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Tychè et Pronoia : notes sur l’emploi de Fortune et Providence dans l’historiographie byzantine ancienne

André-Louis REY

Université de Genève

Prenant la suite du séminaire interdisciplinaire sur la Fortune, au début duquel l’évolution du terme grec tychè jusqu’à l’époque hellénistique avait été esquissée, la présente étude va évoquer le devenir et les rencontres de la Fortune grecque au cours de l’Antiquité tardive ou période protobyzantine1.

Le point de départ de notre réflexion sera l’équivalence posée au milieu du VIe siècle par l’historien Procope de Césarée entre deux manières de s’exprimer au sujet de ce qui « préside aux affaires humaines » ; cette équivalence est affirmée dans deux passages distincts de son œuvre, situés dans des ouvrages distincts et contrastés, les Anecdota ou Histoire secrète d’une part, le huitième et dernier livre des Guerres d’autre part2.

Voici ce que Procope dit au sujet de Bélisaire, envoyé à la tête d’une armée pour une deuxième campagne contre les Goths d’Italie :

Cependant, lorsqu’il fut en Italie, chaque jour les choses allaient de travers pour lui, car la main de Dieu lui était ouvertement hostile

(An. 4. 42)3.

Procope mentionne alors les résultats paradoxaux obtenus par Bélisaire, dont la première campagne, de 536 à 540, avait été couronnée de succès malgré des mesures contestables, tandis que sa nouvelle campagne, dès 544, rencontre des échecs malgré la prise de bonnes décisions dues à l’expérience de cette guerre acquise lors de la première expédition. Procope nous dit alors que ces échecs furent attribués à une imprudence apparente, puis enchaîne sur une affirmation générale :

C’est ainsi que les affaires humaines ne sont pas régies par les desseins des hommes, mais par l’impulsion qui vient de Dieu, ce que les hommes ont pour habitude d’appeler fortune (tychè4), comme ils ne savent pas à cause de quoi les événements prennent le cours qui se manifeste à eux. L’on aime en effet appliquer le nom de fortune à ce qui semble irrationnel (alogos).

(An. 4, 43-45).

La même réflexion est reprise avec de très légères variations par l’historien dans un autre cas où la réussite d’un général est inattendue ; mais cette fois-ci, il s’agit de Bessas, vaincu précédemment en Italie, déjà fort âgé, et envoyé par Justinien contre les Perses, ce qui suscite la moquerie générale :

Mais alors que presque tous étaient de cet avis, il arriva que ce général fit preuve de succès (eutychia, bonne fortune) et de la valeur (arétè, vertu, courage) en question ici5. C’est ainsi que les affaires humaines ne sont pas régies de la manière que décident les hommes, mais par l’impulsion qui vient de Dieu, […]. L’on aime en effet appliquer le nom de fortune à ce qui semble contraire à la raison (paralogos)6.

Le problème d’interprétation qui se pose au lecteur est celui de la portée de ces équivalences entre « fortune » et « impulsion venant de Dieu ». Il nous semble légitime de considérer que cette dernière expression renvoie au concept de Providence, même si le terme pronoia n’est pas utilisé par Procope dans ces deux passages. En quel sens devons-nous prendre la remarque qui les conclut tous deux : « Mais, sur ce point, que chacun pense comme il lui plaît » (Maraval), ou, pour suivre tout à fait littéralement la phrase grecque, « mais, sur ces choses-là, que l’opinion soit telle qu’elle est agréable à chacun » ? S’agit-il du grain de sel final d’un auteur sceptique envers la Providence, émettant une réserve significative après avoir donné des gages à l’idéologie providentialiste chrétienne, ou bien au contraire s’agit-il de la reprise d’une expression classicisante de plus, qui permet de rétablir le style traditionnel de la grande historiographie profane après un aveu de providentialisme chrétien ? Quelles sont la portée et la cohérence de telles assertions, faites au fil de l’ouvrage, dans des passages qui n’ont pas de valeur programmatique particulière ?

Pour apporter des éléments de réponse à ces questions, et pour que la réflexion ne se limite pas à Procope mais porte plus généralement sur l’Antiquité tardive, nous commencerons par un retour en arrière chronologique, afin de rendre sensibles certaines au moins des connotations que pouvait avoir Tychè pour un auteur écrivant un ouvrage historique à Constantinople au VIe siècle.

La place de Tychè dans l’historiographie antérieure, et donc dans les modèles et les sources d’inspiration et d’imitation d’un historien ou chroniqueur, peut être d’abord prise en considération7. Présente déjà chez Hérodote et Thucydide, Tychè voisine dans l’historiographie ancienne avec d’autres expressions du destin et de l’action divine inattendue, positive ou négative. Les rapports entre Tychè conçue comme divinité personnelle et les autres divinités sont peu clairs, mais il semble bien que celles-ci lui soient soumises comme elles peuvent l’être à d’autres formes de la destinée.

Du point de vue de l’humain, et de l’historien qui essaie de comprendre le monde qui l’entoure, les événements semblent pouvoir relever de trois logiques différentes : celle de la rationalité humaine, gouvernée directement par les qualités et les défauts des individus et des corps politiques ; celle que nous qualifierons de rationalité divine de la religion traditionnelle, avec l’intervention de dieux dont les domaines de compétence sont bien définis et dont l’action n’est généralement pas perçue comme arbitraire, et celle, changeante, paradoxale et non nécessairement providentielle, d’une destinée perçue comme aussi souveraine qu’arbitraire, aveugle ou indifférente, parfois présentée comme jalouse.

Ce troisième domaine est par excellence celui de Tychè, et les mutations politiques et culturelles de l’époque hellénistique vont aller de pair avec un approfondissement de la réflexion sur la Fortune : dans le domaine de la réflexion philosophique, on relèvera tout particulièrement le traité du philosophe aristotélicien et homme d’état Démétrios de Phalère, cité par l’historien Polybe8. Dans la comédie nouvelle, Ménandre, contemporain de Démétrios de Phalère, fera apparaître Tychè sur la scène, où elle se présente comme une déesse, qui arbitre et gère toutes choses, dans le prologue du Bouclier9.

A côté de cette divinité insaisissable dont l’action est générale, deux types de Fortune mieux circonscrite vont se développer. Le premier correspond à l’idée d’une Tychè personnelle, proche du daimôn de certains individus, monarques et généraux en particulier, et parallèle au Genius latin ; le second est la Tychè collective de cités, conçues de manière analogue à des individus. On voit d’ailleurs que, dans les monarchies hellénistiques, la Fortune du prince et celle de l’Etat ou de sa capitale peuvent largement coïncider10 : on en retrouvera les traces dans les Fortunes de l’empereur romain et byzantin d’une part, de Rome puis de Constantinople d’autre part.

Cette personnalisation est parallèle au développement d’une philosophie morale, et l’historiographie va distinguer davantage, dans les actions d’un individu sur lequel elle cherche à porter un jugement, entre ses qualités propres (arétè) et les circonstances dans lesquelles elles ont été amenées à s’exercer, circonstances soumises à la Tychè générale ; on cherche à distinguer, chez les stoïciens notamment, ce qui est au pouvoir de l’humain de ce qui lui échappe. Les résolutions prises et le courage déployé par un individu importent alors davantage que le résultat obtenu.

Au seuil de l’époque qui nous intéresse, et après le relais important que constituent les biographies de Plutarque, fortement empreintes de morale, ces tendances sont sensibles chez des historiens comme Hérodien11, ou encore chez le sénateur et historien Dion Cassius12, auteurs d’histoires « universelles » et contemporains des mutations qui accompagnent la fin du Haut-Empire. Si le rôle de la Fortune est apparu au premier plan à l’occasion des bouleversements de l’époque hellénistique, les troubles du IIIe siècle ne lui sont certes pas moins favorables. L’évolution religieuse du monde gréco-romain vers une recherche individuelle du salut s’accompagne d’un intérêt marqué pour la catégorie des Tychai « individuelles », sur le fond d’une conscience aiguë de l’imprévisibilité et de la fragilité des situations humaines.

