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Benoît de Sainte-Maure et le modèle troyen

Emmanuèle BAUMGARTNER

Les historiens, les clercs médiévaux et, très certainement, le public auquel s’adressent leurs écrits distinguent fort bien, comme l’a récemment rappelé Bernard Guenée1, les temps anciens (antiquitas, antiqua tempora etc.) des temps modernes. Temps modernes, modernité qu’ils définissent assez fréquemment, pour reprendre une formule de Gautier Map, comme « le cours des cent dernières années dont nous vivons encore les toutes dernières » :

Nostra dico tempora modernitatem hanc, horum scilicet centum annorum curriculum, cuius adhuc nunc ultime partes extant.

Et Gautier Map ajoute presque immédiatement après :

Centum annos qui effluxerunt dico nostram modernitatem2.

Le concept de modernité et les termes pour le nommer sont ainsi bien documentés dans les textes latins. Mais il serait intéressant de rechercher, comme nous y invite précisément le thème de ce colloque, ce qu’il en est dans la langue vulgaire, dans le français du XIIe siècle, chez les écrivains qui ont alors choisi de s’exprimer en « romanz ». Après avoir très rapidement rappelé quelques uns des termes à travers lesquels chroniqueurs et romanciers en langue vernaculaire pensent leur modernité et leur rapport au passé, je voudrais donc examiner comment ils mettent ou non en perspective les temps anciens à partir de leur présent vif et de leur présent d’écriture, en m’attachant plus particulièrement au cas du roman antique et du Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure.

Si des mots comme ancien, ancienor, ancesserie, antif et antiquité etc. sont bien attestés dans le français du XIIe siècle, on n’y relève pas en revanche de décalque de modernus et de modernitas. Selon les dictionnaires au reste, l’adjectif moderne n’apparaît en français qu’au XIVe siècle et le substantif modernité, encore plus tardif, est attesté pour la première fois chez Chateaubriand3. En ancien français, les termes sémantiquement les plus proches sont novel (nouveau) et le dérivé novelté. En dépit de la conception médiévale tenace que rappelle le début de la Vie de saint Alexis selon laquelle bons fut li secles al tens ancïenur… mais désormais tut est müez, perdut ad sa colur;/ Ja mais n’iert tel cum fut as anceisurs4, l’adjectif novel, opposé explicitement ou non à ancien, et d’une manière plus discrète déjà, le substantif novelté, présentent cependant bien souvent une valeur positive. Je pense par exemple à la valeur de novel dans des syntagmes où il désigne un rite de passage, d’initiation ou encore un renouvellement souhaité et bénéfique. Ainsi d’expressions comme chevalier novel, dame novele, armes noveles, saison novele ou cette noveile rage qui qualifie, dans le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, l’amour surgi à la Fontaine de Narcisse5.

Mais il est sans doute inutile de rappeler combien la novelté est toujours au risque d’être desconvenable, pour reprendre un adjectif à Beaumanoir6, criticable sinon haïssable, et surtout combien d’autres dérivés de novel comme novelier et novelerie se chargent de connotations péjoratives. Novelerie qualifie ainsi, dans la langue de Thomas par exemple, l’inconstance en amour et plus profondément encore l’in-quiétude, le désir de change constitutifs, selon le clerc, de la nature humaine, la tentation à laquelle Tristan lui-même ne peut échapper.

Même lorsqu’il sont employés dans un sens laudatif, novel et novelté renvoient moins d’ailleurs, dans les textes médiévaux, à l’invention ex nihilo, au surgissement absolu de quelque chose de neuf, qu’ils ne disent le recommencement, la réapparition, cyclique ou non, d’un monde ancien et préexistant. La saison novele voire le seul substantif novele signifient dans la poésie lyrique le renouveau, périodique et attendu, de la nature printanière7, tandis que bien des chansons de trouvères commencent par ce vers programmatique ou ses variantes : Mon chant vueil renoveler. Vers où s’exprime sans doute le désir de faire re-sonner/résonner un son encore inouï, mais s’élevant du sein de la tradition poétique qui l’autorise et le fonde. Il serait d’ailleurs intéressant et utile d’étudier dans cette perspective l’ensemble assez fourni des termes de « technique littéraire » que propose la langue médiévale et où réapparaît le suffixe re- : remembrer, en première ligne, mais aussi renoveler, retraire, reciter, reconter, rechanter, etc. Termes qui font de l’acte d’écriture un retour du même, mais décalé, mais une nouvelle fois médiatisé par l’intervention de l’écrivain novel, donc autre.

