Book Title

Genèse de la violence institutionnalisée : le Conte du Graal de Chrétien de Troyes

Brigitte CAZELLES

Qu’elles examinent le monde contemporain ou qu’elles considèrent le passé, les sciences de l’homme ont, à l’heure actuelle, ceci de particulier qu’elles reposent sur un principe fondamentalement ambigu : s’il s’agit, d’une part, de valoriser la spécificité de toute manifestation culturelle, en invoquant par exemple les phénomènes de rupture, de différence et d’altérité constitutifs du logos occidental1, cette entreprise n’est pas, d’autre part, sans redonner — malgré elle — priorité à la ressemblance et à la continuité. Poser une théorie de « la dissolution du sujet »2, ou transformer l’hétérogène en système, c’est en effet tendre vers une appréhension à la fois unique et uniforme du réel et de sa production3. Ce n’est pas le lieu ici d’examiner ces pratiques discursives, non plus que d’en évaluer les mérites; toutefois, l’approche résolument critique qui caractérise la modernité face à elle-même — en soi un défi, puisque cette approche fait usage de la raison pour infirmer la raison — en appelle à une remise en question tant du concept de modernité que de son histoire.

La réflexion actuelle sur la crise du sujet, sur la marginalisation de l’individu, et sur un discours institutionnel essentiellement coercitif met la violence au cœur de l’organisation sociale; elle fait apparaître un ordre du monde fondé sur la tension et le conflit4; mais elle en situe le sens au seul niveau d’une opposition, arbitraire et inévitable, entre les différentes composantes du vécu5. Or, pour qu’il y ait « crise » du sujet, il faut supposer à ce sujet une existence antérieure, en principe sereine, en tout cas déterminée par un système d’opposition différent. C’est à ce niveau que l’époque médiévale, servant bien souvent de point de repère symbolique, fournit matière à une distinction entre une culture dite de type religieux, et une modernité conçue comme une culture politique. Il est clair, toutefois, que toute institution6 — ecclésiastique aussi bien que laïque — est par définition politique, et que le concept d’individu est une affaire d’Etat dès l’instant où il en réfère à une seule et unique Loi. Si « modernité » il y a, celle-ci s’inscrit donc dans l’histoire juridique de l’Europe occidentale, à mesure que le pouvoir, de plus en plus centralisé, entreprend d’articuler une conception uniforme de l’identité personnelle. Le tournant du XIIe siècle constitue, à cet égard, un moment culturel capital, puisque prend corps une nouvelle théorie du sujet, dans le contexte de ce qu’on a pu appeler la première des grandes révolutions de l’Occident7. Le présent travail se propose d’étudier cette émergence du sujet institutionnalisé telle qu’elle se manifeste dans une œuvre précise, le Conte du Graal de Chrétien de Troyes. Il n’est certes pas question de transformer l’imaginaire médiéval en théorie politique, ni de minimiser les talents du conteur; il s’agit, plutôt, de valoriser son roman tant par rapport aux vues actuelles sur la dissolution du sujet, que dans le cadre de la critique arthurienne et des exégèses, volontiers idéalisantes, ayant trait à la légende du Graal.

De la réalité à la fiction : Les résolutions romanesques

Si Chrétien de Troyes fait date, c’est qu’est reconnue depuis longtemps l’importance de sa production dans l’histoire de la littérature française8. Reste néanmoins à déterminer la nature exacte de cette influence : dans la mesure où le Conte du Graal, œuvre de fin de carrière, se démarque sensiblement de ses romans antérieurs9., l’auteur semble ici contredire, ou transformer, sa propre entreprise romanesque. En ce dernier ouvrage, l’évolution du protagoniste (Perceval) ne dépend plus d’une éventuelle réconciliation entre l’amour et la chevalerie; courtoisie sentimentale et prouesse restent désunies, de telle sorte que l’un et l’autre de ces deux thèmes, privilégiés dans les romans précédents, n’occupent ici qu’une position secondaire; le sens de l’aventure — et par conséquent, celui de la fiction — demeure indéfini.

C’est cette incertitude même qui pousse la majorité des critiques à voir dans le Conte du Graal l’illustration d’un nouvel idéal chevaleresque, incarné par Perceval, dont l’évolution serait le lieu d’une maturation d’ordre intérieur et spirituel10. L’élément religieux est très certainement présent dans ce dernier roman de Chrétien. Cependant, sa fonction est loin d’être claire : Chrétien cherche-t-il à dénoncer le monde séculier, ou à idéaliser l’ordre chevaleresque ? Prend-il ses distances par rapport à l’amour courtois, au féodalisme aristocratique, ou met-il en question toute poursuite littéraire d’inspiration profane ? L’individu Perceval est-il censé se définir par l’action, ou doit-il s’épanouir hors du terrain traditionnel de la prouesse ? Dans la mesure où le Conte du Graal est inachevé, l’éventuelle direction que devait prendre l’histoire de Perceval reste incertaine, comme sont incertains les rapports entre son histoire et celle de la quête du Graal. Toute interprétation du Conte du Graal — de son sens propre, ou de sa valeur corrective vis-à-vis des autres romans de Chrétien — en appelle donc à la conjecture.

De par son absence de conclusion, le conte constitue une énigme; néanmoins, loin d’être un obstacle, cette énigme est en fait la pierre angulaire sur laquelle ériger une exégèse tant du Conte du Graal que de l’ensemble des romans de Chrétien. La problématique fondamentale concerne ici les rapports entre sphère publique et sphère privée, entre l’individu et la société. Dans la mesure où les quatre premiers romans du conteur concluent sur un épilogue optimiste, il est de fait légitime de poser une équivalence entre progression des héros et résolution des tensions; il est aussi tentant, sur la base de ces dénouements antérieurs, de supposer à l’histoire de Perceval une semblable direction. Toutefois, pareille appréciation tend à valoriser des conclusions dont on admettra le caractère essentiellement artificiel. L’épilogue d’Yvain sert là d’aveu, qui invoque avec éloquence l’écart entre réalité et fiction : en effet, quand Chrétien termine son récit sur l’admission qu’en dire plus serait mensonge (v. 6805-6808), il reconnaît tout à la fois la dimension utopique de sa propre résolution narrative, et l’incompatibilité, sur le plan du vécu, entre conjugalité féodale et harmonie matrimoniale. Face aux tensions et conflits du monde réel, l’imaginaire de la fiction dispose, au tournant du XIIe siècle, de deux solutions : l’une, de type sacrificiel, trouve sa plus célèbre illustration dans la légende de Tristan et d’Yseut, légende dont le Cligès de Chrétien propose une lecture délibérément artificielle, mais qui, en sa version familière, situe l’amour par delà la mort, dans le « no man’s land » de l’imagination occidentale; l’autre, de type romanesque, fabrique un couple non moins imaginaire, celui par exemple d’Yvain et Laudine, vivant pour toujours des jours heureux, dans le « no mans’s land » du roman courtois. Avec le Conte du Graal, Chrétien refuse, semble-t-il, de privilégier l’une ou l’autre de ces deux solutions : la première, parce qu’il s’agit d’une résolution optimiste sans rapport avec la réalité; et la seconde, pour n’être qu’une réponse tragique sans autre réalité que celle de la mort.

Ainsi donc, harmonie et réconciliation n’interviennent dans les quatre premiers romans de Chrétien qu’in extremis, par la traverse d’épilogues tout aussi brefs qu’ironiques. C’est reconnaître implicitement ce qu’a d’artificiel cette genèse de l’ordre : face aux problèmes de la violence humaine, de tels dénouements appartiennent en propre au domaine de l’imaginaire. Par comparaison, l’irrésolution même du Conte du Graal suggère, de la part du conteur, une nouvelle position quant au réel : ce que démontre l’inachèvement du récit, c’est que cohérence et harmonie ne sont pas de ce monde, et que celui-ci est en fait un lieu de tension et de rivalité. On pourrait certes arguer que l’absence de conclusion est ici une affaire de hasard, attribuable à la mort du conteur ou à quelque autre circonstance extérieure; il est certain que le poète aurait pu inventer une résolution optimiste à l’image des dénouements concluant ses autres romans. Toutefois, l’omniprésence, tout au long du Conte du Graal, de conflits, défis, et disputes en tout genre — verbales ou physiques — donne à penser que la vérité est autre, et que si Chrétien n’a pas achevé son histoire, c’est que l’histoire de la rivalité humaine n’a pas de fin. Au cœur du dilemme qui se présente à Perceval, la question n’est pas de décider quelle option choisir parmi les différents modes de comportement — tous identiquement agressifs — qui lui sont proposés; le problème est plutôt de savoir si l’éclosion de son histoire individuelle peut se faire dans les limites du monde institutionnalisé. Entre les devoirs qui lui incombent en tant que membre d’une faction particulière, et ceux que lui impose la nouvelle juridiction étatique, Perceval risque en effet de perdre toute identité personnelle. En ce sens, le Conte du Graal met en cause les mérites du pouvoir, quand ce pouvoir, motif premier des contentions dont fait état le récit, pose un obstacle à l’épanouissement de l’individu.

