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Fortuna et philosophia : une alliance inattendue

Quelques remarques sur le rôle de la Fortune dans la Consolation de Philosophie de Boèce

Emmanuelle MÉTRY

Université de Genève

Une étape primordiale pour tout chercheur sur les traces de la Fortune passe par le VIe siècle naissant et le plus célèbre prisonnier de cette toute fin de l’Antiquité : Boèce qui composa en prison sa Consolation de Philosophie. Or s’attacher à circonscrire le rôle de Fortuna dans ce dialogue allégorique entre Dame Philosophie, sous les traits d’une infirmière autoritaire mais bienveillante, et son patient, le malheureux Boèce en butte aux coups du sort, relève d’un défi quasiment impossible à relever. La difficulté de la tâche, en effet, réside aussi bien dans le caractère monumental de l’œuvre elle-même que dans la qualité supérieure des commentaires qu’elle a, de tout temps, suscités1. De plus, la Consolatio Philosophiae se situe à l’exacte jointure entre Antiquité finissante et début du Moyen Age et, en tant que telle, occupe une place à nulle autre semblable dans la tradition médiévale (qu’on en juge seulement par l’ampleur de la tradition manuscrite de ce texte). Répéter après Pierre Courcelle2 l’importance de ce prosimètre fondateur pour la scolastique médiévale, la théologie et la philosophie, pour la métrique, la poétique ou encore la rhétorique, pour l’histoire des idées enfin, c’est s’exposer à répéter des lieux devenus communs et enfoncer des portes désormais largement ouvertes. De plus, comme le souligne d’entrée de jeu Marc Fumaroli dans sa préface, la Consolation est un texte éminemment paradoxal, et ce à plus d’un titre : Boèce, fraîchement converti, choisit de ne pas faire œuvre dogmatique3. En outre il choisit d’écrire son dialogue philosophique sous la forme d’un prosimètre où alternent proses toute imprégnées de rhétorique et poèmes du plus haut lyrisme4.

Or, malgré cette double difficulté liée d’un côté à la grandeur de l’œuvre, de l’autre à son contenu et aux problèmes qu’il pose d’entrée de jeu, il est impensable de faire l’économie de cette halte dans un parcours qui questionne la place de Fortune dans la culture occidentale : comme nous l’avons déjà souligné, le dialogue boétien constitue le passage obligé (et ce non seulement du point de vue qui nous occupe) entre l’héritage antique, surtout la philosophie des Grecs et la médio-latinité, plus généralement entre Antiquité et Moyen Age. Devant l’ampleur de notre tâche, le seul parti pris qui nous paraissait concevable était celui de la plus élémentaire simplicité, et nous présentons d’emblée à notre lecteur des excuses pour la banalité du propos. Nous vous proposons, par conséquent, de suivre ensemble les diverses apparitions de Fortuna dans les récits et les discours des deux intervenants, du malade et de sa consolatrice. Nous espérons pouvoir ainsi mettre en évidence l’évolution de cette figure tout au long du texte, évolution qui nous permettra de mieux cerner les enjeux de ce dialogue dans la constitution de la tradition de Fortune au Moyen Age. D’ores et déjà nous pouvons affirmer que cette déesse occupe une place centrale dans la consolation conçue comme une médicamentation par anamnèse afin de guérir du désespoir le prisonnier Boèce, certes, mais qui permettra également de convertir le lecteur, quel qu’il soit, à la Raison. Suivre le mouvement de l’œuvre – nous nous en apercevrons au fil de notre lecture – c’est reconnaître son caractère essentiellement dialectique, avançant à partir d’idées apparemment paradoxales. Notre lecture se placera ainsi toute entière sous le signe du paradoxe.

Nous voulons reprendre, en guise de préambule, les remarques de Nicole Hecquet-Noti5, c’est-à-dire développer un premier paradoxe que nous avons déjà relevé : Fortuna qui avait été bannie de la culture chrétienne par les Pères de l’Eglise occupe une place primordiale dans le discours de Philosophia ; bien plus, ce discours se trouve être à l’origine d’une longue et abondante tradition tant littéraire qu’iconographique, telle que l’a étudiée Pierre Courcelle. Pourtant la condamnation était définitive : prenons-en pour preuve quelques exemples glanés dans la tradition patristique. Lactance, pour commencer, qui réduit le recours à Fortune à une méconnaissance fondamentale de la véritable origine des biens et des maux :

credunt esse Fortunam quasi deam quandam res humanas uariis casibus inludentem quia nesciunt unde sibi bona et mala eueniant.

