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Éclipse de la Fortune dans le haut Moyen Âge ?

Jean-Yves TILLIETTE

Université de Genève

Sujettes aux caprices imprévisibles et contradictoires des circonstances, les destinées humaines connaissent toutes, à ce qu’on dit, « des hauts et des bas » – une métaphore topographique qui trouve son illustration éloquente dans l’image de la roue de Fortune dont le présent recueil se propose de retracer les avatars. L’une des questions qu’avaient posées dès le départ les instigatrices de cette recherche commune était en effet de savoir dans quelle(s) condition(s) cette entité, cette puissance, cette image était reçue et interprétée au fil de la longue durée. Juste question, que l’on est en devoir de soulever à propos de tous les lieux communs qui traversent de bout en bout la tradition culturelle dont nous participons encore. « Fortune est constante en cela seulement qu’elle est inconstante », tantum constans in leuitate sua (OV., Trist. 5, 8, 18). Et si cette proposition paradoxale s’appliquait à la Fortune elle-même ? si Fortuna avait dû affronter tour à tour prospérité et déréliction ? si, à côté d’époques où elle fournit plutôt généreusement une clé de déchiffrement à l’énigme de la condition humaine, son efficacité était, dans d’autres cadres spirituels et mentaux, oblitérée, mise entre parenthèses ? si, en somme, la fortune de Fortune était elle aussi changeante ? Voilà, posé en termes à la fois généraux et provocants, le problème dont certains aspects historiques seront envisagés ici.

Au seuil du moyen âge, Boèce, comme le montre ci-dessus Emmanuelle Métry, fait de Fortuna l’un des moteurs essentiels de l’avènement et de la succession des phénomènes dans le monde sublunaire. Environ six siècles plus tard, à l’époque où se diffusent les premières représentations figurées de sa roue, l’œuvre du poète Hildebert de Lavardin comme celle du philosophe Abélard, l’un et l’autre imprégnés de la pensée stoïcienne de Sénèque et de Lucain, lui font jouer un rôle décisif dans les aléas de leur existence personnelle1. Et, bientôt, les carmina burana2, Alain de Lille, Jean de Meung, en bref tous les écrivains et artistes plus tardifs dont il sera question dans la suite de ce volume, attribuent à Fortuna une influence décisive sur le déroulement de la vie humaine. Que s’est-il passé entre-temps ? Comment remplir le « blanc » qui s’étend, dans l’Occident latin, du début du VIe siècle à la fin du XIe ? Tel est le propos que je m’efforcerai maintenant de développer.

Il est bien évident que l’on ne saurait envisager d’embrasser d’un seul regard, et en peu de pages, l’ensemble des productions culturelles de la période considérée. Les hypothèses qui vont être formulées doivent donc être tenues pour provisoires, fondées comme elles le sont d’une part sur des sondages guidés par l’intuition, de l’autre sur un dénombrement statistique des occurrences lexicales nécessairement superficiel, puisqu’il privilégie le quantitatif au détriment du qualitatif. Cette enquête même pourtant ne laisse pas d’être riche d’enseignements : le « dernier des Romains », Boèce, invoque à soixante-six reprises Fortuna dans sa Consolation de Philosophie ; celui que l’on pourrait considérer comme « le premier des médiévaux », Grégoire le Grand, dont l’œuvre monumentale remplit cinq tomes entiers de la Patrologie latine, n’y cite que deux fois et comme par inadvertance le nom de Fortuna3 – en quoi il se conforme au précepte de son maître Augustin, qui enjoint (sans d’ailleurs lui-même respecter rigoureusement ce tabou lexical) de bannir ce terme équivoque du vocabulaire chrétien4. Voilà, soit dit en passant, une première indication significative : sur la base des relevés chiffrés que j’ai essayé d’établir avec l’aide des concordances informatisées aujourd’hui disponibles, il semble bien que la courbe des emplois du mot Fortuna au long de la latinité accuse un fléchissement sensible lors de la seconde moitié du premier millénaire, pénétrée d’augustinisme, à laquelle est justement consacrée mon propos. C’est donc de ce mutisme, ou en tous cas de cette discrétion, qu’il me va falloir rendre compte avec tous les risques qu’implique une telle démarche : s’il est en effet toujours légitime d’essayer de comprendre, avec l’aide du contexte, en quel sens tel auteur emploie tel terme, il est en revanche beaucoup plus aléatoire d’expliquer pourquoi il n’en a pas fait usage.

