resonance des ciels, la voix des angelz, le joye de paradis, l’esperit de l’aer, l’organe de l’Eglise, le chant des oyselets, la persecution des deables et la recreation de tous cœurs tristes et desoléz.

(Chr. I, p. 62)

La musique dépasse ici les seules valeurs humaines : elle transcende le réel et résonne à l’unisson de l’harmonie universelle. Elle transforme en profondeur le cœur de ceux qui l’écoutent et seule peut apaiser les douleurs de l’âme :

Sons melodieux, tubes, tamburs, trompes, clarons, flutes, musettes et chalemeles sonnoyent en l’aer et engendroyent armonie tant delitable que ilz effachoyent toutte merancolie, suscitoyent joye nouvelle et eslevoyent tous cœurs anoyeux ou thronne de parfaite lyesse.

(Chr. I, p. 58)

Plus encore, la musique agit sur l’ensemble du siège, le faisant paraître autre, semblable au paradis terrestre6. Le mouvement décrit par l’indiciaire est double et totalise ainsi l’ensemble du corps social, membres et tête réunis, accordés par l’harmonie musicale. En effet, le paragraphe cité commence par décrire les bienfaits de la musique agissant sur l’ensemble de l’ost, ce corps à deux cœurs, comme l’évoque Molinet un peu plus haut7 dans son texte. Ce sont tous les cœurs de l’armée que charment les instruments. Puis, dans un second temps (souverainement ou quartier du duc…) l’indiciaire reconduit l’intérêt au centre stratégique du siège, dans le quartier occupé par celui qui est aussi la tête de l’ensemble. Enfin, nous pourrions même compter un troisième temps, car de ce centre l’harmonie se diffuse non plus seulement dans l’armée bourguignonne, mais se répand hors les limites du siège et ainsi endort les ennemis par son amène consonance (Chr. I, p. 58). La tête, les membres, le corps, mais aussi le corps et l’âme, participent de cet ordre momentanément rétabli au milieu du tumulte guerrier.

On perçoit mieux alors le scandale de ce corps retrouvé pris dans la glace d’un étang, un jour de janvier : corps fragile, nu et navré, couvert de plaies et de cicatrices.

Mais avant le corps, l’âme du prince a été atteinte. Les défaites successives de Morat et de Granson ont affaibli le duc, ses troupes ont été sensiblement diminuées. Dès lors, le fier duc d’Occident est pris de mélancolie :

(…) il estoit fort melancolieux et facilement incité à yre puis la perte de Granson et dient aucuns de ses privéz serviteurs qu’il prendoit ung livre pour faire manière de volloir lire et s’enclooit seulet et illec, par grant couroux, tiroit cheveulx et se detordoit en faisant les plus angoisseux regretz et plaintis que jamais furent oys.

(Chr. I, p. 164)

A la veille de Nancy, Molinet présente un prince amoindri, tant dans sa chair que dans son esprit. La bataille de 1477 s’inscrit donc dans un processus de dégradation, d’échecs successifs. L’issue en est presque prévisible et les faits ne font qu’avérer les présages rencontrés8. La mort du prince « couronne » cette déchéance. Aussi n’est-il peut-être pas inutile d’en reprendre la mise en scène, maintenant que nous connaissons une partie de ses enjeux. Nous l’avons dit, Molinet retrace dans les moindres détails les circonstances entourant la découverte du corps du duc. Certes, pour une part, le chroniqueur se fonde sur le réel. Mais la dramatisation et surtout l’insistance apportées à la description si peu glorieuse de la mort de ce prince méritent d’être interrogées.