La volonté manifeste des écrivains en langue vernaculaire d’inscrire leur modernité dans une tradition séculaire (ancienne) n’implique nullement, cependant, la méconnaissance du temps chronique. La conscience du temps qui court et des modifications, des « nouveautés » qu’il entraîne, s’affirme au contraire avec une particulière netteté chez les historiens en langue vulgaire du XIIe siècle et au-delà, de Wace à l’auteur anonyme de l’Histoire ancienne jusqu’à César.

Dans le passage bien connu qui ouvre la troisième partie de sa geste de Rou et des Normanz :

Pur remembrer des ancesurs

les feiz e les diz e les murs8,

et qui se mue très vite en une méditation sur le pouvoir et les fonctions de l’écrit puis en une sorte de rêverie étymologique, Wace, le premier de nos écrivains en « romanz » à situer dans le temps chronique son temps d’écriture, 1155 pour le Brut, 1160 pour le début du Rou9, montre longuement comment l’écoulement du temps est porteur de nouveauté et de changement. Temps qui entraîne déjà le muemenz de langages (v. 12) et la transformation (les tresturnees) pour des pays et des nations de lur premereins nuns, (v. 13), dont seul l’écrit conserve encore la trace. La tresturnee du nom « essentiel » qu’est le nom propre ou le toponyme signifie bien entendu une modification tout aussi essentielle du peuple qui en est l’objet. Et l’exemple qui s’impose alors au chroniqueur, celui qui sous-tend sans doute et génère sa méditation, est le changement de la Neüstrie française en la Normendie, la terre de la gent ki de north vint (v. 71), devenue, dans la mutation que le nom propre consacre, la nouvelle terre maternelle des futurs conquérants de la Grande-Bretagne…

La conscience qu’a le clerc des changements liés au devenir du temps, changements qu’il observe et décrit à partir de sa modernité et qui rendent compte de l’état présent des choses et du monde, peut également déboucher sur la reconnaissance d’un progrès ou la mise en évidence d’une altérité. Je prendrai ici deux exemples. Dans la description qu’il donne de Jérusalem au livre 8 de l’Histoire d’Outremer ou Livre d’Eracle10, Bernard le Trésorier, qui traduit scrupuleusement le texte latin de Guillaume de Tyr, et confond donc son présent d’énonciation avec celui de son modèle, est parfaitement capable d’identifier les différentes strates d’un passé qui va de l’époque biblique, du temps de David et de Salomon, à la première croisade, de repérer dans cette « longue durée » les coupures décisives que sont la Passion du Christ puis l’occupation par l’Islam, de célébrer enfin, dans un présent éternisé11, la nouvelle Jérusalem investie par les Francs. Cité où brille de son éclat tout neuf, à côté des ruines sarrasines, le bel marbre blanc des églises et des bâtiments chrétiens où li clerc font le service Dame Dieu. La perception très vive des strates temporelles successives, voire de leur enchevêtrement, que concrétise l’enchevêtrement des ruines arabes et des constructions modernes des chrétiens, crée ainsi une sorte de continuum temporel qui vient buter sur le présent du narrateur à partir duquel il est alors recomposé et finalisé pour la plus grande gloire du dieu chrétien.

Une même conscience du passé et ici, de surcroît, de son altérité, se manifeste, au tout début du XIIIe siècle, dans les interventions que pratique l’auteur anonyme de l’Histoire ancienne jusqu’à César. Dans la section consacrée à l’histoire de Troie par exemple12, le narrateur multiplie les remarques dans lesquelles il signale les différences qu’il repère entre les coutumes antiques, notamment les rites d’ensevelissement, et les pratiques chrétiennes, tout en affirmant, comme il se doit, la supériorité des dernières.