(Lact. Inst. 3, 28, 6)

on se représente Fortune sous les traits d’une déesse se jouant de la condition des humains au gré des hasards, car on ignore l’origine véritable des biens et des maux6,

ou encore :

Fortuna ergo per se nihil est (…) siquidem Fortuna est accidentium rerum subitus atque inopinatus euentus.

(Lact. Inst. 3, 29, 1)

Fortune n’est rien en soi : (…) elle n’est rien d’autre que l’avènement subit et inopiné de faits accidentels.

Fortuna n’est donc rien qu’une simple figure derrière laquelle se cache le hasard pour celui qui ignore l’origine véritable des choses. Mais c’est surtout à Augustin que Fortune doit son bannissement le plus spectaculaire ; l’évêque d’Hippone reprend de Lactance l’idée d’un ordre caché que nous ignorons :

Etenim fortasse, quae uulgo Fortuna nominatur, occulto quodam ordine regitur, nihilque aliud in rebus casum uocamus, nisi cuius ratio et causa secreta est.

(Avg. C. Acad. 1, 1, 1)

Peut-être, en effet, ce qu’on appelle vulgairement la fortune, est-il régi par un ordre caché et ce que nous nommons hasard dans les événements n’est-il rien autre chose que ce dont la raison et la cause sont inconnues7.

discours repris et développé dans ses Retractationes :

Sed in eisdem tribus libris meis [scil. Contra Academicos] non mihi placet toties me appellare fortunam, quamuis non aliquam deam uoluerim hoc nomine intelligi, sed fortuitum rerum euentum uel in corporis nostri uel in externis bonis aut malis. Vnde et illa uerba sunt quae nulla religio dicere prohibet : forte, forsan, forsitan, fortasse, fortuito, quod tamen totum ad diuinam reuocandum est prouidentiam. Hoc etiam ibi non tacui dicent : « Etenim fortasse, quae uulgo Fortuna nominatur, occulto quodam ordine regitur, nihilque aliud in rebus casum uocamus, nisi cuius ratio et causa secreta est ». Dixi quidem hoc, uerumtamen paenitet me sic illic nominasse fortunam, cum uideam homines habere in pessima consuetudine, ubi dici debet : hoc Deus uoluit, dicere : hoc uoluit Fortuna.

(Avg. Retract. 1, 1, 2)

Pourtant, dans ces trois mêmes livres, je regrette d’avoir si souvent nommé la fortune, bien que je n’aie pas voulu désigner par ce nom quelque divinité, mais seulement l’arrivée fortuite des choses, dans les biens ou les maux, soit de notre corps soit du dehors. De là ces mots qu’aucune religion n’empêche d’employer : peut-être, par hasard, par accident, d’aventure, fortuitement, bien que cependant tout doive être ramené à la providence divine. C’est du reste ce que j’ai déclaré en disant : « Peut-être, en effet, ce qu’on appelle vulgairement la fortune, est-il régie par un ordre caché et ce que nous nommons hasard dans les événements n’est-il rien autre chose que ce dont la raison et la cause sont inconnues ». J’ai dit cela ; assurément ; mais cependant je me repens d’avoir ainsi parlé de la fortune dans ces livres, en voyant les hommes avoir la très mauvaise habitude de dire : la fortune l’a voulu, quand il faudrait dire : Dieu l’a voulu.

La leçon est claire, Augustin n’hésite pas à se fustiger personnellement pour que son lecteur le comprenne bien : Fortune doit être condamnée, bannie même du discours. Elle est parfaitement inutile dans une vision chrétienne de la providence divine. Or, la Consolatio Philosophiae de Boèce pourrait également s’intituler, par anticipation, Remedia utrius – que fortunae, étant donné la place qu’y occupe la déesse aux deux visages. Le philosophe marque par son dialogue la ferme volonté de procéder au sauvetage de Fortuna. Peut-être peut-on y voir d’ailleurs une des raisons qui lui fait renoncer au dialogue de type dogmatique, empruntant à la tradition du prosimètre capellien, au profit d’un récit allégorique où prévaut une vision panthéiste plutôt que chrétienne ?