La bataille de Nancy eut lieu le 5 janvier 1477, un dimanche des Rois, comme le précise Molinet9. Or le corps du Téméraire ne sera retrouvé que le mardi suivant. Pendant deux jours, le duc demeure introuvable. D’aucuns pensent même qu’il est encore en vie. Nous connaissons maintenant dans quelles conditions le corps fut découvert, parmi les nombreuses victimes de la bataille et nous savons que l’autopsie a dénombré trois plaies mortelles. Mais ce corps dépouillé, nu et mutilé n’est pas immédiatement identifiable, pour ces raisons mêmes. Après l’avoir lavé dans de l’eau et du vin, on procède à un examen minutieux des blessures anciennes, en notant les cicatrices qui marquent le corps du défunt et qui l’individualisent. Il y en a six :

Sondit corpz, par ses gens meisme, fut recongnu par .VI. ensaignes qu’ilz trouvèrent sur lui. Premier, ad ce qu’il avoit perdu les dens de dessus ; secondement, à la playe d’une escarboucle qu’il avoit en la poiville ; tiercement, à la playe qu’il avoit receu au Mont-le-Henry ; quartement, aux ongles qu’il portoit plus que nul aultres assez longz ; quintement, à la fistule qu’il avoit au bas du ventre ; sextement, d’ung ongle qu’il avoit retrait à ung sien orteil.

(Chr. I, p. 168)

En tout, Charles est marqué de neuf traces, trois plaies et six ensaignes10. Mais plaies et ensaignes ne sont pas de même nature, elles n’écrivent pas la même histoire. Les plaies parlent de la mort du duc. Elles témoignent de ce moment où le prince est passé de vie à trépas, elles saisissent le passage. Alors que les ensaignes disent le duc vivant :

Après que ce noble corpz, dont l’esperit estoit fort corageux, fut relevé de terre, il fut baignié et lavé en vin et en eaue chaude affin de voir aucunes ensaignes ou cicatrices estans sur lui lors qu’il vivoit

(Chr. I, p. 167 ; nous soulignons)

Elles sont la mémoire de Charles le Téméraire, la mémoire de son passé de combattant, de guerrier. Elles relatent ses exploits, ses victoires, alors que les plaies parlent de sa défaite.

Ce constat n’épuise pourtant pas leur sémantique. Les ensaignes, plus précisément, sont porteuses d’un autre message, non plus factuel, mais symbolique. Au nombre de six, elles rapprochent le corps du prince de celui du Christ, marqué de cinq plaies11. Deux autres indices corroborent cette lecture ; et d’abord l’issue du chapitre. Molinet relate les croyances fausses qui naquirent parmi les Bourguignons à la mort du Téméraire. L’événement était si impensable que beaucoup ne crurent pas à sa mort en raison de la découverte tardive de son corps. On continua donc à commercer et à faire crédit en fixant les échéances au retour de Charles. Molinet fait alors ce commentaire :

(…) mais il est à doubter qu’ilz [les Bourguignons incrédules] ne soyent abuséz comme les Juifz qui attendent Messias en Judée et le roy Artus en Engleterre.

(Chr. I, p. 169)

La comparaison n’est certainement pas innocente. Et elle permet de relier un autre détail concernant cette fois la ‘disparition’ du corps ducal. On l’a dit, le cadavre ne fut retrouvé que le troisième jour après sa mort, le mardi 7 janvier. Ce délai complète le rapprochement : Molinet établit en sourdine un parallèle entre la Passion du Christ et la mort du Téméraire. A ceci près qu’il en inverse les termes, car si le corps du prince fut retrouvé le troisième jour, celui du fils de Dieu avait disparu au troisième jour. Et de même, les conséquences de leur mort sont contraires. Si le Christ meurt le Vendredi Saint, il ressuscite à Pâques et ainsi rachète le genre humain, abolissant la faute du couple originel. Il en va tout autrement de la fin du Téméraire. Sa mort précipite la Bourgogne dans le chaos. La suite de la Chronique en témoigne de même que le Naufrage de la Pucelle, pièce écrite après 1477 et relatant en un prosimètre les aléas du duché. Si Molinet rapproche la figure du prince de celle du Christ, c’est pour accuser la différence qui les sépare, différence abyssale qui fait du dernier duc de Bourgogne une figure de faux Messie12.