Mais la mise en évidence de l’altérité, de la différence entre une civilisation passée et le présent du narrateur, et la confrontation qu’elle autorise, n’est pas seulement le fait des « historiens ». Le roman breton, avec Chrétien de Troyes et Marie de France13, insiste lui aussi sur la discontinuité — qu’il invente — entre l’univers évoqué et celui d’où s’énonce le récit. La formule du type a celui tens estoit costume que l’on trouve pour la première fois chez Chrétien de Troyes, (à l’intérieur du moins du récit de fiction) affirme ainsi la différence entre le passé arthurien et la modernité du narrateur et constitue comme radicalement autre l’univers de la fiction.

La mise en place de cette altérité dans le passage du Chevalier de la Charrette auquel je fais ici allusion14 permet un jugement d’ordre moral, connote favorablement le passé arthurien. Mais la distance temporelle peut encore se creuser à l’intérieur même de la fiction : à la faveur de cette formule ou des ses variantes, des passages de la Quête du saint Graal par exemple ou du Tristan en prose posent à leur tour la supériorité du présent arthurien sur un passé barbare15. Et l’on sait d’autre part avec quel acharnement le chevalier arthurien, de Chrétien de Troyes aux romans en prose, se bat pour extirper les mauvaises costumes, et fonder la supériorité de la chevalerie novelle sur l’ancienne.

Ces quelques exemples, même s’ils sont loin de former une liste exhaustive, démontrent amplement qu’au XIIe siècle, à partir de 1150 environ, l’écrivain en « romanz » est tout aussi capable que les clercs écrivant en latin de mettre en perspective le passé à partir de son présent et de reconnaître ou d’inventer, dans le cas du récit de fiction, une « représentation de l’autre »16, un monde régi par des coutumes et des mœurs différentes. Il est donc à priori surprenant que l’énorme ensemble textuel que constituent à la même époque les romans antiques évacuent cette dimension, comme on l’a depuis longtemps signalé, et se complaisent dans l’anachronisme.

Plusieurs études de détail et un travail d’ensemble d’Aimé Petit17 ont tenté de nuancer ce jugement. On peut en effet trouver des degrés entre l’anachronisme du Roman de Thèbes, du Roman d’Enéas ou du Roman de Troie, ou s’interroger, de façon au reste fort pertinente, sur les rapports entre l’anachronisme, la technique de l’adaptation/translation de sources latines et les ressources lexicales du français du XIIe siècle. La projection massive, tant au plan des realia que des structures mentales et sociales, de la modernité des auteurs des romans antiques sur les histoires anciennes qu’ils adaptent, à partir de sources qui auraient dû leur servir de garde-fous et de modèles, reste néanmoins une évidence globalement irrécusable. Et l’on est en droit de se demander, au-delà de l’explication sommaire par l’ignorance ou la naïveté, explication non pertinente et depuis longtemps rejetée, quelle est la raison d’être de cette indifférence quasi générale à une différence ailleurs perçue, de ce nivellement, sans aucun doute concerté, du temps chronique et des mutations qu’il produit.

Il n’est guère possible de prendre en compte tous les romans antiques. Je ne retiendrai donc ici comme point d’application que le Roman de Troie, qui est par ailleurs le dernier venu de la triade antique — le Roman d’Alexandre fait un peu « bande à part » — et celui qui en synthétise peut-être les enjeux. Mais plutôt que de proposer un nouveau bilan sur l’anachronisme du chroniqueur Benoît dans le Roman de Troie, je m’interrogerai sur les raisons d’un choix — le choix de la matière antique comme ressource de la fiction — et sur les liens qui peuvent exister entre les premières manifestations de la « mise en roman » et le recours neuf à cette thématique. Thématique qui, comme on le sait, cède peu après la place, dans l’ordre de la fiction, à la matière de Bretagne, mais qui est récupérée, dans les mises en prose du XIIIe siècle, par le récit historique18.