Face à ce silence des sources, la logique de mon enquête me portait naturellement à considérer en premier lieu ce qu’il en était des lectures appliquées à ce qui constitue alors la référence indispensable sur le chapitre de la Fortune, la Consolation de Philosophie. L’ouvrage de Boèce rencontre en effet dès l’origine un très vif succès : l’édition commentée qu’en donne Cassiodore, le « précepteur du moyen âge », contemporain et ami du philosophe assassiné, circule d’abord à Constantinople, puis en Italie, avant d’être très largement diffusée, au cours des siècles médiévaux les plus obscurs, dans les îles britanniques, comme l’a montré Fabio Troncarelli5. C’est d’ailleurs l’anglo-saxon Alcuin qui, à la fin du VIIIe siècle, réintroduit la Consolation dans les bibliothèques continentales. Elle y connaît aussitôt une vaste popularité : nous en avons aujourd’hui conservé vingt-deux manuscrits datables de l’époque carolingienne6, ce qui, pour un texte qui n’est ni liturgique, ni biblique, ni patristique, ni à proprement parler didactique, constitue un score des plus honorables (à titre de comparaison, aucune des œuvres des grands classiques païens, à l’exception notable de celle de Virgile, n’approche, même de loin, un tel chiffre7). Qui plus est, à une époque où les instruments pédagogiques sont encore en quantité réduite et de facture rudimentaire, ne tardent pas à fleurir autour de ce texte gloses et commentaires. Ainsi, Pierre Courcelle, dans sa somme érudite sur La Consolation de Philosophie dans la tradition littéraire. Antécédents et postérité de Boèce, identifie huit traditions exégétiques distinctes, appliquées à l’ensemble de l’œuvre ou à certaines de ses parties, toutes attribuables au IXe siècle ou au début du Xe8. Il n’est pas dit d’ailleurs que ce chiffre ne puisse pas être révisé à la hausse, à la faveur de découvertes dans les bibliothèques, et en fonction d’une enquête philologique qui reste encore à conduire de façon systématique : l’histoire de ces textes très peu stables, et qui ne cessent de se contaminer mutuellement, pose en effet des problèmes d’interprétation redoutables, que je me garderai bien de détailler ici.

Je me suis néanmoins lancé bravement dans le maquis touffu des commentaires carolingiens à la Consolation, en quête de Fortuna. La recherche ne prétend assurément pas à l’exhaustivité : outre celle des fragments publiés, je n’ai recouru à la lecture que de quelques manuscrits, j’espère judicieusement choisis sur la base des indications données par Courcelle et d’autres spécialistes9. Pour peu que ces dépouillements partiels puissent revêtir valeur probatoire, le résultat, dans la perspective qui nous intéresse, en est hélas des plus décevants. Si les commentateurs d’époque carolingienne se sont passionnés pour la figure allégorique de Philosophie, ils ont en revanche négligé celle, qui lui est opposée, de Fortune. La première est régulièrement identifiée à la Sagesse divine, quand ce n’est pas au Christ lui-même. Cette assimilation, à nos yeux incongrue, mais fondée sur une interprétation allégorique de la description de Philosophie donnée aux premières pages de l’œuvre10, contribue peut-être à expliquer le traitement beaucoup plus médiocre réservé à Fortuna. Dans la préface à son édition, Cassiodore mettait l’accent d’une part sur la romanitas de Boèce, sa qualité de témoin éminent des traditions culturelles de l’Antiquité, de l’autre sur sa pietas toute chrétienne, qui fait de lui un martyr11. De ces deux vertus, les commentateurs médiévaux n’ont voulu retenir que la seconde et se contraignent à agrémenter leurs gloses sur la théologie platonicienne (ou platonisante) de Boèce de formules gênées comme : hic gentili more loquitur…, hic secundum philosophos loquitur…, hic magis philosophice quam catholice loquitur… Dans ces conditions, l’on conçoit aisément que la païenne Fortuna, condamnée par Augustin, ignorée par Grégoire, n’ait pas trouvé grâce à leurs yeux ou, à tout le moins, les ait grandement embarrassés.

Bien sûr, elle joue un rôle trop important dans le scénario de la Consolation pour en être totalement évacuée. Alors on s’ingénie à la réduire au rang de simple figure de rhétorique, de métaphore, mais de métaphore morte – ce serait, si l’on veut, « fortune » avec un f minuscule, non plus une puissance autonome et agissante, mais une référence neutre et vague à l’état incertain de la condition humaine ; ou encore, pour les lecteurs plus consciencieux, à en faire un simple prétexte à des développements archéologiques : c’est ainsi que la diatribe de Fortuna contre les gémissements de Boèce (prose 2 du livre 2) appelle à l’esprit de l’un de nos commentateurs un souvenir littéraire : le dialogue fictif entre le prisonnier et celle qu’il accuse de ses malheurs lui fait revenir en mémoire la scène liminaire de la comédie pseudo-plautinienne intitulée Querolus, où le protagoniste se plaint au dieu lare de son foyer de sa mauvaise chance12. Aplatissement, banalisation : voici la révolte de Boèce ravalée au niveau des récriminations d’un grincheux. Un peu plus loin, toujours à propos de la prose 2, le glossateur érudit rapproche l’évocation de la volubilité de Fortune d’un fragment de Pacuvius (in Pacuvio legitur) qu’il doit connaître à travers la lecture de la Rhétorique à Herennius (II, 36). Ou encore, toujours dans le livre 2, mais à propos du metrum 2, l’allusion qu’y fait Boèce à la corne d’abondance est l’occasion d’une substantielle digression mythologique sur le combat entre Hercule et le fleuve Acheloüs, au fil de laquelle on apprend que la corne arrachée par le héros à son rival est symbole de richesse, et par là même attribut traditionnel de Fortuna13. Toutes ces gloses laissent l’impression d’un savoir divers, mais froid et figé, qui se plaque sur le texte sans songer à l’interpréter.