Dans le domaine de la réflexion philosophique, la nécessité d’affiner les conceptions relatives au destin, à son caractère plus ou moins providentiel et intentionnel, et à ses implications morales, avait engendré de nombreux développements depuis l’époque classique, et tout particulièrement, dès l’époque hellénistique, chez les stoïciens.

On trouvera l’aboutissement et la réfutation partielle de cette réflexion chez un théologien chrétien qui s’inspire de manière éclectique de divers courants de pensée philosophique : Némésios, évêque d’Emèse (Homs) en Syrie. Autour de la fin du IVe siècle, il va distinguer subtilement les diverses catégories de destinée et de causalité employées par les philosophes déterministes, ses adversaires : Dieu, nécessité (anankè), destinée (heimarménè), nature (physis), fortune (tychè), ce qui se fait de soi-même (automaton)13… Tychè se voit définir comme la cause de ce qui est rare et inattendu (ta spania kai aprosdokèta) ; cette définition sera reprise au VIIIe siècle par Jean Damascène14, dans un contexte doctrinal analogue où il s’agit d’affirmer l’existence du libre arbitre humain face aux diverses sortes de hasard et de nécessité, qui ne peuvent pas rendre compte, pour les théologiens chrétiens, de l’ensemble des conduites possibles, en particulier des effets des vertus, d’une part, et des actes honteux et injustes, d’autre part. L’exemple donné pour caractériser l’action de Tyché illustre la coïncidence fortuite d’actes dont les causes et les buts étaient indépendants : un homme qui creuse une tombe trouve un trésor ; ni l’homme qui a caché le trésor, ni celui qui creusait un tombeau ne s’attendaient à ce qui s’est produit. Nous reviendrons un peu plus loin sur l’application de ces conceptions théologiques à la pensée historique.

Tandis que les théologiens chrétiens désamorcent de la sorte les notions traditionnelles d’un hasard souverain, en les fragmentant en plusieurs domaines restreints qui ne peuvent prétendre à une souveraineté quelconque sur le devenir du monde, la Fortune des cités reste longtemps un thème présent dans le cérémonial, dans le décor urbain, sur les monnaies et sans aucun doute dans l’imaginaire des populations15.

Les cérémonies de la délimitation et de la consécration du périmètre de la nouvelle ville de Constantin, à l’automne 324, redéfinissant et étendant l’ancienne cité de Byzance, la construction des premiers monuments, puis les rites de l’inauguration, le 11 mai 330, vont placer la Tychè de la ville au cœur de la nouvelle capitale et de l’empire d’Orient. S’il n’y a guère de doute sur la présence et l’importance de la Fortune de la nouvelle ville dès les rites des diverses étapes de sa fondation, l’interprétation exacte des témoignages livrés par des sources en grande majorité chrétiennes et nettement postérieures aux événements est délicate16. La présence de représentations figurées de la Tychè de la nouvelle ville, associée à divers monuments centraux (statue de Constantin placée au sommet de la colonne de porphyre du forum de Constantin, groupe de Constantin et d’Hélène portant la Croix, placé au Milion, sanctuaire double réutilisant une statue de Cybèle pour en faire la Tychè de Constantinople et lui adjoignant une statue de la Fortuna de Rome, etc.) est néanmoins certaine ; outre ces images monumentales, un type iconographique monétaire de la Tychè de Constantinople est bien attesté.

L’identité de Constantinople en tant que nouvelle Rome donnera également lieu à divers développements sur le lien secret qui unirait les deux villes, ou plutôt sur la translation de la Fortune de Rome à Constantinople : ainsi Procope se fait-il l’écho, avec d’autres auteurs17, de la légende selon laquelle Constantin aurait fait amener le Palladium de Rome pour l’enfouir au pied de la colonne. Les précautions oratoires avec lesquelles nos sources présentent cet épisode montrent bien qu’il s’agit d’une rumeur qui courait dans la nouvelle ville, mais elle est significative du rapport existant entre les Constantinopolitains et la destinée impériale de leur cité.

Relevons encore ici un élément du récit de la dédicace de la ville, le 11 mai 330, tel que le chroniqueur Jean Malalas, repris par le Chronicon Paschale, nous le livre18 : lors de la fête, une procession de soldats tenant des cierges blancs amena à l’Hippodrome une statue de bois doré représentant l’empereur qui portait dans sa main droite la Tychè de la ville ; cette cérémonie devait se répéter chaque année le jour anniversaire de la dédicace, l’empereur du moment devant alors vénérer la statue de Constantin et de la Tychè de la ville ! On voit que, contrairement aux pieuses affirmations des historiens ecclésiastiques, les rites de fondation de la nouvelle capitale n’étaient pas exclusivement chrétiens, loin s’en faut, et il n’est pas étonnant que le témoignage des sources et des monuments ait été réinterprété ou accommodé après coup. La légende de la croix gravée sur ordre de Constantin sur le front de la Tychè de Constantinople, puis effacée sur ordre de Julien, illustre bien cette attitude19 ; d’une manière générale, la présence de cultes païens à Constantinople fut volontiers attribuée au bref règne (361-363) de l’empereur apostat20.

Cette évocation des combats idéologiques et religieux du IVe siècle nous amène tout naturellement à leur écho dans l’historiographie ; une historiographie chrétienne, marquée par une conception eschatologique du temps, va en effet se développer et fournir un nouveau cadre explicatif aux événements qui se précipitent, avec les grandes invasions barbares. Pendant que des païens, plus ou moins teintés de néoplatonisme religieux, livrent ce qui devient rapidement un combat d’arrière-garde pour la défense, dans le cadre politique de l’Empire, des rites et des divinités traditionnelles, les auteurs chrétiens, qui peuvent désormais affirmer sans crainte leurs positions, centrent leur écriture de l’histoire sur le devenir de la communauté des croyants. Il faut ici se garder de croire que les auteurs païens seraient systématiquement des tenants de l’historiographie traditionnelle, des fidèles successeurs de Thucydide et de Polybe : le débat providentialiste et apologétique traverse les allégeances religieuses, d’autant que les apologistes païens vont devoir répondre à la nouvelle historiographie chrétienne, qui a pris l’initiative21.

C’est en effet dans le domaine de l’histoire ecclésiastique, qui prend son essor avec Eusèbe de Césarée, proche de Constantin dont il écrit le panégyrique, que le rôle de la providence divine, la Pronoia chrétienne, va apparaître au grand jour. Plusieurs éditions successives de l’Histoire ecclésiatique d’Eusèbe ont été produites par l’auteur, au gré du développement du sujet lui-même, entre 303 environ (édition en 7 livres) et 324 (édition en 8 livres). L’ouvrage est construit selon le principe d’une histoire universelle qui réunit l’histoire de l’Empire romain et l’histoire de l’Eglise : l’unité impériale de l’oikouménè est intégrée providentiellement au dessein divin, la domination romaine du monde permettant la réalisation de l’universalité de la mission apostolique22. A partir d’Eusèbe, avec l’intégration de l’histoire de l’Empire dans l’économie du salut de l’humanité, l’articulation entre histoire et Providence ou Fortune prend une nouvelle dimension, de même que l’empereur devient responsable de la concrétisation terrestre d’un ordre et d’une justice qui s’inspirent de l’ordre divin et éternel du monde. La nouveauté est toutefois plutôt l’intégration du rôle de l’empereur dans la pensée chrétienne que la dimension providentielle de son action, déjà présente dans l’idéologie impériale au titre de légitimation de son pouvoir.

A la suite d’Eusèbe, d’autres auteurs, clercs ou laïcs comme Sozomène, perpétueront ce nouveau type d’histoire, écrivant des « histoires ecclésiastiques », selon une problématique semblable. Or, comme nous l’avons vu plus haut, certains problèmes philosophiques en rapport avec le domaine de la Providence, doivent être résolus par les chrétiens : les Pères de l’Eglise vont ainsi s’opposer à une Tychè (ou à d’autres formes de destinée) qui manifesterait un déterminisme, caractérisé comme païen, et influerait sur le cours des événements, en opposition aux effets du libre arbitre humain. Eusèbe de Césarée dira de l’heimarmenè, opposée à la création, qu’il s’agit d’un mot dépourvu de signification réelle. Ailleurs, Eusèbe produit une semblable réfutation du déterminisme, en rapport avec l’influence des étoiles et la lutte contre l’astrologie23. Même doctrine, soulignant la supériorité de Dieu sur les corps créés et la nécessité du libre arbitre pour qu’une rétribution des actions ait un sens, chez Grégoire de Nysse24. Un peu plus tard, Cyrille de Jérusalem et Isidore de Péluse iront dans le même sens25, et il serait aisé d’allonger la liste de ces textes polémiques.

