Introduction
Néologisme d’assez récente date, la modernité évoque au premier chef des faits de langue et de culture inscrits dans l’histoire contemporaine. Que ce soit une mise en garde contre les méfaits du progrès, ou au contraire, un appel à la rénovation et au changement ; qu’il s’agisse du « moderniste » à la Rousseau, d’un verbe — « moderniser » — pris en compte par Auguste Barbier, ou d’un mouvement — la « modernité » — prôné par les Concourt, tout semble en effet assigner au concept une indéniable proximité chronologique. A titre de preuve, on citera le phénomène religieux, connu sous le nom de « crise moderniste », qui vient opposer, en fin du XIXe siècle, les partisans et les adversaires d’une certaine forme de libération, tant intellectuelle que sociale. Mais le concept, sinon le terme même de modernité, n’est bien sûr pas l’exclusivité du monde dit contemporain ; ainsi, au XVIIe siècle, la célèbre querelle des Anciens et des Modernes — autre « crise » culturelle — fait déjà état d’une confrontation entre l’actuel et le traditionnel, entre présent et passé. C’est dire qu’il n’y a modernité que dans le relatif ; c’est dire aussi que pareil débat n’a rien d’historique, sinon au sens où il traverse obligatoirement toute l’histoire.
Rien d’étonnant, par conséquent, au fait que Rimbaud déclare qu’« il faut être absolument moderne », et fasse ainsi écho, à quelques siècles près, au projet de Guillaume de Poitiers que « Farai chansoneta nueva ». D’une saison l’autre, il est question, encore et toujours, de faire du nouveau ; ou plutôt, de savoir s’il est possible d’inventer, ou si la vérité, fille du temps, fait de nous, comme le dit Bernard de Chartres, « des nains juchés sur des épaules de géants ». La modernité est donc avant tout affaire de perspective, face à un pouvoir créateur conçu ici en termes de reproduction1 — aux dires des exégètes médiévaux — et là en termes d’innovation. Plus détachés du moule scolastique que leurs confrères théologiens, les rhétoriciens des XIIe et XIIIe siècles sont à cet égard les défenseurs d’une poetria nova qui n’est pas sans annoncer la « haute fureur » chère à l’esthétique de la Pléiade. Non que les rhétoriciens renient la tradition : pour Geoffroi de Vinsauf ou pour Jean de Garlande, l’œuvre d’art reste consécutive à un travail d’imitation fondée sur les modèles antiques. Exégètes et théoriciens de l’art partagent ainsi un même respect du passé, valorisé par l’analyse textuelle. Dans les deux cas, l’écriture a valeur d’autorité, à ceci près que l’Ecriture est, pour ceux-là, celle du Verbe divin, alors qu’il s’agit pour ceux-ci de fabrique et de technique. Là où la pensée théologique tend à voir en l’artiste un artisan — selon le principe de distinction entre créature et Créateur, invitant l’homme à se rapprocher de l’Image originale — les partisans de la poetria nova introduisent quant à eux une notion sensiblement profane de l’inspiration2. Le but n’est pas tant de faire de soi-même une œuvre d’art, pour adhérer à l’ouvrage divin, mais de procéder à l’anoblissement de l’écrit humain. En ce travail d’agencement recommandé par les rhétoriciens, le talent consiste à maîtriser l’outillage de la reproduction. Savoir au besoin rénover les moyens d’expression3 ; rajeunir le vocabulaire4 ; transformer le banal en inédit5 ; tels sont quelques-uns des procédés qui permettront à l’artiste de devenir à son tour créateur.
Pareille valorisation de l’invention n’est pas sans constituer le préambule d’une ère nouvelle — celle de l’époque moderne — en matière d’esthétique et de sensibilité6. C’est autour du traitement de l’écriture que se situe, aux XIIe et XIIIe siècles, l’amorce d’une conception nouvelle quant à la notion d’autorité. Théologiens et rhétoriciens en appellent semblablement à la tradition textuelle pour évaluer les mérites respectifs du présent et du passé. De cette double méditation découle un écart, de plus en plus accentué dans les siècles à venir, entre l’écriture sacrée et l’écrit profane. Si le pouvoir a toujours été lié au savoir, voilà qu’ils s’inscrivent désormais sur le champ des opérations humaines : emprunter — comme le font les rhétoriciens — la langue et la pensée de la chrétienté latine, mais pour des réflexions ne visant plus exclusivement l’accès au divin, concourt très certainement à faire de cette époque un temps clé dans l’histoire culturelle. Les forces politiques, celles par exemple d’Henri II d’Angleterre ou de Philippe Auguste, ne sont pas sans mettre à profit cette appropriation profane de l’écriture, dans la mesure où l’écrit peut servir à légitimer l’édit royal7. Que l’ancienneté puisse servir d’argument tant à l’autorité de l’Eglise qu’à celle du principe monarchique, et que cette ancienneté en appelle de part et d’autre à l’archive, ceci démontre en effet l’émergence d’une nouvelle appropriation de la tradition8. Il devient tout à la fois possible d’invoquer le passé pour justifier que le roi tient son pouvoir de Dieu, et, ce pouvoir ainsi authentifié, de valider toute innovation venant infléchir la coutume9.
Aussi l’un des premiers sens de la « modernité » telle qu’elle se manifeste au Moyen Age met-il directement en cause les notions de tradition et d’autorité. Si le texte joue ici un rôle central, c’est qu’il sert à garantir l’authenticité de l’auctoritas, qu’elle soit d’ordre théologique, politique, juridique ou artistique. Comme l’implique d’ailleurs la terminologie latine — auctor : qui augmente la confiance, le garant — l’auteur est en même temps celui qui transmet et celui qui engendre. Pour l’exégète, pour le rhétoricien, ou pour le législateur, faire œuvre originale ne consiste pas à inventer hors des sentiers battus, mais à interpréter l’origine en de nouvelles formules. Le fait même que ces entreprises parallèles d’interprétation en passent par le latin, soit, empruntent leur expression à la langue même de la tradition, contribue sans aucun doute à en confirmer le caractère authentique. L’évolution du vernaculaire n’est cependant pas sans affecter ce statut traditionnel du latin, et il est à cet égard significatif de constater que les légistes capétiens ont recours à la langue vulgaire10 ; à preuve que le français a désormais acquis ses lettres de noblesse. Que la langue vernaculaire soit ainsi en mesure d’articuler un discours officiel, ceci est rendu possible par l’essor que connaît, au cours du XIIe siècle, la littérature d’expression et d’inspiration profanes. C’est dans ce contexte que la notion d’auteur prend un sens nouveau. En effet, par rapport aux experts d’expression tant latine que vernaculaire qui se posent en garants de l’autorité, conteurs et poètes ont ceci de particulier qu’ils sont à proprement parler créateurs. Si le théoricien propose certains préceptes quant à l’art d’analyser et d’interpréter, l’artiste en dispose directement, selon sa propre appréhension du temps, et sa propre réponse face au problème de l’innutrition.
