De vrai humain entendement
Einsi est il certeinnement
De vray humein entendement
Qui est ables a recevoir
Tout ce qu’on vuet et concevoir
Puet tout ç’a quoy on le vuet mettre,
Armes, amours, autre art ou lettre.
Guillaume de Machaut,
Remède de Fortune (v. 35-40)
En juillet 2002, Madame Jacqueline Cerquiglini-Toulet a quitté la charge professorale qu’elle avait occupée à l’Université de Genève durant une quinzaine d’année. Ses collègues du Département de Langues et littératures françaises et latines médiévales ont voulu lui témoigner leur reconnaissance en organisant en son honneur une journée d’études le 24 janvier 2003. Ils entendaient manifester par là que, si son départ marque la fin de sa présence à l’Université de Genève, les liens intellectuels et amicaux qui les unissent à elle continuent de rester vivaces. Ce sont les actes de cette manifestation, non pas « cérémonie des adieux », mais étape sur le « chemin de long estude », que recueille le présent volume.
L’enseignement de Jacqueline Cerquiglini-Toulet a toujours porté la marque d’un profond souci de rigueur scientifique, d’une érudition pénétrante, mais aussi d’un grand attachement aux œuvres commentées ainsi que d’une attention presque amoureuse au génie de la langue française. Jacqueline Cerquiglini aime les mots et nous nous devions d’en choisir un dont elle pourrait se délecter pour servir d’épigraphe à ce volume d’hommage. Très vite, c’est « entendement » qui s’est imposé à nous. Référant à la fois à une démarche intellectuelle rigoureuse et à une écoute intuitive, voire créatrice, le sens de ce beau mot dont, pour ne rien gâcher, la saveur un peu surannée est évocatrice du moyen français nous semblait particulièrement apte à qualifier le rapport que Jacqueline Cerquiglini-Toulet entretient avec son objet d’étude. C’est l’œuvre de Guillaume de Machaut, qu’elle affectionne particulièrement, qui nous a fourni, au détour d’un vers, les deux adjectifs qui nous manquaient pour exprimer notre sentiment envers l’apport de Jacqueline Cerquiglini. « Vrai » et « humain », comment mieux définir le discours qu’elle tient sur les textes de notre ancienne littérature ? Ses analyses emportent l’adhésion par leur justesse, la précision de la documentation qu’elles convoquent, l’honnêteté intellectuelle avec laquelle elles sont menées, mais elles séduisent aussi parce qu’elles savent préserver et, mieux encore, donner à percevoir la vitalité des textes anciens. A travers les œuvres, Jacqueline Cerquiglini sait faire résonner la voix des hommes et des femmes qui les ont écrites, et en faire entendre les accents pleins d’humanité.
En invitant quelques chercheurs dont les travaux s’inspirent de l’approche proposée par Jacqueline Cerquiglini, il s’agissait de mettre en évidence le rayonnement de son œuvre ainsi que la fécondité de ses travaux, qui ont su renouveler notre approche de la littérature française des XIVe, XVe et XVIe siècles. Qu’ils s’intéressent à la question de la mise en recueil, si brillamment développée par Jacqueline Cerquiglini-Toulet dans plusieurs articles qui font date, à l’œuvre de Guillaume de Machaut à laquelle sa thèse a enfin conféré tout l’éclat qu’elle mérite, ou encore à la compréhension poétique des figures mythologiques, ici Polyphème et Argus, qu’elle a analysée avec tant de finesse, les thèmes orchestrés dans ce volume reflètent l’effet de stimulation intellectuelle produit par l’enseignement et par les recherches de notre amie. Au fil de ces pages, on trouvera aussi l’analyse d’œuvres dont les titres ont émaillé le programme des cours proposés par Jacqueline Cerquiglini-Toulet au fil de ses années genevoises ou que son enseignement nous invitait à découvrir : Les Quinze Joies de mariage, les Cent Nouvelles nouvelles, par exemple. Mais l’enthousiasme que manifeste Jacqueline Cerquiglini pour une période encore trop fréquemment décriée et pour les textes rares ou méconnus suscite aussi des recherches originales comme celles qui consistent à explorer le versant musical du lyrisme de la fin du moyen âge, à s’intéresser à l’œuvre de Jean Molinet, rhétoriqueur et chroniqueur bourguignon, à prendre le pari de tenir un discours à la fois raisonné et plein d’empathie pour les délires verbaux de la sotie ou encore à se pencher avec un intérêt vrai sur le lyrisme féminin au seuil de la modernité.
Mais plus encore que l’originalité et la pertinence critique des sujets choisis, ce sont le talent et la subtilité manifestés par Hélène Basso, Estelle Doudet, Agathe Sultan, Catherine Muller, Philippe Frieden, Nelly Labère et Patrizia Romagnoli, les auteurs des communications rassemblées ici, qui font honneur à la récipiendaire du présent recueil, dont ils furent, ou sont encore, les élèves. Il nous paraît que ce « vrai humain entendement » qui caractérise Jacqueline Cerquiglini dans ses travaux, mais aussi dans ses relations personnelles, se communique comme par contagion à ceux qui se mettent à l’écoute de sa passion pour les mots et les livres.
L’intervention de notre collègue Stephen Nichols (Johns Hopkins University) vient couronner l’édifice en proposant, en écho au livre important de Jacqueline Cerquiglini-Toulet, La Couleur de la mélancolie, une réflexion sur le procès de la nomination dans le célèbre Roman de la Rose qui fait figure de référence indispensable pour les auteurs de la fin du moyen âge.
Avant de livrer ces pages à l’intérêt et à la curiosité des amis de Jacqueline Cerquiglini-Toulet, de la poésie française du moyen âge tardif et – pourquoi pas ? –, de la littérature tout court, il nous est agréable de marquer notre gratitude envers la Faculté des lettres et la Société académique de Genève, dont l’aide a favorisé l’organisation de la journée d’études, ainsi qu’envers Madame Rhéa Anderes, qui a mis en forme le manuscrit en vue de la publication et M. Philippe Frieden qui a veillé à la préparation de l’index.