Si la question du monde et de la création se laisse assez vite trancher par un article de foi, le problème de la liberté d’action de l’homme, conçu dans l’Antiquité en rapport avec l’opposition sociale fondamentale entre hommes libres et esclaves, va en revanche se compliquer avec l’entrée en scène du christianisme et de la providence divine, qui ne peut pas être un hasard aveugle. Les stoïciens avaient développé l’approche déterministe (d’une manière qui est en rapport avec leurs idées sociales) ; les chrétiens vont graduellement mettre au point, avec l’aide d’éléments de la pensée néo-platonicienne sur le problème du mal, une théorie qui arrivera à maturité chez Jean Damascène, au VIIIe siècle. L’homme a une capacité autonome d’action, autexousia, surtout efficace pour faire le mal, qui ne peut provenir de Dieu. Les différentes catégories de nécessité ou de hasard, empruntées comme on l’a vu à Némésios, ne déterminent pas le cours des événements : il s’agit des phénomènes éternels (catégories de l’anankè et de l’heimarmenè), de la nature des plantes et des animaux, du hasard – tychè – et de la pure coïncidence, automaton. La liberté de choix d’action de l’homme peut toutefois être limitée par la Providence26. La libre subordination à la volonté de Dieu, à l’opposé de la liberté d’action néfaste des démons et des méchants, est le but du chrétien.

Une autre dimension de la polémique antidéterministe apparaîtra un peu plus tard, à la fin de la période considérée ici : ce sera celle de la prédestination par Dieu des événements de la vie humaine, notamment de la durée de celle-ci. Un traité de Théophylacte Simocatta, mettant l’accent sur la modération et la précaution à observer par les hommes devant un tel sujet, sera le premier du genre27. Il conclut que la prédestination n’est pas absolue, mais que le hasard n’est pas total. Cette doctrine est d’ailleurs en accord avec l’attitude de Théophylacte dans son ouvrage historique, comme on le verra.

C’est dans le champ d’idéologies, de traditions et d’attitudes que nous venons d’esquisser que nous pouvons désormais situer les divers courants historiographiques des Ve et VIe siècles. La tradition d’historiographie païenne, de moins en moins abondante28, aboutit vers 500 à Zosime : chez ce païen pris dans la polémique contre les chrétiens, et qui dépend dans une très large mesure d’un historien également païen plus ancien, le rhéteur Eunape de Sardes, les raisonnements providentialistes sont bien présents, au service de la thèse selon laquelle l’abandon des cultes traditionnels est la cause des malheurs de l’Empire29. C’est ainsi que, dès les deux paragraphes qui servent de préface à l’ouvrage de Zosime, la Fortune apparaît derrière les succès de la Rome ancienne dont Polybe avait fait le récit :

… après s’être emparés d’une partie de l’Italie, l’avoir perdue après l’arrivée d’Hannibal et la défaite de Cannes, et avoir vu de leurs murs même l’ennemi qui les menaçait, ils furent favorisés à tel point par la fortune (eis tosouton megethos èrthèsan tychès) qu’ils s’emparèrent en moins de cinquante-trois années non seulement de l’Italie, mais encore de toute l’Afrique, et se soumirent dès lors aussi…

(Histoire nouvelle, I, 1, 1, trad. Paschoud)30

On remarquera que l’expression utilisée ici implique la fortune en tant que succès, que bonne fortune, et non pas en tant que force agissante ou facteur explicatif du processus historique : Zosime va développer cette notion dans le paragraphe suivant, en ces termes :

Personne cependant n’attribuera ces succès à la vertu humaine (anthrôpinèn ischyn), mais bien à la fatalité fixée par les Parques (Moirôn… anankèn), ou au cycle des révolutions astrales, ou à la volonté de Dieu qui seconde les entreprises à la portée de l’homme et conformes à la justice ; ces entreprises en effet, en imposant aux événements futurs une sorte d’enchaînement logique pour qu’ils se déroulent nécessairement d’une certaine manière, suggèrent à ceux qui apprécient correctement les faits l’opinion que le gouvernement des hommes est confié à une sorte de providence divine (theiai tini pronoiai), si bien que tantôt, grâce au concours d’esprits fertiles, ils prospèrent, tantôt, la stérilité prévalant, ils en sont réduits à l’état qu’on voit aujourd’hui ; c’est en suivant les événements qu’il convient de mettre en évidence ce que j’affirme.

(Id., I, 1,2, trad. Paschoud)31

On le voit, la référence à Polybe et l’appartenance au paganisme n’impliquent pas ici une attitude « profane » face au devenir historique, et, chez Zosime comme dans certains fragments conservés de l’Histoire d’Eunape qui est sa source principale32, Tychè semble bien venir couronner les efforts de quelques personnages valeureux plutôt qu’agir aveuglément33 ; si quelques passages nous présentent l’action de Tychè en termes très neutres, comme si elle était redevenue le hasard capricieux de l’époque hellénistique (Zosime, I, 5, 1 ; V, 14, 4), les développements consacrés à la providence ne laissent pas de doute sur l’orientation fondamentale de nos pieux païens (V, 24, 5-8), et le rapprochement entre le succès accordé par la Fortune et la piété traditionnelle païenne d’un général barbare au service de Rome montre à l’œuvre les conceptions présentées dans la préface de l’ouvrage (V, 21, 4-5).

Le pendant chrétien de l’historiographie païenne militante d’Eunape et de Zosime est à chercher dans les histoires ecclésiastiques. Prenant la suite d’Eusèbe, elles constituent, comme on l’a indiqué plus haut, une famille de textes34, plutôt amples, mais dans lesquels Tychè n’a guère de place, contrairement à Pronoia ; leurs règles de composition ne prescrivent en effet pas d’utiliser un langage classicisant, et la Providence peut s’y montrer constamment sous son vrai nom35.

Si nous laissons de côté ces deux genres historiques où la Providence, qu’elle soit païenne ou chrétienne, tient le premier rôle, il nous reste à examiner deux familles de textes de l’historiographie byzantine ancienne : les chroniques ou chronographies d’une part, l’histoire classicisante profane d’autre part, ce dernier genre étant celui auquel appartiennent les Guerres de Procope, point de départ de notre réflexion36. Le genre de la Chronique universelle, qui remonte à Eusèbe de Césarée37, est caractérisé par une structure annalistique ; il fleurira surtout à des époques plus tardives, mais deux textes importants peuvent être pris ici en considération, la Chronographie de l’antiochien Jean Malalas (de la création au règne de Justinien) et la Chronique pascale anonyme (de la création au milieu du règne d’Héraclius).

Le texte de Malalas38 présente l’intérêt particulier d’être écrit, par un auteur chrétien, dans une langue simple qui vise à rendre le récit accessible à un large lectorat. La rareté des mentions de Pronoia est tout à fait remarquable, puisque la Providence n’est mentionnée qu’une seule fois (p. 26 [Dindorf]), dans un contexte non chrétien, comme il s’agit du discours d’Hermès Trismégiste à Asklépios !39 Les mentions de Tyché sont en revanche relativement fréquentes (environ 25 occurrences), et peuvent être rangées en plusieurs catégories.