A en croire, par exemple, Chrétien de Troyes — qui ne renie, certes, ni les dogmes du Nouveau Testament, ni les règles de la rhétorique classique, ni les traditions coutumières — la véritable « nouvelle loi » correspond à une invention de soi donnant priorité au possible. Il est ainsi donné à un jeune rustre, tel Perceval dans le roman du même nom, de maîtriser d’emblée le maniement des armes chevaleresques : le talent naturel vient ainsi défier, et repenser, un art censément conquis au prix de longues pratiques. Encore fallait-il que la tradition chevaleresque existe, pour que ce coup d’essai s’avère coup de maître. On pourrait dès lors dire que Perceval est moderne, non qu’il se démarque de l’usage en cours, mais parce qu’il en use d’insolite façon. Cet exemple tendrait par conséquent à infirmer Voltaire en cette déclaration : « malgré l’opiniâtreté des hommes à louer l’antique aux dépens du moderne, il faut avouer qu’en tout genre les premiers essais sont toujours grossiers. » Et si ni l’antique ni le moderne ne peuvent servir de garantie à la perfection, c’est que la perfection — à quelque niveau que ce soit — en appelle à une réussite d’ordre individuel et par définition transgressif. En ce sens, tout auteur est « moderne », dès l’instant où il médite sur l’ordre en cours et propose sa propre version de l’Histoire. Ce n’est pas à dire que conteurs et poètes du Moyen Age entendent ignorer le passé, ni supposer, avant la lettre, l’existence d’un art pour l’art. Dans la mesure, cependant, où la tradition dont ils héritent se transmettait en un langage autre, ces premiers représentants de notre histoire littéraire font obligatoirement face à une double tâche : celle d’être à la fois médiateur et innovateur. Leur « modernité », c’est — pour emprunter la formule de Baudelaire — « le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel immuable ».
A l’aube de la production littéraire, sans doute le sentiment existe-t-il qu’en traduisant le passé dans une langue nouvelle, part est faite au pouvoir d’invention. En guise d’exemple, la Cantilène de sainte Eulalie, pose là les jalons d’un travail de métamorphose accompli au niveau linguistique autant que culturel. Conservés dans un même manuscrit, maintenant à la bibliothèque municipale de Valenciennes, le modèle latin et son adaptation vernaculaire glorifient à part égale la vertu d’abnégation, mais non sans assouplir, en sa version française, l’austère rigueur dont rend compte l’original11. Encore faut-il préciser que cette évaluation n’est qu’une lecture, rétrospective et anachronique, des premiers monuments de ce qu’il est maintenant convenu d’appeler l’imaginaire médiéval. Quant au point de vue que la pensée médiévale proposait elle-même de la modernité, il en va tout autrement ; modemitas avait, on le sait, un sens volontiers péjoratif, d’autant que ce qui était nouveau sentait souvent l’hérésie12. Par ailleurs, il n’est pas inutile de rappeler qu’on qualifiait d’anciens (antiqui, veteres), par rapport aux modernes (moderni, novi), les auteurs tant païens que chrétiens ressentis comme d’une autre époque13. C’est au nom de leur ancienneté que ces auteurs sont étudiés, car, selon Jean de Salisbury, si anciens et modernes se valent sur le plan de la réflexion, ceux-là restent les maîtres du style ; d’où le sentiment que « l’Antiquité est plus vénérable »14. Dans le cadre d’une culture aussi ouvertement respectueuse de l’écrit, la distinction entre antiquitas et modernitas tend à réserver ce second terme pour désigner ce qui se transmet oralement15. C’est dire que le Moyen Age tend à faire peser le soupçon sur tout ce qui est transitoire, passager, fugitif. Mais cette attitude est sans aucun doute un phénomène commun à toute époque, quand elle se penche sur elle-même et se jauge à la lumière des temps révolus.
De fait, le concept de modernité, si l’on en croit les étymologistes, invoque simultanément la relation et la relativité : sur la base d’un modo, « récemment », renvoyant lui-même à un modus, « mesure », ce concept fait état d’un système de rapport à la fois temporel et spatial. La modernité ne peut donc se penser et se dire qu’au regard d’un référent, qui sert là de point de repère ; la mesure dont il est question n’est jamais qu’un point de vue, une réaction, une comparaison. C’est de ce point de vue dont le présent volume tente de rendre compte, et ce, à un double niveau : parler de la modernité au Moyen Age, c’est en effet envisager, d’une part, l’image que le Moyen Age se fait de lui-même, par rapport à une antiquité de longue ou de brève durée ; c’est, d’autre part, considérer cette image rétrospectivement, telle qu’elle se projette, ou telle qu’elle subsiste, maintenant16. En ce sens, les travaux ici réunis adressent tout aussi bien la modernité au Moyen Age, que la modernité du Moyen Age : pareille entreprise, qui ne se prétend certes pas exhaustive, a pour but premier de faire valoir les bénéfices réciproques d’une réflexion, somme toute permanente, portant sur les racines du « présent ». Si l’apparition de la « modernité » s’inscrit, au niveau lexical, dans le récent, ce n’est pas à dire, bien entendu, que l’existence du concept ne se vérifiera que par celle de l’expression. Penseurs et auteurs des temps passés ont eu eux aussi conscience de la relativité spatiale et temporelle ; ils ont eux aussi éprouvé le poids de leur héritage culturel ; pour eux aussi, définir la connaissance, ou préciser les limites à l’intérieur desquelles l’innovation était possible, supposait une appréhension du rôle et des droits de l’individu social. Cerner cette réalité médiévale, dans sa spécificité comme dans les ressemblances qu’elle entretient avec le monde contemporain, tel est donc l’un des buts de ce présent volume. Il s’agit, si l’on peut dire, de « moderniser » le Moyen Age : sans le transformer au gré d’un anachronisme malvenu, il s’agit, en d’autres termes, de lui redonner vie. C’est cette vitalité que, de nos jours, les travaux d’historiens s’engagent à reconstruire, par une démystification progressive de toutes les illusions romantiques quant à la grande altérité médiévale. Il est temps, nous semble-t-il, de valoriser à leur tour les textes appartenant plus directement à l’imaginaire du Moyen Age, pour faire que cet imaginaire cesse de n’être qu’une fiction.
L’art de la mémoire
Cette rapide esquisse de l’histoire de la modernité en révèle, sans aucun doute, la complexité : pas plus qu’il n’est possible de prendre en compte tous les aspects d’un phénomène centré sur la transmission et le transitoire, il n’est question ici d’en enregistrer toutes les manifestations médiévales. En ses quatre principales articulations, le présent volume examine la problématique qui se pose aux auteurs et penseurs du Moyen Age face au déroulement de l’histoire. Par rapport à l’héritage culturel dont il se voit ou se sent le dépositaire, l’homme médiéval sert en quelque sorte de voix enregistreuse ; avant l’imprimerie, et une diffusion de la connaissance reposant sur le visuel, c’est au niveau personnel, en effet, que prendra corps la transmission textuelle. Ceci nécessite, de la part de l’individu, une capacité de souvenir dont le monde moderne a maintenant perdu le secret, et qui consiste à emmagasiner une impressionnante somme de documents. Par delà le phénomène de mémoire collective — celle qui préserve, dans la tradition épique par exemple, le souvenir de récits et légendes appartenant à un passé national — la mémoire individuelle implique que soit mis en jeu tout un dispositif de moyens et de recettes lui permettant de garder et de restituer l’ensemble des connaissances acquises.
Il s’agit avant tout d’une méthode d’organisation — la mnémotechnie — grâce à laquelle mots (verba) et idées (res) sont situés en des lieux (loci), pour faciliter le travail de mémorisation comme de remémoration. C’est cette méthode d’architecture mentale dont Frances Yates étudie les causes et les effets dans un remarquable livre, précisément intitulé L’art de la mémoire17. Deux ouvrages de l’Antiquité — un traité, Ad Herennium, faussement attribué à Cicéron, et son De inventione — vont jouer un rôle considérable dans l’élaboration d’une théorie médiévale quant à l’usage et au mérite de la mémoire. Assignés au seul Cicéron, ces deux traités de rhétorique se fondent sous un seul titre, Rhetorica nova et vetus18 : dans la section dite « ancienne », qui renvoie au De Inventione, sont exposés les principes s’adressant directement à l’inspiration ; la seconde section, « nouvelle » rhétorique, capitalise sur les procédés techniques de mémorisation tels qu’ils sont décrits dans l’Ad Herennium. Pour les rhétoriciens des XIIe et XIIIe siècles, cet ouvrage est d’un très grand intérêt, puisqu’il facilite la pratique de l’art poétique. Fixer mots et pensées à l’aide d’images participe en effet aux procédés métaphoriques que recommandent les théoriciens de la poetria nova, et il n’est donc pas surprenant que Boncompagno da Signa s’inspire de cette « nouvelle » rhétorique pour rédiger, en 1235, une Rhetorica novissima. Il est par contre surprenant de voir que les auteurs scolastiques, pourtant hostiles à tout ouvrage valorisant l’imagination, vont eux aussi en référer à la Rhetorica nova pour vanter la faculté de mémoire. Pour Albert le Grand ou Thomas d’Aquin, cependant, le but n’est pas de développer le pouvoir inventif et créateur ; la mémoire n’est plus au service de l’art poétique, mais de la morale didactique ; comme le suggère F. Yates, la mémoire sert alors à « exposer la leçon de façon à la rendre inoubliable, pour faire ressortir, à l’aide d’images frappantes, les ‘choses’ nécessaires au maintien d’une conduite vertueuse »19.