Conséquence en somme logique des structures conflictuelles sur lesquelles se construit le récit, l’inachèvement narratif du dernier conte de Chrétien prend sans conteste un caractère inédit dans la carrière de l’auteur. A l’inverse des paradis artificiels invoqués par les résolutions des œuvres précédentes, fiction et réalité restent ici inextricablement liées; non tant que le roman en appelle à une lecture réaliste : si le Conte du Graal met la fiction en procès, c’est au niveau d’une réflexion, par le biais de l’imaginaire, quant à la nature illusoire ou mensongère des discours contemporains. Au moment même où s’établit, sur le champ du réel, une centralisation étatique ouvertement adverse aux privilèges de la grande féodalité, comme à ceux dont se réclament les pouvoirs ecclésiastiques, le Conte du Graal entreprend de méditer sur ces transformations et sur ces disputes institutionnelles : telles qu’elles s’immiscent dans l’histoire personnelle de Perceval, les forces en place tendent en fait à négliger, plutôt qu’à défendre, les droits de l’individu, tout en prétendant chacune s’en faire la meilleure garantie. Dire, à l’instar de la critique conventionnelle, que Perceval incarne un nouveau mode, plus intérieur et plus spirituel, de comportement chevaleresque, c’est alors privilégier un discours particulier — ainsi qu’il s’exprime à travers le récit — mais sans considérer les circonstances qui donnent lieu à ce discours, et sans examiner si ce discours accorde une part égale aux droits et aux devoirs de l’individu. Or, si l’argument religieux joue un rôle fondamental dans l’histoire de Perceval, il n’intervient qu’à titre de stratégie, de la part de porte-parole soucieux de glorifier la cause de leurs partis respectifs. En situant son héros au centre de cette dispute politique, Chrétien n’entend pas donner priorité à un parti ou à une institution spécifique; il démontre au contraire l’uniformité, au niveau de la manipulation, entre tous ces discours, qu’ils soient d’allégeance royale, féodale ou ecclésiastique. A l’égard de Perceval, ainsi confronté par des définitions contradictoires de la responsabilité personnelle, la question est de savoir comment entamer sa propre histoire.

L’acculturation de Perceval

Grâce à Wagner et à Tennyson, et plus récemment par l’entremise du cinéma, l’histoire de Perceval — jeune rustre appelé à devenir roi du Graal — n’a guère besoin d’introduction. Médiévales ou modernes, les variations de la légende ont en commun de lier l’histoire de Perceval à celle du Graal11, sur les traces du Conte de Graal, premier en date à combiner ces deux motifs mythiques12. Après Chrétien, et parce que son roman est resté inachevé, nombre de continuateurs ont entrepris de lui apporter leur propre résolution, à travers des dénouements situant les aventures de Perceval dans le contexte de la célèbre quête13; ainsi de Robert de Boron, dans un récit composé aux alentours de 1200 — un dizaine d’années après Chrétien — et consacré à la transformation du jeune homme en nouveau roi du Graal14; ainsi encore de la Queste del Saint Graal, au cours d’une série d’aventures orientées vers la Terre Sainte, où prend fin tant l’histoire de Perceval que celle de la quête. Sur le modèle du roman de Chrétien, tous les textes du cycle « Perceval » accordent au jeune protagoniste une position privilégiée, en ce qu’il est uniformément considéré comme le premier de tous les quêteurs du Graal. Fondement de l’histoire à la fois textuelle et mythique de la légende, le conte de Chrétien comme son protagoniste jouent donc là un rôle capital.

Un survol rapide des multiples continuations consacrées aux aventures de Perceval met en relief deux éléments principaux : d’une part, la maturation du jeune rustre implique, dans tous ces textes, qu’il découvre, ou plus précisément, qu’il redécouvre, le mystérieux domaine du Graal; or cette progression mène, d’autre part, à des fins sensiblement différentes — entre autres, à une intronisation ici royale15, là monastique16 — selon la réaction de chaque auteur face à l’irrésolution du Conte du Graal. Autrement dit, l’histoire de Perceval comme celle de la quête de Perceval sont l’objet d’interprétations non seulement diverses, mais bien souvent contradictoires. Le terme de la quête est sans aucun doute censé signaler que le protagoniste a maintenant fait ses preuves, et qu’il est désormais un adulte à part entière. Mais si le Graal est un symbole de progression, il faut toutefois noter que la maturation de Perceval n’est pas nécessairement bénéfique à la cause arthurienne; le récit de Boron est à cet égard exemplaire, puisque l’intronisation de Perceval, nouveau roi du Graal, déclenche des circonstances qui vont provoquer la dispersion du royaume d’Arthur, jusqu’au combat, fatal et décisif, entre celui-ci et son neveu Mordret. Il s’ensuit que, si les rapports entre l’histoire de Perceval et celle du Graal sont positifs, pareille conjonction a des répercussions négatives quant à celle d’Arthur. Que le Graal en soit néanmoins venu à symboliser un idéal de progression personnel et d’harmonie collective, telle est donc, en son essence, la contradiction qu’il convient d’examiner. L’interprétation traditionnelle du mythe du Graal, interprétation selon laquelle le Graal est le lieu d’une résolution — certes imaginaire, mais optimiste — des problèmes que pose la violence humaine, demande à cet égard une nouvelle lecture du récit de Chrétien, et en particulier, de la section que celui-ci consacre à l’histoire de Perceval. Car c’est là, à tort semble-t-il, que s’enracine une conception volontiers idéalisante de la légende du Graal, puisque c’est à partir de cette histoire — d’une aventure donnant apparemment priorité à la conversion et à la régénération personnelles — que continuateurs et commentateurs vont faire du Graal une utopie positive.

Si l’incohérence narrative que l’on vient de signaler, à propos d’une quête qui serait simultanément bénéfique à Perceval et adverse à Arthur, n’est jamais présentée comme telle par les continuateurs de Chrétien, c’est précisément que ceux-ci intègrent l’histoire de Perceval dans celle du célèbre roi. En chacune de ces séquences, la quête du Graal fait en effet partie intégrante des annales arthuriennes, et, même si cette quête en vient à se détacher de la sphère royale — pour s’implanter par exemple sur le terrain des lieux saints — elle ne contredit pas pour autant le principe de paix et d’unanimité dont Arthur serait le premier initiateur. Que ce principe en réfère à un royaume terrestre ou céleste est en fait secondaire : ce qui prime, si l’on en croit ces continuateurs, c’est le mérite potentiel de la cause du Graal. Perceval peut finir nouveau roi du domaine, ou mourir en moine; Arthur peut réussir à instaurer un nouvel ordre, ou disparaître à Avalon pour une dormition indéterminée : en commun, tous ces dénouements narratifs donnent au Graal une même potentialité régénératrice. Une telle résolution s’inscrira dans un contexte moral ou social, individuel ou communautaire, au gré de l’intention propre à chaque auteur; sur un point, toutefois, toutes ces variations textuelles convergent, à savoir : que le Graal est une solution idéale, sinon unique, et capable de mettre un terme aux problèmes de tension, désordre et conflit dont souffre le genre humain. Invariablement, ces séquences prétendent définir le Graal et en conclure la quête dans le sens même qu’envisageait Chrétien; et, invariablement, elles donnent priorité à Perceval, à la fois premier des quêteurs du Graal, et cause initiale de sa perte. Si Perceval est responsable de la disparition du Graal, c’est qu’il n’a pas reconnu la valeur du mystérieux domaine : son indifférence quant à la blessure des deux rois du Graal, son silence devant l’étrange procession du plat sacré — ou « graal » — et de la Lance qui saigne, prennent ainsi une dimension universelle; c’est l’humanité tout entière — qu’elle s’entende au plan religieux ou au seul plan profane — qui se trouve affectée par la négligence de Perceval. Ainsi tenu pour coupable, le protagoniste est par conséquent appelé à se repentir, à se consacrer au recouvrement du Graal, et partant, au rétablissement de l’ordre.