Les quelques notations savantes auxquelles je viens de faire référence sont toutes extraites du commentaire à la Consolation de Philosophie dû à Remi d’Auxerre, le plus grand pédagogue du IXe siècle. Cet ouvrage, comme les autres commentaires issus de la plume de Remi, manifeste la maîtrise de connaissances impressionnantes dans les domaines les plus variés : grammaire et rhétorique, mythologie et histoire ancienne, géographie et sciences naturelles, et ainsi de suite… Mais c’est une science éclatée, atomisée : ce commentaire, de même que celui, dont il procède, de l’anonyme de Saint-Gall, est pour l’essentiel une juxtaposition de notices érudites, destinées à favoriser l’accès du débutant au sens littéral de l’œuvre de Boèce. On n’y trouve guère de tentative pour faire valoir un point de vue synthétique, donc pour soumettre la pensée de l’écrivain ancien à un jugement philosophique articulé et cohérent. Ou, plus exactement, l’effort pour rendre raison de la vision que conçoit Boèce de la marche du monde a bien été tenté, mais à propos – et c’est l’un des traits communs à tous les commentaires carolingiens – d’un passage limité de l’œuvre, toujours le même, où le thème et la figure de la Fortune ne jouent aucun rôle, le metrum 9 du livre 3, hymne splendide au Créateur proféré par Philosophie : O qui perpetua mundum ratione gubernas. L’incipit même de ce poème traduit l’adhésion à une conception du monde selon laquelle les prétentions de la Fortune à régir l’univers sont conjurées, voire anéanties, étant donné que ni ratio ni perpetuitas ne sont des attributs de cette déesse, tout au contraire. L’admiration des carolingiens pour magnificus Boethius, comme ils le nomment, se fonde donc sur l’évacuation, pour ne pas dire la négation, de Fortuna et de sa puissance.

Il y a pourtant un autre passage de la Consolation, plus voisin de notre propos, auquel les savants lecteurs d’époque carolingienne ont eu à cœur de faire un sort : c’est la prose 6 du livre 4, l’exposé par Philosophie des rapports entre providence et destin, providentia et fatum (passage qui au demeurant les a plongés dans la plus grande perplexité, car l’auteur y défend une position qui leur paraît bien éloignée de l’orthodoxie catholique14). Je ne veux pas insister sur ces débats, car fatum n’est pas Fortuna ; or, nous avons adopté pour principe, dès l’origine de notre recherche commune, de nous garder des confusions terminologiques, si tentantes puissent-elles apparaître. Certes, la frontière qui sépare les deux notions est, dès l’Antiquité classique, poreuse. Il ne semble pas pour autant que les commentaires à Boèce, ou ce que j’ai pu en voir, aient tendu à les confondre. Toutefois, la relation hostile qu’aux yeux des Pères de l’Eglise, elles entretiennent toutes deux avec la providence divine m’a spontanément conduit à interroger une deuxième série de sources qui, au IXe siècle, font un usage généreux du terme de Fortuna.

Il s’agit des écrits nombreux qui scandent, dans les années 850-860, la plus âpre dispute théologique du siècle, la querelle de la prédestination. Sans doute est-il superflu d’exposer, dans la cité de Calvin, les termes d’un débat encore aujourd’hui ouvert, soit : comment concilier l’omnipotence et l’omniscience divines avec la liberté de l’homme. Vain également de retracer dans leur détail les péripéties de la controverse du IXe siècle, dont le récit ne couvre pas moins de trente-cinq colonnes très serrées dans le Dictionnaire de théologie catholique15. On se limitera donc à rappeler qu’y ont pris part les meilleurs esprits de l’époque, Raban Maur, Loup de Ferrières, Hincmar de Reims, Ratramne de Corbie, Jean Scot, Florus de Lyon, et bien d’autres…