Les théoriciens de la « nouvelle » rhétorique, à savoir, d’une méthode propre à assister l’auteur dans son travail d’invention, font ainsi doublement appel à la mémoire : il s’agit, d’abord, de s’imprégner des textes légués par l’antiquité ; et pour ce faire, de recourir aux procédés mnémotechniqués élaborés par ces poètes du passé. L’aspect innovateur de la poetria nova comme de la Rhetorica novissima n’est donc « moderne » que dans la mesure où le passé sert à autoriser le présent. C’est précisément cet enracinement dans le passé qu’invoque Brian Stock (« Tradition and Modernity : Models from the Past ») pour démontrer l’importance que joue la tradition tout au long du Moyen Age. Examiner le phénomène de la modernité médiévale ne peut en effet se faire qu’à partir d’une analyse de la tradition, ou plutôt, des attitudes face à la tradition, manifestées pendant cette période. Si le concept de tradition fait autorité, restent à voir les circonstances qui en déterminent la signification : la tradition n’est pas forcément ancienne, mais à l’occasion inventée, selon les besoins de la cause ; elle n’est pas obligatoirement un éloge du passé, mais une validation du présent, tel — dans le contexte arthurien — un idéal chevaleresque assigné au XIIe siècle mais activé en vérité deux siècles plus tard. Consignée par l’écriture, la tradition peut devenir un instrument de contrôle, aux mains de pouvoirs monarchiques ainsi capables de réinventer le passé, et partant, de supplanter le droit féodal oral. C’est donc au regard de cette toute puissance de la tradition qu’on peut apercevoir des réactions proprement modernistes : Brian Stock propose une distinction tout à fait éclairante entre le « traditionnel », ou acceptation du passé, et le « traditionnaliste », c’est-à-dire la perception du passé. Dès l’instant où ces deux modèles deviennent irréconciliables, prend corps la possibilité de comportements hors coutume et transgresseurs. Les marginaux de la société chrétienne sont là les mieux disposés à se séparer de la coutume, puisqu’ils ne font pas partie — tels les Juifs — ou n’ont rien à gagner — les femmes — de cette coutume. Dans le cadre de la culture officielle, le phénomène de modernité est essentiellement un phénomène de discours, à mesure que la création ou la recréation du passé bénéficie aux institutions, aux intellectuels et aux artistes. Par delà les ruptures historiques suscitées par certaines transformations, par exemple la technique, ou certains événements, comme c’est le cas de la Grande Peste, la tradition reste donc la force fondamentale traversant tout le Moyen Age ; c’est en son nom qu’il y a évolution, et c’est quand l’évolution sera reconnue comme changement qu’on parlera dès lors de modernité.
Que l’histoire soit discours, voilà probablement l’un des points essentiels soutenus par les philosophes de notre siècle. L’œuvre de Michel Foucault est à cet égard exemplaire, qui entend, comme il le déclare lui-même en 1968, « faire une histoire du discours »20. En cette archéologie de l’archive, le but n’est pas d’amasser tous les documents d’une époque donnée, mais de déterminer les limites et les formes qui en permettent la dicibilité, la conservation, la mémoire et la réactivation. Il s’agit, en ce qui concerne les effets de mémoire, d’étudier les « types de rapports… établis entre le système des énoncés présents et le corpus des énoncés passés »21. La pensée de Foucault cherche, en ses propres termes, à « libérer le champ discursif de la structure historico-transcendantale que la philosophie du XIXe siècle lui a imposée »22. Or — et l’article de Stephen Nichols (« Remodeling Models : Modernism and the Middle Ages ») est là pour nous le rappeler — cette mise en garde contre la souveraineté du logos occidental n’est pas sans avoir ses précurseurs. Ainsi de Jean Scot Erigène, et d’une conception du langage fondée sur la différence : la représentation est le passage de la Monade au multiple, passage reposant sur un processus de différenciation à travers lequel l’histoire, et son expression, le langage, s’ouvrent à d’infinies variations. L’énoncé étant par définition multiple, il ne reproduira qu’à titre arbitraire et incomplet l’origine secrète qu’il essaie de découvrir. Ecrire n’est jamais un acte créateur, mais bien plutôt le résultat d’une inventio entendue au sens de dévoilement approximatif. Selon Jean Scot, cette écriture de l’histoire inclut deux modes distincts : l’un, le discours allégorique didactique, censé transcrire directement la vérité spirituelle ; et un second, que l’auteur du Periphyseon qualifie de narration historique, quand l’énoncé explore le mystère de l’événement. C’est sur ce point que Jean Scot inaugure en matière d’herméneutique, et infléchit le champ discursif selon une direction proprement moderne ; car on reconnaît là, selon Nichols, l’émergence d’une approche de l’histoire comme transgression, au sens où chaque énoncé engendre une interprétation particulière de l’énigme du monde. Discours et histoire se situent dès lors en un même lieu, celui de la différence, puisque ces multiples représentations sont l’image même de l’écart irréductible qui les sépare de l’unique. Pour reprendre les mots de Foucault, « là où on racontait l’histoire de la tradition et de l’invention, de l’ancien et du nouveau, du mort et du vivant, du fermé et de l’ouvert, du statique et du dynamique, j’entreprends de raconter l’histoire de la perpétuelle différence » : il est remarquable de constater que cette entreprise est celle même dont Jean Scot entendait rédiger le texte.
Si Foucault sert volontiers de référence, alors même que, dans son état actuel, son œuvre marginalise en quelque sorte la période médiévale, ceci s’explique par l’interdépendance rapprochant, à pareille époque, récits historiques et textes de fiction. C’est ce que démontre Petre Haidu (« Fragments in search of Totalization : Roland and the Historical Text »), à travers une éclairante comparaison de deux narrations, mettant chacune en cause les conflits entre droit féodal et droit monarchique. Au sens où l’épisode du jugement de Ganelon introduit une différence, tant esthétique que juridique et culturelle, par rapport aux normes qu’articule l’ensemble de la Chanson de Roland, il constitue un fragment. Par opposition à la « partie », toujours définie par référence à un tout, le « fragment » introduit un écart, un refus, un rejet : en d’autres termes, le fragment est l’expression d’une innovation, innovation qui ne va pas sans violence, puisqu’elle consiste à renier la totalité qui l’environne. On serait tenté d’attribuer cette violence à Ganelon, coupable après tout du carnage de Roncevaux ; mais en affirmant son droit à la guerre privée, Ganelon ne fait que corroborer la norme féodale en cours. C’est en vérité Thierry — et à travers lui, Charlemagne — qui fait acte de violence, en introduisant une nouvelle loi, c’est-à-dire en imposant un nouveau concept de totalité, celui du totalitarisme souverain. Le discours royal est en ce sens transgresseur, révélant ainsi la force combative du langage, même si ce langage en appelle aux bienfaits du pouvoir d’ordre. A sa façon, Suger sanctifie lui aussi ce nouveau texte de l’histoire, dans une direction ouvertement nationaliste : ce qui paraît fragment au niveau de la narration épique s’avère ici partie intégrante d’un désir d’absolutisme. L’épisode du jugement de Ganelon n’est donc pas la représentation d’une totalité soit féodale soit royale, mais sa combinatoire ; chronique et fiction énoncent au même titre la présence de deux forces Conflictuelles, reflétant ainsi la mise en place d’une conflagration totalisante. Que le fragment comme innovation transgressive ait maille à partir avec la violence, la condamnation de Ganelon est là pour le prouver, qui écartèle l’accusé, et ce faisant, marginalise les traditions de la norme féodale.