Tel est en effet le sens du Conte du Graal, que de valoriser le caractère paradigmatique de l’histoire de Perceval. De multiples indices textuels invitent à voir son silence au Graal comme la marque d’une indifférence coupable : au cours de révélations successives, Perceval apprend ainsi que s’enquérir du plat aurait provoqué la guérison du Roi Blessé et de son fils, le Roi Pêcheur; que le Roi Blessé servi par le plat est son propre grand-oncle; et que le graal est un plat sacré parce qu’il contient la sainte hostie. C’est cette série de révélations qui convainc Perceval d’entreprendre la quête et de réparer sa faute en œuvrant pour le recouvrement du Graal; ce sont aussi ces indices qui ont inspiré les continuateurs de Chrétien à en venir à la même conclusion, et à adopter l’interprétation pénitentielle que Perceval finit lui-même par donner à la quête.

Toutefois, assigner une dimension coupable au silence de Perceval, c’est contredire directement la logique narrative de son histoire, puisque la principale caractéristique du protagoniste est, à travers tout le corpus textuel qui lui est consacré, d’être un ignorant, un rustre gallois, un jeune sauvage. Au départ du récit, Perceval a ceci d’original qu’il ignore tout de son passé, des liens familiaux qu’il entretient avec bon nombre de personnages, comme du monde évoluant à l’extérieur des limites de son val gallois. C’est précisément ce non savoir culturel qui le distingue et fait de son histoire un conte d’éducation. Etant donné que Perceval ignore les rapports ancestraux qui l’affilient aux deux rois du Graal, de même qu’il ignore les principes de sociabilité en cours, son attitude au château du Graal est à mettre sur le compte de l’âge et de l’ignorance. C’est donc une erreur de logique que d’imputer au non savoir une portée catastrophique : quel rôle aurait-il pu jouer au Graal, quels bénéfices le Roi Blessé pourrait escompter d’un petit-neveu sans expérience, quelle guérison était-il en demeure de déclencher, en quoi était-il nécessaire de poser des questions, quelles questions devait-il poser — pourquoi poser des questions dont la réponse est déjà connue par les intéressés — tous ces arguments indiquent en fait la présence d’un processus d’accusation. Si Perceval est innocent des crimes qui lui sont imputés, la vraie question à considérer n’est pas tant celle qu’on lui reproche de n’avoir posée, que celle qu’on lui pose : tout le sens du Conte du Graal est là, qui en appelle à un examen des motivations inspirant les accusateurs de Perceval à lui faire accroire qu’il était censé poser une question.

Sous l’effet d’une lecture traditionnellement métaphysique, la critique s’accorde pourtant à voir dans le dernier roman de Chrétien, non pas une histoire d’accusation, mais un récit de réconciliation : selon cette exégèse, le déroulement du conte tendrait vers une conjonction — entre autres, du moi public et du moi privé, amour et chevalerie, individu et société, échec et succès, perte et recouvrement, prouesse et valeur, masculin et féminin, Eglise et Etat17 — signalant un retour à l’ordre. Mais définir la quête du Graal telle qu’elle s’impose à Perceval en termes de pèlerinage régénérateur ou pénitentiel est, à tout prendre, illogique, quand cette quête est le produit d’une fausse accusation, accusation qui a pour conséquence de transformer l’histoire d’un adolescent ignorant en drame de dimension collective. Suivant une autre ligne d’approche, directement empruntée aux travaux de l’anthropologie structuraliste, certains commentateurs proposent de voir l’histoire de Perceval, non pas comme le paradigme d’un destin particulier, mais comme un discours imaginaire centré sur la genèse de l’organisation sociale18. A l’instar des mythes de fondation de la pensée primitive, la légende du Graal n’aurait pas pour fonction de résoudre le problème de la violence humaine, mais plutôt de montrer que les tensions jouent un rôle fondamental dans l’émergence d’« un ordre social viable »19. En instruisant la société quant aux dangers d’une abstinence excessive (qu’incarnerait Perceval20) et d’une promiscuité excessive (illustrée par Gauvain, second protagoniste du roman de Chrétien), le mythe en général, et le Conte du Graal en particulier, isoleraient symboliquement les deux pôles à l’intérieur desquels situer l’espace social. La tension n’a pas ici de signification psychologique ou morale; elle est la structure même du social, où se délimite le terrain d’échange et de circulation.

Si elle évite l’écueil métaphysique, cette lecture anthropologique du Conte du Graal n’est pas elle-même sans idéaliser indûment le récit de Chrétien. Le mythe n’est cette fois pas au service d’une utopie régénératrice, mais d’une utopie structurale : en affirmant que le sens du conte est véhiculé par sa structure, cette approche déshumanise en fait le récit, là où l’approche métaphysique tend à en exagérer le caractère universel. Dans les deux cas, l’histoire perd de sa spécificité. Au lieu de considérer la tension comme un conflit interpersonnel, entre le moi et l’autre, l’attention se porte exclusivement sur le moi comme autre. Ainsi, s’il est vrai de distinguer, sur les traces de Lévi-Strauss21, entre les mythes de type œdipien, dans lesquels est posée une question sans réponse et les mythes de type percevalien, qui donnent réponse à une question non posée, et s’il est vrai que ces mythes sont, d’inverse façon, centrés sur le problème d’échange et de communication, la représentation mythique n’est cependant pas une simple affaire de langue et de structure. Œdipiens ou percevaliens, les mythes de fondation ont ceci en commun qu’ils font de leur héros à la fois la cause initiale du désordre social, et sa cure; c’est ce processus d’accusation dont il est question dans le Conte du Graal, et c’est autour de ce processus que doit s’articuler son exégèse.

Dans la mesure en effet où Perceval est au départ un rustre ignorant, et cependant rendu responsable de crimes contre l’humanité, il est clair que la causalité n’est pas ici innocente. L’histoire de Perceval n’est pas le lieu d’un progrès, mais celui d’un procès au cours duquel, d’accusé, il passe au rang de héros rédempteur. Etant donné son ignorance culturelle et l’isolement du val gallois où s’enracine sa vie personnelle, il est clair que le désordre régnant n’est pas de son fait. Conflits et tensions pré-existent à son entrée dans l’espace social; et si son histoire rend compte d’un problème de communication, c’est pour mettre en cause le pouvoir manipulateur du langage, quand ce langage sert à abuser un protagoniste culturellement innocent. L’acculturation de Perceval est de fait l’occasion, de la part de guides affiliés à des partis réciproquement hostiles, d’imposer au jeune rustre un code de comportement dont ces éducateurs seront les seuls bénéficiaires. Le discours pénitentiel que certains d’entre eux adressent à Perceval joue là un rôle capital; s’y recèle la clé de l’énigme linguistique dont fait état le Conte du Graal-, et c’est sur cette énigme que repose l’éventuelle transformation de la légende du Graal en une quête d’harmonie et de réciprocité.

L’ignorance accusée

A l’orée du récit, Perceval ne connaît du monde que l’espace rural et maternel de son val gallois. Page blanche en matière de culture, il est à la merci des experts que ses aventures hors du val vont lui faire rencontrer; l’évaluation du protagoniste — tantôt louange, tantôt critique — se fait donc au niveau interne, par la traverse de discours dont on notera l’incohérence, et non par le conteur lui-même. Selon Chrétien, en effet, Perceval n’est qu’un nice, soit : un adolescent non encore initié au savoir dire et au savoir-faire sociaux. Le fait même que ces jugements internes se contredisent prouvent qu’il ne s’agit pas là d’une acculturation impartiale : les éducateurs de Perceval savent la vérité, qu’ils manipulent à dessein, la rendant ainsi inacessible. Aussi des aventures de Perceval se déroulent-elles au rythme de rencontres successives qui ont pour résultat de lui imposer une représentation, parallèle et contradictoire, de ses droits et de ses devoirs. Il y a, d’une part, la série d’éducateurs (Yonet, Gornemant, et indirectement, Arthur lui-même) qui l’introduisent ou l’intronisent à l’Ordre de la chevalerie arthurienne; d’autre part, une seconde série de chroniqueurs (la cousine de Perceval, la Demoiselle Hideuse, l’oncle ermite) s’entend à convaincre Perceval qu’il est la cause des malheurs du Graal. Loin d’être une coïncidence fortuite, les liens familiaux qui unissent Perceval à deux de ces chroniqueurs — la cousine et l’oncle ermite — mettent en relief un rapport de conflit entre, d’une part, la faction à laquelle s’apparente Perceval, et d’autre part, les représentants du parti d’Arthur : si l’évaluation de Perceval prête ainsi à un double discours antithétique, c’est que chacun des deux clans appréhende de l’ordre du monde selon une vision à la fois identique et rivale.

