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Les avatars de Fortune dans les Actes apocryphes des Apôtres 

Une comparaison avec les Métamorphoses d’Apulée

Enrico NORELLI

Université de Genève

Mes lecteurs n’étant vraisemblablement pas tous des théologiens, il n’est peut-être pas inutile de rappeler brièvement ce que sont les Actes apocryphes des apôtres. Il y a dans le Nouveau Testament un livre, dû au même auteur que l’Evangile attribué par la tradition à Luc et intitulé traditionnellement Πράξεις ἀποστόλων1. Cet ouvrage raconte, de façon largement idéalisée, la naissance et la vie de la première communauté chrétienne de Jérusalem, puis l’expansion de l’Evangile en dehors de la ville et sa diffusion de plus en plus large auprès de non-juifs ; le héros devient alors l’apôtre Paul, dont le livre narre trois voyages missionnaires, puis l’emprisonnement à Jérusalem et le transfert à Rome. L’œuvre se termine par l’arrivée de l’Evangile à Rome, c’est-à-dire au cœur du monde. Même si Paul y joue un rôle prépondérant à partir du ch. 13, ces Actes – composés probablement vers la fin du Ier siècle – ne se limitent nullement à sa figure. En revanche, depuis le deuxième siècle on assiste à la composition d’Actes (πράξεις) totalement centrés sur la figure d’un seul apôtre, qui, eux, ne deviendront pas canoniques. C’est une littérature foisonnante. Je ne prendrai en considération ici que les cinq grands Actes écrits au IIe siècle ou, au plus tard, au début du IIIe. Il s’agit des actes de Jean, d’André, de Pierre, de Paul et de Thomas. Ces textes sont conservés de façon incomplète : la théologie qu’ils recelaient a été ensuite ressentie comme dépassée ou même comme franchement hérétique, et le fait que les manichéens se les sont volontiers appropriés ne les recommandait pas aux orthodoxes ; des réécritures abrégées et théologiquement normalisées ont fini par les remplacer dans l’usage ecclésiastique, où seuls les récits de la mort de l’apôtre, qui en constituaient la partie finale, se sont parfois conservés sous leur forme primitive parce que, détachés de leur contexte d’origine, ils servaient à la liturgie et à l’hagiographie.

Ces Actes, qui ne forment pas un ensemble homogène mais ont des auteurs et des circonstances de composition différents, posent de nombreux et difficiles problèmes littéraires et historiques (y compris celui de leurs rapports réciproques de dépendance), que je ne peux même pas effleurer ici2. Je me contente de rappeler qu’ils commencent en principe par l’envoi en mission de l’apôtre concerné dans un territoire déterminé, après l’ascension du Christ, et se terminent en général par le martyre de l’apôtre, sauf les Actes de Jean où le protagoniste meurt paisiblement. Entre ces deux moments se situent des séries d’épisodes, reliés entre eux par des voyages qui ont un poids différent d’une œuvre à l’autre : ainsi, les Actes de Pierre se composaient à l’origine de deux blocs narratifs situés respectivement à Jérusalem et à Rome, reliés par un déplacement de l’apôtre de l’une à l’autre, tandis que les Actes de Paul comportaient de nombreux déplacements à travers l’Asie mineure et la Grèce, jusqu’à Rome. Les πράξεις sont une forme littéraire bien connue de l’Antiquité3 : ils sont une des composantes de l’ἐγκώμιον, le discours d’éloges d’un personnage illustre. Dans les Actes apocryphes, ce genre se lie à celui des περίοδοι, des voyages. Un rôle plus ou moins déterminant, mais toujours important (plus que dans les Actes devenus canoniques), y revient aux miracles et aux prodiges : dans un milieu caractérisé par la concurrence entre des apôtres de différentes religions, divinités ou philosophies, on comprend qu’on ait assimilé l’apôtre du Christ au modèle généralement en usage pour la propagande relative à telle ou telle divinité. Dans ces Actes, cependant, ce n’est pas l’apôtre qui est glorifié par ses exploits, mais toujours Dieu ou le Christ dont il est le serviteur et le messager. Des textes de l’époque hellénistique alignaient les prodiges par lesquels certaines divinités manifestaient leur pouvoir bénéfique à l’égard des humains, souvent à travers les actions et les paroles d’un personnage extraordinaire. Les modernes ont appelé ce genre « arétalogie » et certains savants en ont rapproché aussi bien les Evangiles que les Actes apocryphes. Il ne semble pas, toutefois, qu’il y ait eu des arétalogies d’êtres humains4. Depuis plusieurs décennies, on étudie en outre le rapport entre ces Actes et le roman antique ; en effet, les Actes peuvent être vus comme une transformation chrétienne du roman. Mais justement l’orientation chrétienne et l’intention de propagande ont opéré des modifications profondes par rapport à la tradition du roman, et c’est à un aspect de ces modifications que je voudrais réfléchir ici.

Les Actes apocryphes des apôtres : les humains arrachés au pouvoir du mal

On pourrait dire qu’un personnage est toujours présent dans les Actes apocryphes : la force ou le principe du mal, qu’il s’appelle le diable ou porte tout autre nom. Dans un sens, on peut considérer ces textes comme des récits exemplaires de la manière dont le salut apporté par le Christ se réalise concrètement dans le monde humain. Chaque protagoniste des Actes apocryphes se bat contre la puissance du mal, qui s’oppose à Dieu : cette puissance est supérieure à tout pouvoir humain, mais se sert volontiers des humains pour opérer. Chaque page en offre des exemples. Preuve en est, la première page conservée des Actes d’André grecs : l’apôtre André est appelé à guérir un serviteur de Stratoclès, le frère d’Egéate, proconsul de Patras ; ce serviteur a été frappé par un terrible démon. Comme l’affirme l’apôtre en entrant dans la maison, avant même d’être mis au courant : « Une énergie malfaisante5 livre un combat là-dedans » (3, 1). André expliquera ensuite que les magiciens convoqués n’ont pas pu chasser le démon parce qu’ils sont αυγγενεῖς αὐτοῦ « ses congénères » (4, 5) ; le mot est central dans les Actes d’André, où ce qui est congénère du diable s’oppose à ce qui est congénère de Dieu. Suivra la conversion du serviteur et celle de Stratoclès lui-même ; André s’adresse aux convertis en expliquant que tant qu’ils gardent le sceau (du baptême), « les puissances du châtiment, les autorités mauvaises, les princes redoutables, les anges de feu, les démons hideux, les énergies impures » vont s’enfuir vers ce qui leur est connaturel : « les ténèbres, le feu, le brouillard » (11, 3). Dennis McDonald a écrit que les Actes d’André « can be understood essentially as Andrew’s combat with dark powers »6. De même, la partie conservée des Actes de Jean s’ouvre par l’arrivée de Jean à Ephèse et la guérison d’une femme paralysée, Cléopâtre ; comme l’apôtre le déclare, la guérison aura lieu afin que ne puisse pas « exulter celui qui se réjouit du malheur d’autrui », afin que ne puisse pas « danser celui qui ne cesse de rire à nos dépenses » (21) ; elle va être réalisée par « celui qui remplit d’effroi […] toute la puissance du maître du monde et l’arrogance de l’archonte » (23). Inutile de multiplier les exemples, aussi bien pour les deux Actes cités que pour les trois autres.

Le mal est plus fort que les humains, qu’il a en son pouvoir. Cette situation, présupposée par tous les Actes apocryphes, est décrite de différentes façons. La perspective la plus « philosophique » est celle des Actes d’André, qui envisagent un drame protologique où « celui qui est sans commencement » (ὁ ἄναρ χος, 49, 4), c’est-à-dire l’intellect, est déchu de sa position divine (37, 6) et s’est retrouvé assujetti à la séduction du diable, jusqu’à ce que vienne le Christ ; après la venue de celui-ci, le diable, sachant qu’il ne pouvait plus exercer une domination incontestée sur les êtres humains, a déchaîné la haine et la violence contre ceux qui se sont soustraits à ses flatteries (49, 4-50, 5). Telle est du moins la lecture que donne de ce passage l’éditeur des Actes d’André, J.-M. Prieur7 ; on pourrait peut-être discuter son interprétation de l’ἄναρ χος, mais il est clair que l’assujettissement des humains par le diable représente le thème de cette page. De toute manière, les Actes d’André relient cette condition d’assujettissement au péché originel, parce que la conversion opérée par l’apôtre fait de la personne convertie « Eve qui se repent » et d’André lui-même « Adam qui se convertit », de sorte que l’un et l’autre réparent la faute commise respectivement par les premiers ancêtres (37, 5-8).

Dans les Actes de Jean, l’apôtre déclare aux habitants d’Ephèse qu’il va guérir les vieilles femmes malades de la ville parce que, par lui, le Christ veut « vous convertir tous, vous qui êtes dominés par l’incrédulité et vendus à des désirs honteux » (33). Et à un jeune homme d’Ephèse qui, après être devenu l’amant de la femme d’un autre, a tué son propre père puis, pris de honte devant l’apôtre qui l’avait ressuscité, s’est émasculé, Jean explique qu’il a accompli tous ces forfaits sous l’impulsion de Satan, en lui annonçant en même temps qu’il a la possibilité de se repentir et de passer sous la protection de Dieu (54). Un autre homme, Callimaque, produit malheur et mort « par l’action de Satan aux multiples formes » (70 ; Cf. 63), qui engendre en lui une folie, une maladie irrésistible (76) ; il a cédé « à la tentation d’une disposition malfaisante » (76). Cette ἄννοια χαλεπή ou χαλεπαίνουσα est mentionnée à plusieurs reprises dans les Actes de Jean comme celle qui pousse à pécher (19 ; 54) ; l’être humain a tendance à s’y soumettre (19), ce dont le libère l’œuvre du Christ par l’entremise de l’apôtre. Dans les Actes de Pierre, l’apôtre précise que Dieu a envoyé son Fils dans le monde pour « supprimer> tout scandale, toute ignorance et toute influence du diable, affaiblir les principautés et les puissances par lesquels celui-ci exerçait jadis sa domination »8 (7), et que les maladies et la mort étaient dues à l’ignorance ; du reste, les chrétiens de Rome, récemment convertis, ont cédé à l’action exercée par Satan à l’aide de Simon le Magicien, ce dont il ne faut pas s’étonner, explique l’apôtre, du moment que Pierre lui-même a été amené par le diable à renier son Seigneur (7). Un peu plus loin, Pierre prononce une longue invective contre l’action de Satan sur les humains, dans le passé et dans le présent (8). En effet, l’apostasie des chrétiens de Rome est un thème central de cette partie des Actes de Pierre, et la responsabilité principale en est attribuée à l’action de Satan et de son « ange » Simon.