Cependant – c’est dans ce sens que tente de se déployer notre analyse – cette opposition (condamnation versus présence de Fortune) n’est qu’apparente : nous voulons montrer comment elle se résoudra, au fil de la médicamentation de Dame Philosophie qui s’efforcera de montrer à son patient la nature du souverain bien à travers la (re) connaissance de la providence divine. Son enseignement aboutira à un long discours sur la prouidentia. Mais le mystère n’est pas entièrement résolu pour autant : pourquoi ce détour dans sa démonstration par la figure de Fortune ? Pourquoi en faire une étape nécessaire de la maïeutique de Philosophie qui préconise que le malade doit nécessairement accéder, avant tout enseignement ultérieur, à une connaissance profonde de la véritable nature de cette déesse ? Autant de questions que nous laissons en suspens et auxquelles une brève analyse du texte pourra éventuellement apporter des prémices de réponses.

Rappelons, avant d’entrer de plein pied dans le dialogue boétien, le mouvement général de l’œuvre : le lecteur est introduit, in medias res, dans la prison du malheureux condamné confronté à Philosophie qui inaugure sa « consolation » par une manière de traité Sur les remèdes de Fortune (c’est là la matière du deuxième livre). Ce premier enseignement débouche au début du troisième livre sur la tentative de conversion au vrai bien, conçue comme la seconde étape décisive de la médicamentation : reconnaissance de la nature et du rôle de la providence. Comme nous l’avions pressenti, c’est bien à Fortune qu’est dévolu le rôle de pivot, d’articulation dans l’économie générale du récit.

Dans la célèbre élégie initiale, c’est d’emblée la mutabilité de Fortune que le prisonnier déplore, et c’est justement sous ce signe néfaste que Boèce choisit d’inaugurer son texte :

Carmina qui quondam studio florente peregi, / flebilis heu maestos cogor inire modos. (…) Dum leuibus male fida bonis Fortuna faueret, / paene caput tristis merserat hora meum. / Nunc quia fallacem mutauit nubila uultum, / protrahit ingratas impia uita moras.

(Boeth. Cons. 1, m. 1, 1-2 ; 17-20)

Moi qui jadis composais des poèmes ardents et enjoués, / Mes pleurs hélas ! me vouent à de mornes mélopées. (…) Quand, volage, la Fortune favorisait mes vains succès, / Peu s’en était fallu que l’instant fatal ne m’emportât. / Mais aujourd’hui qu’elle me montre son vrai visage, / Cette maudite vie retarde à plaisir l’échéance8.

Même si les muses élégiaques et leur lamentation sur la Fortune sont, dès l’apparition de Philosophie, chassées de la scène, même si la forme dialogique remplace les vers, Fortuna, présente dès les premières lignes, reste au centre du débat entre l’infirmière et son patient. La voie de la guérison passe en premier lieu par le questionnement sur la véritable nature de cette déesse volage et trompeuse, qui occupera l’ensemble du deuxième livre. La pièce maîtresse dans notre enquête est sans conteste le fameux raisonnement, en forme de syllogisme, qui ouvre le deuxième livre : Philosophie, se faisant habilement l’avocat du diable, donne la parole à Fortune en personne, qui s’en prend directement à Boèce et à ses jérémiades. Dans cette prosopopée, l’accusée retourne habilement la plainte à son sujet en revendiquant fièrement sa nature, essentiellement changeante. Philosophie a ensuite beau jeu de clore le débat sur l’argument suivant : l’affliction du prisonnier est liée à la perte de biens que Fortune lui avait accordés. Or ses dons sont parfaitement illusoires. Donc il n’a rien perdu :

Si penitus aegritudinis tuae causas habitumque cognoui, Fortunae prioris affectu desiderioque tabescis. Ea tantum animi tui, sicuti tu tibi fingis, mutata peruertit. Intellego multiformes illius prodigii fucos et eo usque cum his quos eludere nititur blandissimam familiaritatem, dum intolerabili dolore confundat quos insperata reliquerit. Cuius si naturam, mores ac meritum reminiscare, nec habuisse te in ea pulchrum aliquid ne amisisse cognosces, sed, ut arbitror, haut multum tibi haec in memoriam reuocare laborauerim.

