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Présence de Machaut dans quelques recueils collectifs

Hélène BASSO

Art de la variation, écriture tissée de réécritures, ré-élaboration de topiques fixes, la poésie médiévale a partie liée, on le sait, avec la répétition1. Une telle pratique ne manque pas de dérouter la sensibilité moderne, toujours prête à honnir la lourdeur du style, l’emploi de mots superflus, la parole inefficace. Parallèlement, on peut donc penser que cette pratique médiévale révèle un rapport spécifique à la langue. Ainsi, j’ai orienté mes travaux, sous la direction de Madame Cerquiglini-Toulet, autour d’un questionnement des enjeux et valeurs de la répétition dans le lyrisme de la fin du moyen âge.

Cette étude ne s’inscrit pas dans une perspective linguistique. Elle s’intéresse plutôt au rôle de la répétition dans la construction d’un poème, comme dans la constitution d’un recueil, et à ses valeurs de sens. Si l’on peut donc interroger les répétitions à plusieurs niveaux, c’est plus particulièrement à celui des recueils que nous nous attacherons ici. L’analyse voudrait se situer dans l’articulation d’une attention au « grain » du texte, et d’une interprétation à la lumière d’une culture globale. Ce double mouvement critique, nous aimerions pouvoir le revendiquer comme issu de l’enseignement de Mme Cerquiglini-Toulet, précis et profond.

Les répétitions qui animent les pièces lyriques reflèteraient-elles la liberté de manipuler les mots, purs « bibelots d’inanité sonore » ? Les reprendre ne serait, dès lors, pas problématique, dans la mesure où la poésie serait assimilée à un jeu formel, gratuit. En revanche, on peut imaginer aussi que le goût de la répétition s’ancre dans une foi profonde en une langue pleine, riche de sens sédimentés. Alors, il faudrait pour les déployer, pour les donner à entendre plus complètement que ne le permet leur saisie quotidienne, trop fugace, leur offrir un espace de résonance. Le poème qui les dit, les redit, et prolonge leur écho, par diverses stratégies scripturaires (rimes, allitérations, dérivations), explorerait donc leur force signifiante.

Ce procédé est comme redoublé quand les poèmes s’associent en recueil. Aux correspondances internes à chaque pièce s’ajoutent celles que les poèmes entretiennent entre eux. A cet égard, il est particulièrement intéressant d’examiner comment des recueils collectifs reprennent les productions d’un poète déjà célèbre. On peut ainsi apprécier quel statut la répétition confère à ces pièces célèbres, intégrées dans de nouvelles collections, et quelles transformations de leur sens, du moins, s’il s’en produit, elle provoque. Je m’intéresserai ici à la reprise de pièces de Guillaume de Machaut dans des recueils collectifs, en la comparant à la pratique lyrique de ce poète même.

Dans un premier temps de la recherche, j’ai étudié la collection de pièces lyriques non notées de Guillaume de Machaut : La Louange des dames2. Trois rôles de la répétition y ont été mis en évidence : d’abord, elle sert à la structuration du recueil, en assure une cohérence. De plus, elle permet d’engendrer des textes : la reprise de certains vers privilégiés (refrains, incipit), fonctionnant comme des matrices, favorise de multiples exploitations d’un unique thème. Enfin, elle assure une maîtrise du sens des pièces ; en effet, elle fait du recueil un système sémantique clos, qui possède son propre code de lecture, ses références endogènes.

Or, les poèmes de La Louange des dames existent parfois à l’extérieur de cette collection. Certains sont repris par Guillaume de Machaut lui-même qui les insère dans des dits notamment, dans leur intégralité, ou par fragments3. Ce procédé confère aux vers une double articulation : ils fonctionnent à l’intérieur du système sémantique de La Louange des dames, mais aussi en tant que traces de La Louange à l’intérieur du recueil que constitue la somme des textes de Machaut ; recueil, « livre », que le poète lui-même, on le sait, a voulu former comme un tout ordonné4.

Mais on retrouve également quelques-uns de ces poèmes dans des recueils lyriques collectifs. Si l’analyse proposée de la répétition dans La Louange des dames est juste, c’est-à-dire si elle fait fonctionner cette collection comme un système sémantique pluriel et clos, alors l’insertion des pièces dans un autre recueil devrait en induire une nouvelle perception.

C’est pourquoi nous nous proposons d’interroger la reprise de poèmes de Machaut dans de tels recueils. Si des raisons matérielles de diffusion et conservation des textes doivent avoir existé, on peut supposer d’autres finalités à cette pratique.