Dans les Actes de Paul, Paul déclare que Dieu l’a envoyé pour arracher les humains « à la corruption, à l’impureté, à tout désir et à la mort, afin qu’ils ne pèchent plus » (3, 17). A Ephèse, Paul explique au gouverneur que « l’homme est entré dans le désordre et l’erreur, et qu’il a été <entraîné> dans les désirs de l’or, de l’argent et des pierres précieuses, et encore dans l’immoralité, l’adultère, l’ivresse accompagnant la volupté, la voie obscure introduisant dans le mal » ; et que « l’erreur […] sévit dans le monde » (9, 13)9. Quant aux Actes de Thomas, ils mettent cette idée en rapport avec une tendance encratite : Dieu créa la femme afin que l’homme « combatte avec elle dans la liberté que tu lui as donnée, et l’homme oublia sa nature d’être libre et il se soumit à son semblable. […] L’ennemi [= le diable] se réjouit parce qu’il trouva un accès contre son semblable, et il pensa qu’il deviendrait maître sur tous les esclaves » (34, 1).

En somme, aucun des textes en question ne nie la responsabilité humaine dans le péché, mais ils tendent tous à la minimiser, pour mettre en évidence la responsabilité des forces démoniaques. Ces dernières provoquent toute sorte de maux dans la vie des humains. L’apôtre survient au moment où ces maux se manifestent dans des événements donnés, et il les anéantit grâce à la capacité, qui lui est accordée, de faire agir dans ces circonstances spécifiques le pouvoir du Christ, infiniment supérieur à celui des forces du mal. Ce faisant, l’apôtre crée, dans les groupes humains avec lesquels il entre en contact, un bonheur que n’entament pas les malheurs apparents déclenchés ensuite par la résistance des forces diaboliques, et qui mènent le plus souvent à la mort de l’apôtre. En fait, cette mort est clairement représentée comme un triomphe de la puissance divine.

Les « Métamorphoses » d’Apulée : Lucius arraché à la Fortune aveugle et malveillante

Qu’est-ce que tout cela a à voir avec la Fortune ? Tournons-nous vers les romans anciens. Ces derniers débouchent, à travers les péripéties, sur un salut qui soustrait le ou les protagoniste(s) aux caprices du destin ou de la Fortune pour leur donner en même temps le bonheur et la liberté. Mais, pour des raisons que nous verrons plus loin, il y a un roman qui, tout en adoptant apparemment certaines conventions narratives de la tradition romanesque hellénistique, véhicule une tout autre attitude à l’égard de la condition des êtres humains : les Métamorphoses d’Apulée de Madaure. C’est à elles que convient vraiment, sous l’angle qui nous concerne ici, la comparaison avec les Actes apocryphes. Non seulement elles sont sans doute contemporaines de ces derniers – elles viennent du domaine latin, bien sûr ; mais, de par sa culture, Apulée est plus proche de la Grèce que de Rome –, mais encore elles se prêtent d’autant plus à la comparaison que leur dénouement positif, attribué à l’intervention d’Isis, est explicitement lié à une sorte de conversion religieuse, comme dans les Actes apocryphes. La plupart des épisodes de ce roman se trouvait déjà dans son modèle, les deux premiers livres des Λόγοι διάφοροι de Lucius de Patras (sur lesquels nous renseigne Photius), utilisés dans le résumé Lucius ou l’âne qui a été inclus dans le corpus des œuvres de Lucien de Samosate. Cependant, la reprise de ces aventures dans le nouveau contexte, en rapport avec le livre 11 (ainsi qu’avec la fable d’Amour et Psyché), donne à l’ensemble une orientation nouvelle et bien plus profonde, décisive pour notre comparaison10.

Lucius, le protagoniste, jeune homme fortuné, cultivé, aisé, encourt le malheur de devenir un âne par la faute de sa curiosité et d’un destin malveillant qui a poussé la servante Photis à échanger par erreur les phiales des potions magiques. D’un certain point de vue, son malheur n’est que l’un parmi tous ceux où se précipitent de nombreux personnages de ce roman, sur des plans narratifs différents : la diégèse principale, des analepses, des récits narrés par des personnages. La magie imprègne l’atmosphère du roman dès les premières pages, et elle apparaît comme une force à la merci de laquelle les humains sont complètement livrés ; même si elle est mise en œuvre par d’autres humains, elle déclenche des forces surhumaines, irrésistibles, qui détruisent les biens, le bonheur, la tranquillité, la famille et même la vie. C’est ce que montre déjà la première histoire longue racontée à l’intérieur de la narration principale, celle d’Aristomène et de son ami Socrate (1, 5-19) ; elle illustre aussi un autre motif fondamental de l’œuvre, c’est-à-dire la convergence, dans cette action funeste, de la magie et de la Fortune, qui coopèrent pour ballotter les malheureux humains (pour la Fortune, voir p. ex. 1, 6, 4 ; 1, 7, 1 ; 1, 16, 2). Les efforts humains pour vivre d’une façon supportable sont rendus vains par celle qui, dans un autre petit récit, est définie comme fortunam scaeuam an saeuam uerius dixerim (2, 13), « la stupidité ou, si l’on aime mieux, la cruauté de la fortune »11, jeu de mots sur deux termes latins qui pratiquement s’identifient ici. Ainsi – ce n’est que l’un de mille témoignages de la cohérence entre les épisodes mineurs et la narration principale – Lucius dira que l’un de ses efforts pour redevenir homme en mangeant des roses ne parvient pas à anticiper fortunae meae scaeuitatem (4, 2, 4), et plus loin il se plaindra de la Fortunae scaeuitas (7, 3, 5), aux assauts cruels de laquelle (saeuissimus eius impetus 7, 3, 1) il attribue sans autre question sa propre transformation en âne.

Tout au long du livre, d’innombrables personnages succombent sans qu’ils aient commis une faute à une force néfaste qui les écrase. Ainsi, Thélyphron ne peut éviter que des vieilles sorcières lui coupent le nez et les oreilles tandis qu’il monte la garde d’un cadavre (2, 121-30) ; le courage, authentique bien qu’employé à des fins criminelles, du bandit Thrasyléon est rendu vain par un contretemps stupide, scaeuus euentus (4, 19, 1), le même adjectif qui est utilisé pour la Fortune ; l’heureuse libération de la jeune fille Charité grâce à la valeur de son fiancé Tlépolème ne pourra pas éviter la tragédie affreuse qui les attend après leur mariage, à cause de la folle passion de Thrasylle pour Charité (8, 1-14). Pour défendre un paysan de condition modeste, injustement agressé par un homme riche, trois frères perdent la vie, et leur père se suicide à la nouvelle de leur mort (9, 35-38) : face à ces magnas et postremas […] clades (9, 35, 1), leurs amis ne peuvent que s’en prendre à la Fortuna (9, 39, 1). Une autre histoire d’atrocités (10, 23-28), dont le protagoniste est la femme à laquelle l’âne Lucius devra s’unir dans le cirque, est déclenchée par une passion irrépressible, la jalousie (Riualitas), ici personnifiée, qu’ont mise en branle les « funestes volontés de la Fortune » (feralem Fortunae nutum 10, 24, 1) ; ici, la femme est reconnue coupable et condamnée aux fauves, mais – à part le fait qu’elle-même, justement, a été la victime de forces qui la dépassent – rien ne peut plus remédier à ses crimes. Dans un seul cas, il y a un dénouement heureux : une belle-mère, éprise d’un amour incestueux pour son beau-fils, qui ne l’aime pas en retour, essaie de l’empoisonner pour se venger de lui ; le poison ayant été bu par erreur par le propre fils de la femme, celle-ci accuse son beau-fils d’inceste et d’homicide (10, 2-12). Mais la sagesse d’un vieux médecin fait échouer ce plan, les coupables sont châtiés, et même le jeune homme que l’on avait cru mort, revient à la vie. Cependant, ce dénouement représente une exception dans tout le roman, et il est significatif que cet épisode soit bientôt suivi par celui que j’ai évoqué en dernier lieu (10, 23-28), l’un des plus sombres de l’œuvre. Dans ce cas aussi, bien qu’il souligne la responsabilité de la femme, le narrateur en ramène la cause soit à une impudicité naturelle, soit au fatum, et il fait de cette femme, en dernier ressort, une victime de la folie provoquée par Amour (10, 2, 3. 5).

En somme, Lucius lui-même et les personnages des différents épisodes qui jalonnent le roman souffrent, en proie à des forces surhumaines qui ne leur laissent pas de paix, et qui se résument en la volonté aveugle et cruelle du Sort12. Lucius s’en sortira enfin, non pas par ses propres forces, mais grâce à l’intervention de la déesse Isis, aux mystères de laquelle il sera initié. A la différence de tant d’autres personnages du roman, il a la chance d’atteindre une forme de salut en se mettant sous la protection d’une divinité bienveillante capable de l’arracher à la divinité malveillante, la Fortune, qui l’a tant tourmenté. Cette dernière agit tout au long du récit à l’aide de puissances telles que la Jalousie ou l’Envie ; il s’agit de thèmes caractéristiques de la tradition romanesque. Ainsi, dans le roman de Chéréas et Callirhoé, les péripéties des deux amoureux commencent suite à l’initiative d’« un dieu jaloux » (βάσκανος δαίμων 1, 1, 16), (ὁ φθόνος 1, 2, 1), qui s’oppose aux noces et fait agir les rivaux de Chéréas. Comme le dit le narrateur des Métamorphoses, « après tant et de telles épreuves endurées, tant de périls surmontés, la providence de la grande déesse me rendait vainqueur des cruels assauts de la Fortune » (quod tot ac tantis exanclatis laboribus, tot emensis periculis deae maximae prouidentia adluctantem mihi saeuissime Fortunam superarem 11, 12, 1). Et par les mêmes mots, mais plus longuement, le prêtre d’Isis, aussitôt après le retour de Lucius à la condition d’homme, explique le sens de son histoire, avec l’autorité d’un discours inspiré (uaticinatus sacerdos 11, 16, 1), dont il convient de citer quelques passages :

Après tant d’épreuves essuyées et de toute sorte, secoué par les rudes assauts de la Fortune et les plus violentes tempêtes, te voilà enfin parvenu, Lucius, au port du Repos et à l’autel de la Miséricorde. Ni ta naissance, ni ton mérite, ni cette science même qui fleurit en toi ne t’ont servi de rien, et les tentations d’une verte jeunesse t’ayant fait choir en des voluptés serviles, ta fatale curiosité t’a valu une amère récompense. Mais, malgré tout, l’aveuglement de la Fortune, en t’exposant aux plus torturantes alarmes, t’a conduit, dans sa malice imprévoyante, à cette religieuse félicité. Qu’elle aille donc maintenant, qu’elle donne libre cours à sa fureur et cherche ailleurs sur qui assouvir sa cruauté : car ceux dont la majesté de notre déesse a revendiqué la vie pour les garder à son service ne sont plus exposés aux rigueurs du sort. Brigands, bêtes fauves, servitude, marches et contremarches sur des chemins rocailleux, effroi quotidien de la mort : quel profit en a tiré la Fortune inhumaine ? Tu es recueilli maintenant sous la protection d’une Fortune, clairvoyante celle-là, et qui éclaire même les autres dieux du rayonnement de sa lumière. […] Voilà, délivré des anciennes tribulations par la providence de la grande Isis, voilà Lucius qui, dans la joie, triomphe de sa Fortune. […] [Lucius est ensuite invité à se consacrer à Isis] Car, quand tu seras entré au service de la déesse, c’est alors que tu sentiras vraiment les bienfaits de ta liberté13.