L’antique et le nouveau
Il convient ici de préciser que la modernité médiévale n’évoque pas tant ce qui est modernus — véhicule, on l’a vu, de l’oral et de la transmission généalogique — que ce qui est novus. C’est le phénomène de la réincarnation de l’antique par le nouveau, communément désigné sous le terme de translatio, que considèrent les articles regroupés sous cette seconde rubrique. Quatre auteurs de langue vulgaire servent ici d’exemples à une évaluation du mérite référentiel que vient à prendre la matière antique. Si le mot même de novel invoque souvent, comme le précise Emmanuèle Baumgartner (« Benoît de Sainte-Maure et le modèle troyen »), une transformation pessimiste, comme le donne à entendre l’auteur de la Vie de saint Alexis, et si la nouveauté apparaît ici synonyme d’inconstance amoureuse, et là d’inconvenance juridique, elle peut cependant se charger de tonalité positive, quand le changement est vécu ou perçu comme une introduction bénéfique. Toutefois, évolution n’est jamais révolution radicale : la nouveauté consiste, non à supprimer le passé, mais à situer le présent par rapport au passé. L’expérience du changement fait donc intervenir un sens historique, soit qu’il y ait constat de la nature cyclique du renouveau — telle le retour de la nouvelle saison lyrique — soit que l’écrivain considère le temps dans son trajet linéaire. Les romans historiques — autrement connus sous le nom de romans antiques — initiant au XIIe siècle l’écriture littéraire d’expression vernaculaire sont ainsi les pionniers d’une réflexion centrée sur la temporalité profane. Face à des mœurs, des coutumes, des pratiques appartenant à un espace culturel non chrétien, ces premiers chroniqueurs découvrent l’existence de l’altérité ; en faire le récit, c’est élaborer en effet une représentation de l’autre permettant à l’occasion d’exalter la supériorité de la civilisation présente, ou — pour Benoît de Sainte-Maure — d’inventer hors du contexte présent ou passé. Paradoxalement, la chronique devient alors le lieu même de la fiction ; le récit ne tend pas à décrire la différence culturelle, mais à inventer une nouvelle culture, celle, idéale, d’une Troie échappant pour toujours, par la traverse de l’écriture, à la destruction. Cette Troie fictive, c’est la métaphore par excellence d’une uevre ainsi promue à la pérennité ; grâce au récit de Benoît, la ville échappe à la disparition ; l’uevre, tel un tombeau littéraire, immortalise en Pâris le héros fondateur d’une civilisation exemplaire, âge d’or reconstruit et transfiguré par les talents de l’architecte vernaculaire. Ce retour du passé, d’un passé imaginaire, est tout à la gloire d’une invention créatrice qui va servir à son tour de modèle, pour des œuvres elles aussi en quête de totalité. S’établit alors un rapport structurel entre la matière antique et la matière de Bretagne, puisque toutes deux construisent un monde clos à l’instar d’un passé semblablement fictif : la « vérité » de la fiction, comme l’indiquent Haidu et Baumgartner, se manifeste au niveau d’une résolution au delà de laquelle, selon les mots de Chrétien, tout le reste n’est que mensonge. Yvain, Pâris ou Achille triomphent du temps en préférant Vénus à Mars, car c’est l’invention de l’amour qui, en cette nouvelle histoire, assure la résurrection d’une Troie symbolique.
Par rapport au geste appropriateur de Benoît de Sainte-Maure face à la matière troyenne, Chaucer propose, dans le poème intitulé Anelida and Arcite, une interprétation sensiblement différente de l’antiquité. Lee Patterson (« Thirled with the Poynt of Remembrance : Memory and Modernity in Chaucer’s Poetry ») analyse magistralement les nombreux points de rencontre — entre la légende thébéenne et sa formulation chaucérienne — qui donnent à ce texte sa pleine valeur historique. Avec ce poème, Chaucer entend d’abord se soustraire aux contraintes imposées au poète courtisan. En s’affirmant comme maker, l’auteur ne prétend certes pas s’évader du monde essentiellement clos et fermé de la cour, mais tente plutôt de changer le transitoire en permanent : le travail du maker répond ainsi, par avance, aux vœux de Baudelaire, à propos d’un art capable de fixer et d’immortaliser l’éphémère. Comme le démontre Patterson, makyng se présente comme un double projet : refléter, en autant de fragments, les diverses activités de la culture courtoise ; et en même temps, ciseler ces fragments de manière à ce qu’ils puissent figurer au musée de cette culture. Mais le travail poétique s’inspirera, pour ce faire, des modèles du passé : la poetrye des poètes antiques va permettre au maker d’échapper à la clôture courtoise et courtisane, tout en lui donnant l’occasion de méditer sur les leçons de l’histoire. Anelida and Arcite fait ainsi état d’une conflagration entre le présent — fragment romantique, récit d’amour — et le passé, celui, épique, d’un récit directement mené sous l’emprise de Mars. Telles que ces deux parties du poème s’interpénétrent, il devient évident que, pour Chaucer, le passage du passé au présent ne suit pas une trajectoire linéaire : l’auteur ne décrit pas l’amour comme une résolution au problème de la guerre thébéenne ; à travers l’histoire comme à travers le poème, guerre et amour restent les deux éléments fondateurs. L’un n’existant jamais sans l’autre — Vénus et Mars entretenant entre eux des rapports mutuels — il est clair que le déroulement historique n’est pas linéaire, mais cyclique : point d’origine possible à ce récit thébéen, pas plus qu’à sa reproduction chaucérienne, puisque Mars et Vénus opèrent semblablement sous le signe de la division. L’héroïne, Anelida, a beau être « reine d’Harmonie », elle est avant tout la proie d’un regret de l’union, celle que promettait d’être l’amour d’Arcite ; l’infidélité de celui-ci réduit ce passé à néant, et en en commémorant la disparition, Anelida fait du passé son présent, par un travail de mémorisation que Patterson qualifie à juste titre d’obsessive. Quant à Arcite — ou, derrière lui, Enée, Lameth, Œdipe — c’est au contraire leur éternelle quête de ce qu’ils n’ont pas, ou de ce qui n’est pas encore, qui les empêche tout à la fois de saisir le présent comme d’appréhender le passé. Ces portraits d’infidèles ont en commun de tendre inexorablement vers l’autre, alter, et c’est ce désir de conquête qui les soumet au double joug de Mars et de Vénus. En conséquence, les deux figures du couple, Anelida et Arcite, évoluent à part égale dans la sphère de la répétition. Alors qu’un Boccace, non cité mais omniprésent dans ce poème, conçoit l’amour comme une force, au présent, capable de mettre fin au cycle thébéen de la violence, Chaucer constate l’impossibilité, tant au passé qu’au présent, d’inventer des résolutions définitives. L’erreur des modèles antiques consiste ici à méconnaître la pesanteur de l’histoire cyclique, et c’est à ce niveau qu’on peut, selon Patterson, parler d’une modernité de Chaucer : la réflexion du poète en reste certes au niveau de l’histoire littéraire, mais non sans impliquer l’Histoire elle-même, comme source de méditation quant à la pérennité du conflictuel. Si Anelida and Arcite constitue en ce sens une théorie moderne de l’histoire — non plus coupure ou eschatologie, mais déroulement entropique — les Canterbury Tales se chargeront de le démontrer par la traverse d’une quête narrative par définition inachevée.
