Book Title

« Ensi Fortune se déguise »

(Roman de la Rose, v. 6133)

Lorsque, quarante ans après la mort supposée de Guillaume de Lorris, premier auteur du Roman de la Rose, Jean de Meun entreprend de donner continuation à ce roman d’amour allégorique, le thème de la mutabilité de Fortune lui est comme imposé par les présupposés de la fable courtoise. Le projet amoureux qui s’impose au malheureux rêveur est d’emblée voué à l’échec. Epris d’une Rose qui ne peut répondre à son désir sous peine de perdre en un instant tout ce qui fait son prix, beauté juvénile et pudeur candide, l’amant ne peut trouver de consolation à sa peine. L’Amour n’a rien de mieux à offrir que quelques moments de bonheur bientôt suivis par les « pleurs et les soupirs, les longues rêveries et les insomnies, les frissons, les blessures et les plaintes » de la désespérance. A la fin du fragment attribué à Guillaume de Lorris, le désespoir amoureux inspire au narrateur une réflexion désabusée sur l’inconstance d’Amour. Le dieu volage n’est, somme toute, qu’un avatar de Fortune, la déesse versatile :

Mes amors est si outrageas

Qu’il me toli tout a une heure,

Quand je cuidai estre au desure.

Ce est ainsi com de fortune,

Qui met es cuers des genz rancune :

Autre eure les aplaigne et chue.

(vv. 3976-3981)1

Mais Amour est si excessif qu’il m’a tout enlevé en une heure, alors que j’imaginais tenir la victoire. Il en va de même qu’avec Fortune qui tantôt remplit le cœur des gens de ressentiment et tantôt les caresse et les cajole.

Le Roman de la Rose applique à la fable de l’amour les termes de la méditation philosophique sur l’instabilité des biens de ce monde si brillamment mis en scène au VIe siècle par Boèce dans sa célèbre Consolation de Philosophie. Rien d’étonnant, alors, à ce que la continuation du roman par Jean de Meun s’ouvre, à l’exemple de son illustre modèle, sur un très long discours de Raison, qui ne ménage pas sa peine pour instruire le procès de Fortune. Dans cette magistrale dissertation, Jean de Meun accorde un poids particulier à la notion de déguisement. En faisant le portrait de Dame Fortune et de sa demeure, il multiplie les occurrences du verbe « desguiser ». La première apparaît à propos de la roche où s’établit le séjour de Fortune :

Mais el ne retient nulle forme

Ainçois se tresmue et reforme

Et se desguise et se rechange

Et se revest de forme estrange.

(vv. 5929-5932)

Mais ce rocher ne garde aucune forme : il change d’apparence, il change d’aspect, il se métamorphose [se déguise] et se modifie et se revêt des formes nouvelles.

Se déguiser, c’est changer de guise, (« die Weise », en allemand). Le déguisement désigne une modification de manière ou d’aspect et semble, tout d’abord, être un caractère nécessairement contingent dans la description d’un phénomène ou d’un personnage. Or voici que, lorsqu’on s’aventure à suivre le cheminement capricieux de Fortune, il prend soudain une valeur définitoire.

L’adjectif « déguisé » se distingue en ancien français par un emploi singulier. Il peut désigner, dans un registre apparemment laudatif, l’éclat et la richesse d’un coloris, souvent dans la description d’un vêtement somptueux. Ainsi en va-t-il de la robe de la Fortune « orgueilleuse », lorsqu’elle revêt pour « être honorée » un vêtement de majesté :

Et se vest comme une roÿnne

De grant robe qui li traÿne,

De toutes diverses ouleurs

De mout desguisees couleurs

(vv. 6119-6122)

Elle s’habille comme une reine d’une grande robe à traîne, parfumée de toutes sortes de senteurs et bariolée de couleurs extraordinaires.

On sent bien ici qu’on ne peut se satisfaire de la traduction habituelle de « desguisé » par « somptueux » ou « extraordinaire ». Les « desguisees » couleurs de la robe de Fortune font écho au déguisement généralisé qui caractérise la déesse. La riche robe de Fortune n’est qu’un leurre bientôt remplacé par les oripeaux honteux de la misère. Tout se passe comme si, sous le règne de Fortune, le chatoiement des riches vêtements ne saurait faire illusion : le beau est toujours le résultat d’un travestissement. Bien plus, ce déguisement va jusqu’à incarner la varietas qui caractérise Fortune.

