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Le nom de la mélancolie

L’exemple du Roman de la Rose

Stephen G. NICHOLS

1. Nomination et ordre symbolique

« Nous sommes en 1350. Un moine bénédictin qui vient de perdre la vue, un vieillard – il a soixante-dix-huit ans – se penche sur son passé. Son nom : Gilles li Muisis. »1

Ainsi commence un très beau livre de Jacqueline Cerquiglini-Toulet, La Couleur de la mélancolie. Comme on vient de l’entendre, le livre débute par un nom, ou plutôt par une image qui peint un nom, celui de Gilles li Muisis. Moine, vieillard, aveugle, cet homme ne peut être autre que le dénommé, Gilles li Muisis. Le nom et l’image qu’il suscite – image habillement esquissée par l’auteur – le confirment. Dans les mondes les plus divers le nom de Gilles li Muisis désigne une seule et même personne. Qu’il s’agisse de son propre monde, le monde du monastère où il ne tardera pas à achever ses jours ; qu’il s’agisse d’une époque bien antérieure, en l’an 1300, lorsque tout jeune et ayant toujours l’usage des yeux, il fait pèlerinage à Rome ; ou enfin, qu’il s’agisse de notre propre époque, six siècles plus tard, où il se trouve comme réincarné par la main de maître qu’est celle de Jacqueline Cerquiglini-Toulet, bref, dans tous ces mondes, nous reconnaissons le poète « si soutil » qu’est le moine, Gilles le Muisis.

Il le faut bien ; car, comme nous le rappelle Françoise Armengaud : « La nomination est l’acte d’insertion et de promotion par où l’individuel réel entre dans l’ordre symbolique, dont l’emprise paraît parfois telle que l’on est tenté de dire que ce n’est pas l’individu qui porte le nom, mais le nom qui porte l’individu »2. Et Jean-Claude Pariente qui de son côté nous explique : « Aucun objet n’est en lui-même un individu, il le devient ou non en fonction du langage dans lequel on parle de lui […] selon qu’il fait ou non l’objet d’une procédure d’individualisation »3.

Mais comment cette individualisation se réalise-t-elle ? Dans notre expérience littéraire, on se rend compte de la signification d’un nom lorsqu’il commence à se faire symbole, lorsqu’il devient message. Dans le cas présent, c’est grâce à l’habilité d’un auteur ou d’un poète que la nomination nous décèle une vie auparavant inconnue. Un peu à la manière de la fameuse fleur japonaise chez Proust qui éclora une fois trempée dans l’eau, le nom propre cache en quelques syllabes tout un monde, un monde prêt à s’épanouir devant nos yeux. C’est ainsi qu’éclôt et se présente le monde de Gilles li Muisis, se révélant peu à peu à travers les pages si riches, si vivaces, et pas du tout mélancoliques du beau livre de Jacqueline Cerquiglini-Toulet.

Et pourtant, à regarder la question de plus près, on distingue deux voies principales par lesquelles un personnage s’individualise dès que l’auteur le nomme : l’ouïe et la vue. Si on aborde la question par l’ouïe, c’est que l’individualisation prend forme déjà dans la sonorité. En prononçant les syllabes d’un nom propre, on désigne un être à part. Mais il y a déjà quelque chose dans le nom propre en tant que tel qui le distingue du nom commun. Le nom propre résonne avant de se faire entendre. Prononcer un nom, c’est communiquer un message – je parle d’un tel, ou je m’adresse directement à vous – sans délivrer le moindre sens précis. Du moins tel est l’avis de certains philosophes, tels que Kripke, Pariente, et Armengaud, qui, étudiant la nomination sous la lumière de la logique modale – discipline éminemment médiévale ! – insistent sur son aspect pragmatique. « C’est du point de vue de la communication et de l’usage pour une société que les noms propres se révèlent irréductibles à tout autre élément de la langue ou du discours »4. Autrement dit, les noms propres dénotent – ils portent le message « voici un tel » – mais ils ne connotent pas : ils n’ont pas de sens spécifique.

Or, il est précisément ce pouvoir de signifier un être spécifique grâce à sa capacité de « signal sonore », tout en restant en deçà du sens, qui rend le nom propre précieux pour la poésie. Françoise Armengaud, mieux que personne d’autre, nous l’explique :

Cette situation dans l’en deçà du sens, cet ancrage dans la manière sonore du langage, confère [au nom propre] une dimension poétique. L’oscillation structurelle de la poésie se trouve exemplairement condensée dans le nom propre : un signifiant semble livrer une essence singulière sans cesser de s’imposer dans sa matérialité immotivée. Lorsque à cette irrépressible insistance du signifiant dans le nom propre se joignent certaines qualités sensibles du matériau sonore et certaines connotations allusives et émotives, des jeux de langage tels que les litanies de noms propres acquièrent une remarquable force incantatoire. […] Proust intitule « Noms de pays : le nom » la troisième partie de son Du côté de chez Swann : « Le nom de Parme m’apparaissait compact, lisse, mauve et doux ». Pour un fervent de Giono, des noms tels Manosque et Valensole, Sisteron et Forcalquier ont une résonance où l’ineffable l’emporte sur le géographique5.

A cette dimension sonore répond un pouvoir qu’a le nom propre de se faire image, ou plutôt d’appeler des images multiples, car l’individualisation est protéiforme. Un individu porte mille visages, il passe facilement d’un monde à un autre, mondes vrais autant qu’imaginaires ; il peut même fréquenter des mondes qui lui sont personnellement inconnus, mais où il se trouve placé à son insu par l’imagination d’autrui. Dans tous ces espaces, son nom le dénote, son nom évoque une image qui lui est associée, bien que cette image puisse varier énormément jusqu’au point de le rendre quelquefois méconnaissable d’un monde à un autre. Gilles li Muisis jeune, vigoureux, avec les yeux perçants, marchant sur les routes qui mènent à Rome, qu’a cette image-là de commun avec celle du vieillard aveugle de 1350 ? La théorie modale du nom propre permet de figurer la mutation de l’apparence d’un individu et donc de ce que nous appelons couramment son « identité » à travers le temps et l’espace.