(Boeth. Cons. 2, 1, 1-2)

Si j’ai parfaitement compris les causes et la nature de ta maladie, c’est parce que tu regrettes profondément ta Fortune antérieure, que tu dépéris. C’est simplement ce que tu prends pour un revirement de la Fortune, qui te bouleverse l’esprit. Je connais les déguisements multiformes dont s’affuble cette diablesse, je connais les cajoleries dont elle entoure ceux qu’elle s’efforce de tromper jusqu’à les rendre fous de douleur en les abandonnant du jour au lendemain. Si tu te rappelais sa nature, ses pratiques et ce qu’elle vaut, tu reconnaîtrais n’avoir jamais rien possédé ni perdu de beau grâce à elle et à mon avis, je ne devrais pas avoir beaucoup de mal à te remettre cela en mémoire.

C’est au tour de Fortune, par le truchement de Philosophie, de s’adresser à Boèce :

Quid tu homo ream me cotidianis agis querelis ? Quam tibi fecimus iniuriam ? Quae tua tibi detraximus bona ? Quouis iudice de opum dignitatumque mecum possessione contende. Et si cuiusquam mortalium proprium quid horum esse monstraueris, ego iam tua fuisse quae repetis, sponte concedam.

(Boeth. Cons. 2, 2, 1-2)

Pourquoi, mon garçon, m’accuses-tu et me harcèles-tu de plaintes quotidiennes ? Quel tort t’ai-je fait ? Quels sont les biens qui t’appartenaient et dont je t’aurais spolié ? Dispute-moi devant n’importe quel arbitre la propriété des biens et des honneurs et si tu parviens à démontrer qu’il y en ait qui appartiennent en propre à un mortel, j’admettrai sans difficultés que ce que tu revendiques était bien à toi.

Fortune fait ensuite un bref rappel, de son point de vue, de la biographie de son accusateur :

Cum te matris utero natura produxit, nudum rebus omnibus inopemque suscepi, meis opibus foui et, quod te nunc impatientem nostri facit, fauore prona indulgentius educaui, omnium quae mei iuris sunt, affluentia et splendore circumdedi. Nunc mihi retrahere manum libet : habes gratiam uelut usus alienis, non habes ius querelae tamquam prorsus tua perdideris.

(Boeth. Cons. 2, 2, 3-4)

Quand la nature te fit sortir du ventre de ta mère, tu étais totalement nu et sans ressources : je t’ai accueilli, je t’ai dorloté de mon mieux et – ce pourquoi maintenant tu ne me supportes plus – je t’ai élevé en y mettant tout mon cœur, je t’ai beaucoup gâté, je t’ai fait bénéficier d’une vie d’opulence et de luxe, autant qu’il était en mon pouvoir. Mais maintenant, j’ai envie de retirer ma main de ton épaule. Tu devrais me remercier d’avoir eu l’usufruit de biens qui ne t’appartenaient pas et tu n’as pas le droit de te plaindre comme si tu avais perdu tes propres biens !

Ces biens, accordés pour un temps seulement, sont alors décrits :

Quid igitur ingemiscis ? Nulla tibi a nobis est allata uiolentia. Opes, honores ceteraque talium mei sunt iuris. Dominam famulae cognoscunt, mecum ueniunt, me abeunte discedunt. Audacter adfirmem, si tua forent quae amissa conquereris, nullo modo perdidisses. An ego sola meum ius exercere prohibebor ?

(Boeth. Cons. 2, 2, 5-6)

Pourquoi donc ces lamentations ? Tu n’as subi aucune violence de ma part. Les richesses, les honneurs et autres biens de la sorte sont sous mon contrôle. Ils sont sous mes ordres et me reconnaissent comme leur maîtresse ; ils arrivent en même temps que moi et quand je m’en vais, ils partent. J’oserais affirmer avec certitude que si tu étais propriétaire de ce que tu te plains d’avoir perdu, tu ne l’aurais perdu en aucune façon. Serai-je seule à me voir refuser l’exercice de mes droits ?

Fort habilement, Fortune revendique pour son compte des droits que personne ne dénie à d’autres déités, tels que le caractère changeant de Nature :

Licet caelo proferre lucido dies, eosdemque tenebrosis noctibus condere ; licet anno terrae uultum nunc floribus frugibusque redimire, nunc nimbis frigoribusque confundere. Ius est mari nunc strato aequore blandiri, nunc procellis ac fluctibus inhorrescere. Nos ad constantiam nostris moribus alienam inexpleta hominum cupiditas alligabit ?