Quelque dix ans auparavant, Jean Molinet déplorait un autre trépas sur un ton et sous une forme tout autres. Le 15 juin 1467 s’éteignait Philippe le Bon, père du Téméraire. A cette occasion, Molinet écrivit deux pièces : l’une courte, l’Epitaphe du duc Philippe de Bourgogne ; l’autre, plus ample, adoptait la forme magistrale du prosimètre pour louer le défunt. Il s’agit du Trosne d’Honneur. Le traitement de cet événement s’éloigne fort de celui que la Chronique illustre. La mise en scène, allégorique, marque d’emblée un écart. Le décor n’est plus celui, sordide, des abords de Nancy, mais celui, rhétorique, du locus amoenus. L’auteur, reflété en fiction, assume le récit qui va suivre et qui décrira l’élévation de Philippe jusqu’au trône d’Honneur. L’ensemble enfin, se place essentiellement après le décès même, alors que la Chronique, en son trente-cinquième chapitre, relit l’histoire du trépas de Charles en déchiffrant les signes, les plaies, écrits sur son corps.

Au contraire de la Chronique, le prosimètre va dégager le défunt de son enveloppe corporelle en le sublimant. Le processus est très tôt entamé :

Illec s’estoit fort employee Dame Flora a produire flourettes de diverses couleurs, entre lesquelles, qui sembloit chose plus divine que naturelle, une tres noble fleur de lys large et espanie resplendissoit comme le soleil faict entre les aultres estoilles13.

Dès le départ, le corps du duc n’est plus : on lui a substitué une image, un double métaphorique. Seul ce double subira la mort, toute allégorique, réservée aux fleurs privées de chaleur nutritive (TH, p. 37). Débute alors la plainte de Noblesse, à l’occasion de laquelle est convoqué tout l’univers, depuis les anges jusqu’aux héroïnes légendaires, en passant par les éléments de la Création (fleuves, mers, vents…) et les proches du prince. La déploration s’achève en s’adressant directement au défunt :

O Philippe, juste, bone, prudens,

Large, clemens, sapiens, triumphans,

Misericors, benigne, paciens,

Dux exellens, per de victorïens,

Tu es regens, tu es hault dominans,

Tu es regnans et nous, tristres servans,

Sommes plorans, en terre foursenés,

Ainsy que mors dolens, infortunés.

(TH, p. 43, v. 161-168)

Cette dernière strophe opère un renversement quant à la situation réelle. Elle affirme, en effet, la vie du prince (tu es regens…tu es regnans) alors que ceux qui le déplorent sont comme morts (sommes plorans… ainsy que mors dolens). Le prince commence ainsi une autre vie, nouvellement dégagée des contingences matérielles.

L’inversion va se poursuivre dans le mouvement d’élévation qui constitue l’essentiel de la pièce. On connaît le procédé étymologique sur lequel Molinet construit son prosimètre14. Le poète assigne une loi à son texte, loi entièrement inscrite dans le nom latin du défunt : PHILIPPUS. L’opération qui va consister à épeler le nom en question, en faisant correspondre à chacune des lettres une série de personnages féminins et masculins, est ainsi définie par Vertu :

Se tu sçavoyes le grand mistere qui par moy se fera a son exaltation, tu changeroies a cop ton doeul en joie plantureuse.

(TH, p. 45 ; nous soulignons)

Une fois encore l’inversion préside à l’entreprise.

La mise en scène de la progression à venir se présente donc sous les conditions du mistere à entendre tout à la fois comme événement singulier et secret, et comme théâtralisation. Vertu prépare l’Acteur-lecteur à la révélation qui va suivre. Révélation dont l’aboutissement n’est autre que la glorification de Philippe, son entrée dans la postérité15. Peu après, un ange désigne en un quatrain d’octosyllabes l’objet symbolique qui donne son titre au prosimètre :

Vecy le hault trosne d’honneur

Ouvert a tous ceux qui entendent

A Vertu, mere au guerdonneur,

Et ou tous vaillans hommes tendent.