Mon hypothèse de travail est alors que l’Antiquité, et tout particulièrement troyenne, ont procuré à Benoît un espace-temps aux frontières mouvantes de l’histoire et de la fiction, un univers à la fois aboli et prestigieux, où imaginer et imager, à partir du présent du narrateur et à l’intention de son public moderne, un modèle idéal de société, de civilisation et de culture. Je n’envisage donc pas ici la « réception » de l’Antiquité dans l’œuvre de Benoît mais, inversement, j’essaie de voir de quelles représentations liées à son statut d’écrivain (ou à la quête de ce statut) et à son espace d’écriture, le clerc médiéval investit l’histoire troyenne, comment il en fait, en somme, « l’horizon d’attente » de sa modernité.

Le désir d’ancrer le passé troyen dans le présent, la volonté d’abolir toute distance se confirment déjà par le choix du destinateur puis de la destinataire du texte. Si le seuil du récit est en effet gardé par la figure ancienne de Salomon, du maître de la sagesse, cette figure est relayée/reléguée, au milieu ou presque de la narration19, par l’image toute mondaine, toute moderne, de la riche dame de riche rei — Aliénor d’Aquitaine — figure emblématique de ce nouveau public acquis aux nouvelles valeurs courtoises20 pour lequel écrit Benoît le clerc.

Présenter comme modèle l’histoire de Troie peut toutefois paraître périlleux et paradoxal dans le mesure où Troie et la civilisation qu’elle a tenté d’imposer au monde ont été détruites. Par la ruse il est vrai, et par la trahison des siens, et tout particulièrement d’Anténor et d’Enéas selon la tradition retenue par Benoît. Il est d’ailleurs significatif qu’à la différence de l’auteur de l’Enéas, qui n’évoque que la chute sanglante de la ville, Benoît, comme le lui permet au reste son sujet, déploie jusqu’au terme ou presque de son récit l’image triomphale d’une cité immortelle. Et c’est sans doute dans cette approche paradoxale du sujet traité, qui nie la destruction tout en y étant sans cesse confrontée, qu’il faut lire à la fois la valeur du modèle et les limitations inévitables qui lui sont imposées aussi bien par l’Histoire que par le clerc médiéval.

Pour l’écrivain, Troie se présente d’abord comme forme et forme définitive. Forteresse re-construite par Priam pour résister au temps et à la destruction — on peut noter la récurrence dans le récit des vers indiquant que telle ou telle merveille aurait duré jusqu’au jour du juïse, si la ville n’avait été prise — elle impose à l’écrivain, dès le prologue, l’image de la forteresse de mots qu’il substitue à la cité détruite, du Tombeau, au sens mallarméen du terme, qu’il va lui édifier, de l’uevre définitive par laquelle il la reconstruit, la controuve ou la continue, selon les leçons des manuscrits21. Et l’on peut suivre à travers tout le texte le glissement et l’amalgame qui s’effectuent progressivement entre l’uevre de Troie — terme désignant aussi bien les hauts faits des guerriers troyens que les œuvres d’art défiant le temps qui remplissent la cité — et l’uevre inaltérable dans sa parfaite mesure que devient, en son finale, le livre de Benoît, incarnation, hic et nunc, de la cité perdue :

Cil se porreient mout bien taire

de l’uevre blasmer e retraire

quar teus i voudreit afaitier

qui tost i poreit empeirier (30311-30314).

Les formes et les objets créés par les artistes troyens et qui bien entendu n’existent que par le pouvoir langagier du clerc, mettent à leur tour en abîme, à l’intérieur du récit, le désir de pérennité qui sous-tend l’écriture troyenne. Les très longues descriptions qui en rendent compte soulignent certes leur parfaite splendeur, la richesse de leurs matériaux, et assez fréquemment leur caractère fonctionnel, une forme belle étant aussi pour Benoît une forme adaptée à son objet. Mais les descriptions privilégient également toutes les créations, toutes les inventions humaines qui opposent au temps un durable rempart. Ainsi des automates de la Chambre de Beautés, capables de fixer et de figer le présent ou de reproduire indéfiniment un éternel printemps ou, dans un registre sans doute différent, des multiples tombeaux, des statues parfaitement ressemblantes à leurs modèles qui les couronnent, voire des momies qu’ils préservent et qui sont autant de « lieux de mémoire » édifiés à la survie des héros de l’histoire.

