Figures de la Fortune et théorie du récit à la Renaissance
La figure de la Fortune, dans la réflexion philosophique et morale inspirée de la tradition antique, occupe une place remarquable, qui a rarement manqué d’attirer l’attention de la critique1. Il n’en va pas de même, nous semble-t-il, du rôle, aucunement négligeable, qu’elle joue également dans le domaine de la rhétorique. On se contentera d’en prendre ici à témoins deux importants passages du De Inventione de Cicéron, relatifs, respectivement, au pathos ou conquestio (Inv., I, LV, 106 s.)2, et surtout, ce qui nous retiendra davantage, à la narration, du moins celle qui porte sur les personnes, et à « l’enjouement » ou « agrément » (festiuitas) dont elle est censée s’accompagner (Inv., I, XIX, 27)3.
Si la Fortune, par le jeu de ses variations, « fortunae varietas » ou « fortunae commutatio », occupe, dans les deux passages, une même place centrale, ce n’est pas exactement sous la même forme : la Fortune « pathétique » est d’abord cette « Fortune maligne », cultivée notamment par la tradition de la déploration, du planctus, encore très vivante au XVIe siècle. Elle ressortit, comme dans la Consolation de Boèce, et une multitude d’autres textes, des Remèdes de Fortune de Pétrarque au Labyrinthe de Fortune de Jean Bouchet, à une nébuleuse intellectuelle qui est principalement celle du contemptus mundi, à la célébration des valeurs d’une morale du repli. Elle a nettement à voir avec la tragédie, comme le souligne une formule de Boèce, indéfiniment glosée, au Moyen Age et à la Renaissance, où l’on s’est plu alors à reconnaître une définition du genre tragique : Quid tragoediarum clamor aliud deflet nisi indiscreto ictu fortunam felicia regna vertentem ?4
La Fortune « narrative », en revanche, semble bien relever d’un autre état d’esprit : son intervention se conclut sur un felix exitus, un heureux dénouement, après des péripéties variées, toutes plus surprenantes, et donc plus « agréables » à l’auditeur, les unes que les autres : insperatum incommodum, subita laetitia, où l’on perçoit l’écho, également sensible dans l’un des lieux de la conquestio, de l’événement para tên doxan de la Poétique d’Aristote5. Fortune s’y montre même moins maligne que malicieuse et, tout compte fait, plutôt bonne fille, pour ceux du moins auxquels, en vertu d’un caprice d’ordre peu rationnel, où la tradition perçoit souvent un écho de l’âme féminine, elle a décidé de sourire. S’il est un monde qu’évoque cette formule narrative, brièvement esquissée, plus encore que celui de la narratio oratoire, c’est celui du roman grec : la Renaissance ne le redécouvrira tout à fait, de première main, qu’à partir du milieu du XVIe, et notamment, en France, avec la traduction par Amyot des Ethiopiques d’Héliodore6 ; on voit pourtant qu’une part de son esprit lui était déjà rendue accessible par cette théorie cicéronienne du récit. Elle formule en effet les présupposés d’un certain romanesque, inscrit sous les auspices d’une Fortune à maints égards propice, principe de coups de théâtre pittoresques, de concours de circonstances improbables et enfin de happy end. Autant d’éléments qui préfigurent la notion de suspense, dont T. Cave s’est efforcé de montrer qu’elle commençait à se mettre en place au XVIe, notamment chez Vida et dans la préface d’Amyot à sa traduction des Ethiopiques d’Héliodore7.
A la racine de tout suspense, il est permis de poser l’existence de deux éléments principaux : un élément d’attente et un élément de déception de cette attente, en mal ou en bien. Ce que la notice cicéronienne met surtout en évidence, c’est l’élément déceptif, le jeu de revirements subits8. C’est donc cette formule que le De inventione lègue à la Renaissance, et que l’Italie exploite, pour sa part, sans doute dès la fin du XVe siècle, comme en témoigne notamment le Roland furieux de l’Arioste ; on la voit réapparaître, au début du XVIe, en France, et en particulier, de façon remarquablement détaillée et systématique, dans la Poetica (1516) de François Dubois.
Curieusement, il semble que le Moyen-Age n’ait guère porté d’attention à une théorie qu’il avait pourtant à sa disposition. C’est du moins le sentiment qui ressort d’un examen des principales poétiques médiévales et de la tradition des commentaires de l’Enéide9. Peu enclins, en fait, à construire une théorie du récit, les auteurs, sans se soucier, ou peu s’en faut, du contenu de ce que les narratologues nomment de nos jours la fiction (la série des événements, Ricœur parle aussi de « mise en intrigue »), s’intéressent presque exclusivement à la narration (les artifices d’exposition, la « mise en récit » de Ricœur), et cela même, à vrai dire, surtout dans le cadre de leur doctrine de l’ordo artificialis épique, du début in medias res avec retour en arrière, tout aussi uniment préconisé par les théoriciens de la Renaissance, d’ailleurs.