A l’aide d’un mot cher à la langue des mystères, Lucius est désigné comme l’un de ceux qui sont « en quelque sorte nés à nouveau par l’effet de sa providence » (sua prouidentia quodam modo renatos 11, 21, 7, cf. 11,16, 4). Je laisse de côté la problématique de la signification religieuse du onzième livre des Métamorphoses en rapport avec l’ensemble du roman et en particulier avec la fable d’Amour et Psyché, qui en occupe la partie centrale. Mais je rappelle en passant ce que souligne Arthur Darby Nock : « Soteria and kindred words carried no theological implications ; they applied to deliverance from perils by sea and land and disease and darkness and false opinions, all perils of which men were fully aware »14. Ce que j’ai mentionné du dénouement des aventures de Lucius me permet quelques remarques qui nous ramèneront aux Actes apocryphes des apôtres.

Lucius a été arraché au champ d’activité d’une force surhumaine, représentée comme une divinité, la Fortune, assistée, comme je l’ai mentionné, par des divinités féminines mineures (Rivalitas 10, 24, 1 ; Invidia p. ex. 4, 14, 1 ; 4, 34, 4), pour passer dans le champ d’activité d’une autre divinité, Isis, assistée par des divinités telles que Quies et Misericordia (11, 15, 1). Les deux exercent leur pouvoir d’une manière bien différente : la Fortune est malveillante, elle agit sous l’impulsion aveugle qui la pousse à tourmenter les êtres vivants (improuida… malitia 11, 15, 2) ; Isis agit sur le mode de la providence. Isis, élevée au rang de providence cosmique, protège les humains de la fatalité, comme le dit Lucius dans la prière qu’il lui adresse, et qui est une véritable arétalogie, comparable à d’autres arétalogies d’Isis qui nous sont connues par des inscriptions15 :

« Il n’est ni jour, ni nuit, ni instant fugitif que tu laisses passer sans le marquer de tes bienfaits, sans protéger les hommes sur mer et sur terre, sans chasser loin d’eux les orages de la vie, sans leur tendre la main secourable qui dénoue les réseaux les plus inextricables de la fatalité, calme les tempêtes de la Fortune et maîtrise le cours funeste des étoiles »16.

Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne soumet pas à un destin les humains qui se mettent à son service ; comme nous l’avons entendu du prêtre, elle aussi est Fortune, mais une Fortuna uidens, à la différence de l’autre, et prouidens, c’est-à-dire qui oriente le destin des humains vers leur bonheur17. En fait, Isis représente finalement l’autre face de la Fortune, celle qui met de l’ordre dans le chaos de la vie et qui régit en général l’ordre du monde, plus puissante que tous les autres dieux. Le thème de la Fortune chez Apulée est très étudié, et je n’ai rien de nouveau à dire à ce sujet. Ce qui est important pour nous maintenant, c’est qu’il s’agit de se soumettre à elle. Comme le dit lors d’apparition nocturne Isis à Lucius, encore âne, en lui annonçant sa libération imminente :

« Mais par-dessus tout souviens-toi et garde toujours gravé au fond de ton cœur que toute ta carrière, jusqu’au terme de ta vie et jusqu’à ton dernier soupir, m’est engagée. Et c’est justice qu’à celle dont le bienfait t’aura rendu ta place parmi les hommes, tu doives tout ce qui te reste à vivre. Tu vivras d’ailleurs heureux, tu vivras plein de gloire sous ma protection […] Et si, par une obéissance scrupuleuse, une pieuse attention à mon service, une pureté persévérante, tu te rends digne de ma protection divine, tu sauras que seule j’ai pouvoir de prolonger aussi ta vie au delà des limites fixées par ton destin (ultra statuta fato tuo spatia) » (11, 6, 5-7).

Soumission comme liberté

Cette Isis/Fortune bienveillante contrôle même ce destin qui tend à s’identifier avec la Fortune/τύχη18. C’est pourquoi, à la fin du discours que je viens de citer, le prêtre parle de la liberté que Lucius a désormais acquise : seulement celui (ou celle) qui accepte de devenir le serviteur de la divinité vraiment puissante et bienveillante est à considérer comme libre, parce qu’il est protégé des assauts des puissances malveillantes. En attendant d’être initié, Lucius loue un logement dans l’enceinte du temple de la déesse (dans le pastophorion, comme c’est la coutume), il participe à la vie des prêtres et reçoit sans cesse, en rêve, des avertissements et des instructions (11, 19) ; l’obéissance à de tels préceptes, parfois incompréhensibles, est sans doute perçue par lui comme une partie de sa liberté, et comme une condition nécessaire pour conserver cette liberté.

Le thème de la soumission à la puissance suprême ou vraie comme condition de la liberté exigerait une recherche à part. On le trouve bien entendu dans la perspective philosophico-politique du stoïcisme, chez Sénèque, qui s’insère dans la tradition éthique d’après laquelle la virtus permet de résister aux coups de la fortuna. Mais si la voluptas s’accompagne de la virtus, écrit-il, elle l’emporte facilement et enlève la liberté à l’individu, car celui-ci commence à avoir besoin du secours de la Fortuna, ce qui équivaut au plus grand esclavage : nam, quae maxima servitus est, incipit illi opus esse fortuna ; sequitur vita anxia, suspiciosa, trepida, etc. (De vita beata 15, 3). La virtus, quant à elle, consiste à suivre spontanément le destin fixé par la divinité : in regno nati sumus : deo parere libertas est (De vita beata 15, 7). Cette réflexion s’encadre évidemment bien dans la situation politique concrète du principatus. Toujours dans la ligne du stoïcisme, dans une perspective moins directement politique, à une époque très proche d’Apulée, se situe Epictète, qui, lui aussi, identifie la liberté individuelle à l’acceptation de chaque événement tel qu’il se produit (Entretiens 1, 12, 7-15), et qui affirme que « personne ne doit causer notre infortune, mais tout notre bonheur, et Dieu surtout, qui nous a créés à cette fin » (Entretiens 3, 24, 6319) ; il souligne que Diogène, libre plus que tout autre, aimait bien sûr les autres humains, « mais comment aimait-il ? Comme devait le faire un serviteur de Zeus, plein de sollicitude en vérité pour les hommes, mais en même temps soumis à Dieu » (3, 24, 65 : ἀλλ’ ἐφίλει πῶς ; ὡς τοῦ Διὸς διάκονον ἔδει, ἅμα μὲν кηδόμενoς, ἅμα δ’ ὡς τῷ θίῷ ὑποτεταγμένος). Et il commente : « Voilà comment on acquiert la liberté » (3, 24, 67).

D’ailleurs, nous avons vu que, dans le climat intellectuel représenté par le roman d’Apulée, il n’y a pas de virtus qui puisse empêcher la cruelle Fortune de sévir ; ici, la liberté ne vient pas de l’adhésion intellectuelle du sage au logos qui règle l’univers, mais de l’adhésion liturgique du fidèle à la divinité personnelle bienveillante qui le prend sous sa protection20. C’est pourquoi un témoignage peut-être plus pertinent, mais lui aussi très caractéristique du climat spirituel de ce IIe siècle, est fourni par les Discours sacrés d’Aelius Aristide. Pour cet intellectuel, Asclépios est « le sauveur », ὁ σωτήρ tout court (Discours sacrés 1 [= Or. 47 Keil], 1 ; etc.), mais ce salut – qui est ici surtout santé physique et équilibre spirituel – est lié à l’exécution aveugle des préceptes du Dieu, même des plus étranges et des plus incompréhensibles. Aristide fait l’éloge d’Asclépios comme du « dispensateur du destin, car il dispense à chaque être humain son destin » (μοιρονόμον πρoσεῖποv αύτὸν, ὡς τὰς μοίρας τοῖς ἀνθρώποις διαvέμovτα : Disc. s. 2 [= 48 Keil], 31). Il sait que c’est le dieu qui le garde en vie, jour après jour, et qui par conséquent est son sauveur (ibid., 37). « Je savais bien », écrit-il « que tout est vain en comparaison de l’obéissance au dieu » (Disc. s. 5 [= 51 Keil], 56 : εὖ δὲ ᾔδειν ὅτι πάντα λῆρος πρὸς τὸ πείθεσθαι τῷ θεῷ). Comme dans le cas de Lucius, il s’agit ici d’un salut personnel qui ne se soucie pas du destin des autres, de ceux qui ne sont pas placés sous la protection de la divinité conçue comme la plus puissante : ce qui compte pour Aristide est que le dieu, « en regardant l’individu » πρὸς ἄνδρα ὁρῶν), puisse satisfaire ses besoins21. Certes, Lucius/Apulée fait aussi de la propagande isiaque, et dans la mesure où cette propagande s’avère efficace, elle réduit le champ d’activité de la Fortuna malveillante et donc les souffrances humaines. Cependant, le but primaire n’est pas de réduire ce champ d’activité, et éventuellement de l’éliminer ; l’essentiel est que la divinité hostile se tourne ailleurs et laisse tranquilles les dévots d’Isis, comme le soulignait le discours du prêtre, sur lequel je reviendrai. La raison est sans doute liée à la perspective polythéiste : la Fortuna, même discréditée, reste une déesse ; bien qu’il y ait une tendance hénothéiste dans la vénération d’Isis comme puissance cosmique, cela ne disqualifie pas pour autant ni ne supprime les autres divinités.

