Book Title

Ovide et le Moi poétique « moderne » à la fin du Moyen Age : Jean Froissait et Christine de Pizan

Kevin BROWNLEE

Préciser l’identité de l’écrivain, circonscrire les conditions propres à l’émergence d’une écriture individuelle, telle est en son essence la double interrogation qui caractérise la littérature fançaise de la fin du Moyen Age. De Guillaume de Machaut à François Villon, se manifeste en effet une semblable préoccupation quant à la notion d’auteur, et quant aux sources et fondements de son autorité. Il en résulte une variété éblouissante d’auto-figurations développées et déployées dans de nouvelles sortes de discours à la première personne. Ces développements sont considérés ici — dans le cadre du présent volume — comme le résultat d’un double processus : l’entreprise artistique s’inscrit, d’une part, dans un nouvel ensemble de circonstances historiques affectant tout particulièrement le statut socio-économique de l’écrivain professionnel; elle met d’autre part en cause une nouvelle perception des traditions qui constituent son héritage littéraire. A part égale, Ovide joue là un rôle fondamental : c’est la figure-clé du monde antique à partir de qui s’élaborent les multiples représentations du moi poétique « moderne » à la fin du Moyen Age français.

Le cas respectif de Jean Froissart (ca. 1337-ca. 1400) et de Christine de Pizan (ca. 1364-ca 1429) est à cet égard particulièrement révélateur, dans la mesure où l’apport ovidien va servir de prétexte et d’enjeu à la définition de nouveaux éléments constitutifs de l’auteur « moderne ». Pour celui-là, la matière ovidienne est surtout l’occasion d’une mise en question des rapports entre patron et poète dans le contexte de la classe sociale; pour celle-ci, Ovide est le lieu d’une réflexion centrée sur la problématique que pose l’identité de l’écrivain femme. Dans les deux cas, les circonstances historiques favorisent l’apparition d’une nouvelle sorte d’auteur, dont la voix est à la fois valorisée et circonscrite. Ainsi de Froissart, dont la première distinction consiste à être un poète courtois, mais hors du contexte aristocratique caractérisant son public : l’usage de la première personne lui oblige de refléter cette réalité, et surtout d’en traiter les contradictions. Pour citer Daniel Poirion, Froissart est en effet un « poète pour la cour, donc, mais non pas tout à fait poète de cour1 ». Pareille distinction de classe fait partie intégrante du statut professionnel de Froissart comme de son identité d’écrivain. Puisqu’il dépend de ses patrons au plan matériel aussi bien que sous l’angle de l’inspiration amoureuse, il se trouve par là même assujetti à un double impératif : celui que délimitent les règles de la poésie courtoise, et celui qu’imposent sur lui les contingences de sa situation socio-économique. A cet écart politique et social entre poète et public, s’ajoute, pour Christine de Pizan, une autre forme de distance — dans le cadre de ce que l’anglais désigne par « gender » — la détachant d’autant d’une tradition littéraire résolument masculine.

Le but de ce travail est d’explorer les métamorphoses de la matière ovidienne aux mains d’artistes, tels Jean et Christine, soucieux d’esquisser, dans ses contradictions, le projet d’une nouvelle forme d’identité artistique. A travers l’examen d’un travail de réécriture œuvrant à partir ou à contre-courant du modèle antique, il s’agit de cerner les circonstances de l’émergence d’un moi poétique « moderne », dans le contexte d’une tradition vernaculaire constamment confrontée au prestigieux passé littéraire, ainsi qu’obligée à répondre aux impératifs de la réalité contemporaine. Réécrire le passé pour s’écrire au présent, tel est donc le sens de l’effort entrepris par Jean et Christine. Dans la perspective globale de ce présent volume, on se propose ici, à partir de trois ouvrages exemplaires — la Prison amoureuse de Froissart (ca. 1372-1373) et l’Epistre au Dieu d’Amours (ca. 1399) ainsi que le Livre de la Mutacion de Fortune (ca. 1403) de Pizan2 — de mettre en lumière la « modernité » de ces deux auteurs, face à l’héritage de la pensée et de l’expression ovidienne.

II.

La Prison amoureuse est d’abord et avant tout l’histoire de la relation épistolaire entre deux personnages : un poète professionnel et un patron appartenant à la noblesse. Au niveau de l’intrigue, les noms des deux hommes sont masqués par des pseudonymes situant la correspondance dans le cadre d’un débat amoureux : le poète s’appelle Flos et l’amant, Rose3. L’échange épistolaire invoque, au niveau extratextuel, la nature des rapports entre Froissart, le poète, et son patron, Wenceslas de Luxembourg, duc de Brabant4. En termes formels, l’ouvrage est un ensemble hybride, celui même du dit, dont on connaît l’importance dans l’histoire littéraire des XIVe et XVe siècles5. Il s’agit ici de douze lettres en prose, intercalées dans une narration octosyllabique à rimes plates; y sont aussi inclus seize poèmes lyriques comprenant huit virelais, six ballades, un lai et une complainte. La matière — le sujet — de la correspondance est l’expérience amoureuse de Rose (le noble patron) et de sa « souverainne dame » (Lettre 1, 9). L’échange épistolaire a pour point de départ le fait que Rose a besoin de Flos — écrivain de métier et magister amoris — pour articuler sa propre expérience amoureuse et suppléer ainsi à son insuffisance verbale. Se trouve donc inversée, sur le plan textuel, la hiérarchie sociale qui fait de Wenceslas le maître de Froissart son serviteur; à Flos le rôle de « maistre », à Rose celui de « disciple » dans l’intrigue de la Prison amoureuse. En même temps, Flos le poète intratextuel se met au service de Rose, l’amant intratextuel.

C’est dans ce contexte que le récit de Pynoteüs et de Neptisphelé (vv. 1316-1988) — l’un des épisodes les plus conséquents du dit — prend toute son importance. Il convient tout d’abord de souligner que Flos compose ce récit pseudo-ovidien à la demande même de Rose; pareille rédaction fait donc partie intégrante du service « littéraire » auquel est tenu le poète. En termes narratologiques, le rapport de Flos à Rose reproduit donc la configuration socio-économique qui délimite le statut professionnel de Froissart. Rose « charge » ainsi Flos à faire

un petit dittié amoureus, qui se traitast sus aucune nouvelle matere qu’on n’aroit onques veü ne oÿ mise en rime, tele com, par figure, fu jadis de Piramus et de Tysbé, ou de Eneas et de Dido, ou de Tristan et de Yseus, car j’en ai esté requis par pluiseurs fois en lieu ou bien me fuissent venu en point, se j’en euîsse esté pourveüs, et feront encor, se je les ai (Lettre 5, 44-51).

Ce cadre est maintenu par Flos lui-même dans la lettre six, laquelle accompagne le « dittié nouvellement fet et ordonné » (Lettre 6, 2-3) qu’il envoie à Rose ainsi qu’il lui a été commandé.