Avec prudence, on avancera donc une hypothèse sur la redécouverte du schéma cicéronien à l’aube de la Renaissance : ne faudrait-il pas le mettre en rapport avec le cheminement d’une perception plus positive de la figure de la Fortune, qui s’arracherait partiellement au système du contemptus mundi ? Parmi divers indices qui iraient dans ce sens, on peut relever : la diffusion, à partir du XIIIe, des théories aristotéliciennes sur le « fortuné », l’eutuchès, véhiculées par le montage pseudo-aristotélicien du Liber de bona Fortuna10 ; la publication, à la fin du XVe du De Fortuna de Pontano, qui reprend l’idée de l’existence d’un type d’hommes favorisés par la fortune, indépendamment de la raison et de la vertu ; telle ou telle expression enfin, allant du « Fortune qui est mout merveilleuse » du Roman de Pontus et Sidoine (milieu XVe) au « sort artiste » de Montaigne, en passant par le « Ie. M.Fortune » qui servait de devise au Grand Maître de l’artillerie, Jacques Galiot de Genouillac, sous François Ier11.
En tout cas, à partir de la fin du XVe, notamment chez Dubois, mais également chez Melanchthon, Peletier du Mans, Des Masures, à propos de l’Enéide, ou d’Homère, chez des commentateurs de l’Arioste ou de l’Amadis des Gaules, nous voyons se multiplier les interprétations de l’intrigue, épique ou romanesque – la distinction n’ayant, croyons-nous, alors, guère de sens – comme le reflet des vicissitudes de la Fortune ballottant les héros pour le plus grand plaisir – mais aussi l’édification – des lecteurs12.
Fortune intervient pour une part à titre de facteur pathétique : Dubois met à contribution le développement cicéronien sur la conquestio, contaminé avec quelques autres. Le pathos-misericordia est toutefois pour lui, d’abord, un agrément parmi d’autres du récit poétique, conformément à l’enseignement du passage que Cicéron consacre à la narratio, et qui lui fournit le cadre global de son traité. Ce qui domine donc, c’est le rôle « captivant » de l’action de Fortune, dispensatrice de suspens. Melanchthon, quant à lui, souligne davantage la valeur édifiante des jeux de Fortune : le poète nous donne à méditer l’exemple d’un héros affrontant avec constance l’hostilité de la fortune13. Mais ce combat est d’abord pour le héros l’occasion de manifester sa valeur. Fortune est donc un adversaire utile : on doit sans doute se remémorer à ce propos le passage du De Providentia où Sénéque nous décrit les dieux se donnant le spectacle, sublime entre tous, d’hommes de valeur affrontant l’adversité. A la Fortune « tragique » de la tradition boécienne, affermissant le contemptus mundi – on la retrouve à l’occasion, à la Renaissance, par exemple chez Marguerite de Navarre, dans le Triomphe de l’Agneau, qui célèbre le séjour céleste : « Sy hault ne peult l’inconstante fortune/ Lancer son bras, ne jetter infortune »14 – les théories du récit opposent tantôt une Fortune « comique » ou « romanesque », dominante chez Dubois, qu’il parle de Virgile ou de Térence, tantôt une Fortune « héroïque », de tradition sénéquienne, comme chez Melanchthon, d’une façon qui préfigure franchement Corneille, le tout avec une dose d’optimisme assez égale, quoique différemment appliquée.
On pourrait s’attarder à montrer comment diverses modalités d’exploitation, en terme de construction narrative, de la figure de la Fortune, apparaissent en arrière plan d’un assez grand nombre de textes de la Renaissance. Il vaudrait la peine de suivre ainsi le fil qui, sous le signe de Fortune joueuse, va du Roland furieux à l’Astrée et au roman baroque, où cette veine trouve son apogée – ce que nous nous sommes efforcé de montrer ailleurs15 – et cela indépendamment même de la redécouverte du roman grec, qui, évidemment, précipite le mouvement. On pourrait également repérer la reprise de quelques uns des principaux lieux à la fois narratifs et pathétiques analysés par Dubois, dans la célèbre Epistre au Roy pour avoir esté desrobbé de Marot, où Fortune joue un rôle ambigu, le pathos fusionnant indissolublement avec l’enjouement, dans une triple stratégie : celle de l’apitoiement du destinataire, de son divertissement par le récit et enfin du badinage qui met à distance les méfaits d’une Fortune largement dédramatisée – ou tout au moins « dé-pathétisée »16. On pourrait aussi tenter une approche des récits de l’Heptaméron de Marguerite de Navarre à travers l’instance d’une Fortune intériorisée, celle de « l’inconstance » fondamentale du cœur humain, produisant, par voie psychologique, des effets narratifs de « malheur » et de « joie » inopinés, assez comparables à ceux que la théorie cicéronienne induisait principalement, mais non exclusivement, dans l’intrigue, par l’intervention de vicissitudes extérieures.