A en croire les porte-parole d’Arthur, Perceval est au départ un soz (vv. 198, 1361)22, un fol (v. 686), un rustre sans manière (vv. 974,1172). Dans le contexte de la culture arthurienne, cette carence est à mettre sur le compte d’une jeunesse passée à l’écart du terrain de la chevalerie royale : aussi longtemps que Perceval s’obstine à parler de sa mère, c’est-à-dire, aussi longtemps qu’il reste dangereusement proche de la culture excentrique et « sauvage » de son val gallois, il n’est, pour les membres de la cour arthurienne, qu’un objet de curiosité. Mais dès l’instant où Gornemant l’adoube chevalier arthurien, c’est-à-dire, dès l’instant où Perceval reçoit l’armure qui lui permettra de contribuer à l’implantation de l’autorité royale, le jeune homme est dès lors admiré et accueilli en héros. Louanges au demeurant justifiées : à peine est-il adoubé que Perceval se voue sur le champ au service du roi et entreprend de renverser un certain nombre d’adversaire (Clamadeus, Anguingueron, l’Orgueilleux de la Lande, et plus tard, une soixantaine de chevaliers) qu’il envoie en otages à Arthur.

Un examen du vocabulaire dont usent les messagers du Graal lorsqu’ils énoncent leur propre évaluation, ou plus exactement, leur dépréciation du protagoniste met au clair le fait que, pour eux, Perceval n’est ni un niais ni un sot, mais un pécheur. A l’annonce que le jeune homme n’a pas demandé qui était servi par le graal, sa cousine le traite de cheitis, de maleüreus et de mesavantureus (vv. 3568-3570). A quatre reprises, la Demoiselle Hideuse le qualifie de maleüreus (vv. 4638-4645) et insiste sur les calamités que ne va pas manquer de provoquer son silence. Quant à l’ermite, l’échec de Perceval au château du Graal est le résultat d’un pechié (vv. 6177, 6183) dont les conséquences informent directement le mal (v. 6186) marquant ses cinq dernières années d’errance.

S’établit de la sorte un contraste éloquent entre, d’une part, la position de Chrétien à l’égard d’un simple nice sans expérience, et, d’autre part, des épithètes venant mesurer, soit la distance qui sépare Perceval de la culture arthurienne (distance éliminée lors de son adoublement), soit l’espace qu’il lui reste à couvrir pour racheter sa faute. Le simplet est ainsi transformé, à l’intérieur même du texte, en un instrument de salut collectif : mais ce salut prend une direction radicalement opposée, selon des porte-parole qui proposent ici un éloge, et là une critique des activités dans lesquelles s’engage Perceval. Par ailleurs, on ne peut manquer de noter que pas un seul des membres de la cour arthurienne ne fait mention du Graal; ni le départ de Perceval hors du val maternel, ni aucune autre des actions invoquées par ceux du Graal comme autant de péchés, ne donnent ici lieu à des exégèses. En œuvrant — comme il le fait — dans le sens de la chevalerie arthurienne, Perceval se trouve de ce fait investi des droits du bailliage royal, droits qui incluent celui de poursuivre les ennemis d’Arthur. Or c’est précisément cette forme d’activité — qualifiée alors d’« égoïsme » contraire à l’esprit de la quête — que contestent les messagers du Graal et qui les motivent à mettre Perceval en procès.

A travers une rhétorique de la causalité pour le moins suspecte, Perceval se trouve donc exposé à une explication diamétralement opposée des fondements de l’ordre social. Dans la logique du discours arthurien, le prestige du protagoniste est consécutif aux services qu’il rend en tant que prosécuteur officiel, ou accusateur, des forces anarchiques dont le royaume se voit encore menacé. Inversement, les messagers du Graal dévalorisent ce prestige au nom de l’indifférence coupable que l’adolescent manifeste à l’égard des siens : Perceval est alors perçu non pas en champion, mais en accusé. Et si l’une des factions se désintéresse des deux principaux motifs de reproche — silence au Graal, et abandon filial — qu’invoque à satiété le clan adverse, c’est que les deux partis rivaux visent un même but, à savoir : utiliser Perceval pour la défense de leur cause respective. Telle est la raison de l’accueil enthousiaste que la cour d’Arthur lui réserve, en hommage à une prouesse si ouvertement bénéfique au contrôle royal; et telle est aussi la raison pour laquelle ceux du Graal condamnent des actions qui contrecarrent le redressement de la cause ancestrale, et profitent au contraire au triomphe du parti ennemi. Le sens de l’histoire de Perceval découle de cette tension entre nature et culture, au sens où la nature, synonyme ici d’ignorance culturelle, se trouve exposée à un paysage social dont les seules composantes s’avèrent être l’hostilité et la rivalité. Aucun des personnages du conte n’entend révéler cette vérité, et tous — sauf Perceval — savent qu’elle se situe par delà le langage. Pareille unanimité d’intention a pour effet de transformer l’histoire de Perceval en roman policier : déchiffrer l’énigme du Conte du Graal suppose donc de déconstruire un discours interne qui se prétend révélateur, mais qui n’est en fait que mystificateur.

L’énigme en question concerne une réponse connue dès l’ouverture du récit, mais cachée et illisible jusqu’à ce que la bonne question soit posée. Puisque le silence de Perceval n’est rien d’autre que le fruit de son ignorance culturelle, il est évident que la clé de l’énigme n’est pas entre ses mains, et que la vraie question, celle qui se pose à l’exégèse, doit porter sur le langage de ses prosécuteurs. Le discours des accusateurs de Perceval repose en fait sur une fausse logique : en révélant au jeune homme que, par un rapport de cause à effet, son attitude au domaine du Graal est à l’origine du désordre du monde, ceux-ci fabriquent une pseudo cohérence imposant à Perceval le rôle de l’accusé, de façon à justifier leur rôle d’accusateurs. Tout le jeu de l’accusation (ad causant) consiste ainsi à concocter une rétrospective abusive de l’Histoire, à réinventer le passé; l’égocentrisme initial du protagoniste — son indifférence devant la souffrance des rois du Graal, sa négligence à l’égard de ses devoirs filiaux — devient dès lors cause première tant du désordre régnant que de la future régénération du cosmos. Si l’on peut parler de roman policier, c’est celui que confectionnent ces chroniqueurs du Graal, à partir d’un secret qu’ils sont seuls à connaître, parce qu’ils en sont les seuls auteurs. Face à la science de ces détectives, Perceval se trouve d’autant plus vulnérable qu’il manque d’expertise rhétorique; il ne peut donc déceler les motivations de ses accusateurs, pas plus qu’il ne peut reconnaître que, sous couvert d’acculturation sociale, mentale et morale, s’élabore en fait une poursuite policière. Si le discours des chroniqueurs du Graal a une tonalité impartiale, c’est qu’il semble introduire le protagoniste au monde de la connaissance de soi. Il est clair, toutefois, que cette mise en procès de Perceval n’est ni objective ni bénéfique à l’histoire personnelle de l’adolescent. Le but réel d’une telle stratégie est avant tout d’extraire de lui un aveu de culpabilité, afin de le soustraire à l’Ordre de la chevalerie arthurienne.

Pour ce faire, les chroniqueurs du Graal inventent une fable étiologique en vertu de laquelle Perceval devient l’agent originel d’une Histoire conçue sur le mode catastrophique. Par un effet de hasard qui n’a en fait rien de fortuit, l’âge de Perceval et celui de la blessure d’un des rois du Graal recouvrent approximativement le même nombre d’années : voilà environ quinze ans — aux dires de son oncle ermite (v. 6213) — qu’« un coup de javelot dans les hanches » est venu frapper le personnage23. D’un commun accord, les trois porte-parole du Graal associent l’origine de l’histoire de Perceval à l’événement qui détermina son grand-oncle à vivre une existence de reclus. Que Perceval ne soit en aucune façon impliqué en cette affaire d’agression reste soigneusement dissimulé, grâce à une manipulation de la causalité où son séjour au Graal n’est plus une simple aventure parmi d’autres, mais la raison fondamentale de toute l’infortune du monde. Pour intégrer l’histoire de Perceval à la chronique de leur propre faction, ces messagers du Graal ont recours à des arguments dont l’intention vise à convaincre l’adolescent que son premier et unique devoir est de commémorer, avant de la réparer, sa faute originelle. Ces annalistes, comme on va le voir, imposent ainsi à Perceval un principe de comportement fondé sur le culte des morts.