Dans le contexte de ces contraintes, Froissart utilise, déforme, réécrit Ovide afin de se représenter, de se figurer lui-même comme poète. Ceci est réalisé de deux manières, différentes mais complémentaires. L’épisode consacré à Pynoteüs est, tout d’abord, l’occasion pour le poète de présenter les étapes de la composition du dittié. Par un double travail d’auto-présentation, Froissart se dépeint là comme lecteur et comme imitateur d’Ovide. Ce tableau de l’activité poétique saisit donc Flos au vif, tel qu’il consulte, seul dans son cabinet (v. 1290), le livre d’Ovide où il affirme avoir trouvé le sujet de son récit :

Si com Ovides le recorde,

Les oevres de Pynoteüs,

Qui par grant art et non par us

Fist l’ymage parlans et vive,

D’aige et de terre, (vv. 1297-1301)

Après avoir raconté l’histoire de Pynoteüs, Flos est encore plus explicite en ce qui concerne l’origine ovidienne qui en autorise la « vérité » :

Chi n’a mençongne ne errour,

Car pour otel je le vous livre

Qu’Ovides le met en son livre,

Qui fu sages et grans assés,

Et croi qu’il n’euîst ja passés

Tels recors ne mis en memore,

Se vraie ne tenist l’ystore. (vv. 1989-1995)

L’élément-clé dans cette présentation élaborée est le fait que Pynoteüs est en vérité une fabrication, qui n’apparaît nulle part dans Ovide. L’épisode est bel et bien une invention de Froissart : sur la base d’éléments variés empruntés à d’autres contes ovidiens, le poète crée ici un récit composite alliant l’ancien et le nouveau, l’authentique et l’original6. Grâce à cette origine ovidienne visiblement « fausse », Froissart se présente lui-même comme un « nouvel Ovide » — un producteur de fictions ovidiennes aussi « authentiques » et magistrales que celles d’Ovide, mais qui ne se trouvent pas dans les Métamorphoses.

Au niveau de l’intrigue de son dittié de Pynoteüs, Froissart s’engage dans une auto-représentation ovidienne d’un genre différent. Là il est plutôt question de Froissart comme vates ou poeta7, figuré en termes mythologiques, comme le révèle une analyse détaillée de l’histoire de Pynoteüs.

En termes généraux, le protagoniste de Froissart est une combinaison de Pyrame, d’Orphée et de Pygmalion8. L’histoire de Pynoteüs implique donc un enchevêtrement complexe de motifs narratifs empruntés à trois modèles ovidiens. Dans chaque cas, les modifications faites par Froissart sur son sous-texte (son modèle) ovidien sont d’un importance particulière.

Avant d’entamer l’histoire proprement dite, Flos entreprend un portrait de Pynoteüs. Outre une expertise courtoise abondamment représentée, le héros a pour lui d’être un érudit, un magicien, bref, un poeta :

… il congneut plus de l’escripture

Que nuls poëtes a son tamps,

Car il fu les .VII. ars sentans,

Bien lettrés et bien pourveüs. (vv. 1321-1324)

Dans la longue séquence narrative qui suit, Pynoteüs commence par évoquer l’expérience amoureuse de Pyrame (vv. 1316-1498) : tel Pyrame avec Thisbé, l’adolescent Pynoteüs entretient avec Neptisphelé des rapports idylliques, les deux amants de Froissart se retrouvent chaque jour dans le cadre d’un jardin en tout point conforme aux conventions du Locus amoenus. Sous un aspect, cependant — puisqu’il n’est pas question ici de discorde familiale — l’histoire de Pynoteüs diffère de celle des Pyrame et Thisbé ovidiens (Mét. IV, 55-166) : cette « amélioration » du modèle ovidien va prendre une importance capitale dans le récit de Froissart. Un jour Neptisphelé arrive tôt au rendez-vous amoureux et elle est tuée et dévorée par un lion féroce (vv. 1391-1398)9. Pynoteüs trouve sa ceinture ensanglantée (cainture, v. 1437), se lamente amèrement sur sa mort et se transforme en Orphée (vv. 1499-1588) afin de prendre sa revanche, après avoir fait le vœu suivant : « Mes tout mi sort et tout mi art/ Pour vostre amour y ouveront » (vv. 1501-1502). Comme Orphée après la mort d’Eurydice dans le dixième livre des Métamorphoses, Pynoteüs convoque les animaux au moyen de ses pouvoirs magiques et artistiques : « La fet ses carnins et ses sors » (v. 1524). Il ordonne ensuite aux animaux d’identifier le lion coupable et de le mettre à mort : « Tout ensi ouvra li poètes,/ De s’amie prist la vengance » (vv. 1587-1588). Le modèle orphique devient encore plus visible au moment où Pynoteüs invoque la mort, et considère le voyage aux enfers qui en résulterait, dans une séquence (vv. 1628-1648) qui fait directement miroir aux aventures d’Orphée dans le royaume de Pluton et Perséphone (Mét. X, 11-47). Mais le héros de Froissart renonce en fait à imiter ces deux modèles ovidiens : il rejette, d’une part, le suicide tragique de Pyrame (Mét. IV, 105-1210), comme il rejette, d’autre part, l’inutile descente aux enfers d’Orphée, pour se transformer dès lors en Pygmalion :

« Neptisphelé ne rarai mes,

Mes j’en ferai bien une tele… »

Pynoteüs sus son avis

Ne mist nul terme, ce m’est vis,

Ainçois, a mances rebracies,

Oevre une ymage a grans brades :

D’aige et de terre muiste et mole

Ordonne et taille et fet le mole…

Tele que fu jadis au monde

Neptisphelé qui tant fu monde. (vv. 1689-1690; 1714-1719; 1722-1723)

C’est à cet endroit du récit que la transformation du modèle ovidien prend sa pleine signification. Pour faire que la statue de l’aimée reçoive le don de vie, Pynoteüs/Pygmalion implore la force divine : mais si le Pygmalion d’Ovide se tourne vers Vénus (Met. X, 270-279), c’est Apollon auquel s’adresse le héros de Froissart10.