La Fortune comme puissance néfaste

Nous pouvons alors revenir aux Actes apocryphes pour constater comment ils s’insèrent dans la quête fiévreuse qui caractérise largement, bien que non exclusivement, le IIe siècle de notre ère : l’effort de se soustraire à ce qui est perçu comme la domination de forces aveugles et malveillantes, mais inexorables, qui oppriment et détruisent, dans les faits de tous les jours, la vie des humains ; de s’y soustraire, plus précisément, en devenant, d’esclave des puissances mauvaises, le serviteur de puissances favorables, en se mettant sous la protection d’un pouvoir surhumain qui s’est montré capable d’éliminer ou de réduire l’angoisse, et qui peut fournir équilibre, identité, intégration, avant tout par ses interventions dans les situations de crise de la vie quotidienne. Il est inutile de s’étendre ici sur ce sujet en général. Il vaut mieux répondre à une double objection possible. Premièrement, comme nous l’avons vu, dans ces Actes il n’est pas question de Fortune mais, éventuellement, de destin ; deuxièmement, ce destin est ramené en dernier ressort au diable. Cette situation ne s’oppose-t-elle pas à la comparaison que je suis en train d’esquisser ?

Quant au premier point, nonobstant l’opposition qu’il devrait apparemment y avoir entre un destin fixé, immuable, et une fortune caractérisée comme changeante, inconstante, incertaine, on constate une forte tendance à les identifier, car il s’agit dans les deux cas de forces entraînant les humains contre leur volonté. Du reste, tout le traité De prouidentia de Sénèque est là pour montrer cette équivalence : il peut écrire praebendi fortunae sumus, ut contra illam ab ipsa duremur (4, 12) et quid est boni uiri ? praebere se fato (5, 8), cette dernière phrase dans un contexte expliquant que tout ce qui arrive, les joies comme les souffrances, est fatum, appartient à une chaîne entièrement prédéterminée (5, 6-9). Ce qui est dit au sujet des boni uiri, qu’ils non trahuntur a Fortuna, sequuntur illam (5, 4) vaut également pour le fatum. Certes, pour le stoïcien Sénèque tout cela est finalement orienté vers le bien des humains, qui peuvent mettre à l’épreuve leur uirtus sous les coups de la fortune (ch. 3-4), en sorte que cette dernière n’est pas cruelle, mais providentielle : non est saeuitia, certamen est, quod quo saepius adierimus, fortiores erimus (4, 12). Tout autre, il est vrai, est l’atmosphère des Métamorphoses et des Actes apocryphes, où les humains n’ont aucune possibilité de résister aux malheurs qui s’abattent sur eux.

Il est également vrai que pour Apulée philosophe platonicien il y a convergence entre providence et destin, alors que la fortune est bien distinguée de ces deux. En effet, la providence correspond à la volonté divine, qui ne peut être la cause d’aucun mal ; la présence du mal s’explique par les deux autres forces agissantes, la liberté humaine et la fortune, qui peuvent sortir des résultats bons ou mauvais22. Pourtant, les Métamorphoses n’observent pas ce schéma, et en particulier le fatum est bien loin de correspondre à une providence divine qui ne serait porteuse que de biens. Ainsi, pour ne mentionner que quelques exemples, le destin donne ses prescriptions à Psyché par l’oracle de Delphes, et ce qui apparaît horrible à son entourage, est défini comme triste fatum (4, 33, 5). En 4, 2, 4 ; 5, 1 les expressions fortunae meae scaeuitatem et talibus fatis désignent exactement la même situation malheureuse de Lucius. En 5, 22, 1 il est question de fati saeuitia, tout comme – nous l’avons constaté d’autres passages mentionnent la saeuitia de la fortune. Il en va de même pour iniquitate fati en 9, 38, 4. Même si, dans l’œuvre, fatum peut avoir aussi le sens positif de destin régi par la divinité23, il désigne plus souvent un destin ennemi qui prend volontiers les traits de la cruelle fortune. Ce qui est significatif : dans les Métamorphoses, Apulée ne suit pas la tendance optimiste du platonisme moyen tel que lui-même l’entend dans le De dogmate Platonis, mais trahit un pessimisme foncier au sujet des forces qui gouvernent la vie humaine et, plus largement, le cours des événements dans le monde. L’être humain dans sa condition « naturelle » n’est pas orienté par la providence divine vers un destin bienheureux, dont peuvent éventuellement le détourner ses propres fautes et les tours d’une fortune qui peut d’ailleurs être tout aussi bienveillante ; sa condition propre est bien plutôt d’être à la merci d’une fortune aveugle et malveillante, à laquelle seule sa conversion à une divinité toute puissante peut le soustraire. C’est cette divinité qui se voit investie de cet aspect de felicitas qu’Apulée philosophe, nous l’avons vu, considère comme l’un des deux aspects possibles de la fortune24, ce qui fait perdre à cet aspect son caractère aléatoire et le transfère du côté de la providence ; à la fortune des Métamorphoses ne reste que l’aspect de l’infelicitas. Comme le montre la diffusion du culte d’Isis/Fortune25, cette perspective était largement répandue.

D’ailleurs, fatum et Fortuna – cette dernière étant entendue comme source de malheur – peuvent coopérer de façon très étroite dans des textes littéraires : ainsi Enée dit de lui-même en Enéide 8, 333-335 : me pulsum patria pelagique extrema sequentem /Fortuna omnipotens et ineluctabile fatum / his posuere locis ; d’après le commentaire de Servius sur ce passage, l’idée s’inspirerait des stoïciens, qui nasci et mori fatis dant, media omnia fortunae26 ; mais Cf. aussi 1, 239-240. De même chez Lucain, Bellum civile 1, 261-265 : noctis gelidas lux soluerat umbras : / ecce, faces belli dubiaeque in proelia menti / urguentes addunt stimulos cunctasque pudoris / rumpunt fata moras : iustos Fortuna laborat / esse ducis motus et causas inuenit armis ; 2, 699-701 : dux etiam uotis hoc te, Fortuna, precatur, / quam retinere uetas, liceat sibi perdere saltem / Italiam. uix fata sinunt ; 3, 392-394 : quantum est quod fata tenentur / quodque uirum toti properans inponere mundo / hos perdit Fortuna dies. En somme, cette Fortune qui joue avec les humains sans aucune considération pour leurs mérites était très largement ressentie comme une puissance hostile : « en fait, sa méchanceté était mentionnée presque aussi souvent que son inconstance »27. Saeua, saeuire, que nous avons trouvés chez Apulée, lui étaient rattachés couramment, ainsi que d’autres termes tels que atrox, crudelis, gravis, iniqua, mala et misera (ibid.) ; Ammien Marcellin l’appelle entre autres luctuosa et gravis (26, 9, 9) et inclemens (31, 8, 8)28. Lucius devenu âne, dans une amère tirade contre elle, affirme qu’étant aveugle, la Fortune favorise les méchants et tourmente les bons29 ; d’après Pline l’Ancien, cette idée était déjà un lieu commun30.

Dans les Actes apocryphes aussi, le destin qui frappe les personnages et les rend malheureux joue donc ce rôle tout à fait assimilable à celui de la τύχη comme force malveillante et destructrice. D’autre part, l’effort si typique de la Stoa, de faire rentrer toutes les vicissitudes et les adversités de la vie dans un dessein providentiel, est récupéré dans les Actes, mais dans un cadre différent de celui du stoïcisme. Dans ces textes chrétiens, en effet, les malheurs dans lesquels tombent les personnages sont bien – pour reprendre la terminologie de Sénèque, De prouidentia 4, 12 mentionnée ci-dessus – le fruit d’une saeuitia, ici celle des forces démoniaques ; mais, moyennant la défaite de ces dernières, la providence divine, par l’action de l’apôtre, transforme ces souffrances en source d’un plus grand bonheur.

Cette perception négative de la Fortune nous permet de passer à la deuxième question que nous nous étions posée quant à la légitimité de mettre en parallèle la Fortune et le diable (ou les puissances du mal). On comprend en effet que les chrétiens aient vu dans la fortune une manière erronée de désigner, de la part des polythéistes, l’action des puissances diaboliques. C’est ce qu’affirme Tertullien, à une époque très proche de la composition des Actes apocryphes : enimuero praesunt [aux événements], secundum nos quidem deus dominus et diabolus aemulus, secundum communem autem opinionem prouidentia et fatum et necessitas et fortuna et arbitrii libertas (De anima 20, 5). De même, peu après, Lactance prétend que les païens, en percevant la force de la peruersa potestas du diable qui s’oppose à la uirtus, mais en ignorant son véritable nom, forgèrent le fortunae […] uocabulum inane (Instit. 3, 29, 13-17). Augustin, quant à lui, expliquera qu’il n’y aurait pas de quoi s’étonner s’il était vrai, comme le veut la tradition, que la statue de la Fortuna muliebris ait parlé ; en effet, ce sont les démons perfides qui ont opéré ce prodige, ut homines recte uiuere non curarent conciliata sibi Fortuna, quae illos sine ullis bonis meritis faceret fortunatos (De ciuitate Dei 4, 19). En somme, il est tout à fait légitime de comparer le traitement des malheurs humains dans les Métamorphoses et dans les Actes apocryphes : comme le montre l’affinité de la logique narrative, ces textes visent en effet la même problématique, à laquelle ils donnent bien entendu des réponses différentes, à partir de leurs présupposés et de leurs intentions respectives.

Soumission à la divinité et salut dans les Actes apocryphes des apôtres

Les Actes apocryphes proposent une solution qui a des modalités différentes, mais le même point de départ : la conviction que la divinité puissante, plus forte que tous les pouvoirs qui sévissent contre les humains et capable de procurer le salut de ceux qui se mettent sous sa protection, est Jésus-Christ. Voici une citation des Actes de Paul : Thècle, la fervente disciple de Paul, miraculeusement sauvée des fauves dans le cirque, déclare au gouverneur : « Je suis la servante du Dieu vivant ; la protection qui m’entoure (τὰ δὲ περὶ ἐμέ), c’est d’avoir cru en celui en qui Dieu a mis son bon plaisir, en son Fils ; c’est par lui que pas une seule des bêtes ne m’a touchée. Lui seul en effet est la pierre de touche du salut, le fondement de la vie immortelle ; car il devient le refuge de ceux qui sont agités par la tempête, le repos des affligés, l’abri des désespérés ; en un mot, celui qui n’aura pas cru en lui ne vivra pas, mais mourra pour l’éternité »31. L’idée que le Christ a enfreint le pouvoir du destin est bien sûr ancienne dans certains milieux chrétiens : au IIe siècle, elle est attestée par Ignace d’Antioche, Lettre aux Ephésiens 19 (vers 115), ainsi que par les Extraits de Théodote réunis par Clément d’Alexandrie, 69-7532 et dans plusieurs courants gnostiques33. Mais, à la même époque, les Actes apocryphes en illustrent la réalisation par les moyens efficaces de la narration. Je n’en prendrai qu’un exemple.