Première en liste de cette trilogie accusatrice, la cousine fait du passé un compte rendu qu’on pourrait qualifier de nécrologique : autour du silence de Perceval au château du Graal, s’élabore ici une vision de la temporalité assignant à la biographie du jeune homme une valeur de cataclysme. En raison du péché qu’il a commis lors de son départ — en abandonnant sa mère, morte de chagrin (vv. 3579-3581) — Perceval est censé avoir déclenché deux nouveaux désastres : s’il avait posé une question, le Roi du Graal « aurait été guéri »; son indifférence filiale l’ayant rendu muet, l’infirme « ne retrouvera jamais » ni l’usage de ses jambes, ni la faculté de gouverner ses terres. Dans la logique de la cousine, il est donc urgent que Perceval prenne conscience de ses responsabilités en tant qu’héritier titulaire du royaume du Graal.

De sa part, si la Demoiselle Hideuse ne fait pas appel à l’argument de matricide, c’est pour insister sur les conséquences entraînées par l’égocentrisme dont Perceval fit preuve pendant son séjour au Graal. La perspective de cette envoyée du Graal est donc avant tout eschatologique, selon une stratégie faisant état de la morale d’intention telle que la définit Abélard24 : le péché de Perceval est ici consécutif à une lucidité mentale que la Demoiselle Hideuse prend pour acquis, déformant par là l’originalité propre à un protagoniste au départ aussi ignorant qu’inconscient. Dans la mesure où la messagère ne fait aucune allusion aux rapports claniques et familiaux qui unissent Perceval aux deux rois du Graal, le péché du jeune homme prend une résonance collective : aux dires de la Demoiselle Hideuse, il mérite un blâme public, soit : d’être dénoncé par ceux-là mêmes qui assistent à la scène, à savoir, le membres de la cour arthurienne devant qui se déroule cette mise en procès de Perceval. Les chevaliers de la Table Ronde sont ainsi incités à traiter Perceval en paria, plutôt qu’en héros. L’accusation de la Demoiselle Hideuse cherche donc à extraire Perceval hors du service du roi, en acculant l’accusé au choix suivant : soit il restera un paria, en vertu de son implication dans la malheureuse chronique du Graal; soit il deviendra un messie, pour se consacrer à sa propre rédemption comme à celle du monde, et œuvrer dans le sens d’une apothéose eschatologique.

Cinq années passent, au terme desquelles il s’avère que Perceval n’a ni retrouvé le Graal, ni cessé d’agir en tant que bailli arthurien. C’est à cet endroit du récit que prend place la rencontre entre le protagoniste et son oncle ermite, et que s’articule une troisième et ultime récapitulation du passé graalien. Si le sermon de l’ermite fait écho au discours de la Demoiselle Hideuse quant à l’égoïsme de Perceval, on remarquera toutefois que, paradoxalement, il n’est plus question d’éthique intentionnelle : « Mon frère — dit-il à son pénitent — sache que ton infortune est venue d’un péché que tu ignores encore : c’est le chagrin que tu fis à ta mère quand tu la quittas » (vv. 6392-6395). Puisque cette dernière est maintenant morte et au paradis, le chemin de la perfection s’orientera désormais sur le Graal comme lieu final concluant un pèlerinage pénitentiel. Cependant, étant donné les liens de parenté entre Perceval, l’ermite, et les deux rois du Graal, il est clair que ce sermon s’insère dans un contexte de rivalité clanique, et ce, d’autant plus que le péché de Perceval cesse ici de correspondre à un acte volontaire de matricide, pour s’associer aux cinq années d’errance pendant lesquelles le protagoniste entreprend de grossir les rangs de l’armée arthurienne. En d’autres termes, si l’ermite prend en compte l’état d’ignorance qui définit Perceval au moment où celui-ci quitte sa mère, c’est pour mieux accentuer l’importance de ses responsabilités vis-à-vis de la cause du Graal. La conversion dont il est ici question n’invoque pas tant un retournement intérieur, qu’un retour au lieu du crime, pour une mission faisant figure de destin.

Sur les bases de l’aveu même de Perceval — qui reconnaît avoir tout à la fois perdu le Graal et perdu Dieu — le mystérieux domaine devient, dans l’exégèse de l’ermite, un lieu et un but sacrés; ainsi qu’il l’affirme à son neveu, redécouvrir le Graal lui permettra donc de « recouvrer les vertus qui étaient siennes autrefois » (éd. Hilka, vv. 6472-6473). Cette affirmation est d’autant plus surprenante qu’aucun des messagers du Graal n’a jusqu’alors applaudi Perceval; puisque ce dernier a perdu Dieu depuis cinq ans, et que depuis cinq ans il erre en état de péché, il est évident que sont là mises en cause les années passées au service d’Arthur. En somme, le but de ce sermon n’est pas d’intérioriser la faute de Perceval sur un plan moral, ni d’individualiser les circonstances du péché, mais d’orienter l’histoire de Perceval dans un sens bénéfique à la cause de Graal. L’ermite passe sous silence le coup de javelot qui est à l’origine de l’infirmité du Vieux Roi : ce personnage n’est même plus désigné sous l’appellation de « Roi Blessé », mais qualifié de « spirituel » (vv. 6204-6217), comme pour effacer toute trace de violence et idéaliser d’autant la genèse de cette chronique familiale. Le sens vindicatif de cette récapitulation du passé est ainsi oblitéré, au profit d’une invocation, en apparence impartiale et salutaire, ne semblant mettre en cause que la seule personne intérieure du pénitent : la faute de Perceval, c’est donc ici de n’avoir pas décelé la présence du sacré. La route du repentir est dès lors toute tracée, qui invite Perceval à retrouver le Graal, c’est-à-dire, à se rapprocher de la vérité divine. En vertu d’un sermon qui se prétend discours de révélation, Perceval est maintenant censé savoir le sens de l’existence; ainsi se justifie que l’ermite en appelle alors à la morale d’intention, pour convaincre son neveu — et après lui, nombre de continuateurs et commentateurs de la légende — des mérites tout spirituels de la quête.

La stratégie du discours élaboré par les messages du Graal repose par conséquent sur un désir précis : il s’agit d’orienter les activités de Perceval dans un sens bénéfique à leur cause, et d’effacer de son esprit, tabula rasa, toute autre pensée que celles qui concernent la commémoration du passé ancestral. Cette initiation aux mystères du « Saint » Graal n’a en fait pour but que d’introduire le protagoniste au devoir de revanche, devoir qui n’est bien sûr jamais présenté comme tel, et donc jamais perçu comme tel par le jeune rustre. A travers des explications volontiers imprécises, pour ne pas dire contradictoires, quant à l’événement fondateur dont découleraient les malheurs du Graal, ces messagers entendent persuader Perceval que le Graal est le lieu symbolique de sa destinée personnelle, et partant, qu’en déchiffrer l’énigme est la condition sine qua non de sa maturation. Ainsi transfigurée par ses chroniqueurs, la « cause » du Graal est au cœur d’une confusion délibérée entre origine et conséquence, motif et justification, accusation et victimisation. Le « Saint Graal » fait ici partie intégrante d’une idéologie politique d’autant plus abusive qu’elle s’adresse à un personnage dépourvu d’expertise rhétorique, et d’autant plus séduisante qu’elle le porte à croire en sa propre évolution mentale et culturelle. Manipulable à la mesure de l’ignorance qui le caractérise, Perceval est ainsi victime d’une exégèse le forçant à se reconnaître pécheur, afin de forcer sur lui un rôle de vengeur.