Examinons cette séquence en détail. Il faut d’abord noter que c’est Apollon — dieu de la poésie et de l’art de la divination — qui est le seigneur de Pynoteüs (son souverain, v. 1734), nanti du pouvoir de redonner vie. Par ailleurs, la prière de Pynoteüs est présentée comme un acte de lecture métaphorique :

… il scet le voie et le manière

Comment doit faire sa priière,

Sicom il l’euîst en escript. (vv. 1736-1738)

Ce rôle-clé du processus de lecture implique, bien entendu, un parallèle avec Flos/Froissart par rapport à Ovide. Ensuite, une certaine gestuelle vient assurer l’efficacité de la prière :

Une foelle de lorier prit

Et ou rai dou solel le serre

Et puis, des nus genous a terre,

A commenciet une orison. (vv. 1739-1742; c’est nous qui soulignons)

Il est important de remarquer que le statut d’Apollon en tant que dieu de la poésie et des poètes est mis en relief par cette présence textuelle du laurier (complètement absent de la séquence de Pygmalion dans le dixième livre des Métamorphoses)11. Tant par sa forme que par son contenu, la prière de Pynoteüs contribue à souligner son identité comme poète, et, partant, à faire du personnage le miroir même de Flos/Froissart, son double créateur. Il s’avère en effet que la section centrale de la prière de Pynoteüs — celle qui est de loin la plus longue — est une réécriture de l’histoire du Phaéthon d’Ovide12. En ce sens, la prière, sorte d’offrande verbale adressée à Apollon, sert à la fois de preuve et de garantie à la puissance poétique de Pynoteüs comme de Froissart. Fait remarquable, alors que Pynoteüs est une fabrication froissardienne, l’histoire de Phaéthon appartient en propre au monde ovidien, puisqu’elle existe en tant que telle dans les Métamorphoses. Ainsi intégrée aux aventures de Pynoteüs, cette histoire est à double niveau exemplaire : elle est, d’une part, une illustration des « merveilles innumerables » faites par Apollon (v. 1908); elle démontre d’autre part l’efficacité des prières adressées à ce dieu. Cette dernière fonction fait apparaître l’une des transformations les plus significatives quant à la matière ovidienne, à savoir, la priorité que prend, chez Froissart, la figure d’Apollon. On se souvient en effet que dans le deuxième livre des Métamorphoses (vv. 279-300), alors que le chariot de Phaéthon est emporté dans une course folle, la Terre (Tellus) se tourne vers Jupiter pour implorer son aide; dans la version froissardienne de Pynoteüs, c’est à Apollon que la Terre s’adresse (vv. 1889-1902)13.

L’accomplissement de la prière de Pynoteüs est une dramatisation frappante du pouvoir de la parole poétique. Pynoteüs conclut ainsi son interlocution directe au dieu :

« Je te pri que ta vertu voelle

Descendre en ceste verde foelle

Et qu’elle l’alume et esprende,

A fin que ceste ymage y prende

A present mouvement et vie. »

Lors fu sen orison oïe,

Car lumiere en la foelle vint,

Et li poètes, qui le tint

Toute ardant, le mist a le bouce

Del ymage et, lors qu’elle y touce,

Elle sali sus, toute otele

Comme une aultre femme mortele. (vv. 1914-1925)

Ce qui nous est présenté ici, me semble-t-il, c’est une sorte d’emblème du mécanisme de l’inspiration poétique, qui met en relief sa puissance vivifiante.

A ce point, la pleine signification de la substitution de Vénus par Apollon, devient évidente. Pynoteüs adresse ses prières à la poésie et non pas à l’amour. Cette substitution figure en termes mythologiques ovidiens le statut socio-économique de Froissart en tant qu’écrivain. Pour les poètes courtois professionnels de la fin du XIVe siècle — et en particulier pour Froissart et Machaut — aimer, et écrire au sujet de l’amour, deviennent deux pratiques radicalement disjointes14. L’expérience amoureuse directe — qui joue un rôle capital dans l’élaboration de l’identité poétique des trouvères aux XIIe et XIIIe siècles — se fait maintenant, non par le poète lui-même, mais par son patron. La voix individuelle, à la première personne, du poète non noble est désormais le reflet d’une expérience profondément et fondamentalement « littéraire », plutôt qu’amoureuse. Dans l’histoire de Pynoteüs, c’est l’art verbal (c’est-à-dire Apollon) et non l’affectivité érotique (c’est-à-dire Vénus) qui redonne vie à la « dame ». De la sorte, cette histoire illustre les limites ainsi que les ressources de la condition de Froissart en tant qu’écrivain de métier, une condition déterminée à plusieurs niveaux par sa classe sociale. Les constructions mythologiques ovidiennes sont ainsi transformées à la fois pour représenter et pour valoriser ce moi poétique « moderne »15.

III.

Un examen des œuvres de Christine de Pizan fait apparaître une différente sorte d’usage de la matière ovidienne et de sa fonction dans le contexte de l’auto-représentation d’un auteur « moderne ». Le modèle antique est ici, comme chez Froissart, prétexte à la construction d’un nouveau moi poétique, s’affirmant dans son autorité; mais cette appropriation donne lieu, chez Christine, à une réflexion qui considère directement la nature sexuelle de l’écriture, et la problématique de l’autorité féminine. Face à un héritage intellectuel et artistique fondamentalement masculin, la femme écrivain fait en effet œuvre nouvelle dès l’instant où elle tente de faire entendre sa propre voix.

Occasion d’une double réaction, la matière ovidienne va permettre à Christine d’évaluer les principes traditionnels de l’écriture, comme de se situer par rapport à cette tradition. A l’Ovide dit « mineur » — l’auteur d’une poésie amoureuse incluant les Amores, l’Ars amatoria, et les Remedia amoris — la réponse de Christine est négative, c’est-à-dire qu’elle se définit elle-même en opposition à la figure d’Ovide auteur. Il est également important de noter que Christine « personnalise » cet Ovide, au sens où elle construit, à partir de sa lecture de ces ouvrages ovidiens, un portrait pseudo-historique de l’auteur, doté de traits de caractère que Christine interprète au niveau biographique. C’est cette personnalité que Christine rejette et condamne, par une opposition lui donnant de valoriser sa propre identité comme femme écrivain.

En revanche, face à l’Ovide dit « majeur » — à savoir, devant les Métamorphoses — la réaction de Christine se révèle positive, et ce, à un triple niveau. En premier lieu, elle se sert du texte ovidien — des exempla particuliers ainsi que des structures globales — pour se représenter comme femme écrivain. Par ailleurs, Christine s’appuie sur l’autorité d’Ovide pour affirmer celle de son propre discours « autobiographique ». Enfin, il est intéressant de remarquer que l’Ovide majeur n’est pas personnalisé, il n’inspire pas un traitement d’ordre psychologique et biographique, comme c’est le cas pour l’auteur de la poésie amoureuse; Christine en fait surtout une sorte de présence textuelle, l’incarnation d’une matière littéraire particulièrement ouverte à de multiples transformations.