Outre-Manche, l’appropriation de l’antique va servir de pré-texte favorisant l’émergence d’une nouvelle conception de la création poétique. C’est ce que révèle l’analyse de Kevin Brownlee (« Ovide et le moi poétique à la fin du Moyen Age français : Jean Froissart et Christine de Pisan »), à partir de deux exemples précis où l’on peut voir l’indice d’une écriture proprement professionnelle. En commun avec Chaucer, l’effort de Froissart s’inscrit dans un désir d’échapper à la clôture courtoise et courtisane que constituent, en cette fin du XIVe siècle, tant la réalité socio-économique que l’héritage des traditions de la littérature vernaculaire. Composé pour Wenceslas de Brabant, La Prison amoureuse peut en effet s’entendre en terme d’un double internement : celui, d’une part, qu’engendre le rapport de dépendance financière entre poète et patron ; et, d’autre part, celui que représente, à ce stade de l’histoire littéraire française, un ensemble de conventions déjà bien établies. Le moi poétique de Froissart va s’affirmer au niveau d’une inversion hiérarchique faisant du bienfaiteur — Wenceslas — un disciple, ici désigné sous le nom de Rose. A travers le dialogue qui s’élabore entre maître et écolier, le pouvoir se trouve maintenant en position de secondarité vis-à-vis du savoir ; sous la figure de Flos, Froissart s’empare ainsi du domaine verbal, dont Rose va peu à peu découvrir les secrets. Par référence au roman du même nom, Rose évoque le contexte d’une tradition amoureuse dont Flos entreprend d’instruire son élève : il est clair que le transfert de savoir s’en tiendra à ce seul élément, et que seul le guide est en droit de devenir maître d’œuvre. Autrement dit, la révélation du passé reste volontairement partielle : le fait même de faire du disciple une Rose invoque une subordination, d’ordre textuel autant que générique, confinant le destinataire de La Prison amoureuse à l’intérieur même des limites du jardin d’amour. Froissart se dégage donc doublement des contraintes de la tradition aristocratique et littéraire, puisqu’il évolue en souverain par delà le labyrinthe du pèlerinage amoureux. Non plus amant-poète, comme l’étaient ses prédécesseurs, l’artiste se pose ici en écrivain ; et c’est précisément cette distinction créatrice qui le met à part et au-dessus de l’amant-disciple.
A ce stade, Ovide vient servir d’argument pour démontrer ce qui appartient en propre à Froissart : le pouvoir d’invention. Sur l’autorité de l’auteur antique, auteur dont Brownlee nous rappelle l’importance en cette période de fécondation poétique, Froissart construit en fait un récit entièrement fictif. L’histoire de Pynoteus n’est en fait qu’une fabrication, à allure ovidienne, d’une aventure dont la seule fin vise à exalter le moi poétique de l’auteur : nouvel Ovide, Froissart parvient, sous la guise d’un Pynoteus soi-disant tiré des Métamorphoses, à donner vie à une nouvelle Rose, non plus celle du jardin d’amour, mais la fleur intemporelle de l’inspiration artistique. C’est donc Apollon, plutôt que Vénus, dont il s’agit de faire hommage, comme emblème d’une libération de l’écriture, figurant désormais à l’actif d’une aristocratie de l’esprit. C’est dans le même sens que peut s’interpréter l’œuvre de Christine de Pisan, en particulier son Epître au Dieu d’amour et le Livre de Mutation de Fortune. Si l’auteur rejette l’Ovide des arts d’amour, elle s’appuie par contre sur le créateur des Métamorphoses pour proposer un nouveau mode, ouvertement féminin, individualisant le travail créateur. Elle aussi connaît, comme Froissart, l’expérience de l’aliénation à laquelle sont soumis les poètes de cour ; pour elle aussi, Ovide va devenir un pré-texte autorisant la mise en place d’un énoncé personnel. Faire du nouveau suppose, en son cas, une double gageure : réussir, d’abord, à couvrir de sa voix les échos d’une tradition essentiellement masculine ; savoir, ensuite, passer du général au particulier, de l’histoire à l’autobiographie, pour avoir ainsi voix au chapitre. Car, en fin de compte, tel est le but ultime de l’écriture, antique ou nouvelle, que d’acquérir une tonalité universelle capable d’en vérifier l’authenticité. Tel qu’il se module au présent, le passé est donc à la fois source de fiction et source de vérité, pour une reconstruction derrière laquelle on voit peu à peu paraître le portrait de l’artiste comme créateur.
Tradition et invention
Si l’appropriation de l’antique mène à une reconstruction, elle peut aussi se manifester à travers des entreprises de construction, quand faire du nouveau implique une certaine posture devant le déroulement temporel. Les trois articles ici regroupés rendent compte, chacun en leur genre, des effets de conjointure unissant ou confrontant passé, présent et avenir. Ce qui ressort, par exemple, des inventions linguistiques proposées par Hildegarde de Bingen dans sa Lingua ignota, c’est en effet un jeu imaginaire invoquant aussi bien le verbe adamique que la communication utopique. Comme le démontre Jeffrey Schnapp (« Between Babel and Pentecost : Imaginary Languages in the Middle Ages »), l’œuvre de la célèbre mystique est d’ordre à la fois archéologique et futuriste, s’apparentant en ce sens aux créations verbales qui, de Plotin à l’espéranto de Zamenhof, tentent de restaurer une langue originelle, comme d’élaborer une langue originale. Il n’y a, en fait, aucune distinction entre les créations linguistiques dites analytiques — tel l’espéranto — et celles plus directement « expressives », ou hystériques, car les deux systèmes sont pareillement le résultat d’une fabrication individuelle. Pourquoi ce besoin d’inventer un langage ; cette expression essentiellement privée exerce-t-elle une fonction publique ; quelle place cette écriture occupe-t-elle dans l’ensemble de la production littéraire : tels sont les problèmes que Schnapp envisage, à partir de certains exemples précis. Dante propose une illustration résolument théologique du système linguistique tel qu’il se manifeste tout au long de la trajectoire spatiale et temporelle de la Divine Comédie. L’Enfer est ainsi le lieu de la consonne, comme indice de rupture et de transgression : par sa pluralité même, le langage est ici un obstacle à la communication. Aussi l’expression linguistique fait-elle miroir à la violence et au désordre du monde, symbolisé par le silence que traduit, sur le plan visuel, la dominance du noir. En ce désordre, règnent l’indistinction, la négation de toute différence, au contraire de l’univers, en noir et blanc, d’une Chanson de Roland où païens et chrétiens parlent, à en croire le texte, la même langue. Au second stade de la récupération linguistique, le Purgatoire en revient au logos naturel, porteur d’ordre et d’une certaine qualité de transparence. Mais c’est bien entendu l’accès au lieu paradisiaque qui entraîne avec lui la suppression de toute interférence, grâce à l’apparition d’un nouveau système médiatique. Ainsi de Justinien, soudain hébraïsant, et usant ainsi d’un langage qu’historiquement il ne possède pas : ce recours à une langue autre que la sienne propre n’est toutefois pas signe d’aliénation, mais bien plutôt la démonstration qu’il s’insère désormais dans l’histoire eschatologique. Langues anciennes et vernaculaires se combinent pour former un langage incantatoire, telle qu’enfin régénérée l’humanité parvient à s’approcher du verbe divin.