Pouvoir et persécution

En cette récapitulation imaginaire de l’Histoire, Perceval est tout à la fois cause et conséquence du désordre du monde, et de ce fait tenu d’en assumer la régénération. Or, si l’on considère la direction persécutrice de ce travail étiologique — aitia désignant indifféremment la « cause » et l’« accusation » — il est clair que les messagers du Graal n’inventent ici un mythe de fondation qu’à seul dessein de confondre leur victime. L’énigme du Conte de Graal n’a pas sa réponse dans le silence de Perceval, mais dans celui qu’observent ses accusateurs tandis qu’ils dressent leur procès-verbal; toute la stratégie des messagers du Graal consiste en effet à taire la vérité, et à concocter une intrigue assignant à Perceval le rôle de criminel. Il s’ensuit une reconstruction fictive de la chronologie, au gré de laquelle le rustre ignorant est changé en accusé, afin de faire de lui un agresseur. A en croire le roman policier échafaudé par ces annalistes, Perceval est à la source d’un désastre de proportion universelle, parce qu’il a refusé de prononcer les mots qui auraient guéri les rois du Graal et restauré leur domaine. Or en cette affaire, les éducateurs de Perceval savent bien entendu que le jeune homme est innocent des crimes qu’ils lui imputent, et que le véritable criminel a pour nom Arthur : c’est en effet son accession au trône, et non la naissance de Perceval, qui constitue l’événement fondateur dont découle la malheureuse chronique du Graal. A la mort d’Uterpendragon, quand Arthur a hérité du pouvoir, les parents du protagoniste se sont vus dépossédés de leurs biens et contraints de se réfugier dans le val gallois; la royauté d’Arthur est ainsi en rapport direct avec l’état d’appauvrissement et d’isolement dont souffrent à présent tant la mère de Perceval, que les personnages avunculaires qu’il est donné au jeune homme de rencontrer. Cependant, à en croire les messagers de la faction familiale, et par une manipulation symptomatique du principe de causalité, c’est de Perceval, et non d’Arthur, que découle la faillite du Graal, et c’est par conséquent à Perceval que revient d’en entreprendre le rétablissement. Perceval n’est donc ici que le pion d’un complot dirigé en fait contre Arthur, complot dont les visées, toutes politiques, invoquent un renversement de pouvoir : il s’agit simultanément de déclencher la chute d’Arthur et d’assurer le triomphe du Graal.

Telle qu’elle se manifeste dans le Conte du Graal, la quête est par conséquent l’expression d’un désir de contrôle, de la part d’une faction en voie de faillite, surtout quand elle considère les progrès de l’implantation arthurienne. A cette expression fait miroir celle, antagonique, de la cause royale, elle aussi en quête de pouvoir absolu : l’Ordre de la chevalerie arthurienne joue là un rôle de première importance, puisqu’il démontre, de manière à la fois concrète et verbale, les bienfaits du principe de centralisation souveraine. Dans la mesure où ces deux partis rivaux ont pareillement recours à la rhétorique — l’un pour contester, et l’autre pour confirmer, l’ordre régnant — l’articulation du pouvoir en réfère dans les deux cas à un pouvoir de persuasion : leurs porte-parole respectifs font ainsi montre d’une semblable expertise en matière de logique. L’articulation du pouvoir fait ici appel à la raison et donne priorité au débat verbal plutôt qu’au combat, ce qui n’est pas sans évoquer les transformations cognitives du XIIe siècle et une lecture désormais rationnelle des lois de l’univers.

Il est certain, en effet, que la faculté d’interpréter les rapports de causes à effets comme des rapports naturels, et non plus magiques25, va affecter toutes les branches du savoir et transformer la représentation du réel. Pouvoir et savoir se trouvant ainsi réciproquement solidaires, prend forme une nouvelle structure sociale bénéficiant au premier chef à ceux-là mêmes qui ont prise directe sur « les nouvelles techniques de gouvernement, telles la comptabilité, le contrat légal, le contentieux »26, bref, tous les professionnels les mieux préparés, par leur savoir et par leur expérience, à la gérance du pouvoir. Le triomphe de la raison sur la superstition est, en d’autres termes, un triomphe d’experts, confinant les illettrés à un rôle de plus en plus marginal.

Or, cette mise à l’écart de certains groupes sociaux va aussi servir d’argument pour justifier le bien-fondé du pouvoir en cours. Le principe de centralisation étatique tel qu’il émerge au tournant du XIIe siècle n’a, en ce sens, rien d’innovateur, puisqu’on reconnaît là les rouages d’un mécanisme victimaire immémorial27 : ce que recèle en effet tout mythe de fondation, c’est l’existence d’un processus d’ostracisme, processus faisant reposer l’unanimité collective sur une distinction préalable entre déviance et norme; de là la poursuite d’éléments qualifiés de « dangereux », mis au pilori au nom de l’hygiène et de l’ordre publics, et éventuellement glorifiés à titre de héros fondateurs. Toutefois, comme l’analyse de Moore le met en évidence, le recours à la victimisation prend, aux alentours des armées 1180, une dimension particulière en ce que l’ostracisme constitue désormais « l’un des fondements de l’institution et des pratiques du pouvoir » (p. 145); et l’historien de conclure que, de ce temps clé dans l’histoire, date la transformation permanente de l’Europe occidentale en une société de persécution.

C’est précisément à ce moment capital marquant l’émergence de la violence institutionnalisée — quand « le droit devient lui-même coercitif et impose un concept de culpabilité et d’innocence propice aux lois qu’érige l’autorité centrale » (Moore, p. 109) — que Chrétien rédige son Conte du Graal. Par une coïncidence suspecte, les deux partis rivaux mis en scène dans le roman, à l’instar des princes et des prélats de la réalité contemporaine, font preuve d’une semblable mentalité persécutrice pour ce qui est de la définition et de l’établissement de l’ordre. Ainsi, la loi arthurienne s’approprie le droit de poursuivre et de condamner tout individu mettant en danger l’harmonie de la communauté; quant aux chroniqueurs du Graal, ils s’efforcent au contraire d’infirmer la légalité de l’ordre arthurien, en désignant le roi comme un persécuteur dont ils seraient les victimes innocentes. En ce processus d’accusations réciproques, la seule véritable victime est bel et bien Perceval, compte tenu de son innocence culturelle, et du savoir supérieur qui caractérisent les porte-paroles de deux partis adverses. Si l’une des conséquences engendrées par ce qu’on appelle la révolution cognitive du XIIe siècle est de favoriser les experts aux dépens du rusticus — mot qui désigne tout aussi bien les illettrés que les hérétiques28 — il semble en effet que, de ce point de vue, l’histoire de Perceval soit particulièrement exemplaire.

Jeune rustre gallois encore ignorant des lois du comportement chevaleresque, le protagoniste a comme distinction d’être au départ différent de la norme culturelle ambiante. Son acculturation, ou intégration sociale, demande donc qu’il s’adapte et se conforme au modèle en cours; mais ce travail d’imitation est rendu difficile, sinon impossible, par le fait que règne une structure de bipartition antagonique, entre deux partis qui ont chacun leur propre conception de l’existence. Il n’est pas inutile de noter que, sous sa forme anglaise, le mot même de « gallois » (Welsh) dérive du saxon wealh, « étranger », terme désignant tous ceux qui n’étaient pas saxons, et par extension, les premiers habitants du pays de Galles29. L’acculturation arthurienne de Perceval suppose par conséquent qu’il rejette son identité clanique — qu’il cesse d’être un rustre gallois — pour adopter un principe de comportement s’avérant fondamentalement hostile à la faction du Graal. En revanche, lorsque les chroniqueurs de la cause ancestrale accusent Perceval de négligence et d’indifférence, c’est précisément cette nouvelle identité arthurienne qu’ils mettent en question, et qu’ils veulent supplanter par un autre type de conformité. La personne individuelle du protagoniste n’est donc jamais prise en considération : en ce double jeu d’appropriation, de la part de factions pareillement soucieuses de recruter pour leur compte l’énergie martiale du jeune homme, Perceval n’est pas certes un sujet libre et autonome, mais la victime d’un discours d’autant plus convaincant qu’il se présente comme un chef-d’œuvre de rationalité. Arthurien ou graalien, le mot d’ordre a ceci de persuasif qu’il glorifie la fin (genèse ou maintien de l’ordre) pour justifier les moyens. Or, cette fin prend un sens diamétralement opposé selon la destination qu’elle impose au protagoniste : si Perceval est ici accueilli en héros et là traité en accusé, c’est en fait que son existence a dans les deux cas la seule valeur de destin. Le double discours éducatif qui rythme l’acculturation de Perceval est donc parfaitement uniforme, puisqu’il assigne au protagoniste une même fonction fondatrice. Uniformes aussi, les moyens mis en œuvre pour l’accomplissement de ce destin : arthuriennes ou graaliennes, les assises de l’ordre en passent en effet par l’épée; et même si le mot d’ordre invoqué par ce double discours exalte à part égale la fonction chevaleresque, maintenant valorisée en termes de contribution pacifique, il n’en reste pas moins que, dans les deux cas, la chevalerie est affaire de poursuite et de vindicte, capitalisant sur un comportement avant tout agressif.