L’Epistre au Dieu d’Amours de Christine représente un excellent exemple de sa réponse à l’Ovide mineur, et l’auteur antique est d’ailleurs explicitement mentionné à plusieurs moments-clés dans le texte. Le poème de Christine, on s’en souvient, comporte une lettre écrite par Cupidon à l’ensemble de ses disciples où il condamne toute une série de crimes commis contre les femmes du temps. Il est question de deux catégories d’offenseurs : 1. les mauvais amants courtois qui trompent les femmes, et 2. les mauvais clercs-écrivains, diffamateurs des femmes. Ovide lui-même tombe dans la seconde catégorie, alors que ses écrits sont tout à la fois un enseignement et une justification du comportement hypocrite dont se rend coupable la première catégorie d’offenseurs. Il est important de remarquer que Cupidon désigne explicitement les textes ovidiens en question, d’abord, les Remedia amoris, qu’il condamne en ces termes :

Ovide en [=des femmes] dit, en un livre qu’il fist,

Assez de maulz, dont je tiens qu’il meffist,

Qu’il appella le Remede d’amours,

Ou leur met sus moult de villaines mours,

Ordes, laides, pleines de villenie. (vv. 281-285)

Dans ce contexte, l’autorité d’Ovide en tant que clerc-écrivain est explicitement remise en question : ses livres sont jugés par référence à des faits biographiques qui se situent à l’extérieur de l’univers textuel. Il est traité comme l’exemple maître d’un clerc misogyne :

Et s’aucun dit qu’on doit les livres croire

Qui furent fais d’ommes de grant memoire

Et de grans sens, qui mentir ne daignerent,

Qui des femmes les malices proverent,

Je leurs respons que ceulz qui ce escriprent

En leurs livres, je trouve qu’ilz ne quistrent

En leurs vies, fors femmes decepvoir…

… meismement Ovide

Qui tant en voult, puis diffamer les cuide;

Et tous les clers, qui tant en ont parlé,

Plus qu’autre gens en furent affolé,

Non pas d’une seule mais d’un millier, (vv. 309-315; 321-325)

C’est ensuite l’autorité de l’Ars amatoria — cité à plusieurs reprises — que Cupidon met en cause, tout en lui « corrigeant » le titre :

Et de ceulz parle Ovide en son traittié

De l’Art d’amours; car pour la grant pitié

Qu’il ot de ceulz compila il un livre,

Ou leur escript et enseigne a delivre

Comment pourront les femmes decevoir

Par faintises et leur amour avoir;

Si l’appella livre de l’Art d’amours;

Mais n’enseigne condicions ne mours

De bien amer, mais ainçois le contraire.

Car homs qui veult selon ce livre faire

N’amera ja, combien qu’il soit amez,

Et pour ce est li livres mal nommez,

Car c’est livre d’Art de grant decevance,

Tel nom li don, et de fausse apparence, (vv. 365-378)

L’Ovide mineur est ainsi négativement traité dans L’Epistre au Dieu d’Amours — et, ironiquement, par un Cupidon ovidien transformé — ce qui revient à un auto-portrait implicite de la part de Christine : s’élabore en effet une sorte d’auto-représentation « par les contraires » dans laquelle la différence sexuelle joue un rôle déterminant16.

On trouve un usage d’Ovide très différent dans Le livre de la mutación de Fortune où ce sont les Métamorphoses — l’Ovide majeur — qui sont en question17. La Mutacion de Fortune propose une présentation détaillée (23.636 vers) de l’histoire humaine ainsi qu’elle se déroule selon les aléas de Fortune, en 7 parties. Les parties 2, 3 et le début de la partie 4 élaborent un portrait allégorique de Fortune; la conclusion de la partie 4, ainsi que les parties 5, 6 et 7 contiennent une histoire universelle, depuis la création du monde jusqu’à l’époque de Christine18. Cette histoire universelle est précédée dans la partie 1 par une histoire personnelle, où une autobiographie allégorique en miniature reconstitue le développement de Christine jusqu’à son statut d’auteur tel qu’en rend compte l’écriture même du livre de la Mutation de Fortune. Dans l’histoire de la vocation artistique de Christine, et de l’affirmation progressive de son autonomie, la mort de l’époux en 1390 est d’une importance centrale, ainsi que les transformations qu’elle entraîne dans tous les aspects de la vie de cette veuve de 25 ans. L’histoire allégorique présente ce point tournant comme une intervention directe de Fortune dans la vie de Christine, et en décrit les conséquences — sociales, intellectuelles et affectives — en termes ouvertement ovidiens : de femme, Christine a été métamorphosée en homme.

Au départ de cette transformation du moi poétique, et afin d’en expliquer les fondements, Christine précise le type de discours qu’elle va être menée d’user :

Or est il temps que je raconte

L’estrange cas, le divers compte…

Comment de femme homme devins…

Et si n’est mençonge, ne fable,

A parler selon methafore,

Qui pas ne met verité fore. (vv. 1025-1026; 1029; 1032-1034)

Trois exempta ovidiens sont ensuite cités pour démontrer que Fortune possède le pouvoir d’effectuer ce processus de métamorphose. Une autorisation réciproque est ici en jeu : d’une part, le modèle ovidien est valorisé; et d’autre part, le discours de Christine s’en trouve lui-même confirmé. L’autorité du texte de Christine est d’autant plus revendiquée que l’auteur transforme sa source dans un sens qui lui est propre et qui lui permet d’établir un nouveau modèle discursif. A la différence d’Ovide, qui n’est jamais lui-même sujet à la métamorphose, Christine situe le processus de métamorphose au cœur même de l’histoire de sa propre vie. Alors que l’auteur antique reste toujours sujet parlant, et ne devient jamais objet du discours19, Christine procède en sens inverse : elle se représente comme elle-même transformée; et c’est sa propre métamorphose qui donne naissance, et qui authentifie, sa vocation d’écrivain.

La série des trois exempla ovidiens auxquels Christine fait référence présente sa propre transformation sous l’angle d’une progression emblématique. Les deux premiers sont « bi-directionnels », c’est-à-dire qu’ils invoquent chacun la possibilité d’une réversibilité; le troisième est « uni-directionnel », en ce sens que la transformation n’est pas réversible. De plus, les deux premiers font état d’une métamorphose affectant des personnages masculins; par contre, le troisième s’applique à un cas féminin, pour une transformation cette fois irréversible.

Christine commence par citer l’exemple de Circé transformant les hommes d’Ulysse en animaux, puis de nouveau en hommes (Mét. XIV, 248-307; Ov. mor. XIV, 2363-2562) pour démontrer que

… Fortune a bien la puissance

Sur ceulx de son obeissance…

Et souvent bestes en seigneurs

Fait transmuer, quant il lui gree…

Et chevaliers en bestes peut

Faire tourner, quant elle veult,

Bien y paru quant Ulixés

Fist arriver au port Circés

Jadis… (vv. 1035-1036; 1038-1039; 1041-1045)

Ensuite, Christine évoque la transformation de Tirésias d’homme en femme et de nouveau en homme (Mét. III, 322-331; Ov. mor. III, 1022-1049) comme un exemple d’une « plus fors merveilles » (v. 1057) effectuée par Fortune :

Car trop plus grant est son affaire

Que des. II. serpens, dont nous compte

Ovide, en son livre, ou raconte

D’uns homs, qu’il nomme, qui devint

Femme, par un cas, qui advint.

