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La mélancolie des sots

Patrizia ROMAGNOLI

Toustesfois je croy fermement,

Qu’il ne feit oncq si vivement

Le Badin, qui rit, ou se mort,

Comme il faict maintenant le mort.

C. Marot, De Jehan Serre, excellent Joueur de Farces1

Dans La Couleur de la mélancolie, Jacqueline Cerquiglini-Toulet montre de quelle manière la littérature du XIVe siècle, en raison d’une constante réflexion sur ses origines et finalités, et surtout par une conscience aiguë de la grandeur d’un héritage qu’elle se sent appelée à bien administrer, a nourri un sentiment d’inadaptation et de tristesse, qui en fait la particularité et aussi la paradoxale fécondité :

Même si, dans une perspective de longue durée, le XIVe siècle se trouve encore très près des origines, les poètes d’alors, et précisément à cause de cette proximité, se sont pensés comme des fils évoluant dans un monde devenu vieux. La contradiction est douloureuse et donne une couleur propre à cette littérature, celle de la mélancolie2.

L’époque est « prise dans sa contradiction d’être faite de vieux fils, de vieillards écoliers3 », et le discours de la mélancolie y interroge et s’approprie quelques-unes de ses figures privilégiées : l’héritage, la filiation, la perte, la mémoire, se mesurant aussi au chant, car le paradoxe veut que la mélancolie se chante, en une complainte, ou mieux, en une plainte amoureuse de sa perte, irisant ainsi sa noirceur des couleurs qu’elle avait chassées.

La sotie s’inscrit assurément dans le prolongement de ce constat. Le sot, insigne contempteur du monde, marqué lui-même du sceau de la folie qu’il dénonce en tout lieu, répète le jugement désabusé dont la mélancolie fait son terreau. Mais ce constat, vieilli à tout le moins d’un siècle, n’a plus, dans la sotie, cette « couleur » qui faisait son chant. Et si le sot endosse ou simplement réitère une parole mélancolique maintes fois proférée, il la dégrade aussi et sans doute la conteste, en en minant les fondements. La mélancolie des sots se veut certes émancipatrice : tournée contre elle-même, elle libère une force de dérision censée suspendre ou anéantir la tristesse du déclin. Mais les temps ne sont pas les mêmes, et la mélancolie, loin d’être seulement un état fondé sur une perte ayant déjà eu lieu, est elle-même soumise à l’histoire et à la perte dont elle est le fruit.

« O povre Monde infortuné !4 »

« Le monde – disait Jean Gerson [1363-1429] – est près de sa fin ; c’est un vieillard délirant, en proie à toutes sortes de fantaisies, de songes et d’illusions5 ». Environ cent ans après, la décrépitude du monde est toujours d’actualité mais les esprits se sont fait plus cyniques. Si bien que quand on veut stigmatiser la politique de François Ier on intitule des pamphlets : Le Monde sans croix, Le Monde qu’on acheve de paindre, Le Monde qui n’a plus que les os, Le Monde qui n’a plus que frire [1522]6. A force d’être annoncée, l’Apocalypse est devenue triviale, tout comme les mots qui la préfigurent. Les choses vont si mal, que le Monde qui n’a plus que frire en arrive à regretter, non pas un bonheur à jamais révolu, mais tout simplement l’enthousiasme de ses défenseurs de jadis :

Le temps passé, j’avois des avocatz

Qui se mètoient tous les jours en dangier ;

Par leurs sermons ilz me voulloient vangier,

Mais maintenant ilz n’ont garde du cas7.

La défense du Monde est une cause perdue, son « cas » est tombé trop bas. Les forces du désordre profitent de cette faiblesse. Dans la Sotise a huit personnages [1507 ?] d’André de La Vigne, pour le maléfique Abus, Monde, amoindri et fragile, est une proie facile :

Abuz

Vielhesse mect de tieulx compoz

En tes potz

Pour te donner merencolie.

Tu resves. Entendz tes suppotz.

Atropos

Desja de son lyen te lye.

He, Monde, laisse tel folye.

Chere et lye

Te donré, se tu me veulx croire.

Ta pensée est toute amollie,

Hors saillie

De tout bon propos et memoire8.

Attaché à des valeurs périmées, méfiant et grognon, Monde n’est, aux yeux d’Abus, qu’un vieux mélancolique qu’Atropos s’apprête à ceindre de son lien fatal (image bien étonnante, au demeurant, où l’allégorie chrétienne de la Mort en chasseur qui « lie » fatalement sa victime s’impose sur la fonction de la dernière des Parques). Abus n’aura aucune peine à l’endormir par ses promesses trompeuses et à avoir ainsi le champ libre pour donner naissance à ses suppôts, les sots, appelés à être les fondateurs d’une nouvelle humanité. Car quand le Monde dort, la Folie veille, pure décadence en acte ; Abus, le chef des sots, n’étant qu’un de ses terribles attributs9. Aux jours les plus sombres de sa dégénérescence la terre pullule de fous, agents et incarnations particuliers d’une puissance qui n’épargne aucune classe, catégorie, âge ou sexe, ni aucun individu. C’est un fait connu : « Tout le monde est fol », comme le scandent si bien les cris qui ouvrent quelques-unes des soties, faisant mine d’épuiser une liste par définition interminable :

Sotz lunatiques, sotz estourdis, sotz sages,

Sotz de villes, de chasteaulx, de villages,

Sotz rassotez, sotz nyais, sotz subtilz,

Sotz amoureux, sotz privez, sotz sauvages,

Sotz vieux, nouveaux, et sotz de toutes ages,

Sotz barbares, estranges et gentilz,

Sotz raisonnables, sotz pervers, sotz retifz,

Vostre Prince, sans nulles intervalles,

Le mardy gras jouera ses jeux aux Halles10.

