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Pour conjurer la distance

Michel JEANNERET

Là où elle se trouve, Jacqueline Cerquiglini-Toulet apporte avec elle un vaste savoir, une spécialité rare, une parfaite finesse intellectuelle, mais elle prodigue aussi des qualités qui, dans le milieu académique, sont plus comptées : écoute de l’autre et chaleur humaine, passion de chercher et joie de partager. Tout cela, un jour, vint brusquement à manquer, et ses étudiants, ses amis de Genève se sentirent orphelins. Habitant rue de la Muse, à quelques enjambées de l’Université, elle a été d’abord, longuement et pleinement, parmi nous. Puis, pendant plusieurs années, elle est venue tous les quinze jours, entre deux trains, pour assurer un séminaire. Puis elle n’est plus venue du tout – et un vide s’est fait sentir.

Les qualités de Jacqueline Cerquiglini s’incarnent, me semble-t-il, dans le timbre de sa voix. Car cette voix est un acte de présence et un engagement personnel, c’est un événement qui inspire la sympathie et, autour de soi, resserre les liens d’une communauté. Si cette voix résonne et rayonne, c’est parce qu’elle est habitée par d’autres voix – celles des auteurs dont elle est l’interprète. La diction de Jacqueline Cerquiglini vibre des échos captés dans les œuvres qui lui parlent tous les jours. Sa parole et celle des autres se superposent parfaitement quand elle lit un texte à haute voix – une activité qu’à l’évidence elle savoure.

Car ces textes qu’elle fréquente comme des amis sont des textes sonores qu’il faut écouter, palper, ausculter. Et cela, elle le fait mieux que personne. Elle s’arrête, elle se recueille, elle prête l’oreille – dans ses livres, d’ailleurs, elle cite tout le temps – et voilà qu’elle fait surgir la puissance signifiante des mots, le sens et la valeur de la matière phonique. Ses interlocuteurs privilégiés sont les poètes – tous ceux qui, par la musique de la langue, donnent aux idées une qualité concrète et les transportent dans la sphère des plaisirs sensoriels. Jacqueline Cerquiglini s’attache aux mots, les réveille et les dépoussière, elle leur rend la force que l’usage anémie. Elle cite elle-même cette magnifique phrase de Proust : « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère ». Elle a une faculté d’émerveillement qui fait que les mots simples, les vocables fatigués, lorsqu’elle les écoute et les prononce, reprennent leur vigueur.

Je ne sais pas si elle écrit des vers, mais je sais, en revanche, qu’elle partage avec les poètes l’ambition de régénérer les mots de la tribu. C’est évident lorsqu’elle lit, mais aussi lorsqu’elle écrit. Ses auteurs, dit-elle quelque part, éprouvent l’« enchantement de l’écriture », ils s’enchantent des pouvoirs du verbe, ils s’étonnent des ressources de la langue. Or elle aussi, quand elle suit sa pente, elle déplie les mots, elle prend un plaisir quasi charnel à en exploiter les résonances. Il y a dans La Couleur de la mélancolie des phrases qui parlent, il y a des effets de rythme et des jeux sémantiques qui appellent, eux aussi, une lecture à haute voix.

Ecoutant Jacqueline Cerquiglini ou la lisant, on est accueilli, on se sent bien et, quelle que soit l’étrangeté des textes qu’elle commente, on a l’impression de se trouver en terrain familier. C’est qu’elle n’intimide pas, qu’elle ne cherche pas à briller et que, pour s’imposer, elle n’a cure des effets de manches. Elle travaille avec peu d’instruments, elle fait l’économie de toute cette batterie, de ces gesticulations dont beaucoup ont besoin pour se faire écouter. Les uns se protègent, et souvent se noient, dans un nuage d’érudition, qui les dispense de réfléchir et menace d’occulter l’objet réel de leur travail, qui est l’événement littéraire. D’autres s’entourent d’un vaste appareil théorique, ou invoquent le pouvoir magique de la méthode, avec le danger que la mécanique méthodologique, ou l’incantation spéculative, écrasent le texte. Autant de béquilles dont Jacqueline Cerquiglini n’a que faire. Dans ses travaux, peu de notes en bas de page, presque jamais de références à ces grandes autorités légitimantes dont les faibles s’entourent pour se tenir debout. Il règne aujourd’hui dans notre monde un certain terrorisme de la référence savante, ou une fascination pour le dernier cri sur le marché des idées auxquels Jacqueline Cerquiglini est totalement étrangère. Ce qui ne veut pas dire qu’elle néglige le progrès des connaissances ni qu’elle ignore les débats intellectuels. Tout cela, elle l’intègre et le digère, sans en faire étalage. C’est la ruse de la docta ignorantia, la science qui s’accomplit dans son effacement, qui féconde la recherche et pourtant jamais ne s’interpose entre le sujet et son objet.