Cette théorie rend compte des altérations physiques provoquées par le passage du temps. Si de tels changements sont finalement banals, ils sont cependant loin, comme nous le montre Le Temps retrouvé de Proust, d’être dépourvus d’intérêt. Bien plus pertinent encore pour l’imaginaire poétique, la théorie modale du nom propre nous permet de tenir compte des changements opérés par les mutations entre des contextes divers ou, si l’on préfère, des mondes possibles. A travers ces espaces imaginaires, l’individu porte toujours le même nom, et pourtant l’image appelée par ce nom peut varier énormément d’un monde à l’autre, d’une époque à une autre. Le propre de cette gamme d’images possibles – et son avantage – c’est de nous permettre de proposer et de penser des situations dites en anglais, « counterfactual », c’est-à-dire, des propositions fausses et pourtant sciemment posées pour étayer un raisonnement6.

Or, il est assez courant dans notre expérience de penser à des amis ou à des connaissances selon une formule qui est, souvent, mal fondée et donc inconsciemment « counterfactual » – en contradiction avec les faits. Ainsi, nous forgeons-nous de quelqu’un que nous connaissons une idée étayée par rien d’autre que le « besoin » que nous avons de voir cette personne sous une lumière favorable – ou défavorable selon la disposition affective que l’individu suscite en nous. L’important c’est de noter qu’en dépit de tous les scénarios possibles que nous imaginons pour lui, l’individu garde néanmoins son identité primaire. L’espace nous manque pour développer cette pensée ici ; notons seulement en passant le rapport évident entre un tel procédé et le monde imaginaire de la fiction. De ce point de vue, nommer n’est plus un simple acte d’ostentation ; au contraire, c’est précipiter le dénommé dans un ordre symbolique7.

Jean-Claude Pariente explicite cette idée en distinguant entre le nom propre et sa référence. Si le nom propre lui-même est fixe – ou, pour reprendre le terme de Kripke, s’il a fonction de « désignateur rigide » – la description, ou la référence de la description est plutôt mobile. Ainsi, puis-je désigner Aristote comme le précepteur d’Alexandre. « En ce sens, » nous dit Pariente, « la description fixe la référence du nom ‘Aristote’ »8. Mais on pourrait supposer que, dans un autre monde possible, un historien révisionniste ne décide un jour d’affirmer qu’au contraire, le précepteur d’Alexandre, ce fut Platon et non pas Aristote. Dans ce cas, la référence de la description est mobile, ce qui ne change en rien la désignation nominale. N’est-il pas vrai qu’en entendant la phrase, « Platon fut le précepteur d’Alexandre », nous reconnaissons immédiatement le solécisme : le nom « Aristote » vient tout de suite à l’esprit pour marquer la différence entre le monde « réel », pour ainsi dire, et un autre monde possible où, pour une raison quelconque, on avance cette proposition contre-le-fait, ou « counterfactual ».

De tout cela, on pourrait concevoir le nom propre, à l’instar du mythe ou de la poésie, comme ayant un pouvoir générateur quant à l’imaginaire. Car il partage avec eux le pouvoir paradoxal d’être à la fois déterminant et évocateur. S’ancrant fermement dans le monde matériel par le fait même de désigner celui qui est le moteur de ce monde, c’est-à-dire l’être humain, le nom réussit en même temps à nous donner accès à l’imaginaire, à la pluralité des mondes possibles. Comme le remarque Jean-Claude Pariente, : « …compte tenu des mondes possibles, donner un nom propre à un objet, c’est le désolidariser de toute description définie qui est vraie de lui, car c’est admettre qu’il la satisfait dans ce monde, mais qu’il ne se réduit pas à son contenu puisqu’il peut ne pas la satisfaire dans d’autres mondes »9.

Résumons, donc.

1) Primo : nommer, c’est désigner par une phrase verbale non seulement « un porteur en général de propriétés, mais un être à qui une propriété va être attribuée […] dans un monde possible »10. Retenons ici que c’est « l’être » désigné par le nom propre et non pas la propriété qu’on lui attribue qui prime. Car la même personne pourrait être figurée par une ou plusieurs autres propriétés dans un monde possible différent. De ce fait, on comprend le comportement contradictoire qui caractérise des individus d’un moment à l’autre, dans des situations diverses.

2) Secundo, le nom propre se définit par son intransivité – il désigne, il indique, mais il ne signifie pas : il n’a pas de sens précis. Qui nomme désigne l’existence de quelqu’un sans rien dire sur la personne, à part la possibilité de la reconnaître, de remarquer les propriétés qui lui sont attribuées, et donc de lui assigner une identité.

3) Tertio, si le nom nous apprend à retrouver un individu dans des circonstances diverses et variables, il nous apprend également à distinguer entre les individus. Car il n’y a pas d’ostentation sans distinction. Par exemple, si j’indique ou mentionne une personne, il va de soi que je fais un triage parmi toutes mes connaissances. Autrement dit, identifier c’est en même temps différencier.

Nommer nous met ainsi sur la piste de l’altérité. Précisément parce que le nom ne signifie pas, nous devons apprendre à distinguer entre « reconnaître » et « connaître ». C’est une leçon que trop souvent l’expérience nous enseigne à nos dépens. Et le malheur veut que l’on ait tendance à préférer seulement reconnaître sans faire l’effort plus pénible qu’exige la vraie connaissance.

Lorsqu’il s’agit des inconnus, la distinction entre la connaissance d’autrui et l’identification ne fait pas problème. C’est au moment où l’on dénomme l’autre que commence la difficulté. Car qui nomme se lie au dénommé, si peu intime que soit ce lien. On s’isole dans un acte délocutoire qui suppose pour un bref moment tout ce que veut dire « je » – « tu » (même si l’on se vouvoie, la proximité de l’acte délocutoire est là : on est seul en vis-à-vis). La nomination est donc un leurre. Car par l’acte de dénommer quelqu’un, on crée un espace quelque peu intime entre soi-même et l’autre. Plus la forme d’adresse est familière, plus cet espace délocutoire se rétrécit. Pouvoir appeler quelqu’un par le prénom ou même le tutoyer, nous donne le sentiment de le connaître, et pourtant rien n’est plus traître que ce sentiment de fausse intimité.