Il se pourrait également que le « discours sur les Beaux-Arts » et sur la place éminente de l’artiste dans la cité troyenne, discours que Benoît amplifie très largement par rapport à ses prédécesseurs, les auteurs de Thèbes et de l’Enéas, vise à promouvoir de biais, à partir de la fiction troyenne, une image valorisante de la création artistique et langagière. Systématiquement qualifiés de sage maistre et dotor, de poète, au sens étymologique du terme, de sage devin (mot qui désigne aussi le prêtre chez Benoît) de sage engigneor (sans que le terme se colore ici d’une valeur péjorative) ou d’habiles enchanteor experts en nigromance, qui uniraient donc la maîtrise de la sagesse à la maîtrise plus ou moins magique de la matière, les artistes troyens nés de l’imagination du clerc médiéval peuvent aussi apparaître comme autant de métaphores du pouvoir créateur, de l’inventio souveraine que revendique désormais l’écrivain en « romanz », sous le masque encore rituel du translateur.

Il va de soi, je ne m’attarderai donc pas sur ce point, que par la variété de ses descriptions, par la diversité des sujets abordés — la guerre, l’amour sous toutes ses formes, l’exercice du pouvoir royal et la gestion du royaume en temps de paix comme en temps de guerre — par la diversité aussi des types de « discours », discours amoureux, discours politique, prophéties et planctus, ambassades, conseils et débats, essai de géographie universelle, réflexions de technique littéraire, etc. le Roman de Troie est, dans son foisonnement, comme une sorte de répertoire général de motifs descriptifs et narratifs et de procédés rhétoriques à l’usage des écrivains futurs. Il importerait au reste de mesurer plus exactement le rôle qu’il a joué dans la diffusion et la réécriture, à partir du XIIIe siècle, des grandes figures, des grandes légendes de l’Antiquité classique et d’un nouvel imaginaire mythologique. Il semble également que la structure close qu’il propose, de l’expédition inaugurale de Jason, cettre première « conquête de l’Est », au récit des « retours » des différents chefs grecs et de la mort d’Ulysse tué par son fils bâtard, Télégonus (« fin de race »), préfigure l’exigence de totalité et d’exhaustivité qui sous-tend, au XIIIe siècle, les proses du Graal. C’est cependant sur la dimension « idéologique » du modèle troyen que je voudrais revenir maintenant et en guise de conclusion.

Racontant a principio ou presque l’histoire de Troie, Benoît fait de Paris, le responsable traditionnel de la ruine de la cité, non l’objet d’un récit rétroactif (comme c’est le cas dans l’Enéas) mais un personnage intradiégétique, qui parcourt une bonne partie du récit et ne cesse d’y jouer un rôle important, de l’enlèvement d’Hélène à l’assassinat d’Achille. Ainsi, dans le Roman de Troie, Pâris s’autorise du jugement qu’il a rendu en faveur de Venus — la scène chez Benoît se déroule en rêve — et de la grâce que la déesse lui a alors accordée pour inciter les chefs troyens à lancer une expédition punitive contre la Grèce22.

Or, à la différence encore de l’auteur de l’Enéas, qui oppose son héros puis le couple comblé qu’il forme avec Lavinia au couple funeste de Pâris et d’Hélène et qui lie dialectiquement la ruine de Troie à la future construction de Rome, renovelement, dans l’éternité de l’Occident chrétien, de la cité troyenne, Benoît ne cesse d’exalter Pâris. Autant que le lui permettent les contraintes et les pesanteurs de la tradition, il célèbre en lui aussi bien l’archer et le guerrier redoutables que l’homme expert à dire le droit, que l’amant tendrement aimé et digne de l’amour qu’il inspire. Pour magnifier cet amour, il lui construit au cœur du récit23 — c’est le cadeau nuptial de Priam au couple qu’il a lui-même uni — la Chambre de Beautés, secret sanctuaire et centre vital de la cité troyenne, la

Chambre d’alabaustrie

ou l’ors d’Araibe reflanbie

e les doze pierres jumeles

que Deus en eslit as plus beles

quant precioses les noma (vv. 14632-14635).