Mais nous nous attacherons ici à l’étude d’un texte de moins grande envergure littéraire, plus significatif toutefois, parce que plus directement lié à la théorie poétique, non moins qu’à un certain ordre de spéculations philosophiques sur la Fortune. Il s’agit de l’Alector ou le coq de Barthélemy Aneau (Lyon, 1560)17. Aneau a voulu couler la matière d’un roman médiéval – il renvoie au Lancelot, à l’Amadis et au Palmerin, entre autres – dans un cadre narratif rigoureusement conforme à celui des théoriciens du temps, celui qu’ils reconnaissaient notamment dans l’Enéide18. Il s’agit aussi d’un récit allégorique, une « histoire fabuleuse », mais l’Enéide était également interprétée comme telle depuis la fin de l’Antiquité19.
Aneau, ainsi, use et abuse du principe de l’entrée en matière selon « l’ordre artificiel », in medias res, avec retour en arrière, et ce en cascade. Le début nous plonge dans un duel particulièrement violent entre le héros Alector et les frères de sa bien-aimée Noemie. Un interminable récit du père d’Alector, obtenu après bien des ambages, qui décuplent les hésitations d’Enée chez Virgile, nous exposera « les causes » de la situation, en les reprenant de très loin. Les péripéties mouvementées ne manquent pas non plus et sont rapportées, selon ce qui est en train de devenir la règle, à l’action de Fortune. Ainsi d’Alector enlevé dans les airs par un chevalier démoniaque, puis précipité sur le sol, pour se recevoir sur un mol gazon, et découvrir que le chevalier n’est autre que son ancêtre Gallehault qui ne lui veut que du bien. Belle subita laetitia, dans toutes les règles !
Il faut toutefois noter une différence appréciable entre la construction de l’Alector, ainsi que sa conception de la Fortune, et celle des récits relevant du cadre défini par Dubois ou Melanchthon : l’action y est cette fois rigoureusement unifiée, tous les événements faisant l’objet d’un système d’anticipation par des signes prémonitoires, des visions ou des oracles. Aneau a vraisemblablement lu la Poétique de Vida (1521) et certains traités aristotéliciens parus autour de 1550, après la redécouverte effective de la Poétique d’Aristote, dont l’on sait qu’elle exige de l’œuvre une cohérence absolue, de telle sorte qu’il soit impossible de rien y ajouter ni rien en retrancher, ce qui ne fait pas trop l’affaire de la Fortune20. Ce recours aux signes n’est pas seulement une convention fictionnelle, il se justifie par une négation radicale de l’arbitraire de la Fortune qui, dans la mesure où son nom subsiste, est assimilée à la Nécessité et au Fatum :
Sont ce quelque puissance de Fortune (qui est nulle, comme je croy) ? – Non, non (dist Franc-Gal). J’appelle fatalitez les infallibles immuables ordonnances de Dieu, le souverain qui tout régit par sa providence21.
Aneau ne mentionne pratiquement jamais la Fortune sans corriger, pour préciser qu’elle n’est rien d’autre que le Destin ou la Providence. Le cours des choses, rigoureusement déterminé par la volonté divine, et présagé par les signes, peut être en conséquence infailliblement deviné à l’avance par les hommes sages, comme le héros Franc-Gal, « Macrobe », père d’Alector :
Car à tout homme est divinement donné de reveoir et presenter ce que luy est futur, mesmement quand il est approchant de sa fin de vie, que l’esperit est plus à soy et moins enveloppé ès choses terriennes ; d’ond il void et entend plus clairement et plus purement22.