Afin de les évaluer, il convient d’analyser la place occupée par les productions du poète rémois, et leur entour. Là encore, la présence de Guillaume de Machaut se justifie-t-elle par le seul hasard ? Doit-on y voir uniquement le reflet de sa célébrité, ou la considérer comme le simple témoignage du goût d’un compilateur ? Ces textes ne prouvent-ils pas plutôt le désir de ré-élaborer un matériau poétique hérité en un nouvel ensemble, doté de sa cohérence propre ? De fait, nous voudrions montrer que cette reprise induit des effets de sens, au point de transformer la lecture des pièces lyriques de Machaut.

Deux recueils nous intéresseront ici : le manuscrit français 15 de Pennsylvanie5, et le Recueil de galanteries6. Tous deux présentent des pièces lyriques de Machaut, associées à d’autres productions ; mais ils témoignent de pratiques totalement différentes. Le premier d’entre eux propose une reconstruction formaliste de La Louange des dames, le deuxième offre une ré-orientation non courtoise du lyrisme de Machaut.

Le redéploiement de la lyrique de Machaut dans le manuscrit français 15 de Pennsylvanie

Le manuscrit français 15 reprend des pièces lyriques de Guillaume de Machaut, avec un projet formel évident. Ce recueil est certainement né dans une cour anglaise de la fin du XIVe siècle, époque où savoir composer des poèmes en français faisait partie de l’instruction nécessaire du jeune courtisan7. Ce recueil semble offrir une collection de modèles, puisés chez les maîtres de la poésie française. Il mêle ainsi des textes de Machaut, Grandson, et Deschamps. De plus, il associe aux pièces connues un certain nombre de productions anonymes, non attestées ailleurs, et une quinzaine de pièces qui, repérées par les deux initiales CH, pourraient être parmi les premiers essais de Chaucer à l’écriture poétique.

Le poids de Machaut dans le recueil est considérable. Avec 107 poèmes sur un total de 310, sa production apparaît comme l’épine dorsale de cette collection. Massives par leur nombre, ses pièces jouissent aussi d’une disposition privilégiée. Si le nom même de Guillaume de Machaut n’apparaît pas dans le recueil qui cite toutes les pièces anonymement, leur attribution ne pouvait être ignorée. Car les poèmes, en particulier ceux de Machaut, ne sont pas disposés au hasard, mais s’ordonnent en des groupements plus ou moins compacts. L’éditeur du texte, Wimsatt, a remarqué que tous ses poèmes apparaissent entre la 72e et 271e position. Et seuls quatre poèmes précèdent la pièce 82. Le poète occupe donc le cœur du recueil8.

A l’intérieur de cet ensemble, on distingue deux groupes de poèmes. Le premier, de la pièce 81 à la pièce 120, ne contient que des pièces de Machaut. Du rondeau 81 jusqu’à la pièce 113, toutes proviennent de la Louange des dames, puis à partir du numéro 114 et jusqu’au lai 120, leur origine est plus variée.

La présence de Machaut s’impose aussi de la pièce 145 à la pièce 227, où ses productions sont majoritaires. Tantôt, elles proviennent des collections lyriques, tantôt elles ont été extraites d’œuvres mêlant narration et lyrisme : les « dits ». Ont été utilisés : la Louange des dames, le Remède de Fortune et le Voir dit. Mais cette fois, les pièces de Machaut ne se succèdent pas en une suite continue : elles s’organisent en de petits noyaux de dix maximum, et alternent avec des pièces originales.

Ce simple constat prouve que la visée du compilateur n’est pas uniquement de donner une « anthologie » de poèmes de Machaut, mais aussi de faire de leur reproduction la structure intégrante, le châssis de nouvelles productions. Diversité et multiplicité des emprunts opérés à la production du « maître » rémois nous incitent à lire leur réunion comme une collection d’exemples. Mais leur mélange progressif à un nombre croissant de pièces nouvelles amène aussi à les penser comme modèles productifs.

La volonté de donner aux poèmes de Machaut une portée exemplaire se manifeste par la variété et la qualité formelle des pièces retenues. D’abord, il est à noter que toutes les formes pratiquées par Machaut sont représentées, à la seule exception du motet, dont l’exclusion est due à sa nature exclusivement musicale. Or, le recueil a une vocation scripturaire, il n’est pas destiné à fournir des pièces accompagnées de musique instrumentale.