(Boeth. Cons. 2, 2, 6)

Le ciel a le droit d’offrir des jours baignés de lumière puis de les faire disparaître dans les ténèbres de la nuit. L’année a le droit de couronner un temps le visage de la Terre de fleurs et de fruits, puis de le rendre méconnaissable en lui envoyant pluies et frimas. La mer a le droit, un jour, de séduire en offrant une surface étale, un autre, de se hérisser de lames soulevées par la tempête. Et moi c’est le désir toujours inassouvi des hommes qui prétend m’astreindre à faire preuve d’une constance étrangère à ma façon d’être !

Il ne reste plus à notre déesse qu’à énoncer clairement et définitivement sa nature et ses agissements, ses qualités et ses attributs, sa façon d’agir et les effets qu’en toute conscience elle provoque :

Haec nostra uis est, hunc continuum ludum ludimus : rotam uolubili orbe uersamus, infima summis, summa infimis mutare gaudemus. Ascende si placet, sed ea lege, ne uti cum ludicri mei ratio poscet, descendere iniuriam putes. An tu mores ignorabas meos ?

(Boeth. Cons2, 2, 7-8)

Notre nature, la voici, le jeu interminable auquel nous jouons, le voici : tourner la roue inlassablement, prendre plaisir à faire descendre ce qui est en haut et à faire monter ce qui est bas. Monte si tu en as envie mais à une condition : que tu ne considères surtout pas comme injuste de descendre lorsque ma règle du jeu l’exigera. Ignorais-tu vraiment mes façons de faire ?

Sont alors rappelés les exempla, qu’en bonne amie, Fortune avait pourtant offert à la perspicacité des humains :

Nesciebas Crœsum regem Lydorum, Cyro paulo ante formidabilem, mox deinde miserandum rogi flammis traditum misso caelitus imbre defensum ? Num te praeterit Paulum Persi regis a se capti calamitatibus pias inpendisse lacrimas ? Quid tragœdiarum clamor aliud deflet nisi indiscreto ictu Fortunam felicia regna uertentem ?

(Boeth. Cons. 2, 2, 9-10)

Ne savais-tu pas que le roi des Lydiens, Crésus, redouté par Cyrus peu de temps auparavant et en un rien de temps devenu pitoyable, était promis aux flammes du bûcher quand il en fut protégé par une pluie tombée du ciel ? As-tu par hasard oublié que Paul-Emile versa des larmes d’attendrissement sur les malheurs qui s’étaient abattus sur le roi Persès, qu’il venait de faire prisonnier ? Et les cris des tragédies ? Déplorent-ils autre chose que les coups aveugles de la Fortune qui frappent les royaumes prospères ?

En conclusion il ne reste plus qu’à citer les célèbres vers homériques résumant la condition des mortels au partage hasardeux entre les biens et les maux contenus dans les deux jarres du palais de Zeus :

Nonne adulescentulus δοιοὺς πίθους, τὸν μὲν ἕνα κακω̑ν τὸν δὲ ἕτερον ἑάων in Iouis limine iacere didicisti ? 9 Quid si uberius de bonorum parte sumpsisti ? Quid si a te non tota discessi ? Quid si haec ipsa mei mutabilitas iusta tibi causa est sperandi meliora, tamen ne animo contabescas et, intra commune omnibus regnum locatus, proprio uiuere iure desideres ?

(Boeth. Cons. 2, 2, 10-11)

N’as-tu pas appris quand tu étais jeune que « deux tonneaux, l’un rempli de maux, l’autre de biens » se trouvent sur le seuil de Jupiter ? Qu’est-ce qui te dit que tu n’as pas puisé trop généreusement dans ton lot de biens ? que je t’ai complètement abandonné ? et que cette inconstance qui précisément me caractérise, n’est pas pour toi une juste raison d’espérer des jours meilleurs ? Quoi qu’il en soit, ne te laisse pas dépérir et puisque tu vis à l’intérieur d’un royaume dont les lois sont les mêmes pour tous, ne souhaite pas vivre sous une juridiction qui te serait propre.