Si donc la tradition héritée du De Inventione privilégiait, dans le « suspense », l’élément de surprise, Aneau privilégie délibérément celui d’attente, au risque, par une prévisibilité absolue, d’anéantir tout intérêt dramatique, ce qu’il réussit assez bien d’ailleurs, assez souvent. Heureusement, il se trouve à ce fatal principe de prévisibilité quelques atténuations narratives : d’abord, la prévoyance du sage souffre à l’occasion quelques éclipses, liées peut-être à quelque inadvertance d’un auteur point si maître que cela de la fortune de son récit ; mais, de toute façon, tous les personnages n’en sont pas dotés ; le jeune et inexpérimenté Alector, en particulier, bénéficie d’une heureuse ignorance des futurs contingents, qui donne plus de piquant à ses aventures propres, assez lisibles, quant à elles, le plus souvent ; les oracles, d’autre part, comme il se doit, restent elliptiques et ambigus, et ne se comprennent tout à fait qu’a posteriori. Une autre limite enfin à la prévisibilité du récit, c’est son caractère fragmentaire. Pour partie du fait de son inachèvement : accident tout extérieur et fortuit, en un sens, puisque Aneau sera assassiné, peut-être à l’instigation des Jésuites, mais aux applaudissements du tout Genève, en juin 1561, à Lyon, dans une émeute confessionnelle. Toutefois, dès le départ, l’œuvre se donnait comme un « fragment divers », commençant par des « propos rompus »23. La mise en ordre unitaire aura été en quelque sorte prédestinée par son auteur lui-même à une façon d’inaboutissement.
Ces quelques données peuvent nous inciter à nous interroger sur l’arrière-fond philosophique et théologique qui sous-tend la démarche d’Aneau. L’insistance sur l’infaillibilité du destin a de bonnes chances de résulter d’une contamination de la prédestination protestante et de la fatalité astrale stoïcienne, très répandue au XVIe, notamment dans certains milieux luthériens, milieux avec lesquels Aneau a longtemps entretenu des contacts étroits24. Il faut rappeler que c’est Luther lui-même qui, en 1525, dans le De Servo arbitrio – et sans doute, à vrai dire, par mégarde – a pratiquement assimilé la prédestination et le fatum, en prenant argument de Virgile, dans le feu de la controverse, pour soutenir ses thèses hostiles au libre arbitre. Il inaugurait sur ce point un mode de lecture de l’Enéide, du point de vue de l’unité du dessein fatal, qui nous paraît aujourd’hui banal, mais qui était resté jusque là à peu près inconnu de la tradition de l’exégèse virgilienne25. Le sens luthérien de la prédestination pouvait dès lors tendre la main aux principes d’organisation unitaire de l’œuvre chers aux aristotéliciens italiens, pour réduire la Fortune au rôle d’un substitut de la Nécessité, et conduire à la réfection des romans médiévaux, à la façon d’Aneau, selon une grille classicisante où il est permis de déceler une dénégation radicale de toute forme d’esprit romanesque.
Nous tâcherons de laisser le dernier mot à Calvin, en hommage au génie des lieux. Conscient de certaines ambiguïtés des formulations de Luther, sans doute, non moins que des attaques auxquelles elles avaient pu prêter le flanc de la part des catholiques, Calvin, dans le chapitre « De la Predestination » de l’Institution, tient à distinguer formellement celle-ci du fatum antique :
Ceux qui veulent rendre ceste doctrine odieuse calumnient que c’est le paradoxe des Stoïques, que toutes choses adviennent par nécessité (…). Quant à nous, (combien que nous ne debattions pas voluntiers pour les parolles), toutesfois nous ne recevons pas ce vocable, dont usoient les Stoïques, à scavoir : Fatum26.
Il examine ensuite la question de la fortune, pour d’abord en nier l’existence, comme Aneau. « Car si toute prospérité est bénédiction de Dieu, adversité sa malédiction, il ne reste plus nul lieu à Fortune, en tout ce qui advient aux hommes27. » Calvin ne s’en tient pourtant pas là, et va réintroduire la notion de fortune par un biais : certes, la fortune n’existe pas en soi, mais elle possède une certaine réalité pour nous, car nous ne sommes en général pas admis dans le secret des conseils divins. Et de nous raconter, à ce sujet, une petite histoire de brigands28. Le romanesque et donc, quelque peu subrepticement, la Fortune, retrouvent ainsi leurs droits dans l’univers mental de Calvin. Il vaudrait la peine – l’intention en est ici toute programmatique – d’étudier de plus près, sous cet angle, certains avatars du récit « fortuné » dans la sphère d’influence calviniste, par exemple chez D’Aubigné.