En revanche, il semble s’attacher à présenter des exemples d’un maximum de techniques d’écriture, de « manières » dont composer rondeau, ou ballade. La diversité des réalisations formelles représentées, ainsi que la palette des différents moyens de « poétiser » la matière sont remarquables. Ainsi on y trouve une sélection des pièces de Machaut qui n’est pas représentative de sa lyrique, dans sa globalité, mais dans ses possibilités. Par exemple, la seule ballade double de la Louange des dames, un hapax, y est présente (pièce nº 82).

De même, plusieurs des rondeaux choisis usent avec habileté des rimes équivoques. Il est intéressant de remarquer notamment la présence du rondeau : « Certes, mon oueil richement visa bel », qu’Eustache Deschamps, lui aussi, retiendra comme exemple de cette forme dans son Art de dictier9. Par la sélection des pièces qu’il opère, le manuscrit français 15 semblerait donc partager le même souci didactique que ce texte de Deschamps. Une preuve supplémentaire peut en être donnée : le recueil fournit des exemples de ballades aux rimes « rétrogrades ». Or, ce type de recherches formelles n’est pas abondamment pratiqué par Machaut10. Mais il est mentionné par Eustache Deschamps comme marque d’une vraie réussite poétique, dans son ouvrage didactique. La présence de telles ballades dans notre recueil, confirmerait donc son ambition de fournir des modèles poétiques brillants ; la ballade 88 en est un exemple :

Douce dame vo maniere jolie

Lie en amours mon cuer et mon desir

(v. 1, 2, édition de V. Chichmaref, nº 65, p. 78)

Enfin, les multiples possibilités qu’expérimente Machaut pour poétiser la matière sont elles aussi représentées. Ainsi figure dans le recueil un rondeau exclusivement fondé sur l’emploi de métaphores. La dame est comparée aux merveilles de la nature : lis, rose, rubis d’orient (rondeau 8711). Bien que canonique, ce procédé est cependant assez rarement employé par Machaut pour animer la totalité d’une pièce.

Un peu plus fréquentes, dans la Louange des dames, sont les ballades usant de références mythologiques. La ballade 108 nous offre un exemple de ce dernier type. L’exemple mythologique ne réduit pas à la mention de noms glorieux, ou à l’évocation des figures de héros antiques. Car le poème inscrit en son cœur le souvenir d’un récit mythique : la métamorphose d’une nymphe en eau.

[que] Ma fourme soit en larmes convertie.

Une deesse de mer

Aretusa fist en iau muer

Et Alpheüs ; tel devenir vorroie, (…)

(v. 12-15, édition de V. Chichmaref, nº 223, p. 201)

C’est à partir de ce « récit » que l’écriture se déploie. En cela, cette ballade devient une illustration exemplaire de ce nouveau lyrisme du XIVe siècle qu’a identifié et caractérisé Mme Cerquiglini-Toulet : tenté par le récit, s’ouvrant à la loi du temps12. Le poème y renonce à sa perfection close, auto-centrée, pour s’enrichir de la confrontation aux autres textes : thèse qui légitime aussi l’étude des recueils lyriques comme totalités cohérentes.

Exemplaires, les textes de Machaut, nous l’avons dit, vont alors servir de modèles aux nouvelles productions qu’accueille ce même recueil. Les poèmes de Machaut jouent un rôle matriciel : en premier lieu, ils lèguent au recueil la forme qui s’y trouve majoritairement employée (ballade à strophe de huit vers décasyllabiques). Ils fournissent aussi le support de réécritures. Parfois, les pièces nouvelles reprennent l’intégralité d’un poème. C’est le cas de la ballade 165, variante d’une ballade de Machaut qui la précède dans le manuscrit, en position 164. Mais elles peuvent aussi ne s’appuyer que sur la reprise d’un vers singulier (incipit, refrain). Il en est ainsi de la pièce 71, produite à partir d’un vers de Machaut : « Se Dieu me doint de ma dame joïr ». Le poète a simplement introduit une variante, en remplaçant « ma dame » par « vostre amour », pour élaborer, à partir de là, sa propre ballade.