Or l’adjectif « déguisé » apparaît déjà chez Guillaume de Lorris pour qualifier des éléments de costumes particulièrement somptueux. Il s’agit de la couronne d’Oiseuse et de la robe de Déduit (le plaisir), la portière et le maître du jardin merveilleux dans lequel le rêveur croit pouvoir trouver le bonheur. Lorsque l’on a dans l’oreille le « déguisement » de Fortune, on ne peut plus relire ces descriptions sans y percevoir des accents plus inquiétants qu’il n’y paraît d’abord :

D’orfrois ot.i.chapel mignot :

Onques nulepucele n’ot

Plus cointe ne plus desguisé.

(vv. 551-553)

Elle portait une gracieuse couronne aux fils d’or : jamais jeune fille n’en posséda de plus jolie et de plus extraordinaire.

Mout fu la robe desguisee

Si ere en maint leu encisee

Et decopee par cointisse.

(v. 823)

Sa robe était tout à fait extraordinaire, ajourée et découpée en maint endroit par coquetterie.

Le monde séduisant du jardin de Déduit ne serait-il qu’un leurre comparable aux séductions de la Bonne Fortune dénoncées par Dame Philosophie de Boèce ? A en juger par les impasses du projet poétique et amoureux auxquelles aboutit la narration à la fin du premier Roman de la Rose, on serait tenté de répondre par l’affirmative.

Les conséquences de ce constat ne sont pas mineures. Le portrait de la déesse aux deux visages, lorsqu’on le considère avec attention, révèle son secret : il ne repose que sur une combinaison de masques, qui tantôt sourient, tantôt grimacent, mais toujours abusent. Telle est aussi, notamment, la leçon que nous prétendons pouvoir tirer de l’enquête pluridisciplinaire dont nous présentons ici les résultats.

*

La Fortune nous adressa son premier sourire à une époque, où, désireuses de tenter une expérience de dialogue entre chercheurs issus de différentes disciplines en lettres et en théologie, nous jetâmes sur elle notre dévolu : notre invitation à participer à la création d’un « atelier de recherche » portait, en effet, le titre général de La Fortune. Thèmes, représentations, discours. C’est que la réflexion occidentale sur ce concept nous paraissait être informée par une large tradition, tant littéraire qu’iconographique ou encore philosophique. Fortuna s’incarne dans de nombreuses formes d’expression artistique. Par sa longévité et sa vitalité, elle offre un bel exemple de syncrétisme culturel et invite donc celui ou celle qui veut l’étudier à une réflexion interdisciplinaire et à une mise en perspective historique de l’antiquité à nos jours (notons d’ores et déjà que, malheureusement, nous échouâmes à susciter des collaborations de la part de chercheurs spécialistes de l’époque moderne). Autant d’arguments en faveur de notre choix. Nous savions d’avance qu’à des interrogations d’une telle ambition nous ne pourrions fournir que des réponses partielles et orientées et nous nous aperçûmes rapidement, qu’en matière de Fortune, le maître mot qui s’imposait était, une fois de plus, celui de mutabilité. Cette déesse est changeante à plus d’un titre : que ce soit dans la diversité des disciplines qui s’attachent à cette idée, dans les différentes figures qu’elle endosse, allégories, métaphores, prosopopées, représentations etc.… Comme l’annonce Boèce, Fortuna male fida [est]2, tant à cause des variations du concept du point de vue chronologique, que par la diversité de ses emplois à l’intérieur d’une même époque, voire d’une même œuvre. Cette « mauvaise foi » déconcerte donc aussi bien le malheureux en butte aux coups du sort que le chercheur dérouté par l’instabilité de la notion qu’il s’efforce de définir. C’est donc à cette mutabilité même que chacun de nous, suivant l’angle et l’approche qui lui parut la plus judicieuse à servir son propos, s’attacha.