(TH, p. 46, v. 1-4)

Les lettres du nom de Philippe vont alors s’égrener et scander l’ascension du duc jusqu’au siège annoncé, traversant les neuf cieux qui le séparent du lieu où désormais il régnera. L’énumération de chacune des lettres opère un double mouvement, à la fois perte et gain : perte d’un corps dans sa matérialité, et gain d’un nom, voire d’un renom. Les qualités reconnues par ceux que rencontre le duc dans son voyage, à commencer par celles exprimées au premier ciel16 ne relèvent pas du corporel. La dernière lettre, S ou Singularité de grâce, souligne cette désaffection du corps. Pourtant son nom paraît en désaccord avec cette idée. Singularité de grâce équivaut à Beauté et donc devrait réintroduire le corps dans la série des vertus. Cependant, Molinet lui confère un statut particulier. La beauté de la personnification excède toute humaine beauté à tel point qu’elle a été placée au suprême degré, juste avant le trône d’Honneur. Dieu en personne, aidé des anges, a créé cette perfection que seuls quelques rares élus pourront admirer17. Puis, Molinet décrit l’effet produit par sa beauté. Et nous apprenons alors que sa splendeur est telle qu’elle rend toute intervention physique caduque. Elle suffit pour que les murs des cités s’effondrent sans aucun effort. Pareillement, ajoute l’Acteur, Philippe a su faire régner la paix en Bourgogne sans grand travail de corps (TH, p. 55). Malgré ses dons de chevalier18, le duc n’a pas eu recours à la force, ou si peu, et moins encore à la violence, contrairement à ceux, non nommés, qui ont répandu leur sang sans en récolter les fruits. Bien plus, le corps terrestre de Philippe, en quarante ans de règne, n’a pas connu les avanies propres au guerrier. Corps intact, sur lequel aucune cruelle plaie (TH, p. 55) n’a laissé de trace, il s’oppose au corps de Charles, si cruellement blessé. Le fils d’ailleurs est convoqué à l’issue du prosimètre. Honneur s’adresse successivement au père et au fils, désormais héritier du trône de Bourgogne. Cet éloge exécuté en deux temps, ne laisse pas de faire apparaître une faille, un intervalle séparant les deux ducs, le défunt et son successeur, car si l’un a acquis de plein droit nom et renom et mérite de siéger à la droite d’Honneur, le second n’est qu’au début du chemin. Il a encore tout à prouver :

Quiers les cieux aprés ton pere,

Qui siet a ma main dextere,

Par mystere,

Sera de joye assoufis.

(TH, p. 57, v. 21-24)

Tout se conjugue au futur pour le comte de Charolais et son futur, nous le connaissons : il s’achèvera aux pieds des remparts de Nancy. L’indiciaire, à ce moment précis, revêt un autre habit, non plus seulement celui d’un fonctionnaire rétribué pour ses écrits, mais plutôt celui d’un juge distribuant les récompenses : aux uns la gloire, aux autres le blâme. La dernière strophe du Trosne résonne précisément de ces échos de tribunal :

A toy, duc resplendissant,

Mon ouvrage je presente,

Ou ton pere tres puissant

A gloire tres exellente.

Prens de vertu telle sente

Qu’apprés luy ton guerdonneur

Te doint le trosne d’honneur.

(TH, p. 58, v. 47-53)

En sa fin, le poème s’offre à lire comme rétribution, objet de récompense pour celui à qui il est destiné. Mais le Trosne d’Honneur ne peut plus être offert à Philippe le Bon, comme l’expriment les deux premiers vers cités. Il revient donc au fils. Il semble ainsi manquer son but, comme éloge, mais finalement l’atteint comme miroir tendu à l’héritier afin qu’il lui renvoie le modèle illustre de son père, qu’il s’y réfléchisse.

Par l’intermédiaire du corps, Jean Molinet distingue le père et le fils. Corps humain, corps divin, béatifié, chacun reçoit le corps qu’il mérite, ressaisi par deux écritures spécifiques. Pourtant si l’on n’y prend garde, tout paraît uniforme. Le ton est toujours celui de l’éloge et jamais Molinet ne blâme ouvertement Charles le Téméraire. Malgré cela, il s’autorise à le condamner, en lui attribuant un corps simplement humain et en lui assignant le rôle de faux prophète.

Mais l’arrêt de ce jugement se répercute au-delà de la journée de Nancy. Plus de deux décennies après, Jean Molinet confirme la sentence dans le Romant de la rose moralisé, texte composé en marge de la prose officielle.