La Consolation, grâce à la maîtrise dialectique de Philosophie, opère le tour de force extraordinaire de mettre dans la bouche de Fortune un discours de vérité. Les positions initiales s’inversent et une nouvelle donnée paradoxale s’énonce : la trompeuse Fortuna dit le vrai sans ambages ni hypocrisie. Non seulement elle assume son caractère volage, objet de mille récriminations, mais surtout elle le transforme en un bien véritable en refusant de travestir ses agissements qui ne peuvent être aussi délictueux qu’on le prétend, puisqu’ils sont à l’image des actions de Nature elle-même. Notons déjà la présence sous-jacente d’une théorie de la providence : croire au désordre apparent du monde c’est méconnaître l’ordre cosmique supérieur. En définitive comprendre la nature de Fortune, c’est se donner les moyens de s’en affranchir (notamment grâce aux exemples qu’elle nous fournit). Paradoxe d’une pensée qui préconise une connaissance approfondie en vue d’un détachement définitif. Quant aux moyens de cet affranchissement, Philosophie insiste sur l’autocratie :

Igitur si tui compos fueris, possidebis quod nec tu amittere unquam uelis, nec Fortuna possit auferre. Atque ut agnoscas in his fortuitis rebus beatitudinem constare non posse, sic collige.

Si beatitudo est summum naturae bonum ratione degentis, nec est summum bonum quod eripi ullo modo potest, quoniam praecellit id quod nequeat auferri, manifestum est, quin ad beatitudinem percipiendam Fortunae instabilitas adspirare non possit.

(Boeth. Cons. 2, 4, 16-17)

Eh bien, si tu parviens à être maître de toi-même, tu posséderas ce que jamais tu ne consentirais à perdre et que la Fortune ne pourrait pas t’enlever. Et pour que tu reconnaisses que le bonheur ne peut résider dans une situation régie par la Fortune, suis bien mon raisonnement. S’il est vrai que le bonheur est le souverain bien d’une nature guidée par la raison et que le souverain bien n’est pas quelque chose qu’on puisse nous arracher de quelque façon, puisqu’il n’y a rien au-dessus de ce qui ne peut nous être enlevé, il est clair que l’instabilité de la Fortune ne peut prétendre à la connaissance du bonheur.

Cette règle numéro un de maîtrise de soi, avec ses forts relents stoïciens, permettra l’accès au souverain bien, au bonheur, et ce bonheur se trouve être, par conséquent, à l’exact opposé des biens illusoires et non maîtrisables de Fortune, à savoir richesses, honneurs et gloire.

Sed ne me inexorabile contra fortunam gerere bellum putes, est aliquando cum de hominibus fallax illa nihil bene mereatur ; tum scilicet cum se aperit, cum frontem detegit moresque profitetur. (…) Etenim plus hominibus reor aduersam quam prosperam prodesse Fortunam. Illa enim semper specie felicitatis, cum uidetur blanda, mentitur ; haec semper uera est, cum se instabilem mutatione demonstrat. Illa fallit, haec instruit ; illa mendacium specie bonorum mentes fruentium ligat, haec cognitione fragilis felicitatis absoluit. Itaque illam uideas uentosam, fluentem, suique semper ignaram, hanc sobriam succinctamque, et ipsius aduersitatis excercitatione prudentem.

(Boeth. Cons. 2, 8, 1-4)

Mais je ne voudrais par que tu penses que je mène un combat sans merci contre la Fortune : il arrive parfois qu’elle ne trompe pas les hommes mais leur rende service : c’est le cas lorsqu’elle se découvre, lève le masque et proclame ses façons de faire. (…) Voici : à mon avis, la Fortune est plus bénéfique aux êtres humains quand elle est mauvaise que quand elle est bonne. L’une, en effet, quand elle se montre séduisante, est toujours en train de mentir avec son apparence de bonheur ; l’autre, au contraire, est toujours sincère quand elle révèle, par ses volte-face, son instabilité. L’une trompe, l’autre instruit ; l’une, en faisant croire à un faux bonheur, ligote l’âme de ceux qui y trouvent leur jouissance, l’autre la libère en lui faisant prendre conscience de la précarité de la chance. C’est ainsi que tu peux voir que l’une est capricieuse, fluctuante et toujours ignorante de ce qu’elle est tandis que l’autre est mesurée, prête à toute éventualité et assagie par son expérience de l’adversité.