Presque toujours, la fausse intimité se base sur un scénario – un monde possible – que nous imaginons grâce à l’image que nous nous faisons de la personne à partir de l’acte délocutoire et de la description de la personne suscitée par cet acte. Nommer est donc situer un individu dans un ordre symbolique que nous imaginons. Le leurre consiste dans le fait de prêter à la personne une identité qui nous est commode, même nécessaire, à la place de l’identité qui est réellement la sienne – et que nous ignorons. Autrement dit, il est plus confortable de se projeter soi-même en l’autre que de prendre la peine de découvrir ce que l’altérité pourrait nous apprendre. Car une telle démarche, nous le sentons instinctivement, pourrait apporter des trouvailles déconcertantes. Tout l’art du Bildungs-roman consiste en quelque sorte à enseigner cette leçon-là. Que ce soit, certes, une expérience qui prête à la tristesse, voire à la mélancolie, le Roman de la Rose en porte amplement témoignage.

2. Guillaume de Lorris et les images de la mélancolie

Revenons à notre point de départ : les pages de La Couleur de la mélancolie. Là, Jacqueline Cerquiglini-Toulet nous montre que la mélancolie n’est pas uniquement un état affectif, une manifestation psychologique. Avec une sensibilité hors du commun, elle évoque la mélancolie comme génératrice de toute une gamme d’activités intellectuelles et littéraires au XIVe siècle. Dans le panorama ainsi évoqué, le Roman de la Rose fait figure de Ur-Text ou de modèle en ce qui concerne la représentation du regard sceptique jeté sur le monde contemporain. Dans ce contexte, c’est le nom de Jean de Meun qui s’impose au préalable, et pourtant on aurait bien tort d’exclure Guillaume de Lorris en abordant le rôle de la mélancolie dans la Rose. A y regarder de près, on trouve que Guillaume fait de son mieux pour préparer le terrain à son successeur.

Si on n’a pas tendance à voir chez Guillaume le ton sombre, voire pessimiste et cynique censé être celui de Jean de Meun, c’est que l’on est peut-être obnubilé par l’ambiance du locus amoenus que lui confère le jardin de Déduit avec ses personnages courtois tels que Oiseuse, Déduit, sa très gracieuse amie, et les autres danseurs de carole. Mais si de telles scènes nous séduisent, si elles nous proposent un monde possible qui pourrait être l’une des images du jardin, une toile de fond, pour ainsi dire, la véritable matière du récit n’y est pas. Elle se trouve en fait ailleurs, dans le jeu quasiment délirant de la nomination.

Fort de l’idée que la Rose est un rêve allégorique et se sert donc de personnifications comme acteurs du drame, on a longtemps étudié ces dernières dans la perspective de la littérature allégorique antérieure, à commencer par Prudence, Martianus Capella, Macrobe, Huon de Méri, et ainsi de suite. Mais dès le milieu du XIXe siècle, Gaston Paris faisait déjà remarquer l’esprit novateur qui inspirait Guillaume de Lorris en créant ces personnifications :

Mais en adoptant le système des personnifications, Guillaume de Lorris l’a modifié notablement : dans toutes les œuvres antérieures, comme dans la Psychomachie, elles sont les seuls personnages, et l’action que l’on suppose se passer une fois entre elles n’est que le symbole de leurs rapports constants. Ici au contraire elles ne servent qu’à amener les péripéties d’un drame tout humain, tout individuel : elles favorisent ou elles combattent les efforts de l’Amant pour cueillir la rose, qui sont le vrai sujet du poème. En outre, certaines des personnifications de Guillaume sont toutes nouvelles : jusqu’à lui on n’avait personnifié que des qualités générales et durables ; Dangier et Bel Accueil sont tout autre chose : le premier représente le refus, la tendance innée chez la femme à ne pas céder sans résistance à celui qui la prie ; l’autre la bonne grâce que la même femme montre à d’autres moments ; ce sont des manières d’être passagères, des aspects de la personnalité, et, au fond, de simples procédés d’analyse psychologique11.

Passons sous silence le commentaire que fait Gaston Paris concernant les aspects psychologiques féminins que représentent « Dangier » et « Bel Accueil ». Il suffit de dire que sa pensée à cet égard appartient à une époque précise, à une époque dont la conception de l’amour courtois et de l’essence féminine se trouve aujourd’hui discréditée. Ce qui mérite notre attention pourtant, c’est l’accent que met G. Paris sur la nature de l’innovation qu’apporte Guillaume à la vieille forme littéraire de la personnification. Mais il s’avère que l’admiration que témoigne celui-ci en parlant de l’art novateur, « ingénieux et subtil » de Guillaume se colore de nuances vite négatives. A peine sa louange prononcée, Paris passe à l’attaque, et, il faut bien le dire, une attaque quelque peu acerbe. Ecoutons-le :

Tout cet art ingénieux et subtil est d’ailleurs faux et dangereux : il dispense d’observation réelle et de sentiment vrai ; on le voit trop, sinon par Guillaume, au moins par ses imitateurs, qui, comme toujours, enchérirent sur ses défauts : en faisant intervenir Amour, Honte et Peur, Pitié et Franchise, Dangier et Bel Accueil, on a construit, aux XIVe et XVe siècles …une masse de pièces insipides, soi-disant consacrées à l’amour, et qui ne contiennent que de froides combinaisons de l’esprit, sans une parcelle de vérité ni de passion12.