C’est sur ce chant que s’achève le pèlerinage dantesque, et c’est aussi ce chant eschatologique auquel aspire Hildegarde. Pour la mystique de Bingen, la langue latine sert de garantie à l’orthodoxie de sa création linguistique ; chez elle comme, plus tard, chez Christine de Pisan, l’invocation de la tradition est en effet une manière de joindre sa voix à celles des autorités masculines. Hildegarde porte sur le monde un regard encyclopédique, qu’elle articule par un lexique dont l’organisation repose à la fois sur la hiérarchie et sur la généalogie. Les discordes sont là, à l’instar du dictionnaire dantesque, l’indice d’une dégénération qu’elle aussi traduit au niveau verbal, en remplaçant, par exemple, la hiérarchie d’ordre divin par un alphabet répertoriant les maux et les malheurs humains. Comme l’indique le titre entier de l’ouvrage d’Hildegarde (Ignota Lingua per simplicem hominem hildegardem prolata), son but est d’inventer un langage inconnu pour simplifier la communication humaine : selon Schnapp, ce désir signale, sans doute, un aveu d’exclusion — hors du monde littéraire masculin — mais aussi un vœu d’inclusion, à savoir : s’intégrer à la tradition du langage prophétique. Qu’elle privilégie le substantif, en sa forme nominative, lui sert à construire un monde à l’abri du déclin, par une nomenclature elle-même à l’abri de la déclinaison. Dans la mesure où tous pourront à leur tour chanter la liturgie d’un cosmos restauré dans sa simplicité première, l’ouvrage d’Hildegarde prend une dimension universelle : inventer un langage « inconnu » n’a donc rien de marginal, puisque telle est l’opération mise en jeu par tout travail d’écriture.
L’invention, médiévale ou autre, ne s’opère sans doute jamais ex nihilo : c’est ce qui découle de la taxinomine rétrospective d’Hildegarde, telle qu’elle s’oriente vers un Eden linguistique élaboré hors des limites de la temporalité. Il suffit d’évoquer les principes rhétoriques de l’inventio — d’une « trouvaille » renvoyant à des pouvoirs d’organisation, comme en font foi les mots de « trope », « troubadour » et « trouvère » — pour faire valoir ce que l’acte créateur doit à la tradition. Composer, c’est d’abord agencer, dévoiler les rapports qui existent entre les mots et les choses, interpréter au présent l’ensemble des interprétations qui en ont jamais été proposées. Il n’est donc pas étonnant que les médiévistes en appellent à Saussure, à Foucault, à tout l’appareillage théorique centré sur la structure, pour examiner les principes et la portée de la représentation médiévale. Défi lancé au décrypteur qu’est le critique, l’architecture textuelle est elle-même une entreprise de décodage, face à un univers dont la reproduction est par nécessité une reconstruction. Comme le rappelle Charles Méla (« Poetria nova et homo novus »), le mot novus recouvre en effet tout ce qui appartient à la re-connaissance, à ce qui éclaire et dévoile le rebus du monde. Aussi, telle que l’analyse Méla, la dédicace qui ouvre le poème de Geoffroi de Vinsauf doit-elle se lire au superlatif, comme une mise au pinacle d’innocent III, œuvre suprême transformant le mot en or et métamorphosant la matière. La faille est ici à entendre, non au sens foucaldien, mais au sens lacanien : le lieu du passage vers le non dit, ou le non lieu, qu’est Dieu, c’est-à-dire le langage transmué en mystère. Sous la plume de Geoffroi, le verbe est novus quand il parvient à dire l’être, à passer du sensible à l’intelligible, à restituer dans sa totalité l’énigme de l’ultime métaphore. A travers la Poetria nova, on accède ainsi à l’homo novus, ou à la Vita nova, en une seule et même opération. L’éloge reste cependant à tonalité politique, puisque le référent — ici, Innocent III, maître en alchimie — a, comme le Charlemagne selon Suger ou dans la Chanson de Roland, le pouvoir de concilier les contraires : il y a donc, encore et toujours, transgression, et même si cette transgression en appelle à la transfiguration, à la métaphore, voire à la transsubstantiation, elle s’opère au niveau du discours, pour une histoire accréditant l’ordo papal. En cours de route, c’est aussi, ou peut-être surtout, Geoffroi que célèbre ce panégyrique, comme en témoigne le nombre de manuscrits commémorant ce nouvel héraut de la méta-rhétorique médiévale.
De Geoffroi à Rutebeuf, de la méta-rhétorique d’expression latine aux chansons de taverne, l’écart est grand, bien qu’il n’y ait, remarquablement, que peu de distance temporelle entre ces deux artisans du langage. Faut-il voir en Geoffroi un représentant de l’écriture orthodoxe, et dès lors marginaliser Rutebeuf, écho de la parole populaire ? La modernité de celui-ci consiste-t-elle, précisément, à se porter en faux contre la norme établie, qu’elle s’entende au sens social, politique, artistique ? Autrement dit, notre appréciation de Rutebeuf est-elle justifiée, si elle glorifie une altérité de défi et de refus ? C’est cette tendance à sacraliser le maudit — tendance romantique du poète transfiguré en paria, ou tendance moderniste exaltant tout phénomène de différenciation — que considère Michel Zink (« Poète sacré, poète maudit »). Les anthologies d’histoire littéraire tendent, de fait, à saluer en Rutebeuf l’émergence d’une poésie enfin « personnelle », au sens où l’artiste, matière de son œuvre, se pose en héros et victime de son propre génie. A cette évaluation impressionniste de Rutebeuf, ancêtre des poètes incompris, s’ajoute celle, plus récente, dont fait cas une lecture volontiers altérisante de l’écriture : cette récupération de Rutebeuf tend à capitaliser sur le fait même que ce poète du XIIIe siècle est autre, non pas qu’il appartienne à un temps et à un espace particuliers, mais au nom d’une identité conçue comme différence. Or, comme le souligne Zink, la poétique médiévale se place en vérité sous le signe de la ressemblance, de l’appartenance. Que Rutebeuf se reconnaisse « autre » n’a donc rien d’un chant de victoire, et n’est pas davantage la célébration d’une écriture n’ayant « d’autre fin ni d’autre objet qu’elle-même » ; c’est au contraire l’aveu, non métaphorique, qu’il s’agit là d’une activité imposée par la nécessité. Versifier est un métier frivole, qui détourne de Dieu ; inhabile à autre chose, Rutebeuf fait de nécessité vertu — il faut bien gagner sa vie — tout en confessant le mal faire. L’expérience de l’altérité est donc reconnaissance d’une indigence, tant morale qu’esthétique, qui pousse Rutebeuf à écrire, parce qu’il ne sait rien faire d’autre. Et c’est à ce niveau qu’on peut parler de poésie personnelle, car, si le poète est la matière de son livre, c’est par manque d’inspiration : en l’absence de la « haute fureur » que permet l’innutrition des antiques, incapable également de chanter sur le mode courtois, Rutebeuf « rudement oevre » et fait sonner sa rugueuse voix de parasite. En découle une fausse impression de facilité, pour cacher le mauvais œuvre, et un chant qui semble dire le vrai, alors qu’il se contente de parler croquant. Poète des tavernes, où il fait parade de ce moi paresseux et parasite, Rutebeuf nous parle en fait de silence : résonnent alors, en filigrane, les accents d’une méditation face à des activités vécues comme pécheresses. C’est au nom de ce désir irréalisé de se rapprocher du divin, joint au sentiment que son œuvre n’est que désœuvrement, qu’on peut alors qualifier Rutebeuf de poète sacré et maudit. En ce sens, il y a, certes, une modernité de Rutebeuf, dans la mesure où, foin de traditions qu’il ignore, le poète invente sur la foi d’une conscience qui prend mesure de son propre exil. Expérience qui s’inscrit bien entendu dans le cadre d’une réalité médiévale, mais qui n’en garde pas moins une dimension universelle, et par là même, toujours actuelle.
Origines et originalité
Les pratiques discursives qui marquent la pensée de notre siècle ne sont pas sans avoir influencé ce que Zink appelle avec humour « le petit pré carré minuscule et dérisoire » du monde médiéviste. Une lecture saussurienne, foucaldienne, ou lacanienne de l’imaginaire médiéval a ceci de pertinent qu’elle souligne la nature essentiellement interdisciplinaire du champ des études médiévales, et qu’elle en modernise l’intérêt. La validité de telles approches peut se débattre ; elles n’en favorisent pas moins une revalorisation du passé, quand ce passé s’avère fondateur, tel l’engouement, au Moyen Age comme au présent, pour une réflexion sur les rapports entre mot et chose, signifiant et signifié, structure et sens, langage et langue.