La double appréciation antithétique dont Perceval est l’objet situe le rusticus au cœur d’une dispute politique où il apparaît, d’abord, que le protagoniste n’apprend rien : à titre d’exemples, on notera que Perceval fait ses preuves avant d’être officiellement admis à l’Ordre de la Chevalerie arthurienne, et que le rituel de l’adoubement, simple formalité, ne fait que consacrer une énergie martiale ouvertement propice à la cause royale; par ailleurs, la chronique du Graal dont les messagers du Graal se font porteurs n’est pas tant un discours éducatif, qu’un enseignement forçant sur le jeune homme le devoir de venger ses ancêtres. Il est clair, d’autre part, que l’acculturation tant arthurienne que graalienne de Perceval a pour résultat de lui faire adopter comme sienne la vision essentiellement sacrificielle que ces experts ont du monde. La bipartition structurelle du Conte du Graal, composé de deux récits ayant chacun trait à Perceval et à Gauvain, neveu d’Arthur, suggère un seul dénouement possible : celui d’un confrontation finale et fatale entre les champions respectifs des deux partis rivaux. Il semble que l’énigme linguistique autour de laquelle s’organise le roman de Chrétien soit, au sens étymologique du mot (énigme : « ce qu’on donne à croire »), une interrogation portée sur la violence manipulatrice du langage, quand ce langage sert à persécuter le seul personnage censé détenir la clé de cette énigme, à savoir, Perceval, dont la première distinction est pourtant d’être culturellement ignorant. C’est ce que révèle une rhétorique de la causalité en vertu de laquelle la victime devient le rédempteur du monde, l’origine et la conséquence, les moyens et la fin. Que Perceval soit sacrifié, et que ce sacrifice soit nécessaire à l’établissement d’un ordre social viable, voilà le seul point sur lequel s’accordent les deux partis rivaux; c’est donc au niveau d’une résolution sacrificielle, et à ce niveau uniquement, qu’il y a ici — et peut-être ailleurs que dans cet espace culturel imaginaire — émergence de l’entente et de l’unanimité.

L’inachèvement du Conte du Graal demande par conséquent d’être interprété, non comme un accident extérieur interrompant les progrès de Perceval sur le chemin de la régénération, mais comme une réflexion, ou méditation, devant les conséquences des innovations institutionnelles contemporaines. Que le pouvoir juridique des gouvernements ait tendance à contrarier les droits de l’individu n’est pas en soi nouveau : les exemples classiques abondent, ainsi de l’Antigone de Sophocle, pour démontrer ce qu’a de coercitif toute cette centralisation étatique. Néanmoins, la particularité des discours législatifs tels qu’ils s’élaborent au tournant du XIIe siècle — et telle qu’en rend compte, dans le Conte du Graal, l’expertise rhétorique commune aux deux partis rivaux — consiste à négliger, tout en prétendant les défendre, les droits du sujet. Par la traverse de la fiction, l’histoire de Perceval est en ce sens un éloquent constat des répercussions négatives que déclenche l’émergence de nouvelles institutions. Au moment même où prend naissance, dans le champ social, juridique et moral, un concept d’individualisme fondé sur la responsabilité et l’autonomie, se développe aussi un système de répression policière visant à contrôler plutôt qu’à affranchir ses sujets. S’il se trouve ainsi libéré des anciennes contraintes claniques et féodales, l’individu n’en est pas moins assujetti à ce que l’on appelle, par référence à la culture du XXe siècle, « une technique de la soumission »30. Sans vouloir exagérer la portée philosophique du Conte du Graal, on peut ici conclure en soulignant sa valeur démystifiante. Pierre angulaire de tout le corpus textuel consacré à la légende du Graal, et d’une exégèse de la quête volontiers idéalisante, le roman de Chrétien est aussi le seul à révéler les dangereux rapports entre idéal et idéologie; si la fiction cerne au plus près la réalité, c’est à travers une histoire qui n’a pas de fin, comme reste sans fin l’histoire même de la rivalité humaine.

Faire donc de la crise du sujet l’expression même de la modernité, et d’une modernité enracinée dans les temps récents de l’histoire occidentale, c’est identifier, à trop court terme semble-t-il, l’origine des mécanismes de contrainte. C’est aussi assigner aux époques antérieures, « pré-modernes », une certaine innocence politique, au nom d’une appréhension avant tout « religieuse » de l’ordre du monde. Or, le seul innocent, sur le plan des motivations, c’est Perceval, face à des discours uniformément centrés sur la poursuite du pouvoir; le critère religieux dont fait cas le message du Graal n’est qu’une articulation, parmi d’autres, de ce désir unanime de contrôle. La portée démystificatrice du Conte du Graal est en ce sens doublement remarquable : il s’avère, d’une part, que si la crise du sujet reste aujourd’hui actuelle, cette crise coexiste à l’invention du citoyen telle qu’elle prend corps au tournant du XIIe siècle; d’autre part, si la fiction médiévale repose sur une structure de tension, cette structure n’engendre pas ici un ordre social viable, mais sert au contraire à démontrer ce qu’a de destructeur un ordre humain exclusivement fondé sur les confrontations. Que l’opposition soit la condition même de l’existence du social mérite, en ce sens, l’attention que lui portent les théoriciens de la structure; à ceci près qu’il convient aussi de lui reconnaître un sens, et de voir, sous la permanence des phénomènes d’opposition, la présence d’un processus inexorablement dirigé vers l’entropie. Le Conte du Graal est à ce niveau révélateur, puisqu’il dévoile le caractère artificiel et imaginaire de mots d’ordre institutionnels censés réduire les instances de violence, mais érigés en réalité sur des hécatombes, passées, présentes et futures. Sens et structure du Conte du Graal ne font donc qu’un, pour faire de la tension l’image même de l’antagonisme humain. A travers cette méditation centrée sur les assises vindicatives de l’organisation sociale, il s’avère que différends et confrontations, loin d’engendrer l’hétérogène, sont l’étoffe même des rapports humains : s’il y a unanimité, c’est au niveau d’une seule convergence de désir, selon une ressemblance productrice d’indifférenciation. Comment faire œuvre originale et initier une histoire personnelle à l’écart des tombeaux; où situer un savoir de soi qui n’en passe pas par un pouvoir sur l’autre : telles sont donc, en substance, les questions, non exclusivement médiévales, posées par l’entremise des aventures de Perceval.

____________

1 « Afin de purger le présent de tout impérialisme culturel, les historiens ne déroulent plus le fil du temps, ils le brisent et nous enseignent à ne pas retrouver dans nos ancêtres l’image ou l’esquisse de nous-mêmes… Ils montrent [notre passé] dans son altérité radicale, décevant ainsi nos prétentions englobantes » : A. Finkielkraut, La défaite de la pensée (Paris, Gallimard, 1987), p. 74.

2 Entretien de Michel Foucault avec A. Fontana et P. Pasquino (Microfïsica del potere, Turin, 1974), cité par J. Habermas, « Les sciences humaines démasquées par la critique de la raison : Foucault », Le Débat, 41 (1986), p. 70.

3 Selon Lévi-Strauss (Tristes Tropiques, 1955, p. 203), « les sociétés humaines comme les individus — dans leurs jeux, leurs rêves ou leurs délires — ne créent jamais de façon absolue, mais se bornent à choisir certaines combinaisons dans un répertoire idéal qu’il serait possible de reconstituer ». Sur le mode structuraliste, ces différences ne donnent donc droit à aucun jugement de valeur, puisque, comme le note Finkielkraut, elles sont là perçues comme « les variantes de la même activité combinatoire » (pp. cit., p. 78).

4 Ordre qui, pour Heidegger, relève d’une tradition métaphysique imposant un sens sur la matière, et structurant la matière pour en justifier le sens : « L’origine de l’œuvre d’art », in Chemins qui ne mènent nulle part, trad. Brokmeier (Paris, Gallimard, 1962)

5 Ainsi pour J. Derrida, si Foucault a raison de faire le procès du traitement de la folie, de « refuser en bloc le langage de la raison, qui est celui de l’Ordre » (p. 56), et d’entreprendre par conséquent une « archéologie d’un silence » (p. 57), il échoue toutefois à ne pas lui-même recourir au langage de la logique : peut-être aurait-il fallu « commencer par réfléchir ce logos originaire en lequel s’est joué la violence de l’âge classique » (p. 63), c’est-à-dire, « faire retraite vers un point où toute contradiction déterminée sous la forme de telle structure historique de fait peut apparaître et apparaître comme relative à ce point-zéro où le sens et le non-sens déterminés se rejoignent en leur origine commune » : « Cogito et histoire de la folie », in L’écriture et la différence (Paris, Seuil, 1967).