Le dépit de Gaston Paris ne fait pas de doute. Et, pourtant, d’où vient-il ? Pourquoi un jugement si sévère devant ce qui ne peut passer – et cela par son propre témoignage – que pour un véritable triomphe d’invention poétique de la part de Guillaume de Lorris ? Les noms cités par Gaston Paris peuvent nous fournir un indice prometteur dans cette enquête. « Dangier », « Honte », « Peur », « Pitié », et même des personnages aussi francs que « Bel Accueil », et « Amour » pourraient-ils correspondre à l’idée romantique de l’amour et de la femme que se faisait Gaston Paris en inventant son fameux « amour courtois » ? Sur un ton on ne peut plus sec, il répond lui-même : « eh bien, que non » ! On entend le mépris : « …une masse de pièces insipides, soi-disant consacrées à l’amour, et qui ne contiennent que de froides combinaisons de l’esprit, sans une parcelle de vérité ni de passion ».

Décidément il y a quelque chose dans le texte de Guillaume qui gêne considérablement Gaston Paris. Or, cette gêne, on le voit, semble liée aux personnages de Guillaume, personnages, on l’a vu, qui sont des personnifications trop bien réussies. Encore une fois, c’est Gaston Paris qui nous met sur la piste. Comment s’est-il exprimé ? Ne dit-il pas que dans le Roman de la Rose : [les personnifications] « servent à amener les péripéties d’un drame tout humain… » ? N’est-ce pas dire que chez Guillaume de Lorris, les personnifications se comportent autrement que ne font celles d’un Martianus Capella qui, elles, au dire de Paris, ne sont que des « symboles » ?

Ce qui semble problématique pour Gaston Paris, donc, c’est que Guillaume de Lorris ne se contente pas de faire le portrait de la personnification typique : c’est-à-dire, une abstraction dotée d’une seule valeur constante. Non, en nommant ses personnifications, il va jusqu’au bout. Il crée de véritables personnages auxquels il donne la responsabilité d’amener les péripéties d’un jeu amoureux qui n’est pas du tout du goût de Gaston Paris. Ce jeu d’amour n’a rien du sentiment mièvre et mielleux qui est la signature de l’amour courtois de son cru (dont nous venons d’écouter un échantillon, du reste). Car seuls les personnages agissant comme de véritables personnes seraient capables, pour reprendre le mot de Gaston Paris, de dispenser « d’observation réelle et de sentiment vrai »13. Force nous est d’admettre, alors, que Gaston Paris a bien compris le pouvoir de la nomination chez Guillaume. Au lieu des habituelles ombres abstraites, le poète a mis sur la scène toute une distribution de personnes : fictives, certes, mais suffisamment réelles pour mener un jeu d’amour qui n’a nullement la grâce ou le ton optimiste d’un roman courtois à la Chrétien de Troyes. Au contraire, dès le début, Guillaume met en scène un jeu qui a comme but d’apprendre au jeune acteur que le timbre dominant du chant d’amour, c’est le bourdon. Armé de la méfiance de Gaston Paris, on pourrait voir l’œuvre de Guillaume d’un œil neuf. On a tendance, par exemple, à expliquer la série d’images peintes à l’extérieur de la muraille du jardin comme figurant des « vices » anti-courtois exclus du monde d’amour censé être celui du jardin. Du moins, tel est l’avis de Gaston Paris sur cette scène : « Le jardin d’Amour, lieu de délices, entouré de hautes murailles, sur lesquelles sont peintes par dehors, comme exclues de ce séjour, toutes les choses laides ou tristes de la vie »14. Et pourtant, la distinction entre extérieur et intérieur paraît factice dans la mesure où bon nombre des soi-disant « vices » vont se manifester à l’intérieur du jardin, au cours des péripéties amoureuses de l’Amant. Etant donné le grand soin que prend le poète à les décrire, et le rôle clé qu’ils jouent dans le programme des enluminures d’un grand nombre de manuscrits, on ne peut pas écarter ce vaste panorama ekphrastique en le déclarant dépourvu d’importance, en le rejetant à l’extérieur du jardin.

Ce programme a, d’ailleurs, pour le texte de la Rose, la signification – et quasiment la même fonction – qu’ont les programmes sculptés sur les porches des églises romanes et gothiques.

1) Comme ces programmes, celui-ci esquisse, en premier lieu, les grandes lignes de la doctrine. On pourrait objecter qu’en figurant « l’amour au négatif », les images peintes ne donnent que l’envers de la doctrine ; la suite prouvera que non.

2) Deuxièmement, le programme sert à établir l’ambiance sinon « sacrée », au moins rituelle, que l’Amant trouvera en pénétrant à l’intérieur du jardin. Les images rendent vivant et bien réel chaque état représenté. Qui plus est, la description détaillée consacrée à chaque « semblance » (le mot est de Guillaume) impose le nom propre à la description, et réciproquement celle-ci au nom propre, de sorte que l’un et l’autre livrent une image plus que vivante. On en verra un exemple dans un moment.

3) En dernier lieu, la galerie d’images introduit le lecteur à la « signature » du poète, c’est-à-dire à cette technique qui est la sienne de transformer des objets en personnages par la nomination. En fait, à partir du XIVe siècle les manuscrits enluminés commencent à figurer ces images non pas comme des peintures en deux dimensions seulement, mais comme des statues dégagées, quasiment comme s’il s’agissait d’une personne mise sur un piédestal. Cette évolution dans la représentation plastique des images témoigne du succès qu’avaient ces images introductrices pour apprendre au lecteur la différence entre « signifier » et « nommer ».

Que je sache, on n’a jamais suggéré que la rhétorique imagée du Roman de la Rose relève de son penchant pour la nomination. Et pourtant, dès le début de l’intermède qui s’insère entre le prologue et l’entrée de l’Amant au jardin, Guillaume de Lorris offre au lecteur une poésie onomastique où sonorité et description se relayent avec une virtuosité vertigineuse. On a tendance à oublier que la Rose, comme la Genèse, s’ouvre sur un monde nouveau, un monde dépourvu d’êtres humains. Un à un, le texte peuple le monde du récit selon un système qui nomme et décrit, et où le son du nom semble aussi important que la description des propriétés qui lui sont attribuées. Du moins, telle est la conclusion qui s’impose dès que l’on remarque comment et avec quel art les éléments de chaque personnage dénommé sont intercalés dans sa propre description.