Sous la quatrième rubrique de ce volume, sont rassemblées trois approches proposant, cette fois, une lecture anthropologique de la représentation médiévale. Et par anthropologie, il faut ici entendre l’étude des rapports, matériels et mentaux, dont l’architecture littéraire se fait l’interprète23. L’imaginaire constitue en effet le lieu unique, et mythique, où se rejoignent tous les éléments du réel, selon une fusion dévoilant les tensions sous-jacentes à l’ordre culturel ; surtout, comme le remarque René Girard (« Love and Hate in Yvain »), quand cette nouvelle articulation du système de relations parvient à en révéler le caractère schizophrénique. Ainsi reconstruit par le talent de Chrétien de Troyes, l’univers chevaleresque — univers érigeant en principe l’idéal communautaire de la Table Ronde — s’avère, en ses fondements, une fabrique de rivalité destructrice. Duels et tournois ont pour but d’identifier le meilleur chevalier, au vu et su de toute la collectivité ; dans la mesure où tous partagent le même désir d’excellence, pareille unanimité a pour effet d’effacer les différences comme d’exacerber les rapports conflictuels. La logique du récit, c’est-à-dire la structure tant narrative que culturelle sur laquelle repose le principe d’échange, est celle d’une ambition dévorante. Hommes et femmes évoluent dans un même espace de compétition mimétique, en vertu d’une valorisation unanime de la supériorité inspirant à chacun de faire comme l’autre, en mieux. Ainsi de Laudine, qui finit par aimer en Yvain ce qu’elle commence par détester, à savoir : l’ascendance même que lui vaut d’avoir tué son époux. La bivalence du système de relations découle d’une double perception de l’autre, à la fois modèle et rival, médiateur et obstacle, puisqu’il s’agit en même temps d’imiter et d’émuler cet exemple d’excellence. C’est cette bivalence que met en cause, lors du duel opposant Gauvain et Yvain, le débat entre amour et haine mis en scène par le romancier. Loin d’être une digression en appelant à l’inconscient freudien, pareil oxymoron révèle la présence d’une schizophrénie essentielle, chez Gauvain comme chez Yvain, selon laquelle chacun des deux personnages est pour l’autre un motif d’aversion et d’admiration entremêlées. Cette conjonction entre Mars et Eros reste indécidable, comme est indéterminé, interminable, le combat individuel entre amour et haine. Le conflit ici mis en scène n’est pas l’occasion d’une différenciation entre mots et choses, écriture et histoire, individu et société — comme l’entendrait une lecture structuraliste ou post-structuraliste d’inspiration heideggerienne — mais sert au contraire à dévoiler le processus d’indifférenciation auquel mène une telle fragmentation du moi intérieur. Chez Chrétien — comme en tout grand luminaire de l’histoire littéraire — la rhétorique de l’oxymoron n’est pas un simple jeu verbal, mais l’articulation même d’un ordre du monde qui s’avère fondé sur la division. En fin de récit, le duel entre Yvain et Gauvain ne mène en fait à aucune résolution, et l’indécision narrative est ici l’indice d’une symétrie ne pouvant mener qu’à un paroxysme de désordre et de confusion.
Sens et structure s’allient par conséquent pour illustrer ce qu’a d’implicitement destructeur une culture décuplant les incidences de la rivalité mimétique. Comme le souligne Girard, l’univers chevaleresque n’a en ce sens rien d’étranger, puisqu’un même principe hiérarchique continue de jauger et de juger l’individu. C’est cette crise de l’identité — d’un sujet tout à la fois déterminé à ressembler et à différer de l’autre — dont rend compte Yvain, à travers un débat illustrant l’état d’écartèlement intérieur propre aux deux combattants. Amour et haine restent indissolublement liés, comme en fait foi l’image architecturale invoquée par Chrétien, pour signaler qu’il n’y a pas de communication possible dans un univers mental ainsi fragmenté. L’art de la mémoire est, à ce stade, un art d’amnésie, un refus de reconnaître le rapport entre Mars, Eros, et thanatos. Aussi le débat ne se change-t-il pas en combat mortel ; le récit continue, pour finir sur une conclusion artificielle, celle de la victoire de l’amour sur la haine. D’Yvain à Perceval, la problématique de la rivalité destructrice continue d’être posée, à ceci près que la crise du sujet va prêter, en ce dernier roman de Chrétien, à une narration se refusant cette fois toute résolution romanesque. C’est ce que propose d’étudier le second article ici inclus (« Genèse de la violence institutionnalisée : le Conte du Graal de Chrétien de Troyes »), pour mettre en lumière la façon dont l’acculturation de Perceval est en réalité une initiation néfaste à l’éclosion de sa propre histoire. Adolescent élevé à l’écart du monde chevaleresque, le jeune rustre gallois en découvre les principes par la traverse d’éducateurs qui ont pour eux de savoir le fin mot de l’histoire, mais qui n’en découvrent à leur élève qu’une vue partielle et partiale. Dans ce dernier roman, Chrétien fait de l’oxymoron un usage systématique, pour une révélation progressive de la division opposant principalement deux factions : celle d’Arthur et celle du Graal. En ce désir parallèle de pouvoir absolu, la convergence mimétique ne peut mener qu’à un combat final et fatal entre les champions respectifs des deux factions, à savoir, Gauvain et Perceval. A la différence des deux combattants que mettait en scène le récit d’Yvain, Perceval n’est pas en mesure de reconnaître la synonymie entre amour et haine, précisément parce qu’il est, au départ, ignorant et culturellement innocent. C’est cette ignorance qui va permettre à ses éducateurs de lui faire adopter comme sienne leur propre interprétation de ses devoirs : à en croire les porte-parole de la cause arthurienne, ce devoir consiste à œuvrer dans le sens du pouvoir royal ; à l’opposé, les messagers de la faction du Graal situent la mission de Perceval au niveau d’un travail de revanche visant à infirmer la souveraineté d’Arthur, comme à glorifier celle du Graal. En cette affaire, la célèbre quête n’a rien d’idéal, sinon ce qu’en projettent, de manière radicalement contradictoire, les représentants des deux partis rivaux.
En choisissant comme protagoniste un adolescent sans expérience, Chrétien souligne ce qu’a de négatif, pour l’épanouissement personnel de Perceval, cette double intronisation à l’ordre chevaleresque : que le protagoniste choisisse d’appartenir à l’un ou à l’autre camp, et le voilà happé dans une structure de violence réciproque proprement indécidable. Perceval est donc, au regard de l’indifférenciation caractérisant tous les autres personnages du récit, le seul à être original. Mais dans la mesure où les porte-parole de la faction du Graal réussissent à le convaincre, par une rétrospective abusive de l’histoire culturelle, qu’il est la cause du désordre du monde, et de ce fait, tenu d’en assumer la régénération, l’acculturation de Perceval met cette originalité en danger, puisqu’elle impose sur l’adolescent un comportement mimétique. Véhiculé par des éducateurs qui se posent ainsi en modèles, l’idéal chevaleresque s’avère une idéologie de revanche dont Chrétien propose une déconstruction négative : la trajectoire de Perceval, champion du Graal, tend inexorablement à rencontrer celle de Gauvain, champion d’Arthur. L’irrésolution du récit est par conséquent aveu qu’il ne peut y avoir de solution, autre que romanesque et artificielle, à la structure de rivalité qui compose et tout à la fois menace l’ordre du monde.