Cependant cette utilisation des pièces de Machaut, si elle leur confère un statut primordial, et prestigieux à la fois, n’est pas sans modifier leur appréhension. Le lyrisme de Machaut est remodelé : il se voit infléchi dans le sens d’une recherche formelle systématique, qui lui est, sous cette forme, étrangère. Bien sûr, un recueil collectif ne saurait répondre à la même logique que la collection des œuvres complètes d’un seul auteur. Cependant, on pourrait s’attendre à ce que la section du manuscrit qui retranscrit à la suite un ensemble de pièces de la Louange préserve, peu ou prou, l’ordre et la répartition de ces mêmes pièces dans le manuscrit qui a dû servir de base au compilateur (c’est-à-dire, comme on pourrait le démontrer, le manuscrit 9221, offert au duc De Berry). Or, ce n’est pas le cas. C’est donc à cette portion du recueil français 15, que nous allons nous intéresser (pièces 81 à 113). La transformation du lyrisme de Machaut qui s’y joue opère à trois niveaux : proportion des genres, ordre des pièces, et, conséquence de ces deux procédés, réorientation de la compréhension globale des pièces.

Dans le manuscrit français 15, le rondeau représente la moitié des pièces extraites de la Louange, alors qu’il ne constitue qu’un cinquième de cette collection. Cette « sur-représentativité » s’explique par le principe organisateur élaboré par le compilateur pour cette section. De fait, le rondeau s’impose comme forme fixe, servant à scander régulièrement ce groupe de poèmes. Un rondeau alterne systématiquement avec une autre forme : ballade, chanson royale, complainte.

Cependant, si les pièces alternent par leur structure formelle, elles manifestent une cohérence thématique. Le réemploi de l’une à l’autre de fragments de vers, d’unités lexicales, permet souvent de les articuler deux à deux. On prendra par exemple le couple constitué des pièces 96 et 97. Le dernier vers de la chanson royale 96 :

S’i resjoïst et prent envoiseüre

(édition de V. Chichmaref, nº 45, p. 59)

trouve un écho dans les premiers vers du rondeau 97 :

San cuer dolans de vous departiray

Et sans avoir joye jusques au retour

Une double opposition se joue : la joie est présente, puis absente, l’amant est rejeté par sa dame s’amusant à l’éconduire, alors que dans le second cas, l’amour est réciproque, mais ne peut être vécu. La joie de la dame à interdire l’amour, est donc remplacée par la souffrance de l’amant à devoir interrompre un amour partagé.

De fait, ce tressage continu, né de l’alternance des formes – un rondeau intervenant tous les deux poèmes – ne se réduit pas à un parti pris esthétique, mais il va de pair avec un enjeu sémantique. Il permet en effet d’instiller une oscillation permanente du sens. La portée de tout rondeau se voit invalidée, ou infléchie par la pièce qui le suit, dont le sens à son tour, est infirmé par un nouveau rondeau. Le tressage induit donc bien une fluctuation sémantique. Même dans les chansons royales (regroupées entre les numéros 93 et 104), où la note désespérée, écrasante, domine sans pouvoir être tempérée, demeurent des oppositions. Par exemple, tel poème est centré sur la dame, cruelle (n° 98), quand le suivant se concentre, inversement, sur l’ami, tourmenté comme nul autre homme (n° 99).

Mais globalement, c’est bien le principe de l’antithèse qui organise au plan sémantique ce groupe de poèmes. Opposition des sens, symétrie inversée aussi, l’antithèse joue à la fois du renversement et de la continuité. C’est ici qu’on peut évaluer la transformation du lyrisme de Machaut.

La Louange des dames, quant à elle, n’est pas dépourvue de principes organisateurs. Mais au lieu de n’en choisir qu’un, fixe, Guillaume de Machaut en combine, voire en superpose, plusieurs. Nous y trouvons des groupes thématiques, des séries formelles, ou des suites amorçant une narration. Cette superposition de structures est ici remplacée par l’application d’un principe organisateur unique. La répétition des pièces de Machaut dans un autre espace textuel a donc permis une simplification et une systématisation de la volonté d’ordonnance affichée par Guillaume de Machaut.

Que le principe retenu soit celui de l’antithèse (contraste des formes, brèves ou longues, et du sens), amène aussi à un infléchissement de la poétique de Machaut. Celle-ci, on le sait, est recherche d’harmonie. Le poète tente donc d’instaurer une cohésion entre des pièces lyriques traditionnellement perçues comme autonomes, isolées. Du tissage serré des formes, tel que l’assurent notamment les répétitions dans la Louange des dames, naît une harmonie globale, unifiée. Harmonie complexe où interagissent plusieurs sens.

Ici, en revanche, il ne semble pas qu’une telle perspective soit conservée. La tresse est potentiellement infinie ; d’une forme à l’autre, d’un sens à l’autre, elle maintient une ambivalence qu’aucune structure englobante ne vient circonscrire, arrêter.