Au début, donc, à l’extérieur du jardin, il n’existe personne : le héros s’aventure dans son rêve dans un monde désert, seul comme Adam à l’aube du temps. Or, c’est le moment où l’Amant, se trouvant devant les murailles du jardin, commence à peupler ce monde en nommant les créatures qu’il voit. Cette première expérience onomastique fait naître un double jeu de nomination et de description qui se présente comme une dialectique qui situe un être, sa description et ses attributs dans un monde possible ; en l’occurrence, ce monde n’est que le premier de toute une série d’états du monde avancée par le récit. L’expérience progressive de l’Amant consistera à faire face à chaque monde inconnu. Cette première aventure de l’Amant établira le modèle ; il commence en toute simplicité par un acte délocutoire et constatif – voir et nommer. Au premier abord, le jardin se présente non seulement comme un lieu de spectacle, mais comme un espace ou nominatio et descriptio constituent toute l’action du héros. Ainsi, comme Adam au Paradis, c’est l’Amant qui « nomme les créatures » peuplant ce monde. Guillaume est formel là-dessus :

Quant j’oi un pou avant alé,

si vi un vergier grant et lé,

tout clos de haut mur bataillié,

portret dehors et entaillié

a maintes riches escritures.

Les ymages et les pointures

dou mur volentiers remirai,

si vos conterai et dirai

de ces ymages la semblance

Si com moi vient a remembrance.

Enz en le mileu vi Haïne,

qui de corroz et d’ataïne

sembla bien estre moverresse ;

… (129-141)15

Jusqu’au moment où il voit le verger et ses murailles, l’Amant se distingue par un regard immotivé, vague, se promenant par ci, par là, sans but aucun. Tout change dès qu’il voit non pas le verger, mais les noms et les images qui s’y trouvent. Dès qu’il s’agit de voir, de nommer et de décrire, le récit prend un débit et une allure qui le lancent dans l’histoire. C’est du nom et de la répétition de la nomination que découle et dépend la trame. C’est là le rôle de la nominatio et de la descriptio de chaque personnage peint sur la muraille. Il enseigne au lecteur que nommer, c’est raconter.

Le regard motivé révèle aussi un jeu de langage et un jeu d’image complémentaires dès qu’il s’agit de faire la description du personnage nommé dans le texte écrit ou bien d’en faire le portrait peint. D’abord, il y a comme une double conscience ou, si l’on veut, un regard bifurqué qui se révèle dans le texte et qui correspond au point de vue annoncé dès le début du roman au moment ou le poète s’introduit comme personnage double :

El vintieme an de mon aage,

el point qu’Amors prent le paage

des jones genz, couchier m’aloie

une nuit si com je souloie,

et me dormoie mout forment

et vi un songe en mon dormant

qui mout fu biaus et mout me plot ;

(Lecoy, 21-27)

Le thème du dédoublement se poétise dans le texte, où le nom propre résonne souvent en image sonore, tout en donnant naissance, en même temps, aux anagrammes qui transforment le nom en image. Prenons, par exemple, « Envie », dont on peut juger l’importance par l’amplitude de la description qui lui est consacrée. Puisque au moyen âge l’envie est surtout conçue comme une façon de voir à travers, ou de loucher, la description d’Envie ici se distingue par la richesse des variantes du verbe « veoir » et « oïr », les deux sens par lesquelles l’envieux appréhende ce dont il doit être jaloux. En même temps, le poète s’amuse à disjoindre les deux syllabes formant le nom propre, « En-vie », pour en faire des combinaisons montrant ce vice au travail. Grâce à l’homophonie, le poète arrive à ironiser la vie et la vue d’Envie qui n’est en vie que pour voir (« elle vit ») ce qui la rend malade. Si la représentation peinte d’Envie la représente souvent en train de regarder de biais un couple amoureux, le texte se sert des anagrammes pour souligner à quel point l’envie sous-tend tout bien : en vie, ne vit, bi/en/s vie/nt, bi/en/s vie/nt. C’est la juxtaposition de biens vient et Envie dans le vers : Estre iree quant nus biens vient/ Envie est…, qui fait remarquer le mot Envie dessous l’expression bi[en]s [vie]nt (répétée trois fois en proximité)16.

Apres refu portreite Envie,

qui ne rist onques en sa vie 236

n’onques por riens ne s’esjoï,

s’ele ne vit ou s’el n’oï

aucun grant domage retraire.

Nule rien ne lui puet tant plaire 240

con fet maus et mesaventure.

Quant el voit grant desconfiture

sor aucun preudome cheoir

ice li plet mout a veoir ; 244

ele est trop lie en son corage

quant ele voit aucun lignage

decheoir ou aler a honte ;

et quant aucun a honor monte 248

par son sens et par sa proesce,

c’est la chose qui plus la bleice,

car sachiez que mout la covient

Estre irie quant nus biens avient. 252

(Anvie est de tel corage,

Quant biens avient, par po n’enrage.) [leçon du ms. BnF 378]

[Après était encore représentée Envie, qui jamais de sa vie ne rit et jamais pour rien ne se réjouit, sinon quand elle voit ou entend raconter que quelqu’un a subi un grand préjudice. Rien ne saurait lui faire autant plaisir que le malheur et la mésaventure d’autrui. Voir une grande catastrophe s’abattre sur un homme de bien, c’est le spectacle qui lui fait grand plaisir. Elle éprouve en son for intérieur une joie intense en voyant quelque lignage déchoir et tomber dans le déshonneur, et quand quelqu’un s’élève et accède par son intelligence ou sa prouesse à une situation honorée, c’est la chose qui la blesse le plus, car sachez qu’elle ne peut s’empêcher d’être très en colère quand arrive un bien. Le caractère d’Envie est tel, qu’elle manque devenir enragée quand arrive un bien.]17

Or pour peindre les dessous de l’amour, Guillaume a bien compris que rien n’est plus marquant, plus typique ou plus vrai que le caractère des gens sans distinction du monde qu’ils habitent. Il comprenait également que rien n’appelle l’image comme la nomination. Or, si le nom propre est essentiellement un fait de langue, il est aussi, on l’a vu, un phénomène déictique qui, dans son ostentation, appelle la description. Qui nomme décrit, certes ; mais bien au-delà, celui qui nomme éprouve comme un besoin d’« anthropomorphiser » le nom propre en lui attachant le ou un « portrait » du dénommé. C’est en cela que le nom est vraiment « propre », qu’il désigne un individu particulier et nous sollicite de « peindre » son caractère.