La plus abondante est constituée par une série de rites de fondation de cités, comprenant un sacrifice, généralement le sacrifice d’une jeune vierge, à l’effigie de laquelle une statue est élevée ; souvent, mais pas toujours, le nom de la jeune fille est donné à la statue et à la Tychè de la cité, qu’elle représente. Ce type de récit se rencontre pour la fondation d’Antioche par Séleucos (pp. 200-201), et pour deux autres des fondations dues à ce dernier (Laodicée, p. 203, avec le sacrifice d’une jeune fille ; Apamée-Pella40, avec le sacrifice de deux animaux, ibid.), mais aussi pour des cités de fondation très ancienne (Gortyne, p. 31, avec sacrifice d’une jeune fille ; Iconium, fondée par Persée, avec un sacrifice non spécifié et l’érection d’une image de Persée portant la tête de la Gorgone, p. 36 ; Nyssa, avec sacrifice d’une jeune fille, p. 139), ou, de manière plus surprenante pour nous, pour des refondations relativement récentes, comme celle d’Anazarbos sous le règne de Nerva (refondation à la suite d’un séisme, avec sacrifice d’une jeune campagnarde, dont la statue devient la Tychè de la cité, p. 268), ou enfin pour l’achèvement des travaux de Trajan41 à Antioche (sacrifice d’une jeune fille par l’empereur, qui lui élève une statue, iconographiquement semblable à celle de la Tychè de la ville, dans le théâtre qu’il a fait terminer), ici aussi à la suite d’un séisme.

La Tychè de Rome mérite ici une mention à part : on la trouve mentionnée une première fois en opposition à la valeur personnelle d’un individu, Manlius Capitolinus, rabaissée par le fait que sa victoire aurait été due à la Tychè des Romains (p. 184). La seconde mention de la Tychè de Rome est située lors de l’arrivée de Jules César à Antioche, où il lui aurait élevé une statue, plaçant symboliquement la cité syrienne sous la tutelle de la Fortune de Rome (p. 216) ; malgré une présentation plutôt défavorable de César, aucun sacrifice n’est mis en relation avec les travaux qui lui sont attribués à Antioche.

Nous rencontrons enfin, près de quatre siècles plus tard, la Tychè de Constantinople, qui prend le relais de celle de l’antique Byzance. Pour Malalas et quelques autres sources, on l’a vu, la nouvelle capitale, outre cet héritage byzantin, aurait aussi reçu secrètement le Palladium de Rome, installé à la base de la colonne de porphyre qui portait la statue de l’empereur. Le récit détaillé des travaux de Constantin et des rites de fondation de la nouvelle cité à laquelle il donne son nom a été repris par la Chronique pascale, et nous en examinerons les principaux points dans la discussion consacrée à ce texte. Relevons simplement ici que Malalas signale le caractère non sanglant, chrétien, du sacrifice à Dieu accompli par Constantin, en relation avec la nouvelle Tychè de la ville.

Nous avons vu que la Tychè de certains individus est une catégorie proche de celle de la Tychè des cités, et nous la trouvons attestée chez Malalas, mais dans un très petit nombre de cas, et en rapport avec des personnes liées à la fonction impériale : c’est d’abord le roman d’Athénaïs-Eudocie, la fille d’un riche philosophe presque complètement déshéritée par son père, car « sa Tychè, supérieure à toute Tychè féminine, lui suffit » (p. 353). Les frères de la jeune fille refusant de se montrer plus équitables que leur père, elle se rend à la capitale pour plaider sa cause, et elle sera remarquée par la sœur de l’empereur Théodose II, en âge de prendre femme… Baptisée sous le nom d’Eudocie, elle deviendra impératrice, et va s’adresser après son mariage à ses frères, appelés à la cour et pourvus d’importantes dignités : c’est sa bonne Tychè qui les a poussés naguère à se montrer intransigeants, d’où l’enchaînement de circonstances qui a amené la jeune Athénaïs à l’empire (p. 355). Une occurrence voisine de Tychè intéresse un proche de Théodose II et d’Eudocie, un lettré à qui sa popularité va bientôt valoir la disgrâce. C’est Cyrus de Panopolis, qui, acclamé par la foule, remarque, effrayé : « Une Tychè qui sourit beaucoup ne me plaît pas » (p. 361).

Un seul passage évoque la Tychè de l’empereur, en l’occurrence Anastase, à l’occasion d’une révolte dirigée contre lui, et qui échoue : « le Christ sauveur fut vainqueur, ainsi que la Tychè de l’empereur » (p. 405). Nous nous rapprochons ici de ce qui pourrait être une force agissante, mais le fait que ce passage soit unique nous interdit de la généraliser.

De même, Tychè apparaît une fois sous les traits de la destinée, lorsqu’il est question du héros Palamède et de ses inventions (p. 103) ; Malalas semble ici reprendre une source païenne, ou trahir un intérêt pour l’astrologie : Palamède invente le jeu de Tavla,

… d’après le mouvement des sept planètes qui amènent joies et chagrins aux humains selon une fortune qui est celle de leur destinée (kata moirikèn tychèn : on peut aussi traduire « selon le hasard du destin »)…

Les éléments du jeu correspondent aux douze signes du zodiaque et aux sept planètes, tandis qu’une tour correspond à la hauteur du ciel, depuis lequel les biens et les maux sont distribués à tous. Un autre passage présente Tychè comme le hasard ou le destin d’un individu, dans le cas d’un tirage au sort lors de la guerre de Troie (p. 128). Le deux dernières occurrences de Tychè associent ce terme à la servitude, et désignent la condition d’esclave d’un personnage (pp. 182 et 401).

Cette variété d’emplois, dont certains semblent repris par Malalas à ses sources, montre à la fois la vitalité du terme et la dispersion des concepts qu’il recouvre, seule la catégorie des Tychai des cités semblant vraiment significative. Nous avons pourtant vu que la Providence, sous la forme de l’usage du terme Pronoia, est réduite à la portion congrue : en fait, Malalas nous montre le plus souvent le simple enchaînement des événements, sans développements sur leurs rapports de causalité, ou bien il fait intervenir directement Dieu, et en particulier la colère de celui-ci (p. ex., p. 276, pour le tremblement de terre qui frappe Antioche sous le règne de Trajan).

La Chronique Pascale anonyme est une chronique universelle qui va de la Création à l’année 628, mais dont la fin est légèrement mutilée ; compilée à partir de sources variées, parmi lesquelles la Chronographie de Malalas occupe une place importante, elle met davantage que celle-ci l’accent sur l’histoire de l’Eglise42. Nous nous limiterons ici, étant donné son caractère fortement composite, à examiner quelques passages significatifs.

Pour l’emploi de Pronoia, nous trouvons 7 occurrences en tout, un chiffre faible mais bien supérieur à celui de Malalas ; 2 cas, totalisant 3 occurrences, vont nous intéresser ici. Dans le récit du siège de Nisibis par les Perses en 350 (p. 537 [Dindorf]), il est dit que « les soldats de la garnison de la ville obtinrent la victoire par la providence de Dieu (ek Theou pronoias) » ; les prières des défenseurs, leur dispositif militaire et l’aide divine, qui se traduit notamment par la foudre qui s’abat sur les assaillants, sont mentionnés. Le chroniqueur nous a d’autre part transmis, dans le récit d’événements proches du moment où il écrit, le message des ambassadeurs byzantins partis en 615 pour négocier une paix avec la Perse (p. 707)43. La providence impériale y joue un rôle important, dans le début du message, où elle est présentée comme un cadeau de Dieu, témoignant de sa bienveillance envers l’humanité !

En ce qui concerne les emplois de Tychè (11 occurrences en tout), la Chronique Pascale connaît, à la suite de Malalas, trois cas de Tychè d’une ville, exprimant la fondation de la ville et le fait de lui donner un nom. C’est en particulier le cas de Constantinople (p. 467), dans un curieux passage où il est question de la venue du thaumaturge Apollonios de Tyane à Byzance, à la fin du Ier siècle ; Byzance est dite « la ville de Byzas, celle qu’on appelle Constantinople (ville de Constantin) de par sa Tychè (apo tès tychès) ». Un autre passage (p. 494, sous le règne de Septime Sévère) parle d’une fondation avant le règne (mythique) de Byzas et de l’installation d’une première Tychè, appelée Kéroé44, puis du changement de nom sous Byzas, et mentionne le nom présent de la ville. La refondation par Constantin (p. 528, sous l’année 328) est racontée en détail, et la Tychè de la ville renouvelée est appelée Anthousa45. Deux ans plus tard (p. 530), la chronique relate la dédicace de la ville, avec les cérémonies de l’Hippodrome et la procession amenant à l’Hippodrome une statue de bois de la Tychè de la ville ; cette cérémonie était destinée à se répéter chaque année, l’empereur du moment devant alors vénérer la statue de Constantin et cette même statue de la Tychè de la ville !