La réduction de la lyrique de Machaut à un projet non courtois dans le Recueil de galanteries

Le recueil dit de « galanteries » présente une autre forme de reprise des poèmes de Guillaume de Machaut. D’abord, il est à noter que la présence de ce poète n’y est que réduite. Ensuite, les pièces ont été retenues pour s’intégrer à la thématique générale du recueil, au point d’offrir une sélection fort partiale. Enfin, la contiguïté avec des poèmes légers voire lestes, induit une relecture des textes de Machaut dans une direction non courtoise.

En premier lieu, la présence du lyrisme de Machaut dans ce recueil peut sembler fort discrète. Sur les 290 pièces du manuscrit tel qu’il nous est parvenu, neuf seulement peuvent être attribuées à Machaut. Si les pièces de Guillaume de Machaut sont peu nombreuses, la présence du poète est, en revanche, signalée avec une relative ostentation. En effet, l’essentiel du recueil se construit autour des Cent ballades de Jean le Sénéchal et des « réponses » que ce texte suscite. A ce noyau central se greffent des pièces reprenant de façon plus ou moins lâche le thème de la loyauté en amour, enjeu du débat posé par les Cent ballades. Enfin, cette thématique trouve une expansion, et un approfondissement, en s’ouvrant sur le problème plus global de la constance. Ainsi, ont été intégrés des poèmes relatifs à la fugacité de la vie humaine, à la vieillesse, à la précarité des possessions et des situations mondaines.

Beaucoup des pièces collectées sont anonymes, et inconnues par ailleurs. Cependant s’y mêlent quelques pièces d’auteurs célèbres : Machaut, Grandson et Deschamps, et des membres du groupe réuni autour de Jean le Sénéchal : Boucicaut, Philippe d’Artois, etc. Parmi eux, seuls sont nommés les participants directs au débat des Cent Ballades. Cependant, une exception est faite pour Machaut dont le nom est, en effet, indiqué à deux reprises. Il devient donc l’unique poète renommé, en dehors des participants aux Cent ballades, à être explicitement désigné. Il est peut-être, effectivement, nécessaire de faire remarquer sa présence dans cet ensemble où elle est inattendue. Il est difficile de repérer les pièces de notre poète, comme le suggère notre édition qui omet de lui en attribuer trois : premier indice de la réorientation que subit son lyrisme, à s’intégrer dans ce recueil13.

L’infléchissement du lyrisme de Machaut s’explique d’abord par la partialité du choix des pièces retenues. Bien sûr, ne figurent que des ballades se rattachant à la thématique d’ensemble du recueil : la constance. Mais, parmi les multiples pièces de Machaut susceptibles de s’y rapporter, ont été massivement choisies les plus pessimistes. Sept des neuf pièces, en effet, font entendre le désarroi, ou le dépit d’un amant trahi. Les pièces qui transmettent l’image, idéale, de l’amour courtois ont été exclues. Pourtant, ce recueil joue de la collusion entre tonalités grivoise et courtoise. Il fait s’affronter, en de cruels contrepoints, les expressions d’un désir de loyauté parfaite, de sa promesse, de la foi en la pérennité des sentiments, et les constats amers, ou cyniques, de la loi du temps, de la puissance de Fortune, de la frivolité et fragilité humaines… Il aurait donc été possible de faire figurer dans le premier groupe les pièces lyriques de Machaut qui célèbrent l’espérance, la beauté des dames, l’élévation par l’amour. Mais ce versant de sa production, pourtant fondamental, est totalement occulté, comme si le compilateur avait pris un malin plaisir à utiliser les pièces de Machaut dans le sens le plus inattendu, à « subvertir » la représentation habituelle de son lyrisme.

Cependant, trois des neuf ballades de Machaut donnent à entendre une voix féminine14. Le « servant » des dames serait-il là pour contrebalancer la veine assez misogyne de cette collection ? Si, nous l’avons dit, les ballades choisies ne plaident guère en faveur d’une « possible » loyauté, elles montrent cependant que les femmes ne sont pas seules coupables de légèreté. Elles aussi ont à souffrir de l’inconstance masculine. De fait, la ballade 16, d’ailleurs explicitement identifiée comme production de Machaut, est la seule du recueil permettant d’entendre la plainte d’une dame trompée. Cependant, nous sommes bien loin de la « louange des dames ».