Telle qu’elle s’incarne dans l’univers chevaleresque, la crise de l’identité résulte d’une double direction, contraire, entre le désir d’être soi et le désir d’être l’autre. L’expérience de l’altérité coïncide avec une absence de différence, ou indistinction, au cours de laquelle il y a confusion entre l’autre et le même. Rien ne sépare, par exemple, Yvain de Gauvain : sous la même armure qui les pare, la même division les caractérise, qui fait de chacun pour l’autre, un frère et un ennemi. Dès l’instant où il entre dans le monde de la dévoration réciproque, Perceval perd quant à lui le loisir d’être soi, pour devenir objet de désir, de la part de deux factions entendant chacune s’approprier le bénéfice de sa prouesse. Par rapport au système de relations articulé dans l’univers romanesque, la lyrique courtoise est, elle aussi, l’expression d’une fragmentation du sujet, mais d’une fragmentation causée, cette fois, par le sujet lui-même. Comme le montre — citant Thibaut de Champagne — Howard Bloch (« Medieval Misogyny and the Invention of Western Romantic Love »), être comme l’autre (« ausi conme unicorne sui ») insère toujours, du moi à son double, l’obstacle de la comparaison. Et puisque l’équivalence invoquée par le poète est de fait impossible, puisqu’il n’y aura jamais conjonction entre les deux termes comparés, il en découle une bivalence irréconciliable, de l’amant à l’aimée, que Bloch interprète selon ce qu’il appelle la logique de la virginité. Si la virginité, telle que la définit la pensée patristique, suppose, pour exister, de n’être ni pensée, ni exprimée, ni vue, ceci revient à en nier l’existence. A partir du premier récit de la Création, l’exégèse tend en effet à associer l’homme à l’unique, et la femme au multiple ; la femme est, autrement dit, le règne du signifié, du trope, de l’ornement, de l’artifice. Echapper à l’emprise de l’incarnation — rester vierge — suppose par conséquent que la femme cesse d’être femme, ou plus exactement, cesse d’être. La virginité est donc une contradiction dans les termes, précisément parce qu’elle est indicible et en appelle, pour être, au silence. C’est sur ce paradoxe que s’échafaude la lyrique courtoise, en une série d’oxymorons exaltant, en la Dame, un être qui, pour être aimé, doit d’abord ne pas être ; d’où, chez Bernart de Ventadorn, un portrait de la Dame source à la fois de salut et de damnation, d’amour et de haine, et d’un désir par définition non réciproque. Comme le révèle le poème de Thibaut, l’aimée doit rester vierge, doit séduire sans jamais se laisser séduire ; le désir masculin se porte donc sur une absence, d’où un langage spéculaire, reflétant le reflet même d’un poète adorant sa propre image. L’invention de l’amour est ici à prendre au sens propre, comme la contemplation narcissique et misogyne, non de l’aimée par l’amant, mais du poète exaltant son propre pouvoir créateur.
Il y a donc, chez Bernart, chez Thibaut, comme chez le Flos de Froissart, une semblable construction du moi, et d’un moi qui s’affirme en maître dans le royaume de la division. Aussi Eros n’est-il que prétexte, car c’est bel et bien Mars qui triomphe, quand la Rose, de tout temps vouée à la défloration, est, de victime réelle, transformée en bourreau putatif. La Rose idéale n’existe que le temps d’un chant, pour symboliser, non une aimée sans existence, mais un amant — l’unicorne — amoureux de sa propre schizophrénie masochiste. En ces temps premiers de la littérature occidentale, l’invention de l’amour correspond à l’invention du sujet moderne ; c’est le passage de l’exégèse à l’imaginaire, quand l’étude du Verbe incarné cède la place aux plaisirs cérébraux de la chair faite Verbe.
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1 Ainsi que le résume Guillaume de Conches, « toute œuvre est soit l’œuvre du Créateur, soit l’œuvre de Nature, soit l’œuvre de l’artiste imitant la nature », Commentarium in Timaeum, cité par E. de Bruyne, Etudes d’esthétique médiévale (Bruges, 1946), vol. 2, p. 266.
2 Dans les manuels traitant de la rhétorique, l’art d’écrire — la littérature proprement dite — devient alors un art autonome, distinct des disciplines traditionnelles : E.R. Curtius, European Literature and the Latin Middle Ages (tr. W.R. Trask, Princeton, N.J., Princeton University Press, 1973), pp. 153-154.
3 « Si vetus est verbum, sis physicus et veteranum/ Redde novum » : Geoffroi de Vinsauf, Poetria nova, vv. 757-758. Ed. E. Farai, Les Arts poétiques du XIIe et du XIIIe siècle (Paris, Champion, 1962), p. 220.
4 « Item notandum est quod docet Horatius egregie dicere sic, scilicet ponendo verbum notum in nova significatione », Geoffroi de Vinsauf, Documentum de arte versificandi, II, 3. Ed. Farai, p. 311.
5 « Difficile est materiam communem et usitatam convenienter et bene tractare. Et quanto difficilius, tanto laudabilius est bene tractare materiam talem, scilicet communem et usitatam, quam materiam aliam, scilicet novam et inusitatam », Geoffroi de Vinsauf, Documentum de arte versificandi, II, 3. Ed. Faral, p. 309.
6 U. Eco, The Aesthetics of Thomas Aquinas (trad. Hugh Bredin, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1988), pp. 188-189.
7 Dès 1214, « tout écrit portant le seel — sceau — du Roi a force exécutoire », G. Matoré, Le vocabulaire et la société médiévale (Paris, Presses Universitaires de France, 1985), p. 190, n. 6.
8 P. Riché, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval (Paris, Aubier, 1980), p. 332 ff.
9 Si le roi capétien est censément le gardien des coutumes, selon le principe de non-immixion dans le domaine du droit privé, il s’arroge néanmoins le privilège d’abolir les « mauvaises coutumes », quand celles-ci s’avèrent « impies », « iniques », ou « corrompues » : Jean-Marie Carbasse, « Contribution à l’étude du processus coutumier : la coutume de droit privé jusqu’à la Révolution », Droits. Revue Française de Théorie Juridique, 3 (1986), p. 35.
10 Matoré, op. cit., pp. 191 ff.
11 J. Winter, « Des sons aux images dans la Cantilène de sainte Eulalie », in Iconographie et littérature. D’un art à l’autre (Paris, Presses Universitaires de France, 1983), pp. 11-12.
12 A.F. Gourevitch, Les catégories de la culture médiévale (tr. H. Courtin et N. Godneff, Paris, Gallimard, 1983), pp. 127-128.
13 E.R. Curtius, op. cit., pp. 251-255.
14 Cité par E. Jeauneau, « Nains et géants », in Entretiens sur la renaissance du XIIe siècle (Paris, Mouton, 1968), p. 23.
15 B. Stock, « Medieval Literacy, Linguistic Theory, and Social Organization », New Literary History, 16 (1984-1985), p. 25.
16 Dit autrement, selon Charles Méla : « on peut entendre la modernité du Moyen Age selon deux questions : pourquoi le Moyen Age continue à rester lisible, à nous interroger ? Avec quel outillage conceptuel et critique s’exerce notre activité de lecture sur ces textes anciens ? », « L’enjeu et l’événement », L’Esprit Créateur, 23 (1983), 9.
17 F.A. Yates, The Art of Memory (Chicago, The Chicago University Press, 1966).
18 Yates, ibid., p. 55.
19 Yates, ibid., p. 79.
20 M. Foucault, « Réponse à une question », Esprit (mai 1968), 858.
21 M. Foucault, « Réponse à une question », Esprit (mai 1968), 859.
22 Ibid., 862.
23 L’anthropologie nous permet, selon les mots de Daniel Poirion, de « situer l’œuvre au carrefour de l’imaginaire et de l’idéologique, du désir individuel et de la situation historique, du mythos et du logos », « Literary Meaning in the Middle Ages : From a Sociology of Genres to an Anthropology of Works », New Literary History, 10 (1979), 407.