Le débat est lancé en 849 par un traité du moine saxon Gottschalk, fervent lecteur d’Augustin, qui prêche un prédestinationnisme radical : la prescience de Dieu a, dès l’origine, destiné les uns à la grâce et au salut, les autres au péché et à la damnation. Cette doctrine extrême suscite la réaction violente d’Hincmar, qui craint qu’elle ne décourage résolument les fidèles de s’amender. L’archevêque de Reims, pour réfuter les thèses jugées hérétiques de Gottschalk, fait notamment appel au plus grand philosophe du temps, alors au début de sa carrière, Jean Scot Erigène. Mais la position de Jean Scot, aussi extrême – dans le sens opposé – que celle de son adversaire, et plutôt fondée sur l’argumentation philosophique que sur le recours à l’autorité, va à son tour susciter des réactions indignées. C’est dans ce contexte polémique qu’intervient Fortuna. La doctrine de Jean, qui s’emploie à sauvegarder la liberté humaine, s’appuie notamment sur la distinction, d’origine augustinienne, mais aussi, me semble-t-il, d’inspiration boétienne, entre deux ordres de temporalité, les tempora saecularia, au sein desquels s’exerce cette liberté, et les tempora aeterna, le temps divin, qui par définition exclut l’idée de toute prédestination : le temps de Dieu étant pour lui pure contemporanéité, sa science ne connaît ni avant ni après ; par conséquent, le point de vue soutenu par les prédestinationnistes qu’il existe une pré-science divine du devenir bon ou mauvais de l’homme est grammaticalement, logiquement, théologiquement insoutenable16. Cette démonstration révolte des théologiens comme l’évêque Prudence de Troyes qui, en un volumineux traité, répond point après point aux arguments de l’Irlandais par la raillerie et par l’insulte. En ces termes, par exemple : « Pourquoi t’acharnes-tu à fouler aux pieds la providence divine et à t’opposer avec impiété à ses desseins ? Au moins ceux qui ont vécu dans l’ignorance de la puissance et du projet de Dieu, même s’ils se sont efforcés, avec l’acuité intellectuelle dont ils étaient capables, de prêcher que la vie humaine était régie par le destin et par la fortune (fato fortunaque), ne proclamaient nullement que le devenir exclut la providence, puisqu’ils assignaient celle-ci à des dieux et à des déesses nommés selon des vocables à eux, fatum et Fortuna. »17 En vertu d’un raisonnement a fortiori assez familier au style de l’apologétique, celui qui nie la prédestination est donc ravalé à un rang plus misérable encore que celui des païens, puisque ceux-ci du moins admettaient, même s’ils la désignaient par de faux noms comme Fortuna, l’existence de la providence. Certes Prudence, quelques lignes plus bas, rejette les croyances selon lesquelles les destins ourdissent leurs fils et la fortune actionne sa roue comme de pures stupidités. Tout s’accomplit de par le jugement et la volonté de Dieu18. Il reste que Fortuna, bien que niée comme sottise et mensonge, peut apparaître là comme une sorte de providence pour les ignorants. Nous voici décidément bien loin de Boèce et de la hauteur de sa réflexion sur le bonheur et le malheur terrestres !

Prudence de Troyes fait de nouveau appel à Fortuna dans un autre passage, assez complexe, du même traité. Le problème en jeu est là celui de l’origine du mal, intimement lié à la question de la prédestination. Sur ce point, la pensée de Jean Scot, que j’espère ne pas simplifier outrageusement, poussait à la limite les implications de la réflexion augustinienne sur la nature du mal. Le mal, disait Augustin à l’encontre des manichéens, n’a pas d’existence substantielle, il est refus, privation, absence. Le péché, renchérit Scot, ne peut être programmé par la prescience divine, puisqu’il est pure négativité, défaut de la volonté, aspiration vers le néant, le non-être. Or l’être, Dieu, ne peut inclure du non-être dans sa science. Il est donc, si j’ose dire, frappé d’une incapacité ontologique à prédestiner les hommes au mal et à la damnation19. A quoi Prudence, gauchissant l’argumentation de son adversaire au point d’en faire une sorte de pélagien, rétorque vertement : « Il n’est pas douteux que l’homme pèche lorsqu’il pèche [c’est-à-dire, à ce que je crois comprendre, qu’il y a bien une volonté mauvaise du méchant], car Celui dont la prescience ne peut être abusée a su par avance que ce ne serait pas le destin, ni la fortune, ni quoi que ce soit d’autre, mais bien lui-même, l’homme, qui pécherait. »20 Concevoir que l’abandon au mal est simple défaillance de la volonté, c’est rejeter toute notion de la responsabilité humaine, se défausser de ses propres méfaits sur une instance comme Fortuna – pensée évidemment incompatible avec l’anthropologie chrétienne.