Deux ballades attribuées à Machaut, sur la foi d’un unique manuscrit, étonnent par leur obscénité. Elles dénoncent la luxure féminine. Elles présentent des variantes tout à fait symptomatiques de leur intégration aux galanteries. Leur caractère grivois a en effet été accentué. Ainsi, l’allusion obscène de la ballade 166 est devenue explicite : un mot de trois lettres est « caché », sous un pudique « oïl » dans le texte à la base de l’édition de Chichmaref, et dans le refrain il est remplacé par trois points de suspension15. Mais la variante des Galanteries cite bien franchement le mot « con » (ballade 166). L’inflexion grivoise se radicalise avec la pièce 169, où le terme « amour » du refrain est remplacé par celui de « cul »16.

Cette intervention sur la matière verbale des textes prouve bien que les recueils sont animés d’une cohérence interne. Mais ce n’est pas par ses variations seules qu’un poème voit son sens s’infléchir.

La ballade célèbre au refrain fameux : « Qu’en lieu de bleu, dame, vous vestés vert », se trouve à la fois dans le Voir dit, le Recueil de galanteries, et la Louange des dames17. Nous essayerons donc d’en sonder la polysémie potentielle, en terminant par le recueil lyrique non noté, où se trouve peut-être, son sens premier.

Dans le Voir dit, cette ballade apparaît comme un épanchement douloureux. Elle se colore d’un accent de tristesse intense, puisque le poète l’a écrite « d’un cœur malade » :

A cuer taint et malade, si

Plain d’amoureuse maladie

Que menre en est la melodie

(édition de P. Imbs, p. 668, v. 7587-7589)

Bien sûr, cette ballade évoque l’inconstance dont le poète pense que Toute Belle est coupable. Mais dans ce texte d’un amour littéraire, on sait bien que l’enjeu est plus de reconquérir l’écriture que la dame18.

L’inconstance de Toute Belle reflète alors la prise de conscience douloureuse de la labilité des signes. Car au début du texte, la dame suscite sans doute le rêve d’une représentation idéale. Par l’amour d’elle, le vieux poète retrouve en effet la capacité d’écrire, et peut-être, une foi dans la langue. Cependant, dès sa première apparition, la dame ne porte pas une tenue uniformément bleue, et l’on doit à Mme Cerquiglini-Toulet d’y avoir repéré la présence des perroquets verts.

Mais pris dans sa ferveur amoureuse, le poète interprète alors tout ce qui vêt la dame comme des signes univoques : preuves de sa beauté, de son élégance, elles-mêmes émanations de sa valeur, de ses qualités courtoises. Il oublie la parole, symbolisée par l’oiseau loquace. Il oublie la possibilité d’un usage des mots délié de la vérité, tel que le pratique le perroquet. La possibilité du mensonge qui tache la loyauté bleue, et la blanche pureté, d’une « note criarde ». Or, la pluralité des couleurs se réduit dans le commentaire laudatif que formule alors le poète, discours monolithique, qui pourtant prétend à la vérité :

Qu’abit onques ne vi si cointe

Ne dame en son habit si jointe

Pour ce un petit en parlerai

Ne ja le voir n’en celerai

(édition de P. Imbs, p. 214, v. 2012-2016)

C’est cette espérance en une représentation idéale, orientée vers la beauté et animée par le souffle du désir dont le poète fait le deuil dans la ballade « Qu’en lieu de bleu, dame, vous vestés vert ». Le poème ne peut faire l’économie d’une confrontation à la langue plurivoque, la représentation en devient instable. L’harmonie entre les signes et le sens se rompt, ce dont nous avertissait bien le poète, par une remarque liminaire sur sa production, en en qualifiant la mélodie de médiocre.

Le dit affine encore cette portée réflexive du poème. En effet, le refrain essaime dans la narration. Il est intégré au récit, sous la forme d’un discours indirect, introduit par l’expression : « on dist tout en appert que » (édition de P. Imbs, v. 7639-7640, p. 678). Cette reprise du refrain tend à prouver que c’est le même langage, les mêmes mots qui servent à une visée informative, et à l’épanchement solitaire du moi. Les mêmes mots aussi, qui peuvent transporter un mensonge social, et une vérité sentimentale. Le poète retravaille donc un matériau commun, pragmatique. Il retravaille la « rumeur du monde », le « on dit », et les signes instables. Les mots, ces vêtements du désir, dont il se pare pour se révéler à nous, sont bigarrés. La lecture de la ballade prend donc une valeur méta-poétique, révélant la duplicité des signes prompts à changer de sens, et inscrite à l’origine de toute représentation.