Tel fu l’exemple, a mon advis :

… tout son corps fu transmué

En femme fu tantost mué…

En ce point .VII. ans demoura…

Et tantost fu changié son taint

Et tous ses femenins accors;

Si tourna en homme son corps,

Comme devant, ce dit Ovide. (vv. 1060-1065; 1073-1074; 1090-1093)

Le troisième et dernier exemplum ovidien utilisé par Christine est celui qui se rapporte directement à sa propre expérience : on ne s’étonne donc pas de voir qu’elle lui réserve le traitement le plus élaboré. Il s’agit, en l’occurrence, de histoire d’Iphis, tirée du neuvième livre des Métamorphoses (vv. 667-797; Ov. mor. IX, 2763-3112). Iphis est la fille de Ligdus, qui est si convaincu de la nature méprisable des femmes qu’il avait ordonné à sa femme de tuer l’enfant s’il lui naissait une fille. Téléthuse, la mère, sauve la vie de sa fille en la déguisant en garçon. Ce déguisement est renforcé, redoublé, par le nom épicène de l’enfant : « Yplis ot nom, et Ycilz/ Nom servoit a fille et a filz » (Mutación I, 1115-1116). Comme le jour du mariage d’Iphis approche, la mère désespérée se rend compte que le secret de l’identité sexuelle de sa fille ne saurait être plus longtemps dissimulé. Elle prie et demande l’aide de la déesse Vesta20 qui répond à sa prière en transformant Iphis en homme :

Miracle y fist grant la deesse,

Car la nuit rempli de leece

La [mère] et Yplis sa fille,

Qui filz devint, par la soubtille

Deesse Vestis, qui deffit

Son corps de femme et filz le fit. (vv. 1153-1158)

Ayant de la sorte établi à la fois l’autorité du discours mythographique ovidien, et la sienne propre, en qualité de traductrice de ce discours, Christine s’en sert pour représenter sa propre identité en termes de gender.

Ces miracles Ovide conte,

Mais il couvient que vous raconte

La moye transmutaction,

Qui, par la visitacion

De Fortune, fu remuee,

De femme en homme tresmuee. (vv. 1159-1164)

Le véritable récit de la métamorphose est rapporté en détail : prostrée de douleur à la mort de son mari, Christine, veuve de fraîche date, est « assistée » par sa « maîtresse » (v. 1325) Fortune, qui ressent pour elle une profonde compassion. Pendant le sommeil de Christine, Fortune lui rend visite :

Si me toucha par tout le corps;

Chacun membre, bien m’en recors,

Manÿa et tint a ses mains,

Puis s’en ala et je remains…

Je m’esveillay et fu le cas

Tel qu’incontinent et sanz doubte

Transmuee me senti toute, (vv. 1327-1330; 1334-1336)

Le côté corporel de la transformation est mis en relief selon le modèle narratif ovidien :

Mes membres senti trop plus fors

Qu’ainçois…

… si me tastoie

Moy meismes com toute esbahie…

Si me senti trop plus legiere

Que ne souloye et que ma chiere

Estoit muee et enforcie

Et ma voix forment engrossie

Et corps plus dur et plus isnel…

Plus ne me tins en la parece

De plour, qui croissoit ma destrece.

Fort et hardi cuer me trouvay,

Dont m’esbahi, mais j’esprouvay

Que vray homme fus devenu21. (vv. 1337-1338, 1340-1341, 1347-1351, 1357-1361)

Le discours de la métamorphose ovidienne est ensuite lui-même transformé à mesure que Christine amplifie son récit autobiographique, alliant de la sorte le passé (où elle parle en tant que « simple » protagoniste) et le présent, où elle parle comme auteur de la Mutación de Fortune, le livre qu’elle est en train d’écrire. A un même degré, la constatation que : « Or fus je vrays homs, n’est pas fable » (v. 1391) évoque simultanément le récit intratextuel et le moment historique extratextuel où le veuvage de Christine commence : l’année 1390. Les vers suivants font allusion au présent en cours de Christine l’auteur, qui écrit la Mutacion en 1403 :

Corne vous ouëz, encor suis homme

Et ay esté ja bien la somme

De plus de .XIII. ans tous entiers, (vv. 1395-1397)22

L’auto-figuration dont il s’agit dans la métamorphose ovidienne de Christine semble donc comporter deux niveaux. D’une part, elle signifie sa réponse à la transformation de son statut familial, financier et légal effectuée par son veuvage. D’autre part, elle signifie l’aspect le plus important de cette réponse, à savoir, la découverte progressive de sa vocation littéraire23 : comme écrivain professionnel dont le succès est déjà prouvé; et, dans le cas particulier de la Mutation de Fortune, comme écrivain de l’histoire24.

IV.

Telles qu’elles se manifestent à travers ces deux auteurs français de la fin du Moyen Age, les transformations de la matière ovidienne servent à représenter des aspects importants d’un nouveau concept du moi poétique. C’est ce que démontre Froissart dans la Prison amoureuse au moyen d’une série d’inventions à la troisième personne, inventions qui retravaillent le discours des Métamorphoses, pour en faire surgir un portrait « moderne » de l’écrivain professionnel. Sont aussi invoqués, dans leurs tensions comme dans leurs ambiguïtés, les les rapports entre patron et poète, entre l’expérience amoureuse et l’expression courtoise. Sous la plume de Christine, ces tensions soulignent ce qu’a de problématique le désir d’écrire au féminin. Dans le Livre de la mutation de Fortune, l’appropriation, à la première personne, de la métamorphose ovidienne inscrit cette différence sexuelle au cœur même de l’invention du moi poétique de Christine, dans toute sa singularité dynamique. En ces deux exemples d’autoreprésentations « modernes », le texte des Métamorphoses d’Ovide sert en fait de prétexte, d’initiation. Et si la source antique est en ce sens privilégiée, c’est que la matière ovidienne — telle est du moins l’hypothèse qu’on aimerait ici suggérer — est essentiellement ouverte, « instable », malléable : comme événement narratif et comme discours poétique, la métamorphose est l’emblème même de l’invention créatrice.

Il est, cependant, important d’ajouter que Froissart et Pizan ont fini par dépasser ce niveau de lecture d’Ovide, cette appropriation du matériau ovidien comme tremplin et expression de leur propre modernité. A un moment déterminé de leur carrière respective, chacun des deux écrivains a résolu d’abandonner l’auto-représentation mythographique ovidienne, dont il s’était bien servi dans des ouvrages antérieurs. Le rejet multiforme de la fabula ovidienne en faveur de l’historia contemporaine, rejet qui constitue une partie essentielle du développement de l’auto-portrait tout au long de la production froissardienne, s’articule surtout dans trois endroits différents mais profondément complémentaires : la fin du Joli Buisson de Jonece; la première partie du Roman de Méliador; et les Prologues successifs des Chroniques25.