On constate là que la polémique ne s’embarrasse pas de nuances. Prudence de Troyes fait flèche de tout bois, en assimilant Fortuna tantôt à une espèce de providence pour païens, tantôt à la négation de la responsabilité morale, en somme, dans les deux cas, à une défiguration monstrueuse de la grâce. Mais à vrai dire, je n’ai pas le sentiment qu’il grève le terme d’une charge sémantique très lourde. Pour lui, Fortuna, qu’il ne distingue pas de fatum avec lequel elle fait toujours couple – un rapprochement déjà amorcé par Isidore21 – désigne assez vaguement une notion anti-chrétienne (l’évêque de Séville la répertoriait parmi les dü gentium) ; ou, plus précisément, elle représente pour lui un des masques de l’arrogance de ceux qui songent de façon indue et impie à empiéter sur la toute-puissance de Dieu. En bref, une pure illusion, un concept par défaut, négatif, creux et vide. Dans la société théocratique que conçoivent les penseurs de l’âge carolingien, Fortuna, ses jeux et ses caprices, sont d’entrée de jeu disqualifiés comme étrangers à la marche du monde. Ils n’ont décidément point leur place au sein d’un univers référé à une seule et ultime nécessité22.

Qu’en est-il, dans ces conditions, des agitations et décours du monde sublunaire ? Reste à interroger une troisième série d’occurrences, celles que l’on rencontre, en assez grand nombre, chez les historiens. L’enquête que je m’étais naguère efforcé de mener dans ce sens ne m’avait pas, elle non plus, donné d’abord de grandes satisfactions. Il m’était en effet apparu alors que Fortuna, en contexte narratif, s’employait dans un sens très faible, quasi-formulaire, pour renvoyer, selon une vision de l’histoire bien traditionnelle puisqu’elle remonte à Polybe et au rôle qu’il y assigne à la τύχη, à la succession des règnes et des royaumes ; Fortuna dans cette perspective n’est pas une puissance agissante, mais un état de fait. J’en retirais d’autre part le sentiment que l’emploi du mot dans ce genre de contexte visait souvent à donner une coloration tant soit peu antique à la narration et lui conférer de ce fait auctoritas. Remettant l’ouvrage sur le métier, je crois pouvoir être un peu plus précis. Pour Paul Diacre et ses successeurs, Fortuna prise absolument, c’est-à-dire quand elle n’est pas déterminée par un adjectif comme prospera ou secunda, désigne le plus souvent le sort des armes, volontiers affecté de connotations négatives : la Fortuna de tel roi, c’est le combat où il a rencontré la défaite ou la mort23. Il me semble discerner là, par rapport à la tradition classique, un certain retournement de perspective, peut-être induit par la condamnation d’Augustin. Dans l’Antiquité païenne, comme l’a montré Nicole Hecquet-Noti, Fortuna accompagne plutôt les succès d’un général victorieux. Retenons en tous cas que Fortune et royauté sont souvent associées par ces contextes narratifs – témoignage précoce ou préfiguration lointaine des images de la roue de Fortune que verra fleurir le XIIe siècle.

On sort pourtant du lieu commun à l’époque où l’empire achève de se déliter, où la construction idéale rêvée par Charlemagne, Charles le Chauve et leurs idéologues finit de succomber à l’assaut de forces nouvelles. Je suis frappé de constater que, contemporaine de la grave crise politique et dynastique qui secoue l’Europe des années 980, et dont elle retrace les méandres au ras du quotidien, la correspondance de Gerbert, témoin et acteur de l’événement, invoque à dix-huit reprises l’action de Fortuna. De même son disciple Richer de Reims, chroniqueur de la prise du pouvoir royal par Hugues Capet, en appelle vingt et une fois à la même instance. Des chiffres qui ne sont peut-être pas très considérables, compte tenu du volume des œuvres en question, mais qui dépassent quand même très largement l’usage commun aux auteurs de la période précédente. Comme si la disparition de ce point de référence qu’était l’autorité impériale, même avilie, avait soudain introduit dans les affaires des hommes quelque chose comme du jeu, du hasard. Il vaut encore la peine de noter, par contraste, que, quelques décennies plus tard, le moine Raoul Glaber, qui nous paraît décrire un monde chaotique, mais qui, en réalité, place son récit à l’enseigne non de la contingence, mais de la plus contraignante, de la plus transcendante des nécessités24, n’use qu’une seule fois, dans les cinq livres de ses Histoires, du mot Fortuna25.