Ecrit pour Philippe de Clèves, le Romant offre à Molinet un autre espace d’écriture, dégagé de certaines contraintes dues à son office. Et c’est là, au détour de deux chapitres que nous retrouvons le père et le fils, Philippe le Bon et Charles le Téméraire, illustrant deux moralités. Au chapitre 33 d’abord, nous rencontrons le duc Charles, toujours dans les griffes de Fortune19. Ce dernier réapparaît dans la posture même où nous l’avions quitté dans la Chronique, et le déploiement de la grande rhétorique ne change rien à l’affaire :

Et toutesvoyes ses dars, ses souldars, ses estandars, ses bardes, ses halebardes, ses bombardes, ses vires, ses navires, ses amatz, ses plumas, ses clarons, ses barons, ses assaulx, ses vassaulx, ses guidons, ses pennons, ne ses pietons ne le sceürent si bien deffendre et garder qu’il ne fust succumbé d’une rude et fiere nation populaire, prompte, preste, et viste a la torche.

(Romant, p. 209-210)

Encore une fois le moraliste, après l’indiciaire, répète la disparition physique du duc que nul ne vit tomber à Nancy. Par quoi il conclut :

Mais quoy qu’il en soit, il est, dont le dommaige est grant, obscurement decliné par les grippes de Fortune.

(Romant, p. 210)

En deux concessives (Et toutesvoyes… Mais quoy qu’il en soit…) le sort de Charles est réglé. Il n’a d’autre destin que de finir toujours et encore sous les coups des Lorrains, condamné par sa défaite.

Toute autre est la moralité du chapitre 88, consacrée à la noblesse20. Jouant de l’homonymie sur le mot noble, tout à la fois classe sociale et monnaie, Molinet entreprend de fabricquer ung noble de sa fantasie, doué de neuf proprietez que jadis possesserent les neuf preux (Romant, p. 572). On constate la proximité que ce texte entretient avec le Trosne d’Honneur. Les neuf preux vont à nouveau qualifier les différents états de noblesse, le cumul attestant la perfection de l’item ainsi forgé21. La position du moraliste est ici souveraine. S’il s’était contenté, dans le Trosne, d’une place subalterne, celle de guerdonneur des ducs de Bourgogne, dans ce chapitre, Molinet domine. Tout dépend de son bon vouloir. Chaque vertu est ainsi distribuée par lui selon un ordre et une loi dont il est le seul maître. Le nom qui réglait le texte du Trosne s’imposait et par là imposait au texte son empreinte. Cette contrainte a maintenant disparu et Molinet devient faux-monnayeur.

Par certaines remarques, le chapitre complète les informations que nous avions pu recueillir dans les textes précédents. Nous pénétrons plus avant dans la compréhension de ce qui autorise ou interdit la renommée. Et d’abord nous prenons connaissance de la condition première, qui est la perte du corps :

Semblablement, le parfait noble bien adressé en toutes ses qualitez, doit habandonner ce monde corruptible, caducque, et miserable, affin d’avoir son cours en gloire pardurable.

(Romant, p. 577)

Ce n’est qu’après sa mort que le préposé à l’honneur peut obtenir son titre. En ce sens, Charles le Téméraire et son père y ont droit. Mais à l’arrivée, seul Philippe décroche la palme. Lui seul réunit une pile et une croix22, un nom et un renom adéquatement ajustés23. Une nouvelle fois, le père l’emporte :

L’excellent et souverain noble de ceste marche occidentale, duquel devons avoir fresche memoire, fut le bon noble Philippus, duc de Bourgongne et de Braibant, car en luy resplendirent toutes vertus meurs et proprietez que le bon noble doit avoir.

(Romant, p. 578)

Mais l’échec du fils ne s’arrête pas là. Le chapitre 88 s’achève sur une ‘prière’ adressée à Dieu :

Pleüst au souverain Createur que monseigneur l’archeduc d’Austrice, son vray heritier portant son nom, son tiltre, et partie de ses armes, le peusist paisiblement succeder en toutes bonnes meurs, vertus, et possessions.