Dans le cas de Christine de Pizan, ce procédé de remaniement est encore plus explicite. Dans le cadre de ce volume sur la modernité médiévale, l’exemple de Christine est particulièrement représentatif et mérite donc de plus amples commentaires. Au début de la Cité des Dames26, Christine « corrige » en la réécrivant la « sublime » autoreprésentation ovidienne qui avait autorisé son identité, et comme femme écrivain en général et comme femme historienne en particulier, au début de la Mutation de Fortune.

Dans le premier épisode de la Cité, Christine, protagoniste dont la voix se fait entendre à la première personne, témoigne du découragement qu’a suscité en elle sa récente lecture de certains textes « classiques » de la tradition misogyne (en particulier, la traduction française du Liber Lamentationum Matheoluli). De là son désir de voir se transformer son identité sexuelle, désir qu’elle exprime en ces termes : « Adonc moy estant en ceste penssee, me sourdi une grant desplaisance et tristesce de couraige en desprisant moy meismes et tout le sexe féminin, si comme ce ce fust monstre en nature. Et disoye telz parolles en mes regraiz… « Hélas! Dieux, pourquoy ne me faiz tu naistre au monde en masculin sexe… » Telz parolles et plus assez tres longuement en triste penssee disoye a Dieu en ma lamantacion, si comme celle qui par ma foulour me tenoye tres malcontente de ce qu’en corps femenin m’ot fait Dieux estre au monde » (pp. 620-621).

Dans le discours de la Cité des Dames, cette transformation — pourtant opérable dans le cadre du discours mythographique ovidien dont fait état, en ses débuts, la Mutation de Fortune — ne peut avoir lieu. Première des trois dames allégoriques qui, à l’ouverture de la Cité, viennent porter conseil à la narratrice, le personnage de Raison s’insurge contre le désir de Christine en matière de métamorphose sexuelle : « Tu ressembles le fol dont la truffe parle, qui en dormant au moulin, fu revestu de la robe d’une femme, et au resveiller, pour ce que ceulx qui le mouquoyent luy tesmoingnoyent que femme estoit, crut myeulx leurs faulx diz que la certaineté de son estre. Comment, belle fille, qu’est ton scens devenu ? As tu doncques oublié que le fin or s’esprouve en la fournaise, qui ne se change ne muet de sa vertu, ains plus affine, de tant plus est martellé et demené en diverses façons ? » (pp. 622-623).

Pour conclure, je voudrais suggérer que ce passage-clé du premier épisode de la Cité des Dames effectue une « déconstruction » délibérée et stratégique du modèle discursif ovidien de l’auto-représentation employé par Christine dans la première partie de la Mutación de Fortune27. D’une part, Raison (dans la Cité) a recours au discours du fabliau — genre « bas » — pour traiter du topos de la transformation de l’identité sexuelle. Il s’agit donc d’une subversion de la « haute » et savante articulation ovidienne mythographique du même topos dans la première partie de la Mutacion de Fortune. D’autre part, il s’agit dans la Cité d’une intrigue doublement originale, non seulement en ce qu’elle fait état d’une transformation d’homme en femme (selon un mouvement inverse à celui qui caractérise la Mutacion), mais aussi parce que cette transformation s’avère ouvertement — et comiquement — fictive, c’est-à-dire, inefficace. Le texte fonctionne comme si la métamorphose ovidienne à la première personne, métamorphose délibérément et minutieusement mise en scène dans la première partie de la Mutacion, n’était maintenant évoquée que pour en assurer d’autant son élimination. Ce qui est clair chez Christine de Pizan, c’est que le discours mythographique ovidien de l’autotransformation, discours authentifiant l’historicité de la Mutacion de Fortune, s’est vite révélé dans son insuffisance. Les premiers épisodes de la Cité des Dames donnent à la narratrice l’occasion de rejeter, de façon à la fois claire et sommaire, l’ensemble de ce discours; Christine va désormais employer un nouveau discours « autobiographique » pour légitimer sa propre voix et les principes d’une écriture, à la première personne, entendant rédiger une différente sorte d’historia — plus authentique cette fois — explicitement et exclusivement consacrée aux femmes.

Un semblable rejet — faisant suite à un semblable premier mouvement d’appropriation — caractérise, nous semble-t-il, l’autofiguration de Froissart; c’est ce qui s’articule surtout, face à la matière ovidienne maintenant renvoyée, dans la dernière partie du Joli Buisson de Jonece. Jean Froissart et Christine de Pizon sont ici exemplaires de l’entreprise d’auto-légitimation — dans son instabilité comme dans son dynanisme — qui caractérise les écrivains professionnels à la fin du Moyen Age français; ils modifient le je lyrique d’un système courtois périmé, pour en faire émerger une nouvelle sorte de voix « moderne » à la première personne, située dans l’histoire contemporaine. Comme en rendent compte nos deux auteurs, la rhétorique amoureuse cède alors le pas au témoignage direct, celui de l’expert engagé dans l’histoire, et à ce titre, investi d’autorité. C’est cette transformation radicale qui est, à notre avis, au cœur même des différentes formes d’auto-représentation développées par les écrivains français de la fin du Moyen Age, alors que prend forme une nouvelle conception de la vocation et de l’autorité littéraires28.

____________

1 Daniel Poirion, Le Poète et le prince. L’évolution du lyrisme courtois de Guillaume de Machaut à Charles d’Orléans (Paris, PUF, 1965), p. 196.

2 Les citations renvoient aux éditions suivantes : Anthime Fourrier, éd., Jean Froissart. La Prison Amoureuse (Paris, Klincksieck, 1974); Maurice Roy, éd., « L’Epistre au Dieu d’Amours » dans les Œuvres poétiques de Christine de Pisan, t. 2, SATF (Paris, Firmin Didot, 1891); Suzanne Solente, éd., Le Livre de la Mutacion de Fortune par Christine de Pisan, 4 tomes, SATF (Paris, Picard, 1959-1966). dans les limites de cet article, je ne considère que superficiellement la question des remaniements médiévaux d’Ovide (surtout dans le Roman de la Rose, l’Ovide moralisé et les ouvrages de Guillaume de Machaut) comme sources de Froissart et de Pizan.

3 Pour une excellente analyse de ces deux noms et de leur rapport — surtout dans le cadre d’une hiérarchie sémantique et taxonomique — voir Claire Nouvet, « Pour une économie de la dé-limitation : la Prison amoureuse de Jean Froissart » Neophilologus 70 (1986), 347-348.