Dans le Recueil de galanteries, cette profondeur signifiante ne se retrouve pas. Pris dans une section consacrée au thème de la constance amoureuse, il ne semble pas a priori dépasser ce niveau de sens. Cependant, la tonalité douloureuse s’estompe. Vu l’entourage du texte, on est davantage enclin à le lire comme une accusation amère de l’inconstance féminine. La voix semble plus désabusée que désespérée, et on serait tenté de la rattacher au versant misogyne du recueil. Peut-être, n’est-il pas impossible de voir dans la couleur verte une allusion à l’ardeur sensuelle des femmes, souvent évoquée dans le recueil. Chez Eustache Deschamps cette couleur apparaît moins pour signifier le changement, que la vitalité, le renouveau, dans le contexte de la renaissance printanière notamment. Or, le premier texte du Recueil de galanteries est précisément une ballade de Deschamps, où il reprend le refrain de la ballade de Machaut. Le poète, délaissé de sa dame, se plaint de devoir échanger son « habit vert » contre un noir.

Ançoys pour vert me veuil de noir vestir

(ballade I, v. 19, p. 3)

Répéter n’est plus la conséquence, vécue sur le mode tragique, de l’impossibilité à délivrer d’emblée un message univoque, ou à donner une représentation parfaite. Désormais, la labilité du langage permet de jouer avec les mots, de faire glisser leur sens, en utilisant leur zone d’ombre, d’équivocité. La répétition témoigne alors de l’infinie liberté ouverte par un langage plastique, polysémique.

S’inscrivant dans la Louange enfin, le poème avait une toute autre portée. Dans cette collection en effet, le lyrisme semble reposer sur un équilibre parfait entre la forme et le fond, une adéquation retrouvée des signes et du sens. Mais cette reconquête sur la labilité des signes ne s’exerce que dans le champ clos du recueil. Car là seulement se constitue un système de références stables, qui vient arrêter la fluidité, l’indétermination du langage.

Ainsi, la ballade « Qu’en lieu de bleu, dame, vous vestés vert » prend un sens très clair, qui s’étoffe de l’écho d’un autre poème de la collection : « Qui de couleurs saroit à droit jugier » (édition de Chichmaref, pièce 272, p. 235). Dans la collection lyrique non notée, le mot « bleu » est pluriel, la notation sensible a valeur symbolique puisque le « bleu signifie loyauté » (refrain de la ballade 272). Mais ce système sémantique qui relie, remarquons-le, le sensoriel à une idée abstraite, un « universel », est strictement délimité. Ce n’est pas par leur contenu, mais sans doute par l’harmonie et l’adéquation parfaite qu’elles ménagent entre le sensible et l’intelligible que ces pièces représentent un point d’aboutissement du lyrisme courtois, dont nous éloignent bien les galanteries.

Conclusion

Par nos deux exemples, nous avons essayé de montrer comment les recueils collectifs permettent de lire Machaut autrement, peut-être même de découvrir un autre Machaut. Certes, on peut se demander s’il est bien légitime de chercher la présence de ce poète dans des recueils qui taisent son nom. Il s’agissait plutôt de confronter le lyrisme de la Louange des dames à d’autres pratiques poétiques.

Ce lyrisme apparaît pris dans une dynamique, les textes circulent, suscitent de nouvelles productions, ou se transforment au gré de leur appariement. Les recueils collectifs constituent donc un héritage de Machaut, et un héritage vivant. De fait, ils semblent en prolonger et en accentuer les potentiels, tels l’organisation formelle, ou la recherche d’une cohérence thématique. Leur étude permettrait donc de révéler certaines des potentialités du lyrisme de Machaut, grâce à la compréhension, et à l’utilisation qu’en ont proposées ses successeurs poétiques.

Ainsi, ce serait en se répétant que cette poésie parviendrait à se renouveler. Paradoxalement, elle rejoint alors cette diversité que Jean Paulhan pose comme caractéristique de la poésie : « la poésie en elle-même est diverse […], elle a sa matière et son esprit, son corps et son âme, ses forêts, et ses passions »19. Telle est, peut-être, une des forces du lyrisme, en cette fin de moyen âge : qu’en gardant la même matière, il revivifie l’esprit, en préservant le même corps, les mêmes mots, il parvienne à insuffler une autre âme. A arpenter les mêmes lieux, à découvrir d’autres forêts, d’autres passions.

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1 Cf. entre autres, Robert Guiette, « D’une poésie formelle en France au moyen âge », dans Forme et senefiance, Genève, Droz, 1978, p. 9-23.