L’espace et le temps se joignent et se confondent dans cet appel : les « Sotz barbares, estranges et gentilz » rallient les « Sotz vieux, nouveaux, et sotz de toutes ages » pour offrir à Folie un domaine aux ressources inépuisables.

Double cocasse du monde, masque grotesque et impudiquement démasqué, le théâtre des soties appartient par excellence au temps du désenchantement, à l’ère du « trop tard ». Le déclin de l’humanité, incarné par ces êtres risibles, s’il peut inspirer la nostalgie d’une vertu désormais éteinte, se prête bien davantage aux sarcasmes désabusés. La mélancolie que ce spectacle inspire devient ainsi seconde, puisque la perte qui faisait toute sa richesse a perdu de sa valeur et, par là, sa force d’inspiration. Entracte d’une Fin qui jamais ne s’accomplit, la sotie n’a de cesse de mettre en œuvre des stratagèmes qui lui permettent de passer le temps et de se soustraire à l’emprise de la mélancolie.

Le temps de rire quand il faudrait pleurer

Ainsi dégagé de ce qui pèse sur autrui, la seule occupation qui semble intéresser le fol est de « foller », aussi follement qu’il est possible, et de préférence accompagné :

Soutouart commence

Ou estes vous folz afollés

Follement follant en folie ?

Croquepie

Ha dea ! ilz s’en sont envollés !

Legiers esperitz vollés, vollés,

Ostés vous de melencolie.

Pour present foller en follie

Par les foloians folemens.

Ces folastres affolemens

Affollés de folle affolance

Par trop folle comme affolance,

Fol qui ne folle n’est pas fol.

Soutouart

Croquepie !

Croquepie

Hola !

Sotie

Par sainct Pol,

Puis qu’avés la teste si folle

Vous en tiendrés ceans escolle11.

Au désarroi de l’« escollier de Merencolye12 », Sotie oppose la fréquentation de l’école de la folie, où résonnent les « foloians folemens » de ses disciples. Adepte de la fête et de l’exception, le sot échappe à la bile noire en s’abîmant dans la folle joie. Cette suspension carnavalesque de la mélancolie est bien sûr limitée, elle n’est qu’un antidote temporaire dont l’efficacité est sans doute redevable à la petitesse de ses ambitions. Car ces réjouissances se déploient uniquement dans l’espace et dans le temps qui leur sont dévolus, et n’atteignent leur plénitude qu’en vertu de l’aveuglement des jouisseurs qu’elles mettent en scène.

La déclinaison du mot Folie sous toutes ses formes, par laquelle s’ouvre la sotie des Vigilles Triboullet, joue le même rôle que l’énumération des fous dans les cris : entité aux incarnations aussi innombrables que momentanées, Folie est bien l’unique matière qui compose les fous, anonymes échos de son cri démesuré. Un proverbe le dit bien : « Quand foul se rit de folie luy membre13 » : la seule possible réminiscence du fou est celle – ricanante – de la folie dont il est fait. Ainsi, l’oubli du déclin dont son rire le gratifie n’est, pour le fou, que la mémoire de lui-même.

Quant à la mélancolie triviale, née des servitudes de la vie et de ses tracas, de la pauvreté toute matérielle du manque d’argent, elle ne semble pas avoir de prise sur le Galant, avatar du sot sous les apparences du jouisseur, du marginal. Ainsi dans la Farce des cris de Paris, où les Galants ne peuvent s’empêcher de passer leur temps à « se gaudir », se complaisant aussi dans un usage faussement naïf et équivoque du langage :

Le Premier Gallant commence.

Et puis ?

Le Second.

Et fontaine ?

Le Premier.

Et rivieres.

Se sont tousjours de tes manieres :

Tu te gaudis.

Le Second.

Je me gaudis

Et en povreté m’esbaudis

En passant ma melencolie.

Le Premier.

Melencolie n’est que follie.

Le Second.

Jamais charger ne t’en convient.

Comment te va ?

Le Premier.

Comme il me vient.

Le Second.

Comment te vient ?

Le Premier.

Comme il me va.

Le Second.

Jamais gallant mieulx ne resva.

Feras tu tousjours le mauvais ?

Comment te va ?

Le Premier.

Comme je voys.

Le Second.

Comment vas tu ?

Le Premier.

Comme je peulx.

Le Second.

Comment peulx tu ?

Le Premier.

Comme je suis.

Le Second.

Comment es tu ?

Le Premier.

Comme j’estoye.

Le Second.

Comme estoys tu ?

Le Premier.

Comme souloys.

Le Second.

Comme souloys tu ?

Le Premier.

Comme moy.

Le Second.

Comme es tu ?

Le Premier.

Comme sans esmoy,

Car aussi bien n’ay je plus rien.

Le Second.

Je fais fy du bien terrien ;

Aussi ne nous veult il pas suyvre.

Le Premyer.

Ma foy, mais que je puisse vivre

Bien ayse en ce monde et rien faire,

Je n’ay d’or ne d’argent que faire,

Ne de bource.

Le Second.

Ne moy aussi :

Il n’est que vivre sans soucy.

Le Premier.

Mieulx vault que vivre sans six soubz.

Le Second.

C’est tout ung, mais que soyons soulx14.

Dans ce début in medias res, instantanément entravé et dévié, retentit une parole qui ne déclare pas sa source, et qui cache sa finalité. Le dialogue avance, mais ne progresse pas pour autant ; il piétine, intransitif et circulaire : « Comment te va ? Comme il me vient. Comment te vient ? Comme il me va ».

Pareils propos, dans la mesure même où ils sont creux et redondants, ne s’improvisent certainement pas ; être un Galant n’est pas seulement une vocation, c’est aussi et surtout un art : « Jamais gallant mieulx ne resva », dit le second Galant au premier en saluant la virtuosité de son délire.