L’histoire de Drusiane et de Callimaque dans les Actes de Jean 63-86 est un drame tout à fait comparable à ceux qui jalonnent les Métamorphoses d’Apulée. Un homme scélérat, Callimaque, convoite Drusiane, devenue récemment chrétienne avec son mari Andronicus ; la tristesse et l’abattement provoqués par cette situation font tomber malade Drusiane, qui en meurt. Callimaque soudoie Fortunatus, l’intendant d’Andronicus, qui le laisse pénétrer dans le tombeau afin de violer Drusiane, même morte ; mais un serpent mord Fortunatus, le tuant, et bloque Callimaque jusqu’à ce que l’apôtre Jean arrive avec Andronicus. Callimaque, qui a eu entre temps une vision céleste, se convertit devant Jean ; Drusiane est ressuscitée, de même que Fortunatus, mais ce dernier, comme il refuse de se repentir, meurt de nouveau et définitivement. A la différence des histoires des Métamorphoses, celle-ci (comme les autres contenues dans les Actes apocryphes) ne se termine pas sur les malheurs produits par la Fortune aveugle, mais sur l’affirmation du pouvoir salvifique de Dieu et de son Christ : le coupable est arraché à l’influence des puissances mauvaises qui l’ont poussé à commettre ses forfaits ; les conséquences funestes de ses actions sont annulées (résurrection de Drusiane) ; et si quelqu’un sombre définitivement dans la mort, il s’agit seulement de celui qui l’a mérité en s’obstinant à refuser ce salut qu’on lui a offert.

A certains égards, le destin de Callimaque est esquissé tout comme aurait pu l’être celui de Lucius sauvé par la déesse Isis : « Mon enfant », lui dit Jean (78), « gloire à notre Dieu Jésus-Christ, qui t’a pris en pitié, qui m’a jugé digne de rendre gloire à sa puissance, qui, par un cheminement de son fait, t’a jugé digne toi aussi de sortir de ta folie et de ton ivresse, et qui t’a appelé à son repos et au renouvellement de la vie ! » (Δόξα τῷ θεῷ ἡμῶν, τέκνον, Χριστῷ Ἰησοῦ τῷ ἐλεήσαντί σε καὶ καταξιώσαντί με δοξάσαι τὴν αὐτοῦ δύναμιν καὶ καταξιώσαντι καὶ σὲ μεθόδῳ τῇ παρ’ ἀυτοῦ ἐκείνης τῆς μανίας σου καὶ μέθης μεταστῆναι, ἐπὶ δὲ τὴν ἰδίαν ἀνάπαυσιν καὶ ἀνακαίνωσιν βίου καλέσαντι)34. Le vocabulaire correspond à celui que nous avons rencontré à propos de Lucius et montre que le deux textes se situent d’une certaine façon dans la même perspective. D’ailleurs, de même que Lucius devient libre en entrant au service d’Isis, ainsi Callimaque est libéré en entrant au service du Christ ; à son sujet, Jean dit, s’adressant à Jésus : « toi qui as muselé le démon enragé qui était en lui et qui as pris en pitié l’homme frappé de folie ; toi qui es à la fois le libérateur (λυτρώτής) de l’homme qui s’est souillé de sang et le réformateur de celui qui a été enseveli » (77) ; et peu après, s’adressant à Callimaque : « Loin de garder rancune de ta conduite antérieure, il [= Dieu] a fait de toi son serviteur au service de sa miséricorde » (81 : δοῦλον ἐαυ- τοῦ παρέστησεν ὐπηρετοῦντα αὐτοῦ τῷ ἐλέει).

A côté des exemples de cette idée tirés de la tradition polythéiste, que j’ai cités, on peut maintenant signaler que l’idée apparaît très tôt dans le christianisme, dans le contexte de la théologie paulinienne du baptême, en Rm 6, 16ss. ; je ne cite que les vv. 17-19 : « Rendons grâce à Dieu : vous étiez esclaves du péché, mais vous avez obéi de tout votre cœur à l’enseignement commun auquel vous avez été confiés ; libérés du péché, vous êtes devenus esclaves de la justice. J’emploie des mots tout humains, adaptés à votre faiblesse. De même que vous avez mis vos membres comme esclaves au service de l’impureté et du désordre qui conduisent à la révolte contre Dieu, mettez-les maintenant comme esclaves au service de la justice qui conduit à la sanctification » (trad. TOB). Certes, il y a là-derrière l’usage commun à l’Orient ancien de considérer les humains comme les esclaves de la divinité ; mais il y a, en plus, le thème du passage d’un esclavage qui opprime à un autre qui libère. Si Paul et ses lecteurs avaient à l’esprit cette notion sous la forme que nous avons exemplifiée à l’aide des Métamorphoses, il faut croire que Paul voulait suggérer ici une image spécialement négative de la Loi, celle d’une instance divine, mais en même temps tyrannique, qui finalement oppresse les humains et dont il faut être libéré pour mener une vie digne de ce nom. Pour l’époque de la composition des Actes apocryphes, on peut encore mentionner Irénée de Lyon, Contre les hérésies 4, 38, 3 (années 180-190) : dans l’état final de la création, Dieu aura la primauté en tout : « quant à tout le reste, il demeure dans la soumission (ὑποταγή) à Dieu, et cette soumission à Dieu est l’incorruptibilité, et la permanence de l’incorruptibilité est la gloire de l’Incréé »35.

Caractères spécifiques du motif dans les Actes apocryphes

Il est cependant essentiel de souligner deux différences entre les deux exemples que j’ai présentés, les Métamorphoses et les Actes de Jean. Devant Fortunatus qui, ressuscité, s’endurcit dans son attitude mauvaise, Jean éclate en une invective poignante contre Satan, responsable par nature de tout malheur, et lui ordonne :

Reste à l’écart, loin de ceux qui espèrent dans le Seigneur, loin de leurs pensées, de leur esprit, de leur âme, de leurs corps, de leurs actes, de leur vie, de leur conduite, de leur comportement […] C’est de tout cela que Jésus-Christ, notre Dieu, te tiendra à l’écart, toi, Satan, l’impie par excellence et l’ennemi de Dieu, ainsi que ceux qui te ressemblent en se conduisant comme toi ! (84).

Nonobstant la ressemblance apparente, ceci est différent, me semble-t-il, de Métamorphoses 11, 15, 2, déjà cité : « Qu’elle [= la Fortune] aille donc maintenant, qu’elle donne libre cours à sa fureur et cherche ailleurs sur qui assouvir sa cruauté : car ceux dont la majesté de notre déesse a revendiqué la vie pour les garder à son service ne sont plus exposés aux rigueurs du sort ». Dans le texte chrétien, l’action du Christ ne se borne pas à protéger son adepte, en laissant les puissances mauvaises sévir ailleurs ; elle réduit positivement le champ d’activité de ces puissances, en annulant même le mal qu’elles ont déjà opéré. La perspective monothéiste a modifié le système ; ici, pas question de laisser agir ailleurs des divinités capricieuses et nuisibles ; ici, le seul Dieu véritable procure le salut précisément par l’attaque directe et victorieuse contre les puissances autres que lui, lesquelles, par hypothèse, ne peuvent être que de fausses divinités, des hypostases du principe du mal qui s’oppose directement à Dieu. Pour citer une phrase de Dodds, « to the Greek tradition an actual hypostatised Devil is wholly foreign »36. Dans le premier christianisme, en revanche, la vie humaine et l’histoire sont structurées par l’opposition fondamentale entre Dieu et cette hypostase.

Une deuxième différence réside dans le fait que dans les Actes apocryphes, à la différence des Métamorphoses, les récits mineurs ne se limitent pas à illustrer le triste destin de ceux qui sont agis par des forces mauvaises, n’étant pas sous la protection de la divinité bienveillante ; ils illustrent également le triomphe de cette divinité, qui intervient dans toutes ces vicissitudes en redressant le cours des événements et en assurant le bien des humains. Ce dénouement heureux est lié à un élément absent du roman, c’est-à-dire à la figure de l’apôtre, en rapport étroit avec le genre de salut se réalisant ici. Dans une étude remarquable de 198137, Eric Junod a souligné que, dans les Actes apocryphes, ce qui compte est la fonction de l’apôtre plus que sa personne, car cette fonction est l’instrument par lequel s’accomplit l’économie divine, qui se concrétise dans les victoires de l’apôtre sur les initiatives du diable. J’ai des réserves sur le refus de Junod de reconnaître aux Actes apocryphes un intérêt pour la personne de l’apôtre, mais je crois qu’il a raison d’insister sur l’importance de la fonction de l’apôtre, et que cette importance se comprend bien dans la perspective que j’ai esquissée. Les Actes apocryphes sont dominés par la conviction profonde propre aux origines chrétiennes, selon laquelle le salut est réalisé par l’articulation entre l’œuvre du Christ, qui procure ce salut, et l’œuvre de l’apôtre, qui l’annonce et permet aux humains d’en faire l’expérience38. Les Actes apocryphes visent à montrer de quelle manière les effets de l’œuvre de rédemption du Christ se réalisent dans les vicissitudes humaines ; le moyen qui permet à cette œuvre de se rendre présente dans les événements, d’atteindre les personnes et de transformer leur vie, est le ministère de l’apôtre. Ce dernier fait surgir l’action de Dieu dans le contexte de situations de vie concrètes ; l’apôtre est l’instrument qui porte la rédemption réalisée par le Christ et en Christ à s’activer dans le cas individuel, à sauver des êtres humains précis qui en ont besoin dans une situation donnée. Or afin que cette œuvre divine puisse se communiquer, de même qu’afin qu’il apparaisse clairement que le mal a été produit par l’action du diable, il est nécessaire qu’on puisse voir le bien s’imposer, le mal céder du terrain. La visibilité de l’action divine devient essentielle. Ceci peut aussi expliquer pourquoi la logique interne de ces écrits les a amenés à reprendre des éléments de la figure de l’homme divin39 : en effet, l’apôtre opère des prodiges en faisant agir un pouvoir surnaturel ; seulement, il se soucie constamment de préciser que ce pouvoir ne lui appartient pas, et que lui est là en ce moment parce que c’est à lui qu’il a été accordé et ordonné d’aller alentour pour mettre en œuvre ce pouvoir au milieu des souffrances humaines concrètes.

Fuir le monde ou conquérir le monde ?