Dans la catégorie de la Tychè d’un individu, nous trouvons, reprise de Malalas, l’histoire de la Tychè d’Athénaïs-Eudocie (pp. 576 et 579).

Plus intéressante est la Tychè collective des chrétiens, c’est-à-dire du peuple de Constantinople : en 533, à la suite d’un grand tremblement de terre qui ne cause toutefois pas de dommages, la population se rassemble sur le forum de Constantin et y passe la nuit en prières (p. 629). Au matin, le peuple entonne une acclamation : « la Tychè des chrétiens est victorieuse », suivie par des formules monophysites et par la demande de révocation des décisions prises en 451 au concile de Chalcédoine… Tychè est donc dans ce cas complètement acclimatée dans un complexe chrétien, et l’on constate que la Chronique Pascale utilise ce terme moins souvent et dans un nombre d’acceptions plus réduit que Malalas. Pronoia restant rare, c’est à nouveau ici l’action directe de Dieu et le simple récit des événements qui mettent l’histoire en perspective.

Il nous reste à examiner l’usage des auteurs de la tradition classicisante, Procope au premier chef, qui se servent assez abondamment du terme Tychè46. L’article consacré à Tychè dans le Oxford Dictionary of Byzantium47 avance que « Prokopios, (like his classical models) as well as many later historians referred to the concept of tyche ». On remarquera pourtant chez Procope et les auteurs de la tradition classicisante que les distinctions entre les termes exprimant des idées de hasard, de destin, de nécessité, sont très vagues48. Il serait donc plus prudent de parler d’un emploi du terme Tychè plutôt que d’une « référence au concept de Tychè ». Cela ne signifie certes pas que l’emploi du terme Tychè soit neutre : il permet de suggérer, sans avoir nécessairement à l’expliciter, le caractère paradoxal, inattendu, irrationnel de certains événements et de leur enchaînement, tel qu’il est ressenti par l’observateur ; d’autre part, il maintient le niveau stylistique de l’histoire traditionnelle, en exprimant dans le langage des auteurs classiques une causalité historique dont Procope laisse parfois entrevoir le caractère divin ou providentiel, en accord, lui, avec la pensée courante de son époque.

Il nous suffira d’examiner ici quelques passages significatifs, qui constituent des contre-exemples pour l’hypothèse d’un Procope rationaliste et sceptique qui recourrait à la notion hellénistique d’une Tychè -hasard souverain. C’est ainsi que nous voyons, dans un passage de caractère général (Guerres, II, 9, 13), Procope développer l’idée que la Fortune peut décider souverainement d’élever la puissance d’un individu, sans se soucier de l’incohérence des moyens par lesquels cette situation se réalise : le développement se conclut cependant par une remarque prudente : « Mais qu’il en soit sur ce point comme il plaît à Dieu ». Voilà qui pourrait donner à penser que Procope croit à la Fortune et se contente de donner des gages à des lecteurs chrétiens ; mais d’autres passages renversent ce rapport et font passer l’action de Dieu au premier plan. Ainsi, en discutant une décision malheureuse du général Bélisaire (Guerres, VII, 13, 15-19), Procope fait d’abord intervenir une nécessité anonyme (« parce qu’il fallait alors que des maux affectent les Romains »), puis imagine que Bélisaire avait pris la bonne décision, mais que Dieu, « ayant dans l’esprit de venir en aide à Totila et aux Goths » s’était mis en travers de son projet. Il commente cette alternative en affirmant que « rien de terrible ne viendra à l’encontre de ceux pour qui le vent de la Tychè souffle dans un sens favorable, même s’ils prennent les pires décisions, comme la divinité (to daimonion) fait tout tourner à leur avantage » ; le développement continue symétriquement par le cas de celui à qui la Fortune est contraire, et se conclut, comme on peut l’imaginer, par le refus de trancher entre les explications avancées.

Un passage semble plus prometteur, car il propose, en discutant une manœuvre judicieuse de Bélisaire lors de la guerre contre les Vandales (Guerres, III, 18, 2), une articulation logique entre les décisions divines et l’action de la Fortune. Dieu, qui a la prescience de ce qui va arriver, trace le moyen par lequel se réaliseront les événements, frayant le chemin de Tychè qui amène les hommes, eux-mêmes laissés dans une ignorance totale, aux situations prédéterminées. Tychè apparaît donc ici comme un instrument de Dieu, et, pour une fois, Procope ne fait pas suivre son raisonnement de remarques relativisantes.

Ce passage, pour séduisant qu’il soit, est toutefois trop isolé, et les cas de miracles et de visions, où la Fortune n’apparaît pas, relatés par Procope sont trop nombreux pour qu’on puisse l’élever au rang de modèle théorique général des rapports de causalité dans son œuvre. Le vernis classique de son expression ne doit pas faire illusion, et les passages où transparaît son expérience personnelle le montrent généralement bien intégré à la pensée chrétienne de son temps, ou se contentant d’expressions aussi vagues que possible : ainsi, assistant à l’entrée des troupes de Bélisaire à Ravenne, qui marquait un succès inattendu, Procope fait la réflexion suivante :

Et comme je regardais alors l’entrée de l’armée romaine dans Ravenne, l’idée m’est venue que ce n’est pas le moins du monde par l’intelligence des humains ou par une autre qualité (arétè) que se réalisent les événements, mais qu’il y a quelque chose de divin (ti daimonion) qui, en faisant toujours tourner leur pensée les amène au point où aucun obstacle ne peut venir à l’encontre de ce qui se réalise.

(Guerres, VI, 29, 32)

Laissant Procope à ses prudentes hésitations et au masque de sa langue, il nous reste à examiner rapidement ses successeurs dans la tradition historiographique classicisante : Agathias prend la suite des Guerres de Procope, et son ouvrage couvre en 5 livres la période qui va de 552 à 559 ; il est manifestement mort avant d’avoir pu mener à bien l’ensemble de l’ouvrage prévu49, qui devait sans doute couvrir au moins toute la fin du règne de Justinien, jusqu’en 565. On trouve chez lui un seul cas d’emploi de Pronoia, dans un discours d’un barbare qui plaide pour le maintien de l’alliance avec l’Empire, en dépit d’un grave incident (III, 11, 11), mais il s’agit de la prévoyance humaine dont il va falloir faire preuve ; Tychè apparaît dans le même passage (III, 11, 12), comme un facteur perturbateur que les hommes sages ne doivent pas laisser troubler leurs plans.

L’usage de Tychè est en revanche plus fréquent chez Agathias, et ce dès la préface, dans un paragraphe où l’historien justifie l’insertion dans son récit d’exempla édifiants (5), qui présentent la bonne réputation acquise grâce à la sagacité ou à la justice, et qui montrent des échecs dûs à quelque décision (gnômè) contraire ou à l’action de Tychè. Le souci d’Agathias est visiblement de dissocier les résolutions humaines, bonnes ou mauvaises, commentées par l’historien, de leur succès final ; brève et peu précise, l’expression utilisée ici n’autorise guère de conclusions.

Dès le début du récit des Histoires (I, 1, 2-5), Agathias va développer très clairement une conception à la fois religieusement orthodoxe et pessimiste de l’histoire de son temps : il affirme le libre arbitre humain, ne voulant pas tenir Dieu pour responsable des guerres, et refuse l’empire d’un destin prédéterminé. Mais il s’abstient d’utiliser Tychè dans ce contexte, et la suite du récit, dès I, 5, 2, présente un certain contraste entre l’expression classique, qui recourt à Tychè, et le passage programmatique initial ! Par la suite, Agathias utilise Tychè dans toute sorte d’expressions diverses, pour exprimer le sort des armes, la situation etc., mais aussi l’idée de succès ou d’insuccès, ou le pouvoir, en l’occurrence celui du successeur de Chapour Ier, mentionné dans une digression sur la succession des rois de Perse, (IV, 24, 5), qui « n’a joui qu’un an et dix jours de la Tychè » ; dans ce dernier cas, l’usage de cette expression semble répondre à un simple souci de variation dans une énumération.