Mais le plus surprenant est que malgré l’errance et la dérive, rien ne soit changé : nos Galants demeurent semblables à eux-mêmes, sans qu’aucun « esmoi » ne les remue. Quant à leurs projets, ils sont tout aussi immobiles et inexistants, fondés sur des équivalences improbables – « c’est tout ung » –, dont l’unité désigne un vide. « Soucy », « six soubz », être « soux », tout se vaut parce qu’il ne vaut rien : la somme des folles aspirations est toujours nulle, un rêve d’ivrogne qui, loin de durer toujours comme les Galants le souhaitent, est destiné à disparaître une fois l’ivresse dissipée.

Leur ataraxie est d’ailleurs toute de convenance, puisqu’il est clair que s’ils renoncent au « bien terrien », c’est parce que ce dernier a renoncé d’abord à eux, et depuis longtemps. Toute divertissante qu’elle est, cette réussite est donc destinée à n’être que temporaire, comme celle de ces autres Galants qui se réjouissent avec Bon Temps, après l’avoir libéré des griffes de Faulte d’Argent, une vieille hideuse :

Bon Temps

Qui vouldra de Bon Temps jouir

Ne pence point à avarice !

Le Tiers

Disons quelque chanson propice.

Le Premier

Et par mon âme je le veulx.

Ilz chantent :

Aymés-moy, belle, aymés-moy

Par amours, je vous en prie,

Je vous donneray ung chappellet

Tout de muguet

Pour passer melencolie.

Le Premier

Ne sommes-nous pas bien heureux

De vivre sans melencolie ?

Le Second

Argeant met-il les gens ès cie[ux] ?

Bon Temps

Nenny non, ce n’est que folie :

Soucy l’avaricieux lye

D’ung lyen qui le lie si fort

Qu’il est percé jusqu’à la lye

Sans esperance de confort15.

Affranchis des soucis qui enchaînent l’avare, les Galants parviennent à retenir Bon Temps, toujours prêt à s’échapper, par de simples chansonnettes. Mais nul doute ne subsiste sur le caractère tout provisoire de leur succès : juste avant d’être réduite au silence et de quitter la scène, Faulte d’Argent fait la promesse de revenir trois jours plus tard. Car si le Galant n’offre pas de prise à la mélancolie, c’est bien parce qu’il est l’otage de sa condition de paria, de vaurien démuni. Son « lyen qui le lie si fort » est une liberté contrainte dont il est incapable de se défaire : « Bon gré, maugré, contrainct suis me galler », avait admis, désenchanté, Roger de Collerye – auteur, entre autres pièces dramatiques, d’une sotie – dans un beau rondeau où il assume la posture de l’écrivain miséreux16.

Le dénouement de la Farce de Folle Bobance [vers 1500] montre bien la fin qui attend tout ceux qui – s’inspirant de l’exemple des Galants – auront délibérément entrepris de « gentement desamacer » leurs biens « sans melancolie17 ». Le fol gentilhomme, le fol marchant et le fol laboureux, encouragés par Bobance à une vie de luxe et d’oisiveté, logeront tous, bien malgré eux, au château de Tout-y-faut pour y danser la chante-pleure18. Au moment de la reddition des comptes, les chansons joyeuses sont remplacées par un chant chargé de toute la mélancolie que les trois fols avaient cru fuir, tandis qu’une danse exécutée sous la contrainte – transparente préfiguration de la danse macabre – imprime aux anciens noceurs des mouvements de pantin. La voie du fol Galant est un chemin sans issue19.

Au pays des fous, les aveugles voient

La condition du sot est hautement instable, et son équilibre, fragile. En permanence au bord de la sagesse, menacé par la gravité, même quand il délire, le sot est exposé à la mélancolie de par sa position à la fois proéminente et à l’écart. La scène du théâtre ou le coin de rue – points de perspective privilégiés du sot sur le spectacle du monde, à partir desquels il le dénonce – ouvrent parfois une faille dans le mur de son aveuglement proverbial, une percée lucide dont la lumière est immédiatement assombrie par l’humeur mélancolique. Le sot hésite ainsi continuellement entre deux postures : celle d’une joie aveugle et sans mélancolie, celle d’une clairvoyance dont le fruit est l’amertume. Ainsi, dans la Sottie pour le cry de la Bazoche [1549], les deux seuls sots qui accourent à l’appel de leur souveraine manifestent deux perceptions du monde l’on ne peut plus opposées :

Le Premier Suppost, Mireloret.

N’est il temps de se resveiller

Et sur joyeusetez veiller

Pour dancer et motz joyeulx dire ?

Le Deuxiesme Suppost, Rapporte-Nouvelle.

N’est il temps de s’esmerveiller

Et plus que jamays travailler

Pour lamenter au lieu de rire ?

Le Premier Suppost

Qui peult a plaisir contredire

Ny les gaillardz suppotz desdire

De triumpher ces jours joyeulx ?

Le IIe Suppost

Qui peult, qui sçayt ou qui desire,

Se voyant cheoir de mal en pire,

Qu’i ne soyt melencolieux ?20

Ce n’est pas un hasard si le sot mélancolique est celui des deux qui est pourvu d’un regard réfléchi lui permettant de se sentir – avec le reste de l’humanité – « cheoir de mal en pire ». Comme toujours dans le monde renversé des soties, le rapporteur de « nouvelles », non seulement ne dit absolument rien de nouveau, mais, par l’ampleur de son étonnement amer face aux changements du présent, trahit une nostalgie poignante à l’égard d’un ordre révolu.

Mais ce qui est surtout frappant dans ce dialogue, c’est qu’à aucun moment le public n’est invité à choisir entre ces deux représentations antagonistes du monde : leur incompatibilité est divulguée, sans être résolue. Dans la sotie des Deulx gallans et Sancté, le chant s’ajoute au rire et à la tristesse dans un rondeau qui réunit les deux Galants :

Le Premyer Gallant commence

Je chante.

Le IIe

Souvent je me ris

Par deuil et grosse fantasye,

Le Premyer

Je voys cy plusieurs gens marys.