4 Voir Fourrier, éd., pp. 27-28. Pour une interprétation différente du rapport historique et littéraire entre Froissart et Wenceslas de Brabant, voir William W. Kibler, « Poet and Patron : Froissart’s Prison amoureuse » Esprit Créateur 18 (1978), 32-46. Si j’apprécie la discussion nuancée de Kibler, rien ne prouve — que je sache — la présence d’une participation active du duc Wenceslas à la composition de la Prison amoureuse. Voir aussi Sylvia Huot, From Song to Book : The Poetics of Writing in Old French Lyric and Lyrical Narrative Poetry (Ithaca, Cornell University Press, 1987), pp. 314-316.

5 Pour une considération importante et suggestive de cette forme générique, voir Jacqueline Cerquiglini, « Le clerc et l’écriture : Le Voir dit de Guillaume de Machaut et la définition du dit » dans Hans Ulrich Gumbrecht, éd., Literatur in der Gesellschaft des Spëtmittelalters. Begleitreihe zum GRLMA, t. 1 (Heidelberg, Winter, 1980), pp. 151-168.

6 Pour une considération globale de ce procédé dans les dits de Froissart — à savoir, dans l’Espinette amoureuse (le récit de Papirus et Ydorée) et dans le Joli buisson de jonece (le récit d’Ydrophus et Neptisphora, et celui d’Architelès et Orphane); ainsi que dans la Prison amoureuse et son récit de Pynoteüs et Neptisphelé — en ce qui concerne l’inventio rhétorique et la poétique médiévale de l’« imagination », voir Douglas Kelly, « Les Inventions ovidiennes de Froissart : Réflexions intertextuelles comme imagination » Littérature 41 (1981), 82-92. Voir aussi Kelly, Medieval Imagination : Rhetoric and the Poetry of Courtly Love (Madison, University of Wisconsin Press, 1978), pp. 156-160).

7 Pour la signification du terme poeta dans la litterature française du Moyen Age tardif, voir Kevin Brownlee, Poetic Identity in Guillaume de Machaut (Madison, University of Wisconsin Press, 1984), pp. 7-9, 18-20.

8 Voir Fourrier, éd., « Introduction », pp. 18-19 et la discussion de Huot quand à la conjonction froissardienne de ces trois modèles ovidiens, et le rôle qu’elle joue dans la progression narrative et thématique (pp. 312-314).

9 Il s’agit d’une juxtaposition entre la lionne (leaena) des Mét. IV, 97 ss (le lions de l’Ovide moralisé IV, 888 ss) — qui ne tue pas Thisbé — et le serpens (Mét. X, 10; Ov. mor. X, 36 ss) — qui tue Eurydice.

10 La prière de Pygmalion à « seinte Venus » dans le Roman de la Rose (vv. 21053-21078, éd. Lecoy) est aussi importante dans ce contexte. A propos de la substitution (dans la Prison) de Vénus par Apollon comme destinataire de la prière, Nouvet (p. 350) remarque avec pertinence que « dans le texte ovidien Pygmalion est un artiste qui se transforme en amant, dans le texte froissardien Pynoteüs est un amant qui se transforme en artiste ».

11 Pynoteüs fait mention aussi du laurier apollinien au début de sa prière au dieu : « Tu fes vert tenir le lorier » (v. 1760). Voir Huot (pp. 307-310) pour l’importance du laurier (et du mythe ovidien d’Apollon et de Daphné en général) dans l’autoreprésentation de Froissart comme poète « littéraire » plutôt qu’amoureux, surtout dans l’Espinette amoureuse. A propos de l’intrigue de ce dit, Huot remarque judicieusement : « For Froissart’s lady to proclaim herself a laurel is, in effect, a statement of her irreality » (p. 309).

12 La prière de Pynoteüs couvre un ensemble de 174 vers (vv. 1744-1918), dont 140 sont consacrés à l’histoire de Phaéthon racontée par Pynoteüs (vv. 1767-1907; cf. Mét. I, 750-11, 328).

13 Fourrier a noté cette substitution de Jupiter par Apollon, éd., p. 185.

14 Voir Brownlee, Poetic Identity, pp. 3-23, 208-213.

15 Dans ce contexte, il est important également de noter la glose de l’histoire de Pynoteüs, qu’entreprend Flos à la demande de Rose dans la Lettre 9, 121-155. Dans cette lecture allégorique, le récit ovidien représente l’expérience amoureuse de Rose. Le dieu de la poésie est donc remplacé par le dieu d’amour en ce sens qu’Apollon « signifie » Cupidon, selon l’interprétation allégorique. Dans la glose, le « Desir » amoureux de Rose (figuré par Pynoteüs) prie le « dieu d’Amours » (figuré par Apollon). La bivalence de l’exemplum pseudo-ovidien de Froissart est donc en accord avec son identité comme écrivain professionnel : cet exemplum représente à la fois l’activité artistique du poète et l’expérience amoureuse du patron; le moi comme poète et le patron comme amant. Il faut aussi mentionner, même brièvement, deux autres aspects du statut diégétique du récit de Pynoteüs dans la Prison amoureuse considéré comme un ensemble. Premièrement, le rêve de Rose (vv. 2252-3420; l’autoreprésentation amoureuse la plus élaborée de la part du personnage Rose, d’après la glose qu’en fait Flos dans la Lettre 9, 14-101) est généré par sa lecture du dittié de Flos. Deuxièment, la glose supplémentaire faite par Flos du récit de Phaéthon intercalé dans la prière de Pynoteüs (Lettre 12, 69-161) présente Apollon, encore une fois, comme une figura de Cupidon, le « dieu d’Amours, que je compere a Phebus, dieu dou Solel » (Lettre 12, 83-84).

16 Pour une considération détaillée de la réponse de Christine à Guillaume de Lorris et Jean de Meun dans ce contexte, voir Kevin Brownlee, « Discourses of the Self : Christine de Pizan and the Roman de la Rose » Romanic Review 79 (1988), 199-221. Par ailleurs, la Cité des Dames (1, 9, 2) fournit un excellent exemple du rejet par Christine de l’Ovide mineur au moyen de la « personnalisation » négative.

17 Suzanne Solente souligne l’importance de l’Ovide moralisé comme source, dans la Mutation, de ce qu’appelle Christine le « grant livre renommé… [d’]Ovide…, Methamorphosëos nommé » (vv. 3065-3068). Voir Solente, éd., t. 1, pp. xxxi-xxxiv, 158-159. Les références renvoient à l’édition des Cornelis de Boer, L’Ovide moralisé. Verhandelingen der Koninklijke Akademie van Wetenschappen te Amsterdam. Afdeeling Letterkunde, n.r. 15, 21, 30, 37, 43 (Amsterdam, Müller, 1915-1938).

18 Pour la structure narrative de la Mutation, voir Nadia Margolis, The Poetics of History : An Analysis of Christine de Pisan’s « Livre de la Mutation de Fortune », Diss., Stanford, 1977.