Lorsque Pâris est sauvagement tué par Diomède, le clerc prononce par la bouche d’Hélène, sur le corps de celui en qui s’incarnaient proece, beauté e valor (vv. 22918-22919), un lamento tout vibrant encore de désir. Puis, pour perpétuer son souvenir, il lui sculpte un sarcophage fait d’un seul bloc de jaspe vert goté — la couleur de l’espérance — reposant sur quatre lions d’or, symboles du pouvoir et de la royauté, et qui était le tombeau même que s’était destiné Priam. Enfin, avant que ne soit scellée la dalle avec un ciment inaltérable fait o sanc de dragons, Benoît évoque le roi retirant ses insignes royaux et investissant des regalia le corps de son fils :

Li reis Prianz prist son anel,

El dei li mist de la main destre,

E en l’autre li mist le ceptre :

El chief li asiet la corone

Beneïçon a s’ame done (vv. 23056-23060).

Ce geste de Priam a des motivations logiques, que précise au reste le texte : Pâris meurt le dernier des fils légitimes de Priam, il est le dernier héritier possible et le roi ne veut pas que les Grecs puissent un jour s’emparer des insignes royaux. Il n’est cependant pas indifférent que ce soit Pâris, celui qui a naguère préféré l’amour, la séduction et le pouvoir qu’ils donnent sur le monde aux valeurs et aux pouvoirs conférés par Junon et Minerve que Priam désigne, au-delà de la mort, comme son successeur et qui garde en attente, dans sa tombe inviolable, les signes concrets de la souveraineté troyenne.

Troie l’opulente, la « mère des arts, des armes et des loix », a sans doute péri. Elle a été la victime des Grecs qui, même lorsqu’Achille les en a suppliés, n’ont pas su et n’ont pas voulu céder aux forces vives du désir. Ils n’ont pas compris (ou admis) qu’en épousant Polyxène, la plus belle et la dernière des filles de Priam, Achille réunirait enfin la Grèce et Troie, réconcilierait la puissance guerrière et les puissances plus souveraines encore de l’amour, de la séduction, de la beauté, et détournerait ainsi à son profit et au profit de l’Occident le fabuleux héritage troyen, ses inépuisables ressources, son inventive fécondité. Mais en traversant l’espace et le temps sous les espèces de l’estoire de Darès, mais translatées, c’est-à-dire re-créées par le clerc, la civilisation troyenne et la foi avec laquelle elle a tenté de construire et de préserver un monde idéal où l’amour, la beauté, la richesse s’uniraient harmonieusement, sous l’égide du roi Priam, à la prouesse et à la sagesse, font ainsi retour dans le monde du XIIe siècle, dans l’univers des courtois, et y trouve sa juste place. Troie devient le modèle que le clerc re-construit, sous le signe de Salomon, à l’intention de son public et de la figure tout à la fois emblématique et historique de la riche dame de riche rei. Le modèle à travers lequel il peut révéler à ce même public non seulement ce qu’il devrait « vouloir » mais ce qu’il est désormais capable d’assumer et de mettre en œuvre dans un monde désormais sûr de sa sagesse éclairée et de sa valeur guerrière. Troie l’orientale, la ville trop séduisante, est morte, mais ressuscitée par l’écrivain, elle devient désormais, pour tout l’Occident, préfiguration et modèle d’un « nouveau monde » où pourrait enfin s’incarner le rêve fou, le défi insensé de Pâris : s’assurer la maîtrise de l’univers en choisissant Vénus comme unique maîtresse.