Notons simplement ici, en manière de conclusion, que Calvin semble se retourner vers la Fortune, par un revirement subit et en quelque sorte « inespéré », comme le fait peut-être aussi Aneau, en dernier ressort, par la « fragmentation » de son Alector. Ne serait-ce pas que, tout compte fait, ils discernent confusément en l’antique figure de Fortune la possibilité d’un recours contre un danger dont ils perçoivent la menace, surgie éventuellement de l’intérieur même de leur propre élan : celui d’un « désenchantement du monde », dans lequel des âmes sans secret se voueraient à suivre indéfiniment les traces trop prévisibles d’une divinité sans mystère ?
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1 Il suffira pour s’en convaincre de se reporter aux autres communications de ce volume.
2 Conquestio est oratio auditorum misericordiam captans. In hac primum animum auditoris mitem et misericordem conficere oportet, quo facilius conquestione commoveri possit. Id locis communibus efficere oportebit, per quos fortunae vis in omnes et hominum infirmitas ostenditur ; qua oratione habita graviter et sententiose demittitur animus hominum et ad misericordiam comparatur cum in alieno malo suam infirmitatem considerabit. Suivent seize lieux. Citons le sixième : Sextus, per quem praeter spem in miseriis demonstratur esse, et cum aliquid exspectaret, non modo id non adeptus esse, sed in summas miserias incidisse. Ce type de situation est présenté par les théoriciens du récit au XVIe comme un schéma narratif particulièrement recommandable ; pour plus de précisions, on se reportera à notre édition de François Dubois, Poétique, en préparation.
3 Hoc in genere narrationis multa debet inesse festivitas confecta ex rerum varietate, animorum dissimilitudine, gravitate, lenitate, spe, metu, suspicione, desiderio, dissimulatione, errore, misericordia, fortunae commutatione, insperato incommodo, subita laetitia, iucundo exitu rerum. On retrouve presque mot à mot ce dernier passage dans la Rhétorique à Hérennius (I, V. 12), ce qui atteste qu’il reflète une formule scolaire canonique.
4 Boèce, De consolatione philosophiae, éd. H. P. Stewart, E. K. Rand, S. J. Tester, Londres, Loeb, 1990, II, 2, p. 182 ; sur la fortune de ce passage, Cf. P. Leblanc, Les écrits théoriques et critiques français des années 1549-1561 sur la tragédie, Paris, Nizet, 1972. On remarquera que la définition de la tragédie donnée par Josse Bade dans ses Praenotamenta à Térence (Paris, Bade, 1504), reprend les termes de cette définition des lieux de la conquestio : Tragoedia est quidam ludus metrice compositus in quo principaliter ostenditur fragilitas humanarum rerum.
5 Aristote, Poétique, 1452 a. Bien entendu, le pathos joue un grand rôle aussi dans la narration : il suffit de relever la présence de la misericordia dans la liste d’éléments, et un auteur comme F. Dubois, au XVIe, insiste très fortement sur ce point.
6 Voir sur ce point, notamment, G. Molinié, Du roman grec au roman baroque, Presses Univ. Toulouse-Montmirail, 2e éd., Toulouse, 1995, et Laurence Plazenet, L’ébahissement et la délectation. Réception comparée et poétique du roman grec en France et en Angleterre aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Champion, 1997.
7 T. Cave, « Suspendere animos : pour une histoire de la notion de suspens » in Les commentaires et la naissance de la critique littéraire en France, textes réunis par G. Mathieu-Castellani et M. Plaisance, Paris, Aux amateurs de livres, 1990, p. 210-218.
8 Ce que G. Molinié appelle « l’organisation antithétique du récit » et « le renversement en pire » (Du roman grec au roman baroque, pp. 137 et 167).
9 Nous prenons bonne note des remarques de J.Y. Tilliette, suggérant que, au fond, pour la poétique médiévale, une loi d’unité, de decorum implicite, ferait que le début déterminerait en quelque sorte le reste de l’œuvre, qui n’aurait plus besoin de faire l’objet de prescriptions particulières. La relecture de Cicéron par la poétique renaissante met effectivement en question un tel principe d’homogénéité, au profit d’une certaine organisation, par le récit, d’une savante hétérogénéité.
10 Voir sur tous ces poins la préface de l’édition de Le Pogge (Poggio Bracciolini), Les Ruines de Rome. De varietate fortunae, livre I, Paris, éd. Y. Boriaud et P. Coarelli, Les Belles-Lettres, 1999.
11 Le Roman de Pontus et Sidoine, éd. M. C. de Crécy, Genève, Droz, TLF, 1997, chap. III, p. 12 ; Montaigne, Essais, I, XXXIV, éd. P. Villey, Paