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Paysage avec lac et montagnes

Jacqueline CERQUIGLINI-TOULET

Genève, vendredi 24 janvier 2003

Qu’offrir en remerciement d’un parcours, heureux, ponctué de voix qui me sont chères, celles des poètes qui m’accompagnent, Guillaume, Christine, Eustache, Charles et François, celles des mes étudiants et de mes amis ? L’évocation d’un segment de ce voyage.

Pourquoi me suis-je intéressée au Moyen Age ? Je vois à ce choix trois raisons : goût de la marge, goût paradoxal de la totalité, goût du secret.

Goût de la marge. La littérature médiévale n’était pas au centre des études qui m’avaient formée et son altérité en faisait en quelque sorte pour moi sa modernité. Le Moyen Age était en deçà de la codification classique, des unités, et cette découverte de principes esthétiques autres m’enchantait. Observer la naissance d’une langue et d’une littérature me fascinait et ceci d’autant plus que cette langue et cette littérature pouvaient être difficiles, obscures, aléatoirement ou volontairement. Elles s’offraient comme un texte à déchiffrer.

Ce ne sont ni la religion, ni les monuments qui m’ont amenée au Moyen Age et j’ai parfois eu le sentiment de commettre une imposture. Genève, alors, m’a consolée. Cette grande Université m’a permis de comprendre, mieux que je ne l’avais fait, l’art du détour, elle m’a permis de creuser la marge de la marge, ces siècles trop longtemps délaissés, voire méprisés des XIVe et XVe siècles français. Ce dédain était d’autant plus dommageable que la période correspond dans l’Italie voisine à ce que l’on a coutume d’appeler la Renaissance et qu’il est du plus grand intérêt d’apprécier des mouvements d’idées aux rythmes différents, décalés et pourtant parallèles. Le travail avait déjà été bien mené autour de la question de l’humanisme et des écrits en latin, le domaine de la poésie française, après les travaux d’Arthur Piaget et la thèse magistrale de Daniel Poirion, restait en partie à explorer. Restituer la stature de Guillaume de Machaut face à celle de Pétrarque, son exact contemporain, lire Christine de Pizan en regard de Dante et du même Pétrarque redonnent à cette poésie française sa juste dimension. Je me suis employée à explorer cette voie dans une dynamique propre à Genève, qui s’appuie sur la qualité des étudiants, l’acuité des collaborateurs, la générosité intelligente des collègues et des amis. Ces rencontres ont alimenté mon goût effréné de la lecture, lecture en tous sens, pour le bonheur des découvertes, des arrêts, pour ce tempo haletant qui vous projette en vous et hors de vous.

Chexbres, la Villa Laret, l’amphithéâtre de l’Ecole de Chimie, que de lieux il me faudrait évoquer où se sont noués des savoirs et des amitiés. Deux numéros de Littérature, des recueils de Mélanges et d’essais, que d’entreprises communes sous le signe de l’enthousiasme et du plaisir du texte.

Tout ceci fait-il méthode ? Certes non, encore que, comme l’affirme Henri Poincaré, le mathématicien, « la méthode, c’est le choix des faits ». Réfléchir sur le lyrisme, sur la voix et le chant, réfléchir sur le langage de la poésie, à travers ces phénomènes étranges des langues imitées, des langues inventées, du bégaiement et du cri, à travers les recueils et le recueillement ; réfléchir et non pas affirmer (ou pas trop), questionner, faire du doute un instrument critique, mais sans le transformer en « neurasthénie de l’intelligence », telle est peut-être la méthode qui se résume alors en un mot : amour, amour des mots, de la langue et des textes.

Tout ceci, vous l’avez compris. Vous en avez fait le sel et le sens de cette journée. Intelleto d’amore. Merci.