Ainsi Philosophie peut conclure son raisonnement par une dernière pirouette : c’est lorsque elle est mauvaise que Fortune est bienfaisante, puisqu’elle montre ainsi aux hommes, en les obligeant à la regarder en face, les vrais valeurs qui seules pourront le mener au souverain bien. Par exemple, l’infortune du malheureux Boèce lui a permis de comprendre que rien n’est plus précieux que l’amitié vraie. Le metrum final de ce deuxième livre, magnifique hymne universel à l’amour, célèbre la force de cohésion du cosmos, la catena aurea qui relie toutes les créatures vivantes.

Dans le troisième livre, la maïeutique de Philosophie s’attachera à cette conversion au souverain bien qui équivaut à une (re)connaissance de la providence. Un autre hymne célèbre y chante la plénitude de l’ordre immuable de l’univers, au-delà des apparents désordres, la toute-puissance de son Créateur et la gloire de la providence qui y préside.

L’avant-dernier livre, véritable traité De Prouidentia, met en évidence un nouveau paradoxe que Philosophie s’attache à dénouer : l’antagonisme entre prouidentia et fata se résout dans la démonstration de la transcendance de la providence sur les destins individuels :

Qui modus cum in ipsa diuinae intelligentiae puritate conspicitur, PROVIDENTIA nominatur ; cum uero ad ea quae mouet atque disponit refertur, FATVM a ueteribus appellatum est. Quae diuersa esse facile liquebit, si quis utriusque uim mente conspexerit. Nam prouidentia est ipsa illa diuina ratio, in summo omnium principe constituta, quae cuncta disponit ; fatum uero inhaerens rebus mobilibus dispositio per quam prouidentia suis quaeque nectit ordinibus. Prouidentia namque cuncta pariter, quamuis diuersa, quamuis infinita, complectitur ; fatum uero singula digerit in motum, locis, formis ac temporibus distributa ; ut haec temporalis ordinis explicatio in diuinae mentis adunata prospectum prouidentia sit, eadem uero adunatio, digesta atque explicata temporibus, fatum uocetur. Quae licet diuersa sint, alterum tamen pendet ex altero. Ordo namquam fatalis ex prouidentiae simplicitate procedit.

(Boeth. Cons. 4, 6, 6-9)

Quand on considère cette règle [scil. la règle établie par l’intelligence divine] du point du vue de la pureté même de l’intelligence divine, on l’appelle Providence ; mais quand on la considère par rapport à ce qu’elle met en mouvement et ordonne, c’est ce que les Anciens appelaient le destin. On verra facilement que ce sont deux choses différentes si on examine la nature de chacune d’entre elles. En effet la Providence est précisément la raison divine qui réside dans le principe suprême de toutes choses et qui ordonne l’univers : quant au destin, c’est la disposition inhérente à tout ce qui peut se mouvoir, par laquelle la Providence réunit toutes choses, chacune à la place qui lui est assignée. Et en effet, la Providence embrasse toutes les choses à la fois, malgré leur diversité, malgré leur nombre infini ; quant au destin, il répartit chaque chose individuellement en la situant dans l’espace et dans le temps et en lui attribuant une forme en vue de son mouvement, si bien que ce déroulement de l’ordre temporel qui trouve son unité dans la perspective de l’intelligence divine, c’est la Providence tandis que cette même unité, une fois distribuée et déployée dans le temps, s’appelle le destin. Bien qu’il s’agisse de deux choses différentes, elles dépendent l’une de l’autre : le déroulement du destin procède de l’indivisibilité de la Providence.

Cette contradiction une fois résolue, Philosophie conclut, définitivement, sur le mode paradoxal : Fortuna, qu’elle soit bonne ou mauvaise reste, de fait, toujours bonne et profitable, puisque, alternativement, elle punit, récompense ou corrige :

Fortune

Fortuna

bonne

iucunda

homme de bien

bonus

récompense

remunerare

bonne

iucunda

mauvais homme

improbus

corrige

corrigere

mauvaise

aspera

homme de bien

bonus

met à l’épreuve

excercere

mauvaise

aspera

mauvais homme

improbus

punit

punire

Iamne igitur uides, quid haec omnia, quae diximus, consequatur ? Quidnam ? inquam. Omnem, inquit, bonam prorus esse Fortunam. Et qui id, inquam, fieri potest ? Attende, inquit. Cum omnis Fortuna uel iucunda uel aspera tum remunerandi excercendiue bonos, tum puniendi corrigendiue improbos causa deferatur, omnis bona, quam uel iustam constat esse uel utilem.