19 Pour cette structure discursive de base dans l’épopée ovidienne, voir Brooks Otis, Ovid as an Epic Poet (Cambridge, Cambridge University Press, 1966); Karl Galinsky, Ovid’s « Metamorphoses » : An Introduction to the Basic Aspects (Berkeley/Los Angeles, University of California Press, 1975); Joseph B. Solodow, The World of Ovid’s « Metamorphoses » (Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1988)

20 Dans les Métamorphoses et dans l’Ovide moralisé, la déesse qui intervient n’est pas Vesta mais Isis. Cette substitution par Christine fait partie d’une déérotisation systématique du récit ovidien d’Iphis, dans lequel la forte attraction sexuelle que ressent le protagoniste féminin pour une belle jeune fille joue un rôle important.

21 L’emploi de la terminaison masculine (devenu) est ici particulièrement suggestif, ainsi que dans les deux vers suivants : « Si me suis en estant tenu/ Esmerveillez de l’aventure » (vv. 1362-1363). Ailleurs dans la Mutacion I, 12, le « je » de Christine garde son genre grammatical féminin : « De femme en homme [fu] tresmuee » (v. 1164); « mais [je] fu tenue/ De ma meisgnïe » (vv. 1261-1262); « Transmuee me senti toute » (v. 1336); « Mais puisque Fortune estrangiee/ M’en a [ = « estre femme » v. 1399], si jamais plus logiee/ N’y seray, homme remaindray » (vv. 1401-1403); « Ma nef appointay et tiray/ Vers le lieu, dont je fus partie,/ Au premier de celle partie » (vv. 1410-12).

22 Il est intéressant de remarquer la qualification qu’ajoute Christine à cette auto-description en déclarant qu’elle aurait préféré rester femme : « Mais mieulx me plairoit plus du tiers/ Estre femme, com je souloie » vv. 1398-1399). Voir Diane Bornstein, « Self-Consciousness and Self Concepts in the Work of Christine de Pizan » dans Diane Bornstein, éd., Ideals for Women in the Works of Christine de Pizan (Detroit, Michigan Consortium for Medieval and Early Modem Studies, 1981), pp. 12-14.

23 A propos des difficultés légales et financières de Christine ainsi que pour son « développement professionnel » pendant les treize années qui suivirent la mort de son mari, voir Charity Cannon Willard, Christine de Pizan : Her Life and Works (New York, Persea, 1984), pp. 39-48, 108-109 et Suzanne Solente, « Christine de Pizan » dans l’Histoire littéraire de la France 40 (1974), 340-346. Voir aussi Sandra L. Hindman, Christine de Pizan’s « Epistre Othéa ». Painting and Politics at the Court of Charles VI (Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 1986), pp. 1-19.

24 Pour la dimension politique de la métamorphose ovidienne de Christine — surtout par rapport à son nouveau statut d’historienne — voir les beaux articles de Joël Blanchard, « Christine de Pizan : les raisons de l’histoire » Le Moyen Age 92 (1986), 419-421 et « L’entrée du poète dans le champ politique au XVe siècle » Annales ESC 1 (1986), 46-47. Dans celui-ci, Blanchard remarque avec pertinence que « Vestrange cas qu’elle évoque dans la Mutacion est la genèse de la fonction médiatrice du poète. Il représente la transformation de l’auteur tournant le dos au lyrisme personnel et s’ouvrant à l’histoire universelle… Cette prise de conscience prodigieuse de son pouvoir de médiation marque l’entrée du poète dans le champ politique… » (P. 47).

25 Voir Anthime Fourrier, éd., Jean Froissart, Le Joli Buisson de Jonece (Genève, Droz, 1975), vv. 4639-5442; et Auguste Longnon, éd., Méliador, Roman comprenant les poésies lyriques de Wenceslas de Bohême, duc de Luxembourg et de Brabant, SATF, 3 tomes (Paris, 1895-1899). Par ailleurs, il convient de noter que Méliador est le résultat d’une « collaboration » entre Froissart, et Wenceslas de Brabant, son patron lors de la Prison amoureuse : en cette longue narration d’octosyllabes à rimes plates, d’inspiration arthurienne, qu’est le Roman de Méliador, s’intercale toute une série de poèmes lyriques attribués à Wenceslas. Voir aussi Kervyn de Lettenhove, ed., Œuvres de Froissart. Chroniques, t. 2 (Bruxelles, Devaux, 1867, pp. 1-14; et George T. Diller, éd., Jean Froissart. Chroniques. Dernière rédaction du premier livre. Edition du manuscrit de Rome Red. lat. 869 (Genève, Droz, 1972), pp. 35-39. En outre, on consulterait avec grand profit Peter F. Dembowski, Jean Froissart and his « Méliador » : Context, Graft, and Sense (Lexington, KY, French Forum, 1983), pp. 13-41; et Michelle A. Freeman, « Froissart’s Le Joli Buisson de Jonece : A Farewell to Poetry ? » dans Madeleine Peiner Cosman et Bruce Chandler, éds, Machaut’s World : Science and Art in the Fourteenth Century. Annals of the New York Academy of Sciences 314 (1978), 235-247. Dans le contexte du présent article, je ne considère que sporadiquement le sujet au demeurant capital du rejet de la part de Froissart du discours ovidien de l’auto-représentation, lié au rejet froissardien de la poésie comme discours (discuté par Freeman).

26 Les citations renverront à l’édition de Maureen Cheney Curnow, The Livre de la « Cité des Dames » of Christine de Pisan : A Critical Edition, Diss. Vanderbilt, 1975.

27 La vision-Christine (1405-1406), dont la date de composition coïncide en partie à celle de la Cité des Dames, propose une lecture « corrective » de l’auto-figuration ovidienne, sensiblement différente de celle qu’articule le premier livre de la Mutacion. Dame Philosophie apparaît, dans la troisième partie de Lavision, pour apporter son soutien à Christine, la narratrice. Au cours du long discours consolateur qu’elle lui adresse, Dame Philosophie souligne les mérites de Fortune : les malheurs du sort lui ont en fait été bénéfiques, puisqu’ils sont à l’origine de sa vocation d’écrivain, découverte dans la solitude du veuvage et dans le silence de l’étude (« lamour et delit de estude que tu prens a ta vie solitaire », p. 181, 4-5). Dans ce contexte, Dame Philosophie emploie le topos de la « transformation d’identité sexuelle » comme simple figure de rhétorique, sans parures ovidiennes : « et fust meismes converty ton corps faible et femenin en homme pour estre transmuee de condicions et du tout en cellui ou celle a qui tu reputes es bien mondains fortune plus propice » (éd., Sister Mary Louis Towner [Washington, Catholic University of America Press, 1932], p. 181, 6-10).

28 Je remercie vivement mon amie Brigitte Cazelles pour sa soigneuse lecture critique de cet article, et pour ses précieuses suggestions.