Je chante.

Le IIe

Souvent je me rys.

Le Premyer

Mes esperiz sont tous ravys

Par guerre qui l’homme mestye.

Je chante.

Le IIe

Souvent je me ris

Par deuil et grosse fantasie.

Le Premyer chante

Y n’est si doulce vye

Que de joye d’esté

Par sa melencolye…

Helas, helas ! vierge Marye,

Ne changera poinct la saison

Y ne court plus que pillerye

Au monde et toute traïson21.

« Deuil et grosse fantasye », douleur et pensées graves pèsent sur le cœur et suscitent un rire amer que le chant vient enchanter sans pouvoir les résorber. Véritable empêcheur de tourner en rond, le refrain que les Galants partagent, mais ne s’échangent pas, entrave à chacun des ses retours la respiration circulaire du rondeau. Paralysés par le conflit entre le chant et le rire, les Galants restent figés, Héraclite et Démocrite22, dans leurs figures contradictoires. La dérision et la complainte se côtoient en eux sans pouvoir se fondre : faudrait-il deux sots pour en faire un seul ? Celui qui n’était qu’une parcelle de la Folie infinie, apparaît soudainement comme une entité double, fracturée, traversée d’une fêlure qui ne semble pas pouvoir se refermer.

Une forme de chant vient soulager l’incommodité d’une telle posture. En puisant à un répertoire de chansons populaires qui leur est familier, les Galants parviennent à suspendre un instant leur mélancolie dans un monde à part : ces mélodies connues, racontant les joies de tout le monde, sont autant de jalons qui permettent de déjouer le piège du silence et de restituer les Galants à leur vocation première qui est celle de tromper le temps, agréablement si l’on peut23.

« Je faitz rire quant on devrait pleurer », s’était vantée Folie dans la Folie des gorriers [vers 1465]24. Sur le faîte du monde d’où les Galants les voient, le rire et les pleurs se croisent sans pouvoir se mêler. Simples échos de leur principe générateur, supports vides de la folie du monde, les sots prêtent aussi leur voix à la douleur qui se dégage du spectacle du déclin. Mais, dépourvus d’unité, n’accédant jamais au statut de sujets entiers, ils sont incapables de synthèse : tristes et gais tout à la fois, ils sont ontologiquement grotesques et hétérogènes, comme leurs menus propos, leurs cris et leurs rapports nouveaux.

Il arrive parfois que cet équilibre menacé bascule complètement. C’est le cas des Sots Esbahis, qui ne cessent d’écarquiller les yeux face aux abus d’hier et d’aujourd’hui et en appellent à Justice. Quand celle-ci s’enquiert de leur humeur, ils se décrivent comme :

Moitié tristes, moitié joyeux,

Non pas estonnez proprement,

Mais ravis d’esbahissement

Et de petites fantaisies25.

Le diagnostic de Justice tombe aussitôt sans ambiguïté : « Ce vous vient de merencolies26 » ; et le cas est des plus sérieux : pour avoir fait appel à Justice plutôt qu’à Folie, les sots en sont devenus sages, voire même sermonneurs, et, surtout, ne font plus rire. A croire que la contemplation du monde en proie à la folie est un exercice dangereux, même pour un sot, dans la mesure où il y perd sa seule richesse : la folie qui résonne dans sa tête vide. La leçon vaut avertissement, car dans ce volume de vases communicants qu’est la sotie, pareille circonstance n’a qu’une seule explication : quand les seuls sages qui restent s’expriment depuis la scène, c’est que tous les sots sont au parterre.

« Les vrays filz de Haulte Follie27 »

Nous comprenons alors que si le sot échappe à la souffrance du déclin, c’est bien moins parce qu’il est capable de générer de la joie, que par son impossibilité structurelle d’offrir une prise à la mélancolie. Car la condition minimale pour que la bile noire exerce son influence est qu’elle puisse se loger dans un sujet. Or le sot n’en est pas un : pure émanation de Folie, il n’est le fils de personne, et n’ayant rien à perdre, ne peut rien avoir perdu.

Lorsque les soties mettent en scène la naissance d’un sot, celle-ci se passe de façon cocasse ou dégradée. Ainsi, quand Abus, dans la Sotise déjà citée, estime que le moment est venu de faire naître les sots des arbres qu’il a plantés, c’est de ses « braz, piez, mains ou dens, / Ou a bon cop de […] sarpeau28 » qu’il attaque leur tronc pour en faire sortir le fruit : gestes violents et bruyants qui parodient l’œuvre du Créateur. Les Sotz nouveaulx, de leur part, révèlent au public qu’ils ont été couvez29 de manières aussi diverses que saugrenues. Dans la Sottie des Béguins [1523], les chaperons de fols, qui seuls permettraient aux acteurs de la troupe, réduits au silence par la censure et la crainte, de jouer à nouveau – en fait, de renaître à la sottise – sont découpés dans la chemise de Mère Sotie, fidèle mise en acte, probablement, de l’expression « avoir un fou dans sa manche30 ». Toutes ces naissances mettent en œuvre des rapports métonymiques de contenu à contenant et font l’impasse sur la filiation.

Sans père ni origine, les écoliers de Folie n’ont pas davantage de livres, et encore moins de mémoire pour se les approprier. Les nouveaux sots sortis des arbres d’Abus n’ont que du mépris pour le vieux Monde où ils ont été semés, autre moyen de reproduction qui semble s’inspirer d’un proverbe répandu : « maudite est de folie la feuille, qui l’espart et sème la recueille31 ». Un Monde que non seulement ils méprisent, mais qu’ils sont incapables de reconnaître, pas plus que le Monde ne les reconnaît pour fils. Difficile d’imaginer alors qu’ils puissent en recevoir ou en perdre l’héritage.

Privée de modèles et d’ascendance, la voix du sot n’en est pas une ; elle est un simple écho, bruyant et sans sujet. Car c’est la Folie qui parle, ou mieux, qui vente à travers elle, s’il est vrai que : « Folie n’est que vent, qui la dit si la prent32 ». Le siège de cette parole est ainsi ouvert de part en part, et rien en lui ne se conserve ; la tête du sot est pareille à celle qui sert d’épilogue à Moral de Tout le monde :

Ausy souvent que le vent vente

Du Monde le cerveau s’esvente33.

Mais il n’y a pas là de perte. Rien ne réside dans le crâne du sot, rien ne lui appartient en propre, sa tête est le lieu d’un passage ou plutôt d’une fuite perpétuelle. Si le sot tient donc en échec la mélancolie, c’est en jouant l’écho contre la perte, et le vide contre le regret d’une plénitude perdue.

Dépourvue de modèles, leur parole est faite de restes ; tout en elle est recyclage, récupération, réemploi. Ne pouvant s’abreuver à aucune source, ils s’alimentent de paroles toutes faites qui, comme eux, sont sans sujet : proverbes, cris, menus propos qui retentissent dans les rues, lieux communs dont ils font joyeusement un domicile, ou plutôt un carrefour, sans nulle tristesse d’avoir été précédés – et dépossédés – d’une parole que personne n’a eue en propre.

Et à force de faire avec ce que jamais on n’a prisé, ni légué, ils en viennent à se sustenter d’excréments :

Croquepie

Sotouart, qu’esse que tu masches

Entre tes dens, esse estront mort ?34

La « mort » de l’« estront » les fait donc vivre, et les sots, en bons jouisseurs, non seulement emplissent leur bouche des déchets qu’ils remettent en circulation, mais aussi les apprécient, leur accordent une valeur. Comme Teste Legiere et Socte Myne, reprenant leur souffle après avoir proféré quelques banalités sur scène :

Teste Legiere

Mais que jouons sur l’eschaffault ?

Je diray d’or.

Socte Myne

Et moy aussi35.

L’œuvre de récupération accomplie par les sots a pour effet que les déchets brillent comme de l’or : éclat de pacotille bien sûr, mais néanmoins éclat. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire que cette valeur ajoutée à ce qui n’en a pas soit autre qu’éphémère et factice, seul importe que le déchet ait brillé une fois, et que son chatoiement ait plu. Dans un monde oppressé par Faulte d’Argent non moins que par mélancolie, les sottes paroles recyclées dans la sotie offrent des passe-temps joyeux, libres de tout « soucy » et achetables pour « six soubz ». La nouveauté des pièces, invariablement vantée par leurs titres, promesse d’un amusement inédit, est aussi un leurre commercial, tout comme les cris d’ouverture ne sont pas sans rapport, dans leur intention, avec les célèbres cris de Paris, et nous rappellent que ces pièces étaient toutes destinées à être vendues et consommées et que leur facture même en porte fièrement la trace36. Semblables aux idiots au sourire permanent, que rois et princes achètent pour égayer leur décor, mais à une tout autre échelle, les soties, machines à jouissance dont nul ne veut être le rouage, vendent un soulagement passager, moins sans doute pour la grande que pour de petites mélancolies.

« Après la feste le fol reste37 »

La sotie est-elle alors l’antidote de la mélancolie ? Une joie folle et libre de toute dette peut-elle soulager d’un bonheur irrémédiablement perdu ? Rien n’est moins sûr, si appropriée qu’elle soit, dans sa finalité et sa structure, à mettre un terme au règne de la mélancolie.

Car la sotie elle-même a une histoire et même des annales, si dépourvus de mémoire que soient les sots : les joyeux accommodements du temps qui passe ne la protègent nullement des effets de son temps passé. Triboulet, sot mémorable s’il en fut38, en est le signe, lui dont la disparition plonge la communauté des sots dans le deuil, en proie à une douleur sans remède, contre laquelle la sotie elle-même, rongée de l’intérieur, demeure sans effet. La joie alors retombe, et la mélancolie dont on avait fui l’emprise (« Ostés vous de melencolie39 ») revient sous les traits défaits de Sotie venant annoncer aux sots la mort de celui qui jamais ne pourra être remplacé :

Croquepie

Dont vient ceste melencolie ?

Rossignol

Dictes present adieu folie,

Tous esbas cessent, c’est le train.

Sotie

Vous ne folerés plus demain

Mes enfans40.

La mort de Triboulet introduit la temporalité dans les « folemens » circulaires de ses suppôts, puisque « demain » n’est plus envisageable comme hier et aujourd’hui, et que le passé devient ainsi une source de regrets. Cela, sans doute, parce que Triboulet n’était pas seulement un sot parmi les autres, mais un sujet singulier, et plus encore un auteur et, partant, un modèle d’autorité :

Sotouart

Dieu luy pardoint tous ses meffais,

De tous folz il portoit le fais,

Comme premier sailloit en place,

On le congnoist a ses effais,

Il a composé mainte farce41.

Voilà donc les sots qui se découvrent ou s’inventent un ancêtre, en même temps qu’ils deviennent ses orphelins. Un culte aussitôt s’instaure, et le sot des sots42, assumant une dimension christique43, reçoit les honneurs d’un tombeau fait pour qu’il en sorte :

Je ne scay que nous en feron,

Au fort, nous l’enseveliron

De la Farce de Pathelin

Cousue de corne de belin44.

Triboulet avait offert à la Folie, comme tout autre sot, une caisse de résonance ; mais devenu à titre posthume un sujet, il devient aussi l’objet d’une perpétuelle remémoration. Et tout porte à croire que son héritage ne sera pas oublié :

Sotie

Il vous fault

Veiller le corps et tousjours boire

Affin qu’aiés de luy memoire.

Faictes comme il vous a aprins

Et jamais n’en serés reprins45.