(Romant, p. 579)

Le moraliste, sautant deux générations, passe de Philippe le Bon à Philippe le Beau, par une sorte d’attraction nominale, mais ce faisant oublie le fils24. Disparu l’espace de deux jours dans les brumes de l’hiver lorrain, son nom s’évanouit ici, tu par la voix de l’indiciaire et comme mort une seconde fois.

L’écriture du corps est prise tout entière, chez Molinet, dans la rhétorique épidictique. Ecriture de l’éloge et du blâme, elle ressaisit le sujet princier et le métamorphose en un corps sur lequel elle agit. Il semble que Molinet ait sciemment séparé le corps du père de celui du fils. Séparation double puisqu’il attribue à l’un un corps dématérialisé, glorifié, alors qu’il confère à l’autre un corps mortel, auquel il ôte finalement son nom.

Nous l’avons rapidement évoqué, l’opération s’effectue dans le soubassement de l’œuvre, en arrière-plan. Molinet respecte les catégories de l’éloge et du blâme et s’il avertit parfois Charles le Téméraire et l’enjoint de suivre l’exemple paternel25, il ne va jamais jusqu’à blâmer ouvertement son prince. Peut-être faut-il reconsidérer ces catégories sous la plume de l’indiciaire et reformuler, au sein de l’éloge, une division possible où, sous couvert de louer le duc, Molinet le blâme. Notre analyse de la figuration du corps nous incline à penser qu’il faudrait ainsi revoir sa pratique de l’écriture épidictique. Nous pourrions peut-être mieux saisir ses enjeux et ses motivations : quelle place a le prince au cœur de son état et parallèlement quelle place occupe la nation dans cette perspective ? On l’a souvent lu, Molinet est avant tout l’écrivain du duché de Bourgogne. Dans ce cas, l’individu s’efface, et son corps avec lui, au profit de la terre qui l’a vu naître.

Il semble que l’Arbre de Bourgonne – autre éloge funèbre – offre un élément de réponse26. En sous-titre, le poème porte : sus la mort du duc Charles 27. Presque dix ans après la mort du Téméraire, Molinet entreprend donc d’écrire à nouveau sur cet événement. Ou feint de le faire. Car le prosimètre est fort peu consacré au duc Charles et beaucoup à ceux qui lui ont succédé. La métaphore végétale qui le parcourt permet la transition, le passage, du règne proprement bourguignon, à celui de Maximilien, austro-bourguignon. Dès la quatrième page28, Charles est « foudroyé » et meurt. La métaphore en revanche demeure. Elle rejaillit sous l’espèce de rejetons végétaux, de greffes prises au pied de l’arbre initial. La Bourgogne refleurira, même si son chef a disparu.

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1 Jean Molinet, Chroniques, éd. G. Doutrepont et O. Jodogne, 3 vol., Bruxelles, Palais des Académies, 1935-1937, t. I, p. 167. Désormais annoncé dans le texte comme suit : Chr. I, p. 167.

2 Le neuvième chapitre s’intitule : « La magnificence au siège de Nuysse ».

3 Dans le Policraticus de Jean de Salisbury ou sa traduction française établie par Denis Foulechat, pour ne citer que cet exemple.

4 « Aprés je espere a parler, moyennant la grace de Dieu, de l’ordre de vivre qui affiert aux nobles et chevalereux, et puis tiercement a tout l’univiers peuple, lesquelz trois genres d’estat doivent estre en une seule policie ainsi comme un droit corps vif… », Christine de Pizan, Le Livre du corps de policie, éd. Angus J. Kennedy, Paris, Champion, 1998, p. 1.

5 Nous faisons ici référence à l’article de Joël Blanchard, « Le corps du roi : mélancolie et‘recreation’. Implications médicales et culturelles du loisir des princes à la fin du Moyen Age », dans Représentation, pouvoir et royauté à la fin du Moyen Age. Actes du colloque organisé par l’Université du Maine les 25 et 26 mars 1994, éd. par Joël Blanchard, Paris, Picard édition, 1995, p. 199-211. L’auteur, dans un souci de parallèle, passe sous silence cette partie du portrait de Charles le Téméraire, qu’il veut opposer à Louis XI. Il met par contre en lumière l’importance de la récréation du corps royal, dont nous avons une illustration dans la Chronique.