Les dernières remarques vont nous permettre d’évaluer une proposition avancée récemment par Judith B. Perkins sur le fondement d’une comparaison entre les romans grecs, les Métamorphoses d’Apulée et les Actes apocryphes40. Les histoires des romans grecs tournent autour d’un couple d’amoureux qui passe à travers toutes sortes de péripéties pour parvenir enfin à un mariage heureux. Ainsi que l’ont souligné des savants comme Paul Veyne ou Peter Brown, à l’époque romaine l’union des époux est largement utilisée comme symbole de l’ordre social. Sa mise en valeur dans les romans permet de reconnaître dans ces derniers, selon Perkins, « a form idealizing and affirming contemporary Greco-Roman society and its social structures » (p. 249). En revanche, dans les Actes apocryphes l’accueil fait à l’Evangile amène le rejet des relations conjugales et la séparation des couples, donc la crise du mariage ; d’où la déduction : « If the romance celebrates society and its future through the trope of marriage, the portrayal in the apocryphal Acts repudiates any confidence in the prevailing social structures. Through their rejection of sex and marriage, the Acts reject the operating social structure and institutions » (p. 250). Quant aux Métamorphoses, elles appartiennent au genre du roman, mais la comparaison avec le roman grec est significative au plus haut degré. L’histoire de Charité et de Tlépolème – qui traverse toute la partie centrale du roman, aux livres 4-8 – semble d’abord déboucher sur le happy end habituel, mais en réalité elle se poursuit jusqu’à une catastrophe épouvantable ; ensuite, jusqu’à la fin du livre 10, se suivent des récits de désintégration sociale, de mort et d’adultères, jusqu’à ce renversement dérisoire de l’union conjugale qu’est l’union de l’âne Lucius avec une femme condamnée pour plusieurs meurtres, union à laquelle Lucius échappe par la fuite qui l’amènera à la rencontre salvatrice avec Isis. Comme dans les Actes apocryphes, ces récits trahissent la crise de confiance dans les structures et les institutions humaines qui étaient censées garantir la cohésion et l’ordre de la société et donc offrir des points de repère à l’identité individuelle, qui se définissait par ses relations à ces institutions. Les Métamorphoses comme les Actes apocryphes témoignent donc, d’après Perkins, d’une autre compréhension du « moi », fondée sur le soutien de la divinité et sur la relation à l’autre monde, une compréhension qui devait finalement s’imposer dans l’Antiquité tardive et au Moyen Age.

La mise en évidence des différences entre les récits des romans grecs, d’une part, et ceux des Métamorphoses et des Actes apocryphes, de l’autre, me semble intelligente et féconde, ainsi que la mise en rapport de cette diversité avec des compréhensions différentes du moi et de ses fondements. La présente contribution était déjà rédigée lorsque j’ai pu prendre connaissance du travail de Perkins, paru vers la fin de 1999, et j’ai été heureux de constater que ma mise en parallèle des Métamorphoses et des Actes apocryphes à propos de la notion de fortune pouvait se légitimer dans un contexte plus large. Il est vrai que mon sujet m’a amené à me concentrer sur les différences entre les réalisations de structures narratives analogues dans le roman d’Apulée et dans les Actes chrétiens, plus que sur les analogies qui opposent ces œuvres aux romans grecs traditionnels. Mais il y a un point sur lequel la thèse de Perkins appelle une précision, qui peut partir de nos dernières considérations. Selon Perkins, le traitement si différent du topos du mariage renvoie à une opposition entre un moi qui se réalise (ou qui a l’illusion de se réaliser) dans ce monde, et un moi qui a perdu toute confiance en la société humaine et est convaincu de ne pouvoir se réaliser qu’en se détournant de celle-ci vers un autre monde41. Si cela signifie que le salut ne peut venir qu’en se détachant de ce monde, je me demande si cette interprétation est entièrement correcte. Déjà, elle vaut difficilement pour les Métamorphoses, où Lucius, il est vrai, ne se marie pas et devient pastophore de la déesse, mais où il est poussé par Osiris lui-même à poursuivre ses gloriosa in foro […] patrocinia (11, 30, 4) ; ce qu’il réalise n’est pas une fuite de ce monde et de ses institutions, mais bien plutôt une heureuse réussite dans le cadre de ces dernières, grâce à la providence des dieux (liberali deum providentia iam stipendiis forensibus bellule fotum 11, 30, 2). Du reste, la protection d’Isis « se pure puo significare un prolungamento della porzione di vita stabilita per ciascun uomo e più ampiamente garantisce prosperità e ordinate condizioni di esistenza, non prevede mai una beatitudine ultra-mondana »42. La déesse ne représente pas une alternative à ce monde et à ses institutions, mais plutôt le seul pouvoir capable d’assurer le bonheur humain dans le contexte de celles-ci.

Quant aux Actes apocryphes des apôtres, Yves Tissot a mis en garde contre la tendance à les considérer tous sans distinction comme encratites43. Si les Actes de Thomas le sont sans doute, si les Actes d’André, à en juger par ce qu’il en reste, semblent aussi aller dans ce sens, dans les Actes de Paul, l’apôtre se limite à décourager les mariages des fiancés mais ne brise pas les unions existantes ; ce dernier motif apparaît dans les Actes de Pierre, mais de façon marginale. Il faudrait donc être prudent avant d’évaluer les implications anthropologiques et sociologiques des Actes apocryphes à partir de ce seul motif. Mais même si on voulait accorder que l’union sexuelle est, selon ces Actes, un lieu où s’amoncellent spécialement les pièges mis en œuvre par le diable, est-ce que cela suffirait pour admettre que la proposition des Actes est de se détourner des relations et des institutions de ce monde pour se tourner vers l’au-delà ? Sans doute, ils veulent montrer que le seul fondement possible d’une vie heureuse aussi bien pour les individus que pour les structures de ce monde est la soumission au Christ. Mais cette soumission ne nie pas ces structures ; au contraire, elle a pour effet de les renforcer sur de nouvelles bases. Il est significatif que les Actes les plus nettement contraires au mariage, ceux de Thomas, mettent en scène la relégitimation du pouvoir politique par la conversion du roi Goudnaphar et de son frère (Acte 2, ch. 17-29). On pourrait se demander dès lors si la mise en question littéraire du mariage équivaut sans autre à une méfiance radicale par rapport aux institutions sociales, ou si elle ne viserait pas plutôt à signaler l’exigence d’un fondement de ces institutions autre et plus solide que des attitudes humaines ressenties comme particulièrement exposées aux attaques des puissances adverses, comme la passion d’amour et l’attraction sexuelle.

Que, d’après les Actes apocryphes, on n’est pas sauvé par les institutions de ce monde, mais par un pouvoir qui vient de l’extérieur de celui-ci, Judith Perkins a raison de le souligner. En même temps, toutefois, les institutions de ce monde sont envisagées comme un cadre et un instrument apte à rendre possible l’application de ce salut. L’insistance sur la visibilité de l’action divine réalisée par l’apôtre, que nous avons détectée dans les Actes, aide à prendre conscience de ce fait. Cette exigence de visibilité semble représenter en effet l’une des caractéristiques marquantes des Actes apocryphes. On est frappé par la confiance que leurs auteurs ont dans la force de leur religion, on pourrait dire par l’assurance qui leur fait représenter l’activité de ces itinérants marginaux comme étant le centre de l’intérêt des masses humaines, de personnages haut placés, de détenteurs du pouvoir. Il est presque superflu de rappeler le débat entre Pierre et Simon dans le Forum :

Les frères se réunirent donc, ainsi que tous ceux qui étaient à Rome, occupant chacun une place pour le prix d’une pièce d’or. Il vint même des sénateurs, des préfets et des fonctionnaires. Et Pierre arriva, il se tint debout, au milieu d’eux. Tous à la fois s’écrièrent : Montre-nous (ostende nobis), Pierre, quel est ton dieu, ou quelle est la majesté qui t’a donné de l’assurance (Actes de Pierre 23).

Par sa parole et par les résurrections qu’il va opérer, Pierre va triompher dans l’espace public, qui contribue à définir le statut de la personne qui l’occupe. Une comparaison sur ce point avec le roman hellénistique, dans la perspective de Perkins, peut être intéressante. Dans Chéréas et Callirhoé de Chariton d’Aphrodise, la ville entière, réunie en assemblée officielle dans le théâtre, s’occupe de demander, puis d’accompagner les fiançailles des deux adolescents (1). La pertinence politique de ce mariage comme symbole de l’union sociale est ici évidente ; il est alors d’autant plus significatif que dans les Actes de Pierre il soit remplacé par un autre catalyseur de la communauté et surtout de ses autorités, la confrontation entre les apôtres de Dieu et du diable qui devra montrer (ostende nobis) en quel Dieu il faut que la communauté mette sa confiance (conprobate ergo nobis ambo cui uere debeamus credere est la conclusion de l’appel des Romains à Pierre dont nous venons de citer le début). Il paraît clair qu’il n’est pas question ici d’extinction de la société humaine (demise of human society, Perkins, p. 250) et de ses institutions ; au contraire, on attribue à ces institutions une importance si grande pour la conduite des humains qu’il devient essentiel d’établir quelle doit être leur référence.

En somme, les Métamorphoses et les Actes apocryphes partagent une même problématique : comment les humains peuvent-ils échapper au coups portés contre eux par une force adverse ? Les réponses sont apparemment convergentes : en se mettant sous la protection d’une puissance plus grande, bienveillante à leur égard. En réalité, le remplacement de Fortuna par le diable entraîne une transformation profonde. Si les Métamorphoses se referment sur une allusion à la cohérence entre le culte d’Isis et les intérêts de l’Etat (le collège des pastophores fondé du temps de Sulla, 11, 30, 5), elles n’envisagent pas de relation exclusive ou même préférentielle entre l’Etat et la déesse, ni ne songeraient à s’opposer au culte de la Fortune. Dans la perspective chrétienne des Actes apocryphes, l’allégeance au Christ est conçue comme exclusive et comme la seule véritable solution aux malheurs des humains, une solution que la bonté divine veut activement répandre et affirmer sur la terre ; d’où l’effort missionnaire qui lui permet de se réaliser. Si cette diffusion se fait d’abord sans égard à la condition sociale des récepteurs44, aux IIe et au IIIe siècles les auteurs d’Actes apocryphes se posent la question de la conquête des élites comme devant être la clé qui permettra à tout le monde de participer au salut procuré par le Christ. Dans la fiction narrative, l’occupation des espaces publics, en particulier de ceux qui symbolisent l’exercice du pouvoir, apparaît comme l’une des expressions de cette orientation.