Dignes prosélytes de celui qui était « joueur de farces et videur de chopinettes46 » tout à la fois, les sots s’adonnent sans réserve à la boisson qui leur permettra de perpétuer non seulement la mémoire, mais aussi l’esprit, tout spécifique, de leur maître. Et si le corps du saltimbanque, enveloppé dans un linceul de parchemin « cousu de corne de belin », ne pourra que devenir poussière, la Farce qui l’accueille le fera revivre à sa manière. Ce que la sotie appelle déjà la « legende de Triboullet47 » se perpétue dans la mémoire de ceux qui sont maintenant ses fils.

Des sots en deuil, éperdument tristes et ne trouvant de consolation que dans le respectueux souvenir de ce qui est devenu pour eux une filiation : les figures écartées par la sotie dans la guerre qu’elle livre à la mélancolie s’imposent à nouveau. La mort de Triboulet signe à la fois le triomphe de la sotie, son apothéose, et la perte des ressources qu’elle avait mobilisées contre les tristes assauts de la décadence.

Plus d’un siècle plus tard le crâne d’un autre sot servira encore, à l’image de celui de Triboulet, d’objet de méditation à un prince mélancolique : Hamlet attristé par le souvenir d’Yorick, triomphe ultime de la mélancolie sur l’effort que la sotie avait mis en œuvre pour la destituer.

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1 Clément Marot, Œuvres poétiques complètes, édition critique établie, présentée et annotée avec variantes par Gérard Defaux, Paris, Bordas, 1990 (Classiques Garnier), 2 vol. ; t. I, Epitaphes, XIII, v. 19-22.

2 Jacqueline Cerquiglini-Toulet, La Couleur de la mélancolie. La fréquentation des livres au XIVe siècle (1300-1415), Paris, Hatier, 1993 (Brèves), p. 11.

3 Ibid., p. 12.

4 Ce sont les propres mots de Monde : Farce nouvelle moralisée des gens nouveaulx qui mengent le Monde et le logent de mal en pire, in Recueil général des sotties, publié par Emile Picot, Paris, Didot, 1902-1912 (SATF, 47), 3 vol. ; réimpr. : New York-London, Johnson Reprints, 1968 (dorénavant RGS), t. I, iv, v. 248.

5 Jean Gerson, De Distinctione verarum visione a falsis (Opera, I, 44), cité par Johan Huizinga, L’Automne du Moyen Age, trad. du hollandais par J. Bastin, Paris, Payot, 1980 [1932 pour la traduction française], p. 236.

6 Recueil de poésies françoises des XVe et XVIe siècles. Morales, facétieuses, historiques, réunies et annotées par MM. Anatole de Montaiglon et James de Rothschild, Paris, P. Jannet [puis] A. Franck, 1855-1878 (Bibliothèque elzévirienne), 13 vol. (dorénavant RPF) ; t. XII, p. 193-218.

7 Ibid., v. 45-48, p. 217.

8 André de La Vigne, Sotise a huit personnages, RGS, t. II, x, v. 80-91.

9 Dans la Folie des gorriers, Folie s’était dite « Toute plaine d’abusion », RGS, t. I, v, v. 599.

10 Pierre Gringoire, La teneur du cry, in Le Jeu du Prince des Sotz et de Mere Sotte [1511], édition critique par Alan Hindley, Paris, Champion, 2000 (La Renaissance française, 9), v. 1-9.

11 Les Vigilles Triboullet, in Le Recueil Trepperel, édité par Eugénie Droz, puis par E. Droz et Halina Lewicka, Paris, puis Genève, Droz, 1935-1961 (Bibl. de la Soc. des Historiens du Théâtre, VIII, puis Travaux d’Humanisme et Renaissance, XLV), 2 vol. ; réimpr. : Genève, Slatkine Reprints, 1974 (dorénavant TREP), t. I (Les Sotties), 10, v. 1-14.

12 Charles D’Orléans, Poésies, éditées par Pierre Champion, Paris, Champion, 1982-1983 (CFMA 34 et 56), 2 vol ; t. II, rondeau 397.

13 Prov. Gallic. ms. du XVe siècle, in Le Livre des proverbes français par A.-J.-V. Le Roux de Lincy, précédé d’un essai sur la philosophie de Sancho Pança par Ferdinand Denis, Paris, Paulin, 1842, 2 vol. ; rééd., avec une préface de Pierre Boutang, Paris, Hachette, 1996 (Hachette-Référence), p. 350. Cf. aussi Proverbes français antérieurs au XVe siècle, édités par Joseph Morawski, Paris, Champion, 1925 (CFMA, 47), nº 1738.

14 Farce des Cris de Paris [vers 1540], RGS, t. III, xxiv, v. 1-28.

15 Farce nouvelle a cinq parsonnages c’est assavoir : Faulte d’argent, Bon Temps, et les troys Gallans, in Recueil des farces françaises inédites du XVe siècle [Recueil de Florence], publiées pour la première fois avec une introduction, des notes, des indices et un glossaire, édité par Gustave Cohen, Cambridge (Mass.), 1949 ; réimpr. : Genève, Slatkine Reprints, 1974 (dorénavant FLO) ; XLVII, v. 147-163. D’après Jelle Koopmans le recueil aurait été imprimé dans les années 1502/4-12. Cf. son récent article : « Du texte à la diffusion ; de la diffusion au texte. L’exemple des farces et des sotties », Le Moyen français 47, 2000 (Actes du Colloque international de l’université Mc Gill, 5-6-7 octobre 1998, édités par Giuseppe Di Stefano et Rose M. Bidler), p. 309-326.

16 « Bon gré, maugré, contrainct suis me galler, / D’autant que n’ay sur moy meuble qui vaille, / Et qui pis est, je n’ay denier ne maille ; / Ce neantmoins j’ay honte d’en parler. / S’on me venoit sur ce cas ravaller / Pour mon honneur, si fault il que j’en saille, / Bon gré, maugré. / J’ay beau courir, troter, venir, aller, / Songer, resver ou dormir sur la paille, / Se secours n’ay ou d’estoc ou de taille, / De haut en bas me fauldra desvaller, / Bon gré, maugré » (Roger de Collerye, un héritier de Villon, édité par Sylvie Lécuyer, Paris, Champion ; Genève, Slatkine, 1997 (Bibliothèque du XVe siècle, 57), rondeau LXXXIV, v. 1-12).