Mais Agathias utilise surtout ce terme pour exprimer le hasard et l’instabilité, comme lorsqu’il mentionne l’échec d’un plan par suite d’un hasard (III, 18, 1, ils n’auraient pas échoué, « si une tychè n’était pas venue les faire trébucher »). Il est donc logique de retrouver une mention de Tychè, dans le contexte rhétorique du discours de défense de Rusticus, mauvais général qui avait tué un allié de l’Empire, comme cause de changements de situation (IV, 7, 4 et 8, 10). Ce recours au lieu commun de l’instabilité de Tychè se retrouve plusieurs fois, dans des contextes plus neutres ; d’une manière générale, cette instabilité est associée à la prudence qu’elle sert à justifier. Cet aspect de Tychè, incitant à la prudence, est invoqué par le vieux Bélisaire, reprenant les armes en 559 pour défendre Constantinople contre un raid barbare et prônant l’usage de la réflexion pour se prémunir contre les coups de la Fortune (V, 17, 5 et 7).

L’absence de Tychè dans un long passage narratif, évoquant les troubles du troisième quart du Ve siècle (IV, 28, 4-29, 4), qu’il convient de rapprocher des déclarations programmatiques du début, est en revanche significative : ici, Agathias semble bien insister à la fois sur le caractère imprévisible des événements et sur le caractère remarquable de leurs coïncidences dans les deux parties de l’empire romain et chez les Perses ; mais il ne reprend pas son développement initial sur le libre arbitre et la violence des hommes, n’invoque pas Tychè et renonce à présenter une explication. Faut-il voir dans cette absence de conclusion un artifice stylistique classicisant, repris peut-être de Procope qu’il a mentionné explicitement dans les pages précédentes et encore quelques lignes plus loin ? L’interprétation qui me semble la plus plausible est qu’il est surtout ici question des destins individuels des monarques, plutôt que de leurs états ; les remarques initiales d’Agathias sur le destin et l’importance du libre arbitre demeureraient applicables à ces cas, mais Agathias obtient un effet dramatique accru en suspendant son interprétation. D’autre part, c’est la coïncidence de ces événements, coïncidence à vrai dire affirmée par Agathias plutôt que justifiée par la chronologie des événements, qui est l’élément remarquable, et qui semble bien sortir du champ de ce qu’on pourrait appeler la normalité de l’inattendu. Agathias renonce effectivement à interpréter cette coïncidence, dont nous ne savons pas s’il l’a forcée ou si elle reflète un certain flou de sa chronologie ; peut-être la considérait-il lourde d’un sens qui dépasserait les limites de l’histoire profane classicisante, même s’il s’agit d’histoire ancienne, et donc d’événements dont les conséquences sont connues.

Un passage, utilisant un vocabulaire différent, semble enfin compléter dans le corps du récit les conceptions du début : Agathias développe le cliché de l’incertitude du combat, au sujet d’un général perse imprudent (III, 24, 5), et place cette fois-ci au dessus de l’incertitude des armes une « nécessité divine et supérieure » à laquelle est suspendue l’issue du combat. D’une manière générale, Agathias semble utiliser volontiers ropè (8 fois en tout dans son œuvre) pour exprimer l’ambivalence du mouvement de balance, qui peut pencher d’un côté ou de l’autre, plutôt que pour évoquer l’impulsion décisive. Chez Agathias, c’est donc plutôt les passages dont Tychè est absente qui semblent livrer des réflexions sur les causes des événements allant au delà des lieux communs, mais nous n’échappons pas, ici non plus, au flou et aux contradictions rencontrées chez Procope.

Contemporain et continuateur d’Agathias, Ménandre le protecteur (ce titre est celui d’une fonction de la garde impériale) couvre dans son Histoire, dont seuls des fragments sont conservés50, les années 558 à 582. Sans surprise, il ne se sert que deux fois de Pronoia ; il s’agit d’abord de la prévoyance humaine de l’empereur Tibère II (exc. de Leg. Rom. 12 = frg. 18, 4 [Blockley]), calculant la durée d’une trêve avec les Perses en fonction de ses préparatifs de guerre future. Dans le deuxième cas (exc. de Leg. Rom. 13 = frg. 18, 6 [Blockley]), il s’agit de l’« intention » humaine en général.

Les emplois de Tychè sont à nouveau plus riches, mais sont dans l’ensemble parallèles à ceux que nous avons vus chez Agathias ; le caractère fragmentaire de l’œuvre nous prive par ailleurs de la possibilité de mettre à l’épreuve du récit d’éventuelles déclarations programmatiques. Nous pouvons toutefois tracer un parallèle entre une déclaration de l’auteur sur la succession de périodes prospères et désastreuses dans l’histoire des peuples et des cités (Exc. De Sent. 17 = frg. 7, 6 [Blockley]) et l’apologue qu’il met dans la bouche d’un négociateur byzantin, s’adressant en 561 ou 562 à un arrogant envoyé du roi de Perse (Exc. de Leg. Rom. 3 = frg. 6, 1 [Blockley]). Il s’agit de l’histoire de Sésostris, pharaon victorieux qui a enchaîné les rois vaincus à son char d’or : un jour, Sésostris remarque que l’un de ces rois regarde continuellement derrière lui, et il l’interroge sèchement à ce sujet :

Le roi répondit : « maître, je vois comme l’ensemble de la roue fait un mouvement circulaire et ne reste jamais au même endroit, mais fait avancer le char en montant et descendant » Entendant cela, l’Egyptien conjectura qu’il faisait allusion au caractère instable et cyclique de la Fortune (Tychè), et que les affaires humaines ressemblaient à une roue qui tourne, et il comprit qu’il pourrait lui-même une fois tomber dans un malheur de cette sorte…

Devant l’ampleur des vicissitudes du règne de Justinien, nous voyons ici l’historien mettre en scène une étrange roue de Fortune, qui est sans doute autant un avertissement pour ses lecteurs qu’une exhortation à la modération pour les interlocuteurs perses des envoyés du basileus : de plus en plus, la réflexion ne porte pas sur les causes des événements, mais sur la prudence que commande leur instabilité.

Il nous reste à examiner un dernier auteur, Théophylacte Simocatta, que nous avons déjà rencontré comme auteur d’un dialogue sur la prédestination de la durée de la vie humaine ; écrivant dans un style ampoulé qui est une caricature de la rhétorique classicisante du groupe d’historiens auquel il appartient, il est actif sous le règne d’Héraclius, et c’est donc un contemporain de la Chronique Pascale51. Les diverses catégories d’emploi de Pronoia et de Tychè que nous avons rencontrées jusqu’ici se retrouvent chez cet auteur, la providence-prévoyance impériale étant à souligner ; Dieu, la Providence et la Fortune agissent à tour de rôle, sans que des conceptions plus nettes que celles de Procope ne se dégagent. Mais il y a une nouveauté, qui montre bien qu’on est parvenu au terme de l’évolution de la période protobyzantine : Chosroès, le roi de Perse, qui avait été aidé par l’empereur Maurice, envoie un présent, une croix d’orfèvrerie, en action de grâces à Saint Serge, saint martyr militaire qui lui avait accordé la victoire. Le présent est accompagné par une lettre, dont Théophylacte cite le texte (V, 13, 5) : Chosroès dit avoir fait une demande « par l’entremise de (dia) la tychè du très vénérable et renommé Saint Serge, comme nous avions entendu qu’il accordait ce qu’on lui demandait »52.

Alors que Pronoia s’est lentement étiolée, en dehors de la littérature ecclésiastique, Tychè continue à fonctionner comme l’expression d’une puissance paradoxale, souvent liée à l’empereur, à une cité, ou maintenant à un saint, intégrée à une pensée chrétienne qui refuse le déterminisme mais doit bien dénommer ce qui lui reste inintelligible. La roue de la Fortune, que nous avons aussi rencontrée à la fin de la période considérée ici, se double d’une palette d’aspects utilisés, en fonction de leurs préférences et de leurs références stylistiques, par les auteurs de l’Antiquité tardive ; présente à côté des miracles qui obtiennent droit de cité chez les historiens, Tychè constitue de plus en plus un accessoire expressif et une invite à la prudence ou à la méditation, un moyen familier de nommer et de caractériser une partie de l’expérience humaine, sans remettre en cause la suprématie divine.