Rappelons à ce propos le sens primordial du mot « caractère » dont on se sert pour désigner autant d’aspects physiques que d’aspects moraux ou psychiques d’un individu, bref son allure. Du latin character, calqué sur le grec kharactêr, « signe gravé, empreinte », le mot relie l’image et l’écriture. De l’idée de l’empreinte – lui aussi ayant l’image comme une de ses connotations : « effigie » [du latin effigies « représentation, portrait »] – on arrive au sens de « signe ou ensemble de signes distinctif », comme, par exemple, « le trait propre à une personne, à une chose, et qui permet de la distinguer d’une autre ». En somme, il s’agit d’un élément particulier (qui permet de reconnaître, de juger). Du trait qui confère la reconnaissance ou le jugement, il n’y a qu’un pas à faire pour voir dans le mot « caractère » un principe de différentiation comme dans l’« ensemble des manières habituelles de sentir et de réagir qui distinguent un individu d’un autre ». Autrement dit, on arrive à l’idée du caractère comme personnalité : « Personne considérée dans son individualité, son originalité, ses qualités morales »18.

Notons bien comment Guillaume de Lorris donne l’empreinte des qualités morales aux personnages qu’il rencontre. Qu’il s’agisse de Haine, de Félonie, de Papelardie, de Male Bouche, de Dangier ou de tout autre, on se trouve témoin d’une rhétorique spirituelle et fortement imagée qui ne nous laisse pas un instant dans le doute quant aux qualités physiques et morales des personnages en question. Haine « sembla bien estre meneresse ;/ corroceuse et tançoneresse/ et plaine de grant cuvertage… » (Lecoy, 141-143). Envie nous représente le type même du regard haineux, mais animé ici au point presque d’une gymnastique qui contredit la prétention du texte de n’être qu’image peinte : « Lors vi qu’Envie en sa pointure/ avoit trop laide esgardeüre ;/ ele ne regardast neant/ fors en travers, em borneant ;/ et s’avoit trop mauvés usage,/ car el ne peüst el visage/ regarder rien de plain em plaing,/ ainz clooit un oil en desdaing,/ qu’ele fondoit d’ire et ardoit/ quant aucun qu’ele regardoit/ estoit ou preuz ou biaus ou genz/ ou amez ou loez de genz » (Lecoy, 279-290).

La double perspective qui est celle du poète expérimenté et de son alter ego, le naïf Amant structure la fiction selon laquelle le jardin est censé constituer un monde à part, un hortus conclusus consacré à l’amour en tant que vie privilégiée. L’expérience du jardin, en oscillant sans cesse entre ces deux points de vue contradictoires, apprend vite au lecteur qu’il ne pourrait jamais croire aux apparences. L’Amant ne laisse pas au guichet les personnages rébarbatifs du monde extérieur : d’autres, ou les mêmes sous un autre visage, peuplent le monde de l’amour. Du coup, on se rend compte que le jeu de nomination dehors les murs constitue un apprentissage de perception approfondie qui doit servir de guide au jardin. Ainsi, « semblance », le mot de Guillaume, acquiert son double sens de « ressemblance » et d’« apparence illusoire » dès que l’Amant franchit le seuil du jardin. Et la première fausse apparence sera l’impression que dans le monde où règne le seigneur Déduit, la vie ressemble à une longue danse élégante et gracieuse. Au delà de la carole, il y a la fontaine qu’est le miroir de Narcisse. C’est là que la thématique de la ressemblance ambiguë prendra son plein essor et cela à travers la figure de la mélancolie. Certes, le miroir s’insère dans le récit d’une façon sinistre :

Qui en ce miroër se mire

ne puet avoir garant ne mire

que il tel chose as ieuz ne voie.

Maint vaillant home a mis a glaive

cil miroërs, car li plus saive,

li plus preu, li mieuz afetié

i sont tost pris et agaitié.

Ci sort as genz noveile rage,

ici se changent li corage

ci n’a mestier sens ne mesure.

(Lecoy, 1573-1583)

[Celui qui se regarde dans le miroir ne peut trouver de protecteur ni de médecin pour éviter à ses yeux de voir ce qui l’a mis sur la voie de l’amour. Ce miroir a fait périr maint homme de valeur, car les plus sages, les plus vaillants et les mieux éduqués y sont guettés et vite pris au piège. C’est alors que les gens sont saisis d’une rage nouvelle ; c’est ici que les sentiments se transforment, ici le sens et la mesure ne servent à rien.]

Mais qu’est-ce au juste qu’apprend le miroir ? N’est-ce pas simplement un instrument de perception tout comme les images peintes aux murailles du jardin ? Avec la très grande différence que cette fois-ci il s’agit d’un jeu de nomination spéculaire. Le miroir invite à se regarder : il ne nomme pas, mais invite le spectateur à se nommer, à se décrire.

Rien de particulièrement neuf là. Certes, il est parfois mélancolique d’avoir à prendre la mesure de soi-même : on est rarement satisfait du bilan. Ce qui est sinistre ici, c’est que l’on a affaire à « un miroir qui n’en est pas un ». C’est plutôt le regard borgne et louche d’Envie, le regard destructeur : « il a fait périr maint homme de valeur ». Le miroir de Narcisse, comme le texte nous le rappelle, n’est nullement un objet dans le monde : il n’a rien d’un simple instrument de perception objective ou matérielle.