Ainsi, c’est moins, positivement, du désordre du monde que, négativement, de la rupture d’une harmonie que renaît Fortuna. On commence là à rejoindre Boèce. Aussi me suis-je, pour finir, posé la question de l’existence, au cours de la période considérée, d’une Fortune ad personam, rendue responsable par un individu, comme par le philosophe romain, des disgrâces encourues. Au hasard d’aléas politiques, plusieurs écrivains du IXe siècle ont dû subir l’exil et ont composé, à la manière d’Ovide, des vers plaintifs pour obtenir du prince leur retour en grâce. C’est le cas notamment de Théodulphe, Modoin, Ermold le Noir26. Aucun d’entre eux pourtant n’impute son malheur au compte de Fortuna, ce qui me semble d’autant plus significatif qu’au XIIe siècle, les poètes de l’exil (Hildebert de Lavardin, Arrigo di Settimello,…) vont, quant à eux, mettre exactement leurs pas dans ceux de Boèce27.

Exception confirmant la règle, j’évoquerai pourtant, vers le terme de ma période, le propos de Liutprand, évêque de Crémone, historien à la cour d’Otton le Grand. Le tohu-bohu dans lequel est alors plongé le royaume d’Italie, comme son tempérament hautain et acariâtre, lui valent de connaître tour à tour revers et succès. Il s’en fait l’écho dans la préface au livre 6 de son Antapodosis, étonnant ouvrage tout à la fois historiographique et autobiographique, dont le titre grec signifie simultanément « règlement de comptes » et « réversibilité du destin ». Après avoir gémi sur les tribulations dont il estime être victime, Liutprand continue en ces termes : « Que l’homme extérieur obéisse à l’homme intérieur ; que non seulement il n’ait pas en horreur son infortune, mais tout au contraire s’y repose ; et puisque, au cours de son labeur d’écrivain, il a constaté que la roue de Fortune élevait les uns, abaissait les autres, il ressentira moins fort le malheur présent et, tout joyeux de la mutabilité de cette roue, ne devra plus craindre un sort plus fâcheux (qui ne pourrait guère l’accabler qu’en cas de mort ou de maladie), mais attendre toujours le temps du bonheur. »28

Fortunata expectet. C’est la première fois, au fil de notre parcours, que nous rencontrons un mot de la famille de Fortuna pris au sens positif. Des coups de la Fortune on peut donc attendre du bonheur. A-t-on donc enfin retrouvé la confiance de Boèce en la bonté divine ? Pas tout à fait pourtant : si Liutprand supporte ses chagrins avec patience et stoïcisme, ce n’est pas parce que ce regard détaché sur les vicissitudes lui permet d’accéder à la contemplation sereine de l’ordre supérieur du monde, mais parce que leur cruauté même est présage des joies à venir. Il n’empêche : la mécanique de la roue s’est remise en marche.

Comment achever cet itinéraire qui a trop souvent pris la forme aride de l’inventaire de fiches ? sans doute en concluant que le point d’interrogation du titre de mon exposé doit être supprimé. Banalisée, dépréciée, honnie, Fortune, au cours des IXe et Xe siècles, ne prend plus la parole pour plaider sa cause comme elle le faisait au livre 2 de la Consolation de Philosophie. De ce silence, j’ai bien peur de n’être capable que de proposer une explication bien plate, et sans doute trop générale : dans un univers qui se pense idéalement comme harmonieux, clos sur lui-même, où chaque être a sa place marquée, au sein de cadres politiques qui se rêvent en cité de Dieu et d’où l’idée même de mobilité sociale est exclue, il n’existe pas de place pour l’aléatoire. La vraie tentation de l’époque, c’est le prédestinationnisme radical de Gottschalk. Ou, pour exprimer la même idée sur le mode paradoxal : la Fortune des médiévaux, plutôt que hasard, est nécessité, puisqu’à une montée succédera inévitablement une descente. Or, dans le haut moyen âge, il n’y a pas d’espace, à côté du vouloir divin, pour une autre nécessité. Pourtant, le monde du XIIe siècle, qui ne se veut ni moins harmonieux ni moins chrétien que celui du IXe, verra le triomphe de Fortune. Comment le justifier ? Les articles qui suivent celui-ci vont apporter réponse à cette question.

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1 A propos d’Hildebert, voir Peter von Moos, Hildebert von Lavardin 1056-1133. Humanitas an der Schwelle des höfischen Zeitalters, Stuttgart, Anton Hiersemann, 1965 (Pariser Historische Studien, III), pp. 95-103 ; Jean-Yves Tilliette, « Autobiographie en vers ? Lyriques et élégiaques du XIIe siècle », in : L’autobiografia nel Medioevo. Atti del XXXIV Convegno storico internationale. Todi, 12-15 ottobre 1997, Spolète, Centro Italiano di Studi sull’Alto Medioevo, 1998, pp. 131-154. Pour Abélard, Cf. (entre autres) Peter von Moos, « Lucan und Abelard », in : Hommages à André Boutemy, Bruxelles, 1976 (coll. Latomus 145), pp. 413-443.