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1 Il ne s’agira ici que d’exposer de manière rapide, schématique et incomplète une matière abondante, sur laquelle ma recherche est loin d’être achevée, et de contribuer, par cet éclairage oriental du début de la période médiévale, à la constitution d’un portrait de la Fortune et de ses fonctions et attributs, qui est le but commun de la rencontre pour laquelle ce texte a été élaboré. De même, les indications bibliographiques visent surtout à fournir des points de départ à l’approfondissement de la documentation et de la réflexion.

2 La chronologie des ouvrages de Procope n’est pas absolument certaine, mais la rédaction du huitième livre des Guerres, inachevé et qui s’arrête avec la fin des opérations militaires de 552, sans faire d’allusions à la suite des événements, doit être de peu postérieure à cette date ; pour les livres I à VII des Guerres, dont des passages seront discutés ci-après, il est vraisemblable que leur rédaction ait été achevée en 550, la publication intervenant peu après ; les Anecdota, virulent pamphlet contre Justinien et Théodora, peuvent également être assignés à l’année 550. Les principales difficultés de datation concernent les Edifices, qui ne touchent guère notre sujet. Sur ces points, on consultera Averil Cameron, Procopius, London, Duckworth, 1985, pp. 8-9 ; J. Howard-Johnston, « The Education and Expertise of Procopius », Antiquité Tardive 8, 2000, pp. 19-30 ; la récente communication de J. Signes Codoner, « Datierung und Zweck von Prokops Geheimgeschichte » au XXe Congrès international des études Byzantines (Paris 2001) confirme ces datations, en apportant de nouveaux arguments pour situer la rédaction finale des Anecdota en 550. Pour des datations plus tardives, voir J.A.S. Evans, « The dates of Procopius’Works : a recapitulation of the evidence », Greek, Roman and Byzantine Studies 37, 1996, pp. 301-313.

3 Traduction de P. Maraval ; la « main de Dieu » est une traduction élégante mais non littérale de ta ek theou, « ce qui vient de Dieu »

4 Etant donné la fréquence de la citation de Tychè et de termes apparentés, nous avons choisi de rendre la lettre grecque upsilon par y dans la translittération des termes grecs.

5 Procope vient de raconter comment Bessas a réussi à s’emparer d’une forteresse imprenable.

6 Guerres VIII, (Bellum Gothicum IV) 12, 33-35.

7 Les sources sont commodément regroupées dans l’article « Tyche » de la Realencyclopadie der classischen Altertumswissenschaft de Pauly et Wissowa, VII A, 2, coll. 1643-1689, dû à G. Herzog-Hauser.

8 Histoires, XXIX, 21 ; c’est le seul fragment étendu du traité Sur la Fortune de Démétrios de Phalère. Celui-ci donne comme exemple du caractère imprévisible de la Fortune la conquête de l’Empire perse par les Macédoniens, et suggère que le pouvoir de ces derniers est soumis à la même labilité ; Polybe le cite à l’occasion de l’effondrement du royaume de Macédoine, en quelque sorte prophétisé par Démétrios un siècle et demi plus tôt.

9 Vv. 97-148 ; dans ce monologue qui suit la première scène, Tychè révèle aux spectateurs des éléments que les personnages de la pièce ignorent et annonce un dénouement heureux, sans en révéler les détails. Son rôle ordonnateur, dans cette pièce, peut être qualifié de juste et de non arbitraire.

10 Sur l’évolution de Tychè en général et les représentations figurées qui la reflètent, on consultera le catalogue collectif, paru sous la direction de S. B. Matheson, An Obsession with Fortune : Tyche in Greek and Roman Art, (Yale University Art Gallery Bulletin 1994), New Haven, 1994, et plus particulièrement les contributions de J. J. Pollitt, An Obsession with Fortune, pp. 12-17 et S. B. Matheson, The Goddess Tyche, pp. 18-33.

11 Auteur, dans la première moitié du IIIe siècle, d’une histoire de type traditionnel qui couvre la période de 180 à 238, centrée sur la biographie des empereurs, caractérisés essentiellement selon une opposition entre personnages jeunes et impétueux d’un côté, mûrs et sages de l’autre. Pour les conceptions religieuses d’Hérodien et le rôle de Tychè dans son ouvrage, Cf. W. Widmer, Kaisertum, Rom und Welt in Herodians META MAPKON ΒΑΣΙΛΕΙΑΣ ΙΣΤΟΡΙΑ, Diss. Zurich, 1967, pp. 57-60.

12 Auteur avant 235 d’une énorme Histoire romaine des origines à 229, en 80 livres, qui n’est conservée que partiellement, et qui réélabore des sources en partie latines, en respectant le cadre de la religion traditionnelle.

13 De natura hominis, chapitre 39, qui fait suite à une réfutation du déterminisme astrologique.

14 Expositio Fidei, chapitre 39, p. 96 [Kotter].

15 Sur le thème de la Tychè des villes, on consultera le récent ouvrage d’E. Christof, Das Glück der Stadt. Die Tyche von Antiocheia und andere Stadttychen, Frankfurt am Main [etc.], Lang (Europäische Hochschulschriften, XXXVIII/74), 2001.

16 Sur toutes les questions liées à la fondation de Constantinople et à la Tychè de la ville, on consultera G. Dagron, Naissance d’une capitale, Constantinople et ses institutions de 330 à 451, Paris, P.U.F., 1974, notamment aux pp. 32-45. Certains développements, en particulier sur le nom Anthousa « la florissante » appliqué à la Tychè de Constantinople, sont à tempérer, cf Alan Cameron, « Consular Diptychs in their social Context : new eastern Evidence », Journal of Roman Archaeology 11, 1998, pp. 394-395.

17 Procope, Guerres, V (Bellum Gothicum I), 15, 9-14 ; Jean Malalas, Chronographia, p. 320 [Bonn], Chronicon Paschale, p. 528 [Bonn].

18 Jean Malalas, Chronographia, p. 322 [Bonn], Chronicon Paschale, p. 530 [Bonn].

19 Souda, s.v. Milion, M 1065 [Adler].

20 Cf. Sozomène, Histoire ecclésiastique, II, 3, 7.

21 Cf. A. Momigliano, « Pagan and Christian Historiography in the Fourth Century », in The Conflict between Paganism and Christianity in the Fourth Century, essays edited by A. Momigliano, Oxford, Clarendon, 1963, pp. 79-99 ; Id., « L’età del trapasso fra storiografia antica e storiografia medievale (320-550 D.C) », in : La storiografia altomedievale, Settimane di studio del centro italiano di studi sull’alto mediœvo, XVII, Spoleto, CISM, 1970, t. 1, pp. 89-118 ; Averil Cameron, chapitre « Education and literary culture », in : The Cambridge Ancient History, vol. XIII, The Late Empire, A.D. 337-425, edited by Averil Cameron and Peter Garnsey, Cambridge, C.U.P., 1998, pp. 684ss., sur l’historiographie et son contexte.

22 Cf. A. Dihle, Die griechische und lateinische Literatur der Kaiserzeit, Munich, Beck, 1989, pp. 432-434. Les ouvrages biographiques d’Eusèbe sur Constantin (4 livres de Vita Constantini, le panégyrique pour les tricennalia) seront ici laissés de côté comme relevant du genre panégyrique.

23 Eusèbe de Césarée, Constitutio ad coetum sanctorum, 6 ; Préparation évangélique, 6. 11.

24 Contra fatum, Patrologia graeca, 45, col. 168B.

25 Cyrille de Jérusalem, Catéchèses baptismales, 4, 21, Patrologia graeca, 33 col. 481B ; Isidore de Péluse, Epist. 3, 154.

26 Jean Damascène, Expositio Fidei 39, 23-29 et 40, 17-18, pp. 97-98 [Kotter].

27 De praedestinatione ; on consultera Theophylactus Simocates, On predestined terms of life, Greek text and English translation by Charles Garton and Leendert G. Westerink, Buffalo, Dept. of Classics State Univ. of New York, 1978.