6 « Souverainement ou quartier du duc, aux heures limitées, en estoit la très doulce noise tant plaisante à oyr que ce sembloit ung parradis terrestre et chose plus divine que humaine. » (Chr. I, p. 58) Et l’on sait l’importance de cette image pour la Chronique de Molinet. Cf. le chapitre 135 : « Le paradis terrestre ».

7 « Là povoit on appercevoir la folle abusion du monde et comment divers cœurs, incorporéz en ung seul ost, avoyent passions contraires, l’une de solas, l’autre de tristresse. » (Chr. I, p. 58)

8 Nombreux sont les événements qui semblent annoncer la tragédie de janvier. Nous n’en citerons qu’un, qui précède juste le chapitre de la journée de Nancy. Il s’agit d’un trait de serpentine qui aurait dû atteindre Charles le Téméraire s’il n’avait été en train de se laver les mains avant le dîner qu’il offrait à une illustre ambassade (Cf. Chr. I, p. 154-155). Mais au-delà de ces signes et comme l’a montré Jean Devaux, Molinet oriente son récit en fonction de son issue. Tous les événements sont lus et donc récrits dans cette perspective, ce que laisse entendre cette phrase placée à la fin du chapitre narrant la défaite de Morat : « Ne lui souffisoit avoir perdu .ii. journées à Granson et à Morac s’il ne labouroit de soy mettre en aventure de perdre la .iiie. » (Chr. I, p. 147). Nous renvoyons pour plus de détails à l’article de J. Devaux, « La fin du Téméraire… ou la mémoire d’un prince ternie par les siens », Le Moyen Age 95, 1989, p. 105-128. Nancy n’est plus donc que la chronique d’une défaite annoncée.

9 « Et advint ceste doloureuse desconfiture par ung dimence, la nuit des roix, l’an mil quattre cens .lxxvi. » (Chr. I, p. 166) Molinet date l’événement selon l’ancien calendrier, d’où l’année 1476.

10 On notera que les ensaignes sont aussi désignées par le mot playe. Mais la distinction demeure, Molinet réunissant toujours ces six marques sous le terme ensaignes.

11 Molinet a d’ailleurs écrit un petit poème sur les plaies du Christ intitulé Blason des armes de nostre redempteur.

12 Nous pouvons ainsi comprendre l’allusion notée plus haut sur la fausse croyance des Bourguignons. De ce point de vue, c’est-à-dire du point de vue des Juifs, le Messie est un faux Messie, un prophète peut-être mais pas celui attendu par le peuple élu, le peuple bourguignon.

13 Jean Molinet, Faictz et Dictz, éd. Noël Dupire, S.A.T.F, 1936-1939, p. 36. Désormais cité dans le texte comme suit : TH, p. 36 avec mention des vers s’il y a lieu.

14 Il a été plusieurs fois analysé. Nous renvoyons donc aux articles suivants : François Rigolot, « Rhétorique du nom poétique », Poétique 7, 1976, p. 466-483, Jean Scheidegger, « La lettre du nom : l’anthroponymie de Jean Molinet », Le Moyen Français 8-9, 1981, p. 198-235 et Michael Randall, « L’Etymologie rhétorique dans le Chappellet des dames de Jean Molinet », Le Moyen Français 34, 1994, p. 135-144.

15 C’est ce que Vertu dit un peu plus loin : « (…) ce bienheuré fruict pour qui tu te lamentes est digne de glorification en vie perdurable. » (TH, p. 45)

16 « Pareillement Engiens flouris, clers Entendemens, Memoires recentes, haultes Speculations et vraies Experiences, voletans comme angles par les cieux, luy rendoient gloire et loenge… » (TH, p. 47).

17 « Celle dame estoit tant precieuse que Dieu n’en donnoit la cognoissance, sinon aux eslus parchonniers de son regne. » (TH, p. 54)

18 Au premier I du nom de Philippe correspond le personnage d’Instruction chevalereuse. Elle le confirme en parfait guerrier.