(Boeth. Cons. 4, 7, 1-3)

« Vois-tu donc maintenant quelle est la conséquence de tout ce que nous avons dit ? » « Quelle conséquence ? » demandai-je. « Qu’il n’y a pas, répondit-elle, de Fortune qui ne soit tout à fait bonne. » « Et comment cela, demandai-je, peut-il se faire ? » « Ecoute-moi, dit-elle. Puisque la Fortune, qu’elle se montre souriante ou intraitable, à toujours pour objet tantôt de récompenser ou de mettre à l’épreuve les bons, tantôt de punir ou corriger les méchants, elle est invariablement bonne, puisqu’elle est, de toute évidence, soit juste, soit utile. »

Ce constat en forme de syllogisme pourrait servir de conclusion générale à la problématique de Fortune dans l’œuvre boétienne. Il ne reste, en effet, à l’auteur plus qu’à lever l’apparente ultime contradiction entre libre arbitre et providence et montrer que le choix du mal ne peut se justifier par la seule action de Fortune. A ce sujet, pour conclure de façon aussi abrupte que le prisonnier désormais libéré, la belle paraphrase du texte boétien que nous offre Marc Fumaroli :

« L’acte libre n’est pas une illusion, même si le choix du mal se cherche des alibis dans la Fortune et la Fatalité. Le choix du Bien, en revanche, en surmontant le poids du corps et l’horizon illusoire du temps, est l’exercice même de la liberté, la participation de l’homme à l’ordre divin, son concours à l’harmonie transcendante de l’univers »10.

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1 Que l’on pense seulement, pour la critique moderne, par exemple, au livre pionnier de Pierre Courcelle (La Consolation de Philosophie dans la tradition littéraire. Antécédents et postérité de Boèce, Paris, Etudes augustiniennes, 1967) ou à la remarquable préface que Marc Fumaroli a donnée à la traduction de Colette Lazam (Boèce, Consolation de la Philosophie, traduit du latin par Colette Lazam, préface de Marc Fumaroli, Paris, Petite Bibliothèque Rivages, 1989).

2 Pierre Courcelle, op. cit.

3 « … la Consolation, qui atteste le génie de Boèce autant que sa force d’âme, ne doit rien à la religion chrétienne, mais tout à la philosophie païenne. Socrate de l’Antiquité tardive, Anicius Manlius Severinus Boethius, fils d’une des plus nobles famille sénatoriales romaines, a recouru dans la suprême épreuve, non à la foi récente que lui-même et les siens avaient embrassée, mais à la raison plus ancienne et plus savante, que ses propres œuvres avaient tant fait pour greffer sur le christianisme : la doctrine de Platon et d’Aristote. » (Marc Fumaroli, op. cit., pp. 8-9).

4 Il faudrait se pencher plus attentivement sur le prosimètre lui-même afin de pouvoir cerner les enjeux d’un genre littéraire structuré par les paradoxes de sa forme : prose et mètre, sérieux et satire (le spoudogeloion). Cf. Bernhard Pabst, Prosimetrum : Tradition und Wandel einer Literaturform zwischen Spätantike und Spätmittelalter, Köln, Weimar [etc.], Bohlau, 1994.

5 Cf. dans ce volume, l’analyse de Nicole Hecquet-Noti.

6 C’est nous qui traduisons. Notons en outre que la première partie de cette assertion sert de définition à Isidore de Séville (Etym. 8, 11, 94).

7 Nous citons ici la traduction de Gustave Bardy (Œuvres de Saint Augustin, 12, 1re série : opuscules, XII Les révisions, texte, introduction, traduction et notes de Gustave Bardy, Paris, Desclée, De Brouwer et Cie, 1950, pp. 274-277).

8 Nous reproduisons, pour l’ensemble des citations boétiennes, la traduction de Colette Lazam (op. cit.)

9 Hom. Il. 24, 527-530.

10 Marc Fumaroli, op. cit., p. 36.