Les questions que nous nous sommes posées, une fois notre groupe réuni, étaient assez générales pour s’adresser au plus grand nombre possible de disciplines et de spécialités. Nous pouvons aujourd’hui nous réjouir du fait que la plupart ait trouvé, sinon une réponse définitive, du moins un écho dans les contributions que nous publions ici, dans le but de faire mémoire d’un colloque conclusif qui rassembla la majorité des participants à notre séminaire. Par bien des aspects, les contributions que l’on pourra lire ici illustrent le jeu de masque idéologique que produit le déguisement perpétuel de Fortune.

Le sémantisme mouvant, varié, du mot latin a retenu l’attention de Nicole Hecquet-Noti qui nous propose une étude précise et éclairante de ses emplois antiques.

Les contributions de Jean Wirth et Jean-Claude Mühlethaler nous offrent de belles démonstrations de la plasticité du thème littéraire et du motif iconographique, susceptibles de se plier tour à tour, avec toute l’élégance et l’à-propos voulu, à l’illustration de thèses ou d’idéologies diamétralement opposées.

De son côté, l’élaboration poétique qu’Alain de Lille fait subir au thème de la Fortune peut être lue, selon Yasmina Foehr-Janssens, comme un essai d’application de la notion de mutabilité à la diction littéraire.

Nous voulions chercher à savoir s’il y a des « âges de la Fortune », périodes pendant lesquelles ce thème pourrait avoir pris une place importante sur la scène culturelle ou intellectuelle. Nous voulions aussi explorer à l’inverse des périodes où notre thème connaîtrait des sortes d’éclipses. Nous devons à André-Louis Rey et Jean-Yves Tilliette de précieuses contributions qui ont le mérite de présenter, avec toute l’érudition et la finesse d’analyse requises, l’état de la question pour des périodes habituellement peu étudiées.

Notre intérêt portait aussi sur les rapports qu’entretiennent les représentations de la Fortune avec les discours religieux. Nous nous demandions en particulier comment penser, dans la culture chrétienne, le rapport de la Fortune avec l’économie du salut. La présentation d’Enrico Norelli nous permet de comparer, sous sa conduite, la manière dont des auteurs contemporains, l’un chrétien et l’autre non, envisagent, en termes narratifs, les péripéties d’un destin.

Nous ne pouvions manquer, d’autre part, de tenter une histoire littéraire ou artistique de notre thème. C’est sans doute le sujet à travers lequel se tissent la plupart des rapports que l’on peut entrevoir entre les différentes contributions rassemblées ici. Partant de l’Antiquité pour aller jusqu’à la Renaissance, notre enquête ne trouve peut-être sa justification que par un effort commun de clarification d’une thématique notoirement mouvante (et pour cause…).

Quant à l’œuvre-clé de Boèce (et au genre de la consolation), c’est à Emmanuelle Métry qu’est revenu le redoutable honneur d’en présenter les lignes de force.

Restait à déterminer en quels termes esthétiques privilégiés pouvait se traduire le thème de Fortune. La belle méditation de Christopher Lucken nous invite en tout cas à ne pas négliger les effets échos que produit, sur le plan poétique, une œuvre aussi riche en sollicitations que celle de Boèce.

Notre curiosité nous poussait enfin à chercher à établir s’il y a des « genres de la Fortune », plus particulièrement enclins à exploiter ce thème. Jean Lecointe, tout en nous invitant à découvrir l’univers romanesque du XVIe siècle, a eu le grand mérite de s’intéresser à l’usage rhétorique du concept de Fortune et de nous proposer une étude sur son implication dans la théorie du récit.

Nous tenons à remercier ici tous les auteurs qui ont bien voulu partager cette aventure avec nous et surtout qui ont permis qu’elle se termine si heureusement.

Notre gratitude va aussi à Nicole Hecquet-Noti et à Hélène Bellon-Méguelle pour leur aide efficace au moment de la préparation du présent volume, ainsi qu’à Madame Rhéa Anderes qui a bien voulu se charger avec beaucoup de patience et de compétence de la mise en page et du toilettage des textes.

____________

1 Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. d’après les manuscrits BN 12786 et BN 378, traduction, présentation et notes par Armand Strubel, Paris, Le Livre de Poche, 1992 (Lettres Gothiques).

2 Boèce, La Consolation de Philosophie, I, mètre 1, v. 17.