17 Farce de Folle Bobance [vers 1500], RGS, t. I, ix, v. 203-204.

18 Dans la moralité de Bien avisé, Mal avisé [1439], Larrecin, qui a entraîné Mal avisé et les vices qui l’ont conduit à sa perte, à danser la chantepleure, explique à sa victime la signification de cette danse redoutable : « Le chant est hault au premier / Et commence par liese / Mais quant il vient au dernier / Il chet en pleur et en tristesse / Qui se peult garder fait que saige / De venir heurter a mon huys / Car se le chant en est sauvage / Les motz le sont encore plus » (Bien avisé, Mal avisé, Paris, s. d., fol. Eviv, cité par Howard Mayer Brown, Music in the French Secular Theater, 1400-1550, Cambridge Mass., Harvard Univ. Press, 1963, p. 165). Comme le suggère Brown, le terme « chantepleure », dans ce cas, n’indique aucune danse ou chanson déterminée, mais « probably dramatizes a common figure of speech » (Ibid., p. 166). L’avertissement final de Larrecin, statuant sur la suprématie des mots sur le chant en termes de force expressive (et répressive), confirme cette interprétation. En dépit de la place laissée aux danses et aux chansons, le théâtre profane de la fin du moyen âge nourrit et célèbre une confiance absolue dans l’aptitude du langage à se faire moyen efficace de moralisation, jusque dans sa structure.

19 Il y aussi une « mélancolie » du peuple, harcelé par une indigence quasi permanente. Ainsi s’exprime le personnage de Commune, son porte-parole : « Et j’en suis, par saincte Marie, / Tant plaine de melencolie / Que n’ay plus escuz ne ducas » (Le Jeu du Prince des Sotz, op. cit., v. 642-644). Peu avant, Commune avait entonné l’incipit d’une chanson populaire à succès : « Faulte d’argent, c’est douleur non pareille » (Ibid., v. 320). Un rondeau, que Roger de Collerye compose sur ce refrain, s’attarde sur les stigmates du miséreux : « Faulte d’Argent rend l’homme tout deffait, / Triste et pensif, non pas gras et reffaict / Mais maigre et sec, tremblant comme la fueille » (Roger de Collerye, op. cit., rondeau LXXI, v. 9-11).

20 Sottie pour le cry de la Bazoche es jours gras mil cinq cens quarante huit [1549], RGS, t. III, xxviii, v. 32-43.

21 Les deulx gallans et une femme qui se nomme Sancté, farce a trois personnages [vers 1485 ?], RGS, t. I, vi, v. 1-15.

22 Cf. Montaigne, Essais, I, l.

23 Le Badin de la Reformeresse – personnage proche du sot, et qui en prendra la relève – aime enchanter sa tristesse au son d’un fifre : « […] Pasé dis ans je fusse mort / N’ust esté cesty instrument. / Souvent melencolieusement / Vivoys ; mais g’y prens mes esbas. / Quant je voys contens ou debas / Je prens l’instrument et m’en joue » (Farce a six personnages de la Reformeresse [vers 1540], RGS, t. III, xxv, v. 35-40). Mais c’est une chanson franchement grivoise qu’il entonne pour s’accompagner, ce qui sème quelque peu le doute sur la nature exacte de son « instrument » : « Dens Paris la bonne ville / L’empereur est arrivé ; / Il y a eu mainte fille / Qui a eu le cul rivé » (Ibid., v. 43-46).

24 RGS, t. I, v, v. 206.

25 Farce nouvelle des esbahys a quatre personnages, FLO, III, v. 80-82. Pour la datation, cf. note 15.

26 Ibid., v. 83. Peu avant, Justice avait affirmé : « Vous me semblez tous estonnez, / Et gens fort merencolieux », Ibid., v. 78-79.

27 Sottie des sots ecclésiastiques qui jouent leurs bénéfices [avril 1511], TREP, t. I, 16, v. 2.

28 « Je croy que le fruict est dedans ; / Mais, de mes braz, piez, mains ou dens, / Ou a bon cop de ce sarpeau, / Je verré que tient en sa peau / L’arbre de Dissolution », Sotise, op. cit., v. 116-120.

29 Les Sotz nouveaulx, farcez, couvez [vers 1513 ?], RGS, t. II, xii, v. 1-28.

30 « Folie : Vous jouerez donc, car j’en [de chaperons] feray / Plustost du bout de ma chemise. / Pettremand : Trop courte est. Folie : Je l’allongeray / D’un fol que pour ce enfanteray ; / Puis sera bien longue a ma guise » (RGS, t. II, xv, v. 223-227). L’idée est exploitée également ailleurs : « Je fus ponnu dedans ma manche », affirme le second Fol dans les Sotz nouveaulx, farcez, couvez (op. cit., v. 13). Pour l’expression citée, cf. « Chascun a un fol dans sa manche, il le monstre quand il veut » (Adages françois, XVIe siècle, in Le Livre des proverbes français, op. cit., p. 347).

31 Gabriel Meunier, Trésor des Sentences, XVIe siècle, in Le Livre des proverbes français, op. cit., p. 774.

32 Prov. Gallic., ms. XVe siècle, in Le Livre des proverbes français, op. cit., p. 342 ; Proverbes français antérieurs au XVe siècle, op. cit., nº 755.