19 Le titre du chapitre est le suivant : « Raison met avant les malheureuses fortunes qui advinrent a aucuns princes pendant le temps de l’acteur de ce livre. Et le translateur en lieu de moralité recite les estranges et douloureuses fins d’aucuns grans personnages qui regnerent en son temps. » Jean Molinet, Le Romant de la Rose Moralisé, édition critique de Raymond N. Andes, Chapel Hill, 1948, p. 206. Thèse dactylographiée. Désormais cité dans le texte comme suit : Romant, p. 206.

20 Le titre est : « L’estat de noblesse et comment le bon noble doit avoir neuf proprietez semblables aux prouesses et vertus des neuf preux. », Romant, p. 566.

21 Nous n’entreprendrons pas ici de commentaire sur cet usage de la monnaie ni sur ses implications. Nous renvoyons à ce sujet à l’article de François Cornilliat, « ‘Sainte Croix, nostre espargne’ : l’équivoque monétaire chez les Rhétoriqueurs », dans Or, monnaie, échange dans la culture de la Renaissance, Actes du 9e colloque international de l’association « Renaissance, Humanisme, Réforme », Lyon 1991, textes réunis par André Tournon et G.-A. Pérouse, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 1994, p. 161-185.

22 Le moyen français désigne ainsi les deux côtés d’une pièce de monnaie.

23 Molinet développe ainsi les deux faces de la monnaie : « Et s’il advient que la croix soit bien figuree, il fault prendre garde a la pille, qu’elle soit fort justement compassee, car se elle excedoit la reigle de geometrie, elle seroit en dangier d’estre cassee… ». Puis il ajoute : « Mais quant le nom est puissamment fondé et que les merites du personnage correspondent a sa renommee, tel nom est digne d’estre escript en lettres d’or au martirloge d’honneur. » (Romant, p. 575) Pile et croix, nom et renom sont bien réunis dans le signe monétaire.

24 Dans le même temps, Molinet ‘oublie’ Maximilien. On peut y voir plusieurs raisons à commencer par celle du sang. Maximilien n’appartient à la cour de Bourgogne que par son mariage avec Marie, ce qui justifierait l’omission. Mais on peut aussi penser que Molinet adresse ici un signe à son commanditaire, Philippe de Clèves, passé dans le camp français à la suite des démêlés qu’il eut avec le roi des Romains en 1488. On se souvient que Philippe s’était constitué prisonnier après l’enlèvement de Maximilien par les Brugeois et que ce dernier, manquant à sa parole, n’avait pas rempli les conditions fixées avec les habitants de la ville, obligeant ainsi Philippe de Clèves à demeurer captif.

25 « Chemine doncques aveuc ton bieneuré père en l’ombre de concorde, content de ton propre sans aspirer aux sommières dignitéz, et tu seras logié aveuc lui au glorieux throne d’honneur. Ton père, que Dieu absoille, estoit le serviteur de Venus, tu es le disciple de Mars. Il estoit le mignon des dames, tu es le gorgias des armes (…) Il s’est acquis non vertueux par bonté pacificque, garde toy que tu n’aquières non vicieux par durté terrificque. » (Chr. I, p. 93). On retrouve les pôles de l’écriture épidictique au travers du nom vicieux ou vertueux. Cette phrase résume parfaitement quelques-uns des enjeux dégagés dans cette étude.

26 Nous avons hésité à prendre ce texte pour illustrer notre propos. Mais il nous est apparu que son discours ne concernait pas tout à fait notre objectif et surtout qu’il esquissait une question étrangère à notre analyse : la Trinité austro-bourguignonne, l’empereur Frédéric, son fils Maximilien et Philippe le Beau.

27 Cf. Faictz et Dictz, op. cit., p. 232.

28 Sur un total de dix-huit pages dans l’édition Dupire. La pièce étant un prosimètre, ce décompte est quelque peu faussé. Il n’en demeure pas moins que quantitativement la place réservée à Charles est congrue.