6 « Institution » entendue au sens de principe organisationnel, selon l’acception du Droit romain : voir P. Legendre, L’amour du censeur. Essai sur l’ordre dogmatique (Paris, Seuil, 1974), pp. 16-32.

7 H.J. Berman, Law and Revolution. The Formation of the Western Legal Tradition (Cambridge, Harvard University Press, 1983), p. 113.

8 Ainsi qu’en fait preuve, parmi les ouvrages récents, la collection de travaux éditée par N. J. Lacy, D. Kelly & K. Busby : The Legacy of Chrétien de Troyes (Amsterdam, Rodopi, vol. 1, 1987).

9 Telle qu’elle a été préservée par la tradition manuscrite, l’œuvre de Chrétien de Troyes inclut cinq romans : Erec et Enide (1170), Cligès (ca. 1176), Lancelot (ca. 1177-1179), Yvain (ca. 1177-1179) et le Conte du Graal (ca. 1181-1190)

10 Pour une bibliographie de quelques travaux récents portant sur Chrétien de Troyes, voir : « Réception critique de l’œuvre de Chrétien de Troyes », Œuvres et Critiques, 5 (1980).

11 Pour une histoire de la légende et des textes arthuriens, voir les travaux récemment publiés par Garland (New York/London), en particulier : éd. J. Lacy, The Arthurian Encyclopedia, 1986; J. Lacy et G. Ashe, The Arthurian Handbook (à paraître); E. Reiss, L.H. Reiss et B. Taylor, Arthurian Legend and Literature : An Annotated Bibliography (I : The Middle Ages, 1984; II : The Renaissance to the Present, 1986). Voir aussi, chez un autre éditeur : C.E. Pickford et R. Last, The Arthurian Bibliography (I : Author Listing, 1981; II : Subject Index, 1983; III : Supplément 1979-1983, 1986, New York, Boydell and Brewer).

12 Chrétien de Troyes, Perceval. Le Conte du Graal : éd. A. Hilka (Halle, Niemeyer, 1932); W. Roach (ms. Paris, Bibliothèque Nationale, fonds français 12576; Paris, Minard, 1959); E Lecoy (ms. Paris, B.N. fr. 794; Paris, Champion, 1981, 1984, 2 vol.); tr. en fr. mod. par L. Foulet (Paris, Stock, 1978).

13 Y compris le Conte du Graal par Chrétien, ce qu’on appelle le « cycle de Perceval » inclut : Peredur, récit gallois anonyme dont la position chronologique par rapport au conte de Chrétien reste encore incertaine; une série de continuations comprenant, entre autres, celle de Ps. Wauchier (ca. 1200), de Manessier (ca. 1235), et de Gerbert de Montreuil (voir l’édition monumentale de W. Roach, The Continuations of the Old French Perceval of Chrétien de Troyes); un récit en vers de Robert de Boron, Le Roman de l’Estoire dou Graal (ca. 1200); le Parzival de Wolfram von Eschenbach (ca. 1200), source directe de l’opéra de Wagner; une variation en prose, inspirée par Robert de Boron et connue sous le nom de Didot-Perceval (ca. 1210); la Queste del Saint Graal, réçit en prose (ca. 1215); et, aussi en prose, Perlesvaus (ca. 1230).

14 L’œuvre de Robert était à l’origine une trilogie centrant l’histoire du Graal sur trois personnages successifs, Joseph d’Arimathie, Merlin, et Perceval; seuls subsistent le premier roman, et des fragments du second : voir l’édition de W. A. Nitze, Robert de Boron. Le roman de L’Estoire dou Graal (Paris, Champion, 1927). La trilogie de Robert nous est toutefois connue par l’intermédiaire d’adaptations en prose conservée dans de nombreux manuscrits : voir l’édition de E. Hucher, Le Saint Graal, ou le Joseph d’Arimathie, première branche des romans de la Table Ronde (Le Mans, Monnoyer, 1875), vol. 1, pp. 209-333; celle de A. Micha, Robert de Boron. Merlin (Genève, Droz, 1979); et celle de B. Cerquiglini, Le Roman du Graal, Manuscrit de Modène, par Robert de Boron (Paris, Unité Générale d’Edition, 1981).

15 Par exemple, dans les continuations de Ps. Wauchier et de Manessier, comme dans le Perlesvaus.

16 Le Perceval de Robert de Boron est le premier roman à élaborer une interprétation ecclésiastique du Graal : le calice de la Cène, le vase dans lequel Joseph d’Arimathie aurait recueilli le sang du Christ sur la croix, et le plat que Perceval est le premier à voir lors de son passage au château du Graal, ne sont ici qu’un seul et même saint objet. Dans la Queste del Saint Graal, texte qui accentue encore davantage la valeur eucharistique du graal, la quête est une aventure avant tout spirituelle, réservée à un trio particulièrement méritant : au terme de la quête, l’un, Bohort, regagne la Bretage et la cour arthurienne; l’autre, Perceval, finit ses jours dans un monastère de Terre Sainte; et le troisième, Galaad, meurt un an plus tard, en odeur de sainteté.

17 De proportion monumentale, l’exégèse graalienne inclut maintes approches qui correspondent schématiquement aux interprétations proposées par les continuateurs de Chrétien. Ici vu comme un substrat de légendes celtiques prises en compte par des groupes ethniques particuliers (A.C.L. Brown, R.S. Loomis, J. Markale, J. Marx, H. Newstead, D.D.R. Owen), là envisagé comme un symbole à valeur politique (J. Evola, R. Lejeune, D. de Séchelles, D. Visieux) ou, plus fréquemment, comme un symbole d’ordre chrétien (E. Anitchkof, A.A. Barb, J. Bednar, D.C. Fowler, B. Gicquel, M.A. Klenke, H.C.R. Laurie, E.M. O’Sharkey, T. Ravenscroft, D.W. Robertson — pour ne nommer que quelques critiques), le Graal est indifféremment valorisé en termes de force unificatrice.

18 Voir la revue que propose D. Maddox quant aux multiples perspectives critiques traitant de la structure des romans de Chrétien : « Trois sur deux : Théories de bipartition et de tripartition des œuvres de Chrétien », Œuvre et Critiques, 5 (1980-1981), pp. 91-102.

19 S. Sturm-Maddox, « Levi-Strauss in the Waste Forest », L’Esprit Créateur, 18 (1978), p. 94.

20 Perceval est censé exorciser, entre autres, le danger d’endogamie (J.G. Gouttebroze, « Cousin, cousine, dévolution du pouvoir et sexualité dans le Conte du Graal », in Chrétien de Troyes et le Graal, Paris, Nizet, 1984, pp. 77-87), d’inertie et de stérilité (B. Cerquiglini, « D’une quête l’autre : De Perceval à Gauvain, ou la forme d’une différence », in Mélanges à Jeanne Lods, Paris, Collection de l’Ecole Normale Supérieure de Jeunes Filles, 1978, p. 295), ou de communication interrompue (J. Ribard, « De Chrétien de Troyes à Guillaume de Lorris : ces quêtes qu’on dit inachevées », Senefìance, 2, 1976, 313-321).

21 Dans le discours inaugural prononcé par celui-ci lors de son intronisation à la Chaire d’Antropologie Sociale au Collège de France, le 5 janvier 1960 : Anthropologie Structurale Deux (Paris, Plon, 1973), pp. 33-35.

22 Sauf indication contraire, les citations renvoient à l’édition de Lecoy.

23 Cette précision est fournie par la cousine de Perceval (vv. 3498-3499), qui semble confondre les deux personnes du Roi Pêcheur et de son père; l’oncle ermite, qui rétablit la distinction, ne fait pas mention de la blessure et interprète l’immobilité du père comme l’indice d’une profonde spiritualité.

24 Dans son traité Scito Teipsum (ca. 1130), trad. angl. D.E. Luscombe, 1971, p. 3.

25 C.M. Radding, A World Made by Men. Cognition and Society, 400-1200 (Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1985), p. 256.

26 R.I. Moore, The Formation of a Persecuting Society. Power and Deviance in Western Europe, 950-1250 (Oxford, Blackwell, 1987), p. 138.

27 René Girard, Le bouc émissaire (Paris, Grasset, 1982), pp. 23-47.

28 B. Stock, The Implications of Literacy. Written Language and Models of Interpretation in the Eleventh and Twelfth Centuries (Princeton, Princeton University Press, 1983), pp. 101-151.

29 J.T. Shipley, Dictionary of Word Origins (1945; éd. Totowa, Littlefield, 1979), p. 129.

30 P. Legendre, L’amour du censeur, p. 22.