Cette relation d’immédiateté avec l’œuvre, c’est une exigence que Jacqueline Cerquiglini partage avec l’Ecole de Genève. Pour interroger le sens d’un message, pour se lancer dans la grande aventure herméneutique, elle commence par créer un lien intime avec le texte. Bien sûr, les garde-fous de l’histoire, de la philologie sont sollicités, mais ce sont des auxiliaires, des préalables souvent laissés tacites, qui n’empêchent pas une conscience de chercher, et de se chercher, dans un dialogue à peine médiatisé avec une autre conscience. Encore faut-il voir plus, dans cette lecture, qu’une satisfaction intellectuelle et un gain ontologique. Le rapport de sympathie qui s’instaure ne sert pas seulement à ausculter le sens, il génère aussi du plaisir et souvent inspire à Jacqueline Cerquiglini de l’enthousiasme. Un adjectif revient régulièrement dans ses commentaires : magnifique. La lecture froide, distanciée et descriptive, le détachement et l’impassibilité, ça n’est pas sa tasse de thé. Elle est de ceux pour qui la critique est aussi expression du goût, geste ardent et passionné.

Tout cela, finalement, revient à dire que Jacqueline Cerquiglini croit à la littérature. La lecture n’est jamais pour elle un acte indifférent, un devoir professionnel, mais une expérience qui change la vie. Alors que beaucoup d’entre nous, aujourd’hui, se posent des questions inquiètes sur l’avenir des études littéraires et vont chercher des alliances dans les disciplines voisines, elle garde, quant à elle, une confiance intacte. Elle a la foi.

Jacqueline Cerquiglini est-elle une spécialiste des XIVe et XVe siècles ? Oui, bien sûr. Et cette fin du Moyen âge lui convient comme un gant, parce que c’est l’époque où, justement, la littérature prend conscience de soi comme d’une pratique autonome, douée de qualités et de pouvoirs qui lui sont propres. Et dans cette période, elle affectionne surtout les auteurs qui parlent de leur activité, qui s’interrogent sur leur langue, qui racontent leur symbiose avec les livres. Les écrivains qu’elle fréquente sont des gens du livre, des gens pour qui la littérature est une aventure sérieuse, des partenaires avec lesquels elle partage quelques valeurs non négociables.

Mais elle est bien plus que seulement spécialiste de tel siècle ou de tel auteur. Elle vit dans la compagnie de poètes et de problèmes qui transcendent leur inscription dans un moment précis de l’histoire. Autant ou plus qu’historique, sa lecture est esthétique. Qu’elle lise un écrivain du XIVe siècle ou les œuvres de tel de ses amis, Jacques Roubaud ou Michel Chaillou, ce sont toujours ses contemporains. Dans La Couleur de la mélancolie, ce que nous autres, platement, appelons « Bibliographie » est intitulé « Des amis par milliers ». Les amis en question, c’est la cohorte des Christine de Pizan, Machaut, Froissart, auxquels s’ajoutent, en fin de liste, quelques critiques fortunés du XXe siècle. Jacqueline Cerquiglini a une vocation pour l’amitié. Ceux qui n’ont pas leur place dans ses bibliographies voudraient bien, néanmoins, rester ses amis.