En fait, dès le moment où l’Amant commence à y regarder, les frontières entre le monde extérieur et l’esprit commencent à s’estomper au point où l’Amant a la vue de plus en plus troublée. Ne pourrait-on dire, alors, que le miroir incarne la double perspective qui reflète plusieurs images possibles, sans que le spectateur ait la possibilité de distinguer entre un phénomène réel et celui que son imagination, éperonnée par l’émotion, lui a dicté ? Ainsi, le miroir met le spectateur dans le doute, il le rend conscient de l’ambiguïté des apparences, sans lui apprendre comment choisir entre celles-ci. Ce qui est pire, c’est que ce jeu de reflets laisse entendre la futilité du choix. « C’est ici [dans le miroir] que les sentiments se transforment, ici le sens et la mesure ne servent à rien ».

Il n’est pas sans importance de remarquer que Guillaume nomme la fontaine doublement avec le nom d’une personne et d’un attribut. Le miroir sert comme un avertissement quant à l’ambiguïté des apparences et de la perception. Rappelons à cet égard le mot de Françoise Armengaud que « le nom est le miroir du visage et vice-versa ». Mais n’avons-nous pas vu que si le nom a un message, il n’a pas un sens précis ? En l’occurrence, comment l’Amant pourrait-il espérer lire dans le visage – pas plus que dans le nom – de ses interlocuteurs une indication fiable de leurs intentions à son égard ? Comment pourrait-il connaître ses interlocuteurs, d’autant plus qu’il ne fait pas vraiment un effort de les connaître, mais seulement à se retrouver à travers eux. Il faut reconnaître qu’il ne cherche vraiment pas la Rose en tant qu’être indépendant de lui-même, indépendant de ses propres fantaisies érotiques. Autrement dit, il est tombé victime du leurre de la fausse intimité qu’encourage l’image projetée par le nom propre. Chemin faisant, il nous avertit de l’ambiguïté innée du concept même de l’étiquette, « propre ». N’est-il pas vrai finalement que si la référence du nom n’est pas mobile, cela est loin d’être le cas pour les attributs que l’on lui attribue comme « propres » ?

Il n’y a pas lieu de s’étonner, donc, que dès le moment où l’Amant expérimente l’effet désorientant de regarder la vie à travers le miroir de Narcisse, son monde à lui ne cesse pas de se transformer. D’un grand naïf, franc, et sans façons, l’Amant devient maladroit : indécis ou crédule lorsqu’il vaudrait mieux être sceptique ; méfiant lorsqu’il sera plus efficace de se montrer gracieux ; bref, il ne sait jamais comment il doit se comporter d’un moment à l’autre.

3. Epilogue : Jean de Meun, Saturne et le nom de la mélancolie

Dans le dernier quart de son poème, Guillaume nous offre un scénario qui reflète un monde bien autre que celui de Déduit – insouciant, brillant, et heureux – par où l’Amant a débuté. A mon avis, il y bien moins lieu de s’étonner ici du désespoir de l’Amant, que du peu de cas que la critique a tendance à faire de son état. On se souvient bien des plaintes incessantes que l’Amant émet et qui ne laissent pas de doute quant à son malheur ainsi qu’au fonds inépuisable de la pitié qu’il ressent pour lui-même :

Mout ai le cuer du ventre irié

dont j’ai Bel Acueil adirié

et bien sachiez que tuit li membre

me fremissent quant il me menbre

de la rose que je soloie

veoir de pres quant je voloie.

Et quant du bessier me recors,

qui me mist une odor ou cors

assez plus douce que de basme,

par un poi que je ne me pasme,

qu’encor ai ge ou cuer enclose

la douce savor de la rose ;

et sachiez, quant il me sovient

que a consirrer m’en covient,

mieuz voudroie estre morz que vis. (Lecoy, 3749-3763)

On tomberait très vite d’accord sur le fait qu’il s’agit là d’une plainte amoureuse on ne peut plus conventionnelle – voire presque parodique. Quelle que puisse être la qualité littéraire de cette partie du roman, pourtant, le fait est que les dernières centaines de vers témoignent d’un réel malheur de sa part. On se demande alors pourquoi tant de critiques littéraires se sont persuadés depuis bientôt plus de deux siècles que Guillaume de Lorris avait l’intention de mener cet amour à bon port ? Cet optimisme vient-il de l’influence du roman courtois où les amants finissent généralement par trouver le bonheur dans l’idée d’une issue heureuse aux souffrances de l’Amant ? Telle semble être l’idée de Gaston Paris, lorsqu’il dit que « Le roman sans doute, dans la pensée de l’auteur, durera encore assez longtemps. Guillaume nous dit qu’il voulait le terminer par une explication de tout ce qui aurait figuré dans le récit, et il nous assure que « la fin du songe » en était la plus belle partie »19.

D’où vient cette assurance ? Force nous est d’admettre, au contraire, que Guillaume ne cherche pas à nous expliquer le malaise qui envahit l’Amant et le plonge dans une mélancolie si profonde. Certes, il permet à l’Amant d’expliquer les causes immédiates de son malheur, comme s’il s’agissait d’un ennui réel mais passager. Mais il n’aborde pas du tout le problème de l’identité en amour, problème soulevé par le nom propre. Cette cause des difficultés amoureuses, il la passe sous silence. Et pourtant, étant donné que le problème est posé par Guillaume, on s’imagine qu’il aurait voulu l’adresser en terminant son roman. Il n’a pas pu le faire, comme nous le savons.

Mais son continuateur, Jean de Meun, lui, a relevé le défi d’une façon ingénieuse. Il fut, peut-être, le premier à reconnaître le rôle important que Guillaume donne à la mélancolie. En même temps, Jean comprend que Guillaume n’a pas de dispositif particulier pour ancrer la tournure saturnienne que prend son récit à la fin. De son propre cru, Jean en comble la lacune et du coup il s’est emparé du récit de Guillaume. Non seulement il l’a terminé à sa guise, mais chemin faisant il a transformé le ton sur lequel il faut lire la première partie. S’inspirant de l’existence persistante chez Guillaume du récit ambigu, Jean y a tout simplement imposé le voile mythologique du dieu de la mélancolie, Saturne.