2 Guillaume de Machaut, Poésies lyriques de Guillaume de Machaut, éditées par Vladimir Chichmaref, Genève, Slatkine, 1973 [première édition 1909]. Sauf indication contraire, les poèmes que nous empruntons à la Louange des dames sont cités à partir de cette édition. Nous nous permettons de faire référence à ce recueil par la mention : la Louange.

3 L’exemple le plus connu est constitué par Le Livre du Voir dit, édition critique par Paul Imbs, introduction, coordination et révision : Jacqueline Cerquiglini-Toulet, Paris, Lettres Gothiques, 1999.

4 A ce propos, nous renvoyons à l’analyse de la « construction » du manuscrit BnF, fr. 1584, faite par Jacqueline Cerquiglini-Toulet dans « Un engin si soutil ». Guillaume de Machaut et l’écriture au XIVe siècle, Paris, Champion, 1985, notamment p. 16.

5 Edition partielle dans Chaucer and the poems of CH, édition de James I. Wimsatt, Cambridge, DS Brewer, 1982. Nous abrégeons la référence du recueil en disant le « manuscrit 15 ». Sauf indication contraire, les numéros des pièces citées et les extraits renvoient à cette édition.

6 Edition partielle du manuscrit dans Recueil de galanteries édité par Alessandro Vitale-Brovarone, Le Moyen Français, 6, 1980. Sauf indication contraire, les citations de poèmes de cette collection sont tirées de cette édition.

7 Cf. l’introduction à l’édition de référence du « manuscrit 15 » : James I. Wimsatt y décrit le « milieu » où a été produit le recueil, p. 1-2.

8 Cf. l’étude de James I. Wimsatt, dans l’édition de référence, p. 49-50 ; l’éditeur y précise également l’origine des emprunts à la production de Machaut, que nous évoquons brièvement plus bas.

9 Edité dans Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, édition de Gaston Raynaud, Paris, Société des Anciens Textes Français, vol. VII, 1891, p. 266-292.

10 Au sujet de la technique d’écriture lyrique de Machaut, on se réfèrera à Daniel Poirion, Le Poète et le prince. L’évolution du lyrisme courtois de Guillaume de Machaut à Charles d’Orléans, Genève, Slatkine reprints, 1978, [1re édition, 1965] ; en particulier p. 318-326, pour le rondeau ; p. 374-382, pour la ballade (p. 379 pour les rimes « rétrogrades »).

11 Edité par V. Chichmaref, sous le numéro 82, p. 90, 91.

12 Jacqueline Cerquiglini-Toulet, « Le lyrisme en mouvement », Perspectives médiévales 6, 1980, p. 75-87.

13 Les pièces que l’éditeur repère comme de Guillaume de Machaut portent les numéros 11, 14, 16, 20, 166, 169 ; le nom de Machaut apparaît avant les pièces 11 et 16. Il nous semble devoir ajouter à ce compte les pièces 10, 18 et 211, que l’on trouve dans la plupart des manuscrits conservant les œuvres de Machaut, et que V. Chichmaref a d’ailleurs intégrées à son édition de la poésie lyrique du poète.

14 Il s’agit des pièces 11 et 16, auxquelles on peut ajouter la pièce 10, qui présente toutefois une ambiguïté, le refrain emprunté directement à Machaut fait penser à une voix féminine, ce que démentent les strophes : nouvelle subversion d’un poème trop « courtois », peut-être, à la faveur d’une variante dialectale du pronom « il », susceptible de se référer à une troisième personne du féminin singulier.

15 La pièce 166, comme la suivante 169, est éditée dans l’appendice, vol. II, de l’édition de V. Chichmaref, nº IX, p. 643.

16 Au demeurant, nous ne savons pas quelle était la leçon originale. On peut supposer autant une « censure » pudique dans le manuscrit utilisé par Chichmaref, qu’une récriture grivoise, ici. V. Chichmaref évoque en effet les « corrections pudiques » opérées sur son manuscrit, dans une note p. 643.

17 Cf. Le Livre du Voir dit, op. cit., v. 7590-7610, p. 668, 670 ; Recueil de galanteries, nº 20, p. 22, et Louange des dames, édition de V. Chichmaref, nº 248, p. 218-219. Nous désignons cette ballade par son refrain qui nous semble connu, son incipit étant « Se pour ce muir qu’Amours ai bien servi ».

18 Jacqueline Cerquiglini-Toulet, « Un engin si soutil ». Guillaume de Machaut, et l’écriture…, op. cit., Cf. notamment p. 236-243.

19 Jean Paulhan, Clef de la poésie, Paris, Gallimard, 1944, p. 25.