D’ailleurs, les missionnaires chrétiens n’étaient pas les seuls à percevoir l’importance de l’occupation, même physique, de ces espaces. On peut évoquer la représentation célèbre des philosophes cyniques itinérants – sociologiquement proches des apôtres chrétiens – que donne Lucien de Samosate dans son dialogue Les fugitifs (Δραπεταί), où la Philosophie se plaint auprès de Zeus du mauvais service que lui rendent ces gens-là. Elle les discrédite, entre autres, en insistant sur le fait qu’à l’origine, ils appartenaient à des lieux dénotant un statut social très modeste : cette race « travaillait comme esclaves ou mercenaires ou apprenait d’autres activités habituelles pour des gens de cette sorte, celle du cordonnier, du forgeron, du blanchisseur, du cardeur » (12). Sortis de leurs boutiques sur la voie ou la place publique, ils s’enrichissent bien qu’ils affirment mépriser l’argent, à la suite de quoi ils s’achètent des champs et des bâtiments entiers (20), passant ainsi, dans l’espace social, des marges au centre. On peut proposer une comparaison avec les Actes apocryphes dans la mesure où les gens dont se moque Lucien réussissent leur occupation de l’espace publique et leur ascension sociale en prétendant être au service d’une sorte de divinité salvatrice dont le statut est reconnu, la Philosophie. Les chrétiens des Actes apocryphes prétendent être au service de la seule vraie divinité, dont ils rendent visible le pouvoir par les exploits des apôtres, et par là – tout en protestant que l’honneur ne revient qu’à Dieu – ils se posent en acteurs incontournables de la vie sociale, notamment en milieu urbain. Dans ce sens, ces Actes pourraient être considérés comme l’un des instruments idéologiques de cette opération, dont la victoire sur les caprices de la Fortune – maintenant démasquée comme forme de l’activité diabolique –, victoire obtenue au nom de la soumission à un Dieu bienveillant qui amène l’ordre et le bonheur des humains, représente un moment essentiel.

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1 Ce titre, retenu par les éditions critiques actuelles, n’est sans doute pas primitif. Vers 190, Irénée de Lyon se réfère au livre comme aux actus apostolorum (Contre les hérésies 3, 13, 3) ; peu après, Clément d’Alexandrie les appelle πράξεις τῶν ἀποστόλων (Stromates 5, 82, 4, etc.) ; et Tertullien acta apostolorum (Le baptême 10, 4, etc.). Quant à la tradition directe, le Codex Sinaïticus du IVe siècle, avec quelques autres, a πράξεις ; on trouve aussi πράξεις τῶν ἀγίων ἀποστόλων et πράξεις τῶν ἀποστόλων. Vers 200, le Fragment de Muratori a acta […] omnium apostolorum, où le « tous » est évidemment un ajout destiné à justifier la réception ecclésiastique du livre dont il souligne la portée universelle, un motif cher à l’auteur du Fragment.

2 Je me borne à renvoyer à l’excellent volume collectif de François Bovon [et alii], Les Actes apocryphes des apôtres. Christianisme et monde païen, Genève, Labor et Fides, 1981 (Publications de la Faculté de théologie de l’Université de Genève ; 4), qui fait le point sur les différents problèmes, et à l’article d’Eckhard Plümacher, « Apokryphe Apostelakten », in : PWK Supplementband XV, München 1978, col. 11-70. L’édition des textes grecs et latins par Richard A. Lipsius, Maximilien Bonnet, Acta apostolorum apocrypha, 3 v., Leipzig, Mendelssohn, 1891-1903 (réimpr. Hildesheim, Olms, 1972) sera remplacée par les nouvelles éditions, avec traduction et commentaire, du Corpus Christianorum. Series Apocryphorum de Turnhout (ont paru les Actes de Jean, par Eric Junod et Jean-Daniel Kaestli, en 1983 et les Actes d’André par Jean-Marc Prieur en 1989, ainsi que la traduction des Actes arméniens par Louis Leloir en 1986-1992). De bonnes traductions françaises annotées sont disponibles dans Ecrits apocryphes chrétiens I, sous la direction de François Bovon et Pierre Geoltrain, Paris, Gallimard, 1997 (Pléiade).

3 Voir par exemple Alfred Wikenhauser, Die Apostelgeschichte und ihr Geschichtswert, Münster i. W., Aschendorff, 1921, pp. 94-104.

4 Cf. la critique à l’application de la catégorie d’arétalogie aux textes des origines chrétiennes, développée par Klaus Berger, « Hellenistische Gattungen im Neuen Testament », in ANRW II 25, 2, 1984, pp. 1031-1432 ; 1831-1885, sur ce point 1218-1231.

5 Le grec a ἐνέργειά τις : la précision « malfaisante » est du traducteur Jean-Marc Prieur, mais rend bien le sens. Ici comme par la suite, je cite les traductions contenues dans le volume cité Ecrits apocryphes chrétiens I, réalisées par Jean-Marc Prieur (Actes d’André) ; Eric Junod et Jean-Daniel Kaestli (Actes de Jean) ; Gérard Poupon (Actes de Pierre) ; Willy Rordorf, Pierre Cherix et Rodolphe Kasser (Actes de Paul) ; Paul-Hubert Poirier et Yves Tissot (Actes de Thomas).

6 Dennis R. MacDonald, « The Acts of Andrew and Matthias and the Acts of Andrew », Semeia 38 (= The apocryphal Acts of the Apostles), 1986, pp. 9-26, ici 18.

7 Acta Andreae. Praefatio – Commentarius, cura Jean-Marc Prieur, Turnhout, Brepols, 1989 (Corpus Christianorum. Series Apocryphorum 5), pp. 225-226.

8 Le texte de l’unique manuscrit, très fautif, d’une ancienne version latine, auquel nous devons notre connaissance des Actes de Pierre (sauf le Martyre, transmis en grec, et quelques fragments), a ici volens omne scandalum et omnem ignarantiam [sic] et omnem inergaemam diaboli, initia et vires infirmes. Le dernier mot est d’habitude corrigé en infirmare ; d’après Gérard Poupon, auteur de la traduction pour les Ecrits apocryphes chrétiens I (voir sur ce point p. 1066), cet infinitif n’a pour compléments que initia et vires, et le verbe qui régit les accusatif précédents, placé entre crochets, est à restaurer en le tirant d’un passage de la Vie d’Abercius, texte grec du IVe siècle, qui plagie à quatre endroits les Actes de Pierre en nous en restituant des fragments. D’autres savants ont soit corrigé volens en dolens, soit fait dépendre d’infirmare toute la série des accusatifs : ainsi Léon Vouaux, Les Actes de Pierre, Paris, Letouzey & Ané, 1922 (Les apocryphes du Nouveau Testament), pp. 272-273.

9 Le passage est conservé par le papyrus copte Bodmer 41, p. 7 (encore inédit ; je reproduis, d’après Ecrits apocryphes chrétiens I, p. 1155, la traduction faite par Rodolphe Kasser, qui en prépare l’édition) et, de façon lacunaire, par le papyrus grec d’Hambourg p. 1 ; le mot entre crochet, perdu dans le papyrus Bodmer, est suggéré par Willy Rordorf (Ecrits apocryphes chrétiens I, p. 1155) sur la base du grec.

10 Il ne s’agit évidemment pas ici de fournir une étude originale sur le thème de la Fortune dans les Métamorphoses, mais de rappeler quelques textes fondamentaux à cet égard. Parmi la très vaste bibliographie, j’ai trouvé particulièrement intéressant pour certaines implications du discours que je développe ici Gian Franco Gianotti, « Romanzo » e ideologia. Studi sulle « Metamorfosi » di Apuleio, Napoli, Liguori, 1986, surtout les pp. 32-52 (« Libertà e dipendenza »).

11 Je cite le texte et la traduction d’après Apulée. Les métamorphoses, texte établi par D. S. Robertson et traduit par Paul Vallette, Paris, Les Belles-Lettres, 1956-19652, 3 vol.

12 Nous verrons plus loin la proximité entre fortuna et fatum.

13 11,15 : Multis et uariis exanclatis laboribus magnisque Fortunae tempestatibus et maximis actus procellis ad portum Quietis et aram Misericordiae tandem, Luci, uenisti. Nec tibi natales ac ne dignitas quidem, uel ipsa, qua flores, usquam doctrina profuit, sed lubrico uirentis aetatulae ad seruiles delapsus uoluptates curiositatis inprosperae sinistrum praemium reportasti. Sed utcumque Fortunae caecitas, dum te pessimis periculis discruciat, ad religiosam istam beatitudinem inprouida produxit malitia. Eat nunc et summo furore saeuiat et crudelitati suae materiem quaerat aliam ; nam in eos, quorum sibi uitas in seruitium deae nostrae maiestas uindicauit, non habet locum casus infestus. Quid latrones, quid ferae, quid seruitium, quid asperrimorum itinerum ambages reciprocae, quid metus mortis cotidianae nefariae Fortunae profuit ? In tutelam iam receptus es Fortunae, sed uidentis, quae suae lucis splendore ceteros etiam deos illuminat. […] en ecce pristinis aerumnis absolutus Isidis magnae prouidentia gaudens Lucius de sua Fortuna triumphat. […] Nam cum coeperis deae seruire, tunc magis senties fructum tuae libertatis.

14 Arthur D. Nock, Conversion. The Old and the New in Religion from Alexander the Great to Augustine of Hippo, Oxford, University Press, 1933 (et réimpressions), p. 9.

15 La plus ancienne est celle de Maronée (IIIe-IIe siècle avant notre ère), Cf. Yves Grandjean, Une nouvelle arétalogie d’Isis à Maronée, Leiden, Brill, 1975 (EPRO 49) ; réédition avec corrections, trad. anglaise et notes par G. H. R. Horsley, New Documents illustrating Early Christianity I, North Ride, Macquarie University, The Ancient History Documentary Research Centre, 1981, pp. 10-21. Cf. sur ces arétalogies p. ex. Dieter Müller, Ägypten und die griechischen Isis-Aretalogien, Berlin, Akademie-Verlag, 1961 (Abhandlungen der Sächsischen Akademie der Wissenschaften zu Leipzig, Philologisch-Historische Klasse 53, 1) ; Jan Bergman, Ich bin Isis. Studien zum memphitischen Hintergrund der griechischen Isisaretalogien, Uppsala, Upsalensis s. academiae gratiae veritas naturae, 1968 (Acta Universitatis Upsalensis. Historia religionum 3) (qui penchent respectivement pour l’origine grecque et égyptienne du genre).

16 11, 25, 2 : Nec dies nec quies ulla ac ne momentum quidem tenue tuis transcurrit beneficiis otiosum, quin mari terraque protegas homines et depulsis uitae procellis salutarem porrigas dexteram, qua fatorum etiam inextricabiliter contorta retractas licia et Fortunae tempestates mitigas et stellarum noxios meatus cohibes. Cf. aussi Nock, Conversion, op. cit., pp. 149-155.