L’histoire de la façon dont il fait régner Saturne sur son œuvre, histoire intimement liée à la fameuse querelle à propos des mots « couilles », et puis « châtrer » qui deviendra un leitmotiv chez Jean de Meun, sera la matière d’un autre essai. Notons tout simplement pour conclure, que Saturne est la figure par excellence au moyen-âge et à la Renaissance de la mélancolie. Quasiment tous les personnages nommés par Jean de Meun et qui parlent chez lui peuvent figurer un aspect ou un autre du caractère de Saturne. Il est de loin le personnage-clé chez Jean dont les attributs structurent la continuation de la Rose. Mais sans le jeu de la nomination mis en place par Guillaume, et sans la thématique déjà mélancolique de celui-ci, Jean n’aurait pas pu peut-être mener à bien sa démarche. Mieux que l’on ne l’a vu, Jean a réalisé le vœu de Guillaume selon lequel la fin dévoilera le début. Jean montre que Guillaume et lui ont bien compris qu’en matière d’amour c’est la mélancolie qui prime et que le nom de la mélancolie, c’est Saturne.

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1 Jacqueline Cerquiglini-Toulet, La Couleur de la mélancolie. La fréquentation des livres au XIVe siècle (1300-1415), Paris, Hatier, 1993, p. 9.

2 Françoise Armengaud, « Nom », Encyclopaedia Universalis, Paris, Encyclopaedia Universalis France, 1990, t. 16, p. 384c.

3 Jean-Claude Pariente, cité par Françoise Armengaud, ibid., voir J.-C. Pariente, Le langage et l’individuel, Paris, Armand Colin, 1973, chapitre 3 : « Les opérateurs d’individualisation ; Le nom propre », et 5. « Décrire et repérer ».

4 F. Armengaud, art. cit., p. 386a.

5 Ibid., p. 386a-b.

6 Normalement, un « counterfactual » nous permet de montrer l’impossibilité de la proposition fausse. Celle-ci sert alors à nous permettre d’envisager toute une gamme de raisonnements possibles afin de pouvoir distinguer le bon.

7 Cet ordre symbolique n’est rien d’autre qu’une sorte de « monde possible » selon la description qu’en donne Pariente. « On ne peut observer que le réel ; les mondes possibles sont seulement ‘stipulés’ pour reprendre une autre expression de Kripke, c’est-à-dire donnés par les conditions descriptives que nous associons avec eux. L’expression de monde possible n’est qu’une métaphore qui n’exige aucun engagement ontologique, car elle ne renvoie pas à une réalité mais seulement à une construction linguistique. Cette construction n’est toutefois pas sans rapport avec le réel : elle constitue un indispensable instrument d’analyse », « Le nom propre et la prédication dans les langues naturelles », Langages 16, juin 1982, p. 54.

8 J.-C. Pariente, art. cit., p. 57

9 Ibid., p. 57.

10 Ibid., p. 49.

11 Gaston Paris, La Littérature française au Moyen Age (XIe-XIVe siècle), 7e édition, Paris, Librairie Hachette, s.d., p. 179-180 (je souligne).

12 Ibid., p. 180 (je souligne).

13 Gaston Paris lui-même renforce cette idée lorsqu’il conclut ses remarques sur le texte de Guillaume de manière un peu surprenante (étant donné son jugement sévère quant à la forme). Il prononce une louange généreuse à propos de l’effet d’ensemble, tout en réservant de cette approbation la forme qu’il oppose toujours : « …la première partie du Roman de la Rose est, sauf les critiques qui s’adressent au genre en lui-même, un des plus agréables ouvrages du moyen âge » (ibid., p. 181). Il faut dire que Gaston Paris formule son jugement au moment d’aborder son analyse de la continuation de Jean de Meun qu’il juge avec sévérité, tout en affirmant avec pertinence que l’asymétrie des deux parties a assuré en quelque sorte, la réussite du roman : « Ces deux parties si dissemblables ont également contribué au succès de l’œuvre entière… » (ibid., p. 184).

14 Ibid., p. 180.

15 Guillaume DE Lorris et Jean DE Meun, Le Roman de la Rose, publié par Félix Lecoy, Les Classiques français du moyen-âge, 92, Paris, Honoré Champion, 1965, t. 1. (Dorénavant cité « Lecoy, v… ».)

16 Le ms. BnF, fr. 12786 confirme en quelque sorte cette association. Il donne une lecture légèrement différente : « bien avient/Anvie est… » pour « biens vient/Envie… ». Or partout ailleurs dans le passage, BnF, fr. 12786 donne « Envie » et non pas « Anvie » comme orthographe. Il y a tout lieu de croire, donc, que l’orthographe « Anvie » dans ce cas est appelée par « avient » en reconnaissance de la répétition du nom propre dans l’anagramme sous jacente formée par anvie(t) < avient. Notons à ce propos que la rime à laquelle avient répond est covient, autre anagramme d’envie. On doit remarquer, si besoin est de renforcer davantage l’argument, que le ms. BnF, fr. 378 ajoute la glose suivante comme pour renforcer par répétition l’anagramme : Anvie est de tel corage, Quant biens avient, par po n’enrage.

17 Traduction d’Armand Strubel, dans Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. d’après les ms. BnF, fr. 12786 et ms. BnF, fr. 378 par A. Strubel, Paris, Le Livre de Poche, 1992 (Lettres Gothiques).

18 Citations de la Version électronique du Nouveau Petit Robert, texte remanié et amplifié sous la direction de Josette Rey-Debove et Alain Rey (Paris : Dictionnaires le Robert, 1996).

19 Gaston Paris, La Littérature médiévale, p. 181.