2 Voir la séquence constituée par les cc. 14 à 18, O varium Fortune lubricum, Celum non animum, Fortune plango vulnera, O Fortuna velut luna, O Fortuna levis (éd. Alfons Hilka et Otto Schumann, Bd. I /1 : Die moralisch-satirischen Dichtungen, Heidelberg, Carl Winter, 19782, pp. 31-37) et bien sûr la célèbre miniature qui orne le folio 1r du manuscrit de Benediktbeuren (Munich, Clm 4660).

3 Dans son Commentaire sur le premier livre des Rois 5, 2, 13 (PL 79, col. 333) et dans l’Expositio super psalmos poenitentiales 2, 6 (PL 79, col. 562).

4 Non content de soumettre la notion de « Fortune », assimilée par lui à casus, « le hasard », à une critique serrée dès les premières lignes du Contra Academicos (… quae vulgo ’fortuna’ nominatur, occulto quodam ordine regitur nihilque aliud in rebus ’casum’ vocamus, nisi cuius ratio et causa secreta est), Augustin en vient ultérieurement à proscrire l’usage même du mot, générateur d’ambiguïté : illa verba sunt quae nulla religio dicere prohibet : forte, forsan, forsitan, fortasse, fortuito, quod tamen totum ad divinam revocandum est providentiam […], verumtamen paenitet me nominasse fortunam, cum viderem homines habere in pessima consuetudine, ubi dici debet : « Hoc Deus voluit », dicere : « Hoc voluit fortuna » (Retractationes I, I, 2). Cf. ci-dessus les articles de Nicole Hecquet-Noti et d’Emmanuelle Métry.

5 Tradizioni perdute. La « Consolatio Philosophiae » nell’alto medioevo, Padoue, Antenore, 1981 (Medioevo e Umanesimo 42).

6 Calcul établi sur la base du catalogue fort minutieux dressé par Fabio Troncarelli, Boethiana aetas. Modelli grafici e fortuna manoscritta della « Consolatio Philosophiae » tra IX e XII secolo, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1987, pp. 141-277.

7 Cf. Birger Munk Olsen, I classici nel canone scolastico altomedievale, Spolète, Centro Italiano di Studi sull’Alto Medioevo, 1991, pp. 117-122.

8 Paris, Etudes Augustiniennes, 1967, pp. 241-299.

9 Manuscrits : Einsiedeln, Stiftsbibliothek 179, saec. X, commentaire de l’« anonyme de Saint-Gall » (IXe  siècle – cf Courcelle, op. cit., pp. 259-263 et 275-278) ; Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. lat. 3363, saec. IX, gloses anonymes (Courcelle, op. cit., pp. 269-270) ; Vat. lat. 3865, saec. IXex, commentaire de Remi d’Auxerre à la Consolation (Courcelle, op. cit., pp. 241-269 et 278-290). Sources imprimées : E.T. Silk, Saeculi Noni Auctoris in Boetii Consolationem Philosophiae Commentarius, Rome, 1935 (édition partielle, pp. 305-343, du commentaire de Remi d’Auxerre) ; Hubert Silvestre, « Le commentaire inédit au mètre IX du livre III du De Consolatione Philosophiae de Boèce », Revue d’histoire ecclésiastique 47, 1952, pp. 44-122 (l’attribution de ce texte à Jean Scot semble controuvée) ; R.B.C. Huygens, « Mittellalterliche Kommentare zum O qui perpetua », Sacris erudiri 6, 1954, pp. 373-426 (édition des commentaires de Bovon de Corvey, de l’anonymus einsiedlensis et d’Adalbold d’Utrecht). Cf. aussi : E.T. Silk, « Pseudo-Iohannes, Adalbold of Utrecht and the early commentaries on Boethius », Mediaeval and Renaissance Studies 3, 1954, pp. 1-40 ; F. Troncarelli, « Per una ricerca sui commenti altomedievali al De Consolatione di Boezio », in : Miscellanea in memoria di Giorgio Cencetti, Turin, 1973, p. 363-380 ; D.K. Bolton, « The Study of the Consolation of Philosophy in Anglo-Saxon England », Archives d’Histoire Doctrinale et Littéraire du Moyen Age 44, 1977, pp. 33-78 ; Giorgio D’Onofrio, « Giovanni Scoto e Remigio d’Auxerre : a proposito di alcuni commenti altomedievali a Boezio », Studi Medievali 22, 1981, pp. 587-693.