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1 Voir Bernard Guenée, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Aubier Montaigne, 1980, pp. 78-85 ainsi que Brian Stock, The Implications of Literacy…, Princeton University Press, 1983, pp. 517-521.

2 De Nugis curialium, éd. M.R. James, Oxford, Clarendon Press, 1914, pp. 122-124 et trad. M. Perèz, Lille, 1987, p. 80.

3 Voir Trésor de la langue française, entrées moderne et modernité.

4 Ed. Storey, Genève, Droz, 1968.

5 Ed. F. Lecoy, Champion, Paris, t. I, 1968, v. 1581.

6 Les Coutumes de Beauvaisis, éd. Am. Salmon, 2 vol., Paris, 1899-1900, 1, 42.

7 Voir parmi de nombreux exemples ce premier vers du Châtelain de Coucy, Li nouviauz tanz et mais et violete et en écho Blondel de Nesle : Li rosignous a noncié la nouvele/ que la sesons du douz tens est venue…

8 Wace, le Roman de Rou, éd. A. Holden, 3 vol., SATF, 1970-1973.

9 Sur ces notations chronologiques voir M. Zink, La subjectivité littéraire, PUF, 1985, pp. 85 et ss et E. Baumgartner, Ecrire disent-ils, A propos de Wace et de Benoît de Sainte-Maure, à paraître dans Figures de l’écrivain, Actes du colloque d’Amiens, mars 1988.

10 Ed. P. Paris, 2 vol., Paris, 1879-1180.

11 Bernard le Trésorier traduit en effet le texte de Guillaume de Tyr après la reprise de Jérusalem par Saladin mais rien, dans le texte traduit, n’évoque le changement historique capital intervenu entre le temps de l’auteur et celui du traducteur.

12 Cette section occupe les folios 123 à 148 du ms. B.N. fr. 20125.

13 Voir par exemple le prologue d’Yvain ou, dans le Lai d’Yonec, les vers dans lesquels la mal mariée évoque avec nostalgie un temps passé, un jadis où Ton pouvait trouver aventures en cest païs/ Ki rehaitouent les pensis… (éd. J. Rychner, Champion, Paris, 1983, vv. 93-94).

14 Voir Le Chevalier de la Charrette, éd. M. Roques, Paris, Champion, 1965, vv. 1302 et ss : les costumes et les franchises/ estaient tex a cel termine, etc.

15 Voir par exemple dans la Quête du saint Graal, (éd. Pauphilet, Champion, 1978) le curieux passage, p. 95, où est rappelé comment jadis au royaume de Galles les fils mettaient à mort leur père lorqu’il tombait malade ou, dans le Tristan en prose (éd. Curtis, t. 1, 1963) le châtiment réservé, jusqu’à l’intervention du roi d’Allemagne Frolle — a novel seignor, novele loi — aux femmes adultères (§ 210).

16 Formule reprise au livre de F. Hartog, Le miroir d’Hérodote, Essai sur la représentation de l’autre, Gallimard, 1980.

17 Voir Aimé Petit, L’anachronisme dans les romans antiques du XIIe siècle, Univ. de Lille III, 1985.

18 L’Histoire ancienne jusqu’à César contient ainsi une sorte de mise en prose des romans de Thèbes, de Troie et de l’Enéas, de l’histoire légendarisée d’Alexandre etc.

19 Voir les vv. 13457-13470 de l’édition L. Constans du Roman de Troie (6 vol. SATF).

20 Valeurs qu’égrène en une longue litanie l’éloge de la dame, de cele que tant a bontez… en cui tote science abonde et qui possède également hautece, pris, valor, honesté, sen, honor, bien, mesure, sainteé, noble largece, beauté…

21 L’édition Constans donne la leçon controver, au sens d’écrire en suivant de près son modèle. Le plus ancien manuscrit, Milan, Ambrosienne D 55, donne « continuer » qui insiste sans doute davantage sur la translatio opérée par le clerc.

22 Voir les vv. 3845-3928

23 Voir les vv. 14631-14958.