28 Cf. R. C. Blockley, The Fragmentary Classicising Historians of the Later Roman Empire, vol. 1, Liverpool, Cairns, 1981, pp. 86-94.

29 Cf. Zosime, Histoire nouvelle, texte établi et traduit par François Paschoud, 3 t. en 5 vol., Paris, Les Belles-Lettres (C.U.F.), 1971-1989 ; le t.1, avec l’introduction, est à consulter dans la deuxième édition, Paris 2000. Voir aussi W. E. Kaegi, Jr., Byzantium and the Decline of Rome, Princeton, Princeton U.P., 1968.

30 Littéralement, le passage donné en translittération signifie « ils furent élevés à une telle grandeur de fortune ».

31 Les origines néo-platoniciennes de cette conception de la providence qui essaie de combiner les motifs déterministes traditionnels avec une certaine liberté d’action humaine sont indiquées par F. Paschoud dans ses notes de commentaire à ce passage programmatique.

32 La fonction de Tychè chez Eunape mériterait une étude particulière, rendue difficile par la rhétorique baroque de cet auteur qui entasse les lieux communs, et aussi par les critères de sélection et de citation des extraits qui nous sont parvenus par tradition indirecte : ces deux facteurs doivent sans doute tempérer l’impression d’un emploi classique et fréquent de l’idée de Fortune, qu’une première lecture pourrait donner.

33 L’exemple le plus clair concerne Julien, le héros d’Eunape, frg. 14, 1 (Roger Blockley, The fragmentary classicising historians of the later Roman Empire : Eunapius, Olympiodorus, Priscus and Malchus, 2, Text, translation and historiographical notes Liverpool, F. Cairns, 1983 = Dindorf, Historici graeci minores, 1, 215) : la Fortune y est « remplie d’enthousiasme par les vertus du César (Julien) » ; un passage des Vies des sophistes du même Eunape (7, 3, 7 ; cité par Blockley comme frg. 14, 2) présente les succès du jeune Julien comme inattendus et provenant « de la providence des Dieux », comme Julien « cachait à tous qu’il rendait un culte aux Dieux, mais était victorieux sur tous parce qu’il rendait un culte aux Dieux ».

34 Nous envisageons ici avant tout les Histoires ecclésiastiques conservées en grec intégralement ou par des fragments abondants, celles de Théodoret de Cyr, Philostorge, Socrate le scholastique, Sozomène.

35 Seul Socrate le scholastique fait un usage régulier du terme tychè ; mais les occurrences de pronoia sont environ quatre fois plus nombreuses, et le mot tychè est employé au sens du « sort » d’un individu ou d’une bataille, et pas comme un facteur de causalité historique.

36 Les Anecdota du même auteur sont un texte difficile à classer, faute de parallèles exacts : leur caractère polémique les distingue des Guerres, mais le type de narration historique et le niveau stylistique utilisés permettent de les considérer avec celles-ci plutôt qu’avec les autres groupes de textes appartenant à l’historiographie.

37 La Chronique d’Eusèbe, connue par des refontes ultérieures et par la traduction latine de Saint Jérôme, repose elle-même sur les Chronographies de Sextus Julius Africanus, composées au début du IIIe siècle dans une perspective millénariste, et dont il ne reste que des fragments.

38 On le consultera dans la récente édition du Corpus Fontium Historiae Byzantinae, Ioannis Malalae Chronographia, recensuit loannes Thurn, Berlin – New York, De Gruyter, 2000 (CFHB 35) ; la traduction anglaise due à un groupe de byzantinistes australiens, The Chronicle of John Malalas, a translation by E. Jeffreys, M. Jeffreys and R. Scott, with B. Croke [et al.], Melbourne, Australian Association for Byzantine Studies, 1986, qui dépend toutefois de la vieille édition de L. Dindorf (Bonn, 1831), peut encore rendre service. Les références seront données ici aux nos des pages de l’édition Dindorf.

39 L’ouvrage de Malalas est en effet une chronique universelle, commençant à la création du monde, et qui intègre des éléments de la mythologie classique, réinterprétés à la façon d’Evhémère : Zeus et les autres dieux sont des rois anciens, et le souvenir de leurs aventures terrestres est à l’origine du mythe.

40 Selon le récit de Malalas, appelée d’abord Apamée d’après le nom de la fille de Séleucos, la ville aurait été rebaptisée Pella, parce que sa Tychè portait ce nom, celui de la cité macédonienne dont Séleucos était originaire. Malalas semble avoir noté que la Tychè d’une cité peut porter un nom différent de celui de la ville, et utilise cette propriété pour expliquer des changements de noms ou des confusions dans le nom de certaines cités.

41 Cet empereur apparaît en effet chez Malalas sous des traits ambigus, tantôt épargnant les chrétiens (p. 273), tantôt les persécutant (pp. 276-277).

42 L’édition du texte est toujours celle de L. Dindorf, dans le Corpus Scriptorum Historiae Byzantinae, Bonn, 1832 ; on consultera aussi la traduction anglaise annotée de la fin de la Chronique, Chronicon Paschale, 284-628 AD, translated with notes and introduction by Michael Whitby and Mary Whitby, Liverpool, Liverpool U.P., 1989 (Translated Texts for Historians, 7).

43 Il est plausible, à en juger par les périphrases typiques du style de la chancellerie impériale, que le chroniqueur ait eu accès à une copie du document authentique.

44 La Chronique pascale n’a pas suivi servilement le texte de Malalas, puisqu’elle replace ici une information donnée par sa source dans le récit de la refondation constantinienne.

45 Ce point se trouve aussi déjà chez Malalas ; pour l’interprétation de ce nom, Cf. la note 17 ci-dessus.

46 Il y a 208 occurrences de ce mot dans ses œuvres, Cf. le Thesaurus Procopii Caesariensis, curantibus B. Coulie, B. Kindt et CETEDOC, Turnhout, Brepols, 2000 (Corpus Christianorum, Thesaurus Patrum Graecorum).

47 The Oxford Dictionary of Byzantium, prepared at Dumbarton Oaks, A. P. Kazhdan, editor in chief, [et al.], 3 vol. New York – Oxford, Oxford U.P., 1991.

48 On en trouvera la démonstration chez Averil Cameron, op. cit. note 2, p. 116-119. Procope se sert de pronoia pour désigner la prévoyance ou l’intentionnalité humaine, notamment celle de l’empereur ou de généraux, mais aussi parfois celle de simples soldats ; il combine deux fois tychè etpronoia, au sens de « par hasard ou intentionnellement », une fois (Guerres, II, 23, 16) en parlant de la « peste » de Constantinople qui épargne les méchants, une fois (Guerres, VI, 27, 13) au sujet d’une flèche qui atteint Bélisaire.

49 Né autour de 530, Agathias, qui est aussi l’auteur d’épigrammes, est mort entre 579 et 582. Son ouvrage historique a été édité dans le Corpus Fontium Historiae Byzantinae, Agathiae Myrinaei Historiarum libri quinque, recensuit R. Keydell, Berlin, De Gruyter, 1967 (CFHB 2), et traduit en anglais par J. Frendo, Agathias, The Histories, Berlin – New York, De Gruyter, 1975.

50 Les fragments sont édités et traduits dans The History of Menander the guardsman : introductory essay, text, translation and historiographical notes by R.C. Blockley, Liverpool, Cairns, 1985.

51 Son ouvrage historique couvre le règne de l’empereur Maurice (582-602), règne marqué par de notables succès militaires mais qui se termine par une révolte de l’armée et l’usurpation de Phocas, qui fait exécuter Maurice et ses fils. L’édition du texte est toujours celle de C. De Boor, Theophylacti Simocattae Historiae, Leipzig, Teubner, 1887 (réimpr. Stuttgart 1972, avec des corrections), à compléter par la traduction annotée de Michael et Mary Whitby, The History of Theophylact Simocatta, an English translation with Introduction and Notes, Oxford, Clarendon, 1986.

52 Une deuxième lettre de Chosroès, relative à la grossesse de son épouse chrétienne Sirim, accompagne de même des présents à Saint Serge, destinés à ce que son assistance, par l’entremise de sa Tychè, continue à se manifester.