10 Cf. Courcelle, op. cit., pp. 275-276.

11 Troncarelli, Tradizioni perdute…, cit., pp. 90-97.

12 Cité par Courcelle, op. cit., p. 281.

13 Plena copia cornu [Boeth., Cons. II, metr. 2, 6] fabulam tangit : Achelous, cum […] dimicaret cum Hercule […], vertebat se in diversa monstra et primum vertit se in draconem, deinde in fluvium, ad ultimum versus est in taurum. Hercules autem […] cornu illius fregit. […] Illud postea Nymphae omnibus bonis repleverunt, datumque est Copiae, quae ministra est Fortunae. Hoc ideo fingitur quoniam ditissima est omnium et divites multos facit. Cum pleno cornu dicit quoniam, sicut cornu carnem excedit et supercrescit, ita et divitiae foris stipant hominem. In cornu etiam est virtus animalium et Fortunae vires in divitiis constant (cité par Courcelle, op. cit., pp. 245-246).

14 Courcelle, op. cit., pp. 241 et 287-288.

15 Au tome 12 / 2 (Paris, 1900), col. 2901-2935, s.v. Prédestination. IV : La controverse sur la prédestination au IXe siècle (B. Lavaud).

16 Cf. John Marenbon, Early Medieval Philosophy (480-1150). An Introduction, Londres-New York, Routledge, 19913, pp. 55-58 ; Alain de Libera, La philosophie médiévale, Paris, PUF, 1993, pp. 270-272.

17 Quid tantopere Dei providentiam calcas et eius dispositionibus impius obvias ? Certe qui, Dei potentiae dispensationisque expertes, vitam duxerunt, quantalibet ingeniorum acrimonia prepollentem, quamvis fato fortunaque vitam humanam agi suadere conarentur, nequaquam absque providentia fieri predicabant, cum ea diis deabusque adscriberent quos propriis vocabulis nuncupabant, fatum videlicet et fortunam (De praedestinatione contra Iohannem, PL 115, col. 1314-1315).

18non fatorum (ut stulti putant) fila deducta sunt, non fortunae currit rota ; sed Dei iudicio et ipsius voluntate perfectum est (ibid., col. 1315).

19 Marenbon, loc. cit. ; de Libera, loc. cit.

20 Ideo non dubitatur ipsum [sc. hominem ] peccare cum peccat, quia Ille cuius praescientia falli non potest non fatum, non fortunam, non aliquid aliud, sed ipsum esse peccaturum praescivit (op. cit., col. 1145).

21 Or 8, 11, 94 : certes, tout en analysant ces deux notions sous la même rubrique, l’auteur des Etymologies prend bien soin de rapporter l’une à l’aléatoire (fortuitum), l’autre au déterminé (statutum). Mais, dans un monde régi par une volonté souveraine, celui des stoïciens ou celui des chrétiens, le premier n’est que le masque qu’adopte le second aux yeux des ignorants, comme on le constatera in fine.

22 On en trouvera une preuve supplémentaire dans la discrétion de l’exégèse, une science pourtant bien active au IXe siècle. De l’unique verset de toute la Vulgate où se rencontre le mot Fortuna, Is 65, 11 (Et vos qui reliquistis Dominum, qui obliti estis montem sanctum meum, qui paratis Fortunae mensam et libatis super eam), il n’existe alors de commentaire que celui d’Haymon d’Auxerre (PL 119, col. 1069), qui se borne à paraphraser, en l’appauvrissant notablement, la glose historico-archéologique de Jérôme sur le même texte (PL 24, 638-640). Au XIIe siècle, la glosa ordinaria sera sur le sujet beaucoup plus prolixe.

23 Ainsi, dans la Chronique de Réginon de Prüm (PL 132, col. 126-127), ou encore dans l’Histoire des Saxons de Widukind de Corvey (PL 137, col. 166, 180).

24 Cf. Dominique Iogna-Prat, « Continence et virginité dans la conception clunisienne de l’ordre du monde autour de l’an Mil », Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions & Belles-Lettres, 1985, pp. 127-146.

25 Historiae 1, 19 (ed. John France, Oxford, Clarendon, 1989 [Oxford Medieval Texts], p. 34).

26 Cf. Kurt Smolak, « Der verbannte Dichter (Identifizierung mit Ovid im Mittelalter und Neuzeit) », Wiener Studien, NF 14, 1980, pp. 158-191 ; Simone Viarre, « Exil ovidien, exil médiéval », in : Raymond Chevallier (éd.) Colloque Présence d’Ovide, Paris, Les Belles Lettres, 1982, pp. 261-271.

27 Tilliette, loc. cit., pp. 140-143.

28 Pareat itaque interiori exterior suaue infortunia non solum non abhorreat, verum in his potius conquiescat ; dumque scribendi operam dans, Fortunae rota elevari hos, illos deprimi dixerit, praesentem incommoditatem minus sentiet, eiusque mutabilitati congaudens, deteriora (quod fieri nequit ni mors aut debilitatio membrorum intercedat) iam non metuat, sed fortunata semper expectet (Antapodosis 6, 1, éd. J.$Becker, Hanovre, Monumenta Germaniae Historica, 1915 [Script. rer. Germ.], p. 140).