17 Ce thème est très bien étudié par Giulia Sfameni Gasparro, « Iside Fortuna : Fatalismo e divinità sovrane del destino nel mondo ellenistico-romano », in Le Fortune dell’età arcaica nel Lazio ed in Italia e loro posterità. Atti del 3° Convegno di studi archeologici, Palestrina 15/16 ottobre 1994, Palestrina, Comune di Palestrina. Assessorato alla cultura, s.d., pp. 301-323. Selon Iiro Kajanto, « Fortuna », RAC VIII, 1972, col. 182-183 (plus nuancé Id., « Fortuna », in ANRW II, 17, 1, 1981, pp. 502-558, sur ce point 530-532), la déesse Fortuna de la religiosité populaire romaine serait essentiellement une divinité du bonheur, à la différence de Τύχη. L’Isis / Fortune qui sauve Lucius rejoindrait alors cette représentation. Mais la position de Kajanto est critiquée par Sfameni Gasparro, « Iside Fortuna », p. 318 note 68.

18 Pour ce pouvoir d’Isis/τύχη ἀγαθή sur le destin, cf. Sfameni Gasparro, « Iside Fortuna », surtout pp. 305-317.

19 Traduction, ici et plus loin, de Joseph Souilhé, Epictète. Entretiens, 4 v., Paris, Les Belles-Lettres, 1962-1965 (Collection des universités de France), ici III, p. 104.

20 Cf. Gianotti, « Romanzo » e ideologia, p. 47.

21 Tὰ δ’ἐν μέρει πρὸς ἄνδρα ὁρῶν ἤδη διεδίδου, οἷον δὴ τέχνας καὶ ἐπιτηδεύματα καὶ βίους πάντας, κοινῷ τινι φαρμάκῳ πρὸς ἅπαντας πόνους καὶ πράξεις πάσας τῇ ὑγιείᾳ χρώμενος : Λαλιὰ εἰς Ἀσκλήπιον 5 (Oratio 42 ed. Bruno Keil, Aelii Aristidis Smyrnaei quae supersunt omnia II, Berolini, Apud Weidmannos, 1898, p. 335).

22 De Platone et eius dogmate 12, 205-206 : Sed omnia quae naturaliter et propterea recte feruntur prouidentiae custodia gubernantur nec ullius mali causa deo poterit adscribi. Quare nec omnia ad fati sortem arbitratur esse referenda. Ita enim definit : prouidentiam esse diuinam sententiam, conseruatricem prosperitatis eius, cuius causa tale suscepit officium ; diuinam legem esse fatum, per quod ineuitabiles cogitationes dei atque incepta conplentur Vnde si quid prouidentia geritur, id agitur et fato, et quod fato terminatur prouidentia debet susceptum uideri. […] Nec sane omnia referenda esse ad uim fati puta[n]t, sed esse aliquid in nobis et in fortuna esse non nihil. Et fortunae quidem inprouidos casus ignorari a nobis fatetur ; instabile enim quiddam et incurrens intercedere solere, quae consilio fuerint et meditatione suscepta, quod non patiatur meditata ad finem uenire. Et tunc quidem cum inpedimentum istud utiliter prouenit, res illa felicitas nominatur ; at ubi repugnationes istae nociuae erunt, infelicitas dicitur. Cf Jean Beaujeu, Apulée. Opuscules philosophiques (Du dieu de Socrate, Platon et sa doctrine, Du monde) et fragments, Paris, Les Belles-Lettres, 1973 (Collection des universités de France), pp. 71-73 (texte et traduction) ; 272-274 (commentaire).

23 Ce n’est sans doute pas par hasard que les deux passages les plus clairs dans ce sens se trouvent dans le livre 11 et mettent les fata en rapport avec Isis et Osiris : 11, 12, 1 ecce praesentissimi numinis [= Isis] promissa nobis accedunt beneficia et fata ; 11, 27, 9 de eius ore [= du magnus deus Osiris], quo singulorum fata dictat.

24 Cf. note 21.

25 Sfameni Gasparro, « Iside Fortuna », op. cit.

26 Cité par Kajanto, « Fortuna », RAC VIII, 1972, col. 190.

27 Kajanto, « Fortuna », RAC VIII, col. 188.

28 Kajanto, « Fortuna », RAC VIII, col. 192.

29 7, 2, 4-5 : ingemebam subibatque me non de nihilo ueteris priscaeque doctrinae uiros finxisse ac pronuntiasse caecam et prorsus exoculatam esse Fortunam, quae semper suas opes ad malos et indignos conferat nec unquam iudicio quemquam mortalium eligat, immo uero cum is potissimum deuersetur quos procul, si uideret, fugere deberet, quodque cunctis est extremius, uarias opiniones, immo contrarias nobis attribuat, ut et malus boni uiri fama glorietur et innocentissimus contra noxiorum more plectatur.

30 Pline, Histoire naturelle 2, 22 : Toto quippe mundo et omnibus locis omnibusque horis omnium vocibus Fortuna sola invocatur ac nominatur, una accusatur, rea una agitur, una cogitatur, sola laudatur, sola arguitur et cum conviciis colitur, volubilisque, a plerisque vero et caeca existimata, vaga, inconstans, incerta, varia indignorumque fautrix. Huic omnia expensa, huic feruntur accepta, et in tota ratione mortalium sola utramque paginam facit, adeoque obnoxiae sumus sortis, ut prorsus ipsa pro deo sit qua deus probatur incertus. Et déjà Pacuvius, au deuxième siècle avant notre ère, dans un fragment (dont je ne reproduis que le commencement) cité par la Rhétorique ad Herennium 2, 36 : Fortunam insanam esse et caecam et brutam perhibent philosophi / Saxoque instare in globoso praedicant volubili : /Id quo saxum inpulerit Fors, eo cadere Fortunam autumant. / Caecam ob eam rem esse iterant, quia nihil cernat, quo sese adplicet ; / Insanam autem esse aiunt, quia atrox, incerta instabilisque sit ; / Brutam, quia dignum atque indignum nequeat internoscere.

31 Actes de Paul 4, 12 = Actes de Paul et Thècle 37, trad. Willy Rordorf in Bovon-Geoltrain (éd.), Ecrits apocryphes chrétiens I, pp. 1140-1141.

32 Cf. 74, 2 : « le Seigneur lui-même, Guide des hommes, lui qui est descendu sur la terre afin de transférer de la Fatalité (εἱμαρμένη) à sa Providence (πρόνοια) ceux qui ont cru dans le Christ » ; trad. tirée de Clément d’Alexandrie. Extraits de Théodote. Texte grec, traduction, introduction et notes de François Sagnard, Paris, Cerf, 1970 (Sources chrétiennes 23), pp. 197-199.

33 Il suffit ici de renvoyer à Antonio Orbe, Cristologίa gnόstica. Introductiόn a la soteriologia de los siglos II y III, I, Madrid, Editorial catόlica, 1976, pp. 177-214 (ch. 6 : « El triunfo sobre el destino »).

34 Edition Eric Junod, Jean-Daniel Kaestli, Acta Iohannis. Praefatio-Textus, Turnhout, Brepols, 1983 (Corpus christianorum. Series apocryphorum 1), p. 281 ; traduction, ici et plus loin, des mêmes in Ecrits apocryphes chrétiens I (ici p. 1028, légèrement modifiée par rapport à la traduction qui accompagne l’édition, p. 280). Dans leur commentaire (Acta Iohannis. Textus alii-Commentarius-Indices, Turnhout, Brepols, 1983 (Corpus christianorum. Series apocryphorum 2), pp. 440-441, Junod et Kaestli ont quelques bonnes remarques sur l’analogie entre le rôle du diable dans les Actes apocryphes et celui de la τύχη dans le roman.

35 Traduction d’Adélin Rousseau, Irénée de Lyon. Contre les hérésies. Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur, Paris, Cerf, 21985, p. 553.

36 Eric R. Dodds, Pagan and Christian in an Age of Anxiety. Some Aspects of Religious Experience from Marcus Aurelius to Constantine, Cambridge, University Press,

37 Eric Junod, « Les Vies de philosophes et les Actes apocryphes des apôtres poursuivent-ils un dessein similaire ? », in Bovon [et alii], Les Actes apocryphes des apôtres, op. cit., pp. 209-219.

38 Voir François Bovon, L’Evangile et l’Apôtre. Le Christ inséparable de ses témoins, Aubonne, Editions du Moulin, 1993.

39 Je n’ignore pas combien cette désignation est discutée. Il me semble qu’un usage souple en reste légitime. On peut voir par exemple la rapide mise au point de Hans-Josef Klauck, Die religiöse Umwelt des Urchristentums I. Stadt- und Hausreligion, Mysterienkulte, Volksglaube, Stuttgart ; Berlin ; Koln, Kohlhammer, 1995 (Kohlhammer Studienbücher Theologie 9,1), pp. 145-146.

40 Judith B.$Perkins, « This World or Another ? The Intertextuality of the Greek Romances, the Apocryphal Acts and Apuleius’ Metamorphoses », Semeia 80 (= The Apocryphal Acts of the Apostles in Intertextual Perspectives), 1997, pp. 247-260. Ce fascicule a été publié en réalité à la fin de 1999.

41 Cf., dans son article, p. 250 : dans les Actes, l’appel des apôtres à la continence sexuelle « entails the demise of human society » ; ou p. 254 : le roman d’Apulée, comme les Actes apocryphes, « looks beyond contemporary social institutions for salvation » ; p. 258 : en répudiant le mariage et en adoptant la mort comme happy ending, « the Acts were rejecting temporal social structures and human self-reliance for other-wordly support ». Le résumé en tête de l’article (p. 247) est particulièrement clair : les Actes apocryphes et les Métamorphoses représentent un moi « in need of outside direction and support, and rejecting this world for the divine » (c’est moi qui souligne).

42 Sfameni Gasparro, « Iside Fortuna », p. 317. Dans une note à ce passage, l’auteur renvoie aux hymnes d’Isidore, en particulier à 3, 3-11 qui mentionne parmi les bienfaits d’Isis la richesse et l’assistance aux détenteurs du pouvoir.

43 Yves Tissot, « Encratisme et Actes apocryphes », in Bovon [et alii], Les Actes apocryphes des apôtres, op. cit., pp. 109-119.

44 Plus encore, les personnes aisées qui embrassent la foi au Christ pendant les premières décennies semblent avoir été souvent plutôt marginales par rapport à l’exercice du pouvoir, avoir donc souffert d’une « incohérence de status » que la possibilité de positions de prestige à l’intérieur des communautés chrétiennes leur permettait de combler en partie. On peut voir par exemple les études traduites en français de Gerd Theissen, Histoire sociale du christianisme primitif, Genève, Labor et fides, 1996 (Le monde de la Bible 33) ; ou Wayne A. Meeks, The First Urban Christians. The Social World of the Apostle Paul, New Haven ; London, Yale UP, 1983 ; ou encore Ekkehard W. Stegemann, Wolfgang Stegemann, Urchristliche Sozialgeschichte. Die Anfänge im Judentum und die Christusgemeinden in der mediterranen Welt, Stuttgart ; Berlin ; Köln, Kohlhammer, 19972, surtout pp. 62-68.