33 Moral de Tout le monde [vers 1535], RGS, t. III, xx, v. 308-309.

34 Les Vigilles Triboullet, op. cit., v. 73-74. Les textes des soties sont volontiers grossiers et scatologiques, mais très souvent au second degré, se distinguant, sur ce point, des farces. Autre développement de l’idée exploitée dans notre citation, cette réflexion sur le statut ontologique des excréments : « Le Premier : C’est grant merveille d’ung estront / Il est mord avant qu’il soit né », Sottie nouvelle a cinq personnages des sots escornez tresbonne [début du XVIe siècle], TREP, t. I, 15, v. 5-6. On retrouve ces vers, à l’identique, dans les Menus propos [1461] (RGS, t. I, iii, v. 367-368), sauf qu’il n’y est plus question d’un « estront », mais d’un « pet ».

35 Sottie nouvelle a six personnages des sots qui remettent en point Bon temps [fin du XVe siècle], TREP, t. I, 12, v. 19-20.

36 La difficulté de concilier appât du gain et production artistique n’a pas échappé aux esprits contemporains. Pour Sébillet l’asservissement des jeux et des spectacles aux médiocres ambitions esthétiques des intérêts particuliers est une évidence autant qu’un signe de décadence. Car sous une monarchie héréditaire, la conquête de la faveur populaire ne constitue plus un enjeu politique. Privé de l’ambition de satisfaire les attentes d’un peuple libre et souverain – comme l’était, idéalement, celui de la Grèce et de la Rome républicaines –, l’auteur dramatique se soucie davantage de faire vite que de faire bien : « En quoi véritablement nous sommes loin reculés de la perfection antique, à cause que la faveur populaire désirée en première ambition par les anciens Grecs et Romains, est morte entre nous, qui avons Monarques et Princes héréditaires : et qui ne nous soucions de gagner suffrages par spectacles et jeux de somptueuses dépenses, ains au contraire faisons les jeux pour y gagner, et en faire profit. Par ce moyen demeurant nos jeux actes et entreprises privées, et conséquemment sordides, nous arrêtons plus à nous en acquitter, qu’à les consommer en leur perfection » (Thomas Sébillet, Art poétique Français. Pour l’instruction des jeunes studieux et peu avancés dans l’art de la Poésie française [1548], in Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, introduction, notices et notes de Francis Goyet, Paris, Librairie Générale Française, 1990 (Le Livre de Poche classique, 6720), II, viii, p. 132).

37 Proverbes en rimes [1485-1490], in Middle French Proverbs, Sentences and Proverbial Phrases, by James Woodrow Hassel Jr., Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studies, 1982 (Subsidia Mediaevalia, 12), p. 122.

38 Ce nom a été porté par différents fous attitrés qui, à ce jour, n’ont pas encore été identifiés avec exactitude : ceux de Louis XI, Louis XII et François Ier et celui de René d’Anjou, d’après E. Droz (TREP, t. I, p. 217-218). Triboulet revient, en tant que personnage, dans la Sottie du Roy des Sotz [vers 1545] (RGS, t. III, xxvii). Les sots de la Farce nouvelle fort joyeuse a trois personnages évoquent les surprenantes capacités du buveur Triboulet (FLO, I, v. 125-130). Les protagonistes de la Sottie des coppieurs et des lardeurs [avant 1488] voudraient être vengés par les « sotz de Triboulet » (TREP, t. I, 8, v. 300). Cf. aussi, parmi d’autres, Rabelais, Tiers livre, XLV, XLVI ; Bonaventure des Périers, Nouvelles récréations et joyeux devis, nouvelle II ; J. Marot, Voyage à Venise. Bruno Roy pense avoir identifié dans le sot de René d’Anjou l’auteur-acteur, outre des Vigilles ici citées, des Lamentations et Complaintes de Triboulet, fol du roi, qu’il fist contre la mort et de la Farce Pathelin (« Triboulet, Josseaume et Pathelin », Le Moyen Français 7, 1980, p. 7-57).

39 Cf. ci-dessus, note 11.

40 Les Vigilles Triboullet, op. cit., v. 101-105.

41 Ibid., v. 172-176.

42 Pour énumérer les « titres » de Triboulet, Sotie n’est pas en reste : « Aujourd’huy enseveliron / Vostre grant maistre capitaine, / Vostre principal. / […] Vostre chief, vostre condicteur, / Vo(stre) pere, vo(stre) conservateur, / Des sotz de ceans, c’est le fait », Ibid., v. 106-111.

43 Sotouard proclame que son maître : « De tous folz il portoit le fais » (Ibid., v. 173) ; d’après Rossignol : « Sa marote faisoyt miracle » (Ibid., v. 162). D’autres textes faisant l’apologie burlesque de l’ivrognerie ne reculent pas devant l’amalgame du sacré et du profane. C’est le cas, par exemple, du mot « sitio » : « Le Prescheur : […] Et aussi Dieu nous avisa / De bien boire et nous devisa / Et nous dist ce mot : Sitio ! » (Sermon joyeux de bien boire, in Recueil des sermons joyeux, édition critique avec introduction, notes et glossaire par Jelle Koopmans, Genève, Droz, 1988 (TLF, 362), v. 238-240). Semblablement, dans Les Propos de bienyvres : « J’ay la parolle de dieu en bouche : Sitio » (Rabelais, Gargantua, in Œuvres complètes, édition établie, présentée et annotée par Mireille Huchon, avec la collaboration de François Moreau, Paris, Gallimard, 1994 (Bibliothèque de la Pléiade), V, p. 19).

44 Ibid., v. 251-254. Si l’on suit l’hypothèse de B. Roy, qui fait de Triboulet l’auteur de Pathelin, c’est donc dans sa propre œuvre – l’œuvre qu’il aurait « cousue », ficelée – que le sot serait inhumé, le sens métaphorique de « belin » étant non seulement « sot », mais aussi « cocu », condition attribuée au bouffon (« Triboulet, Josseaume et Pathelin », op. cit.).

45 Ibid., v. 333-337.

46 Ibid., v. 78-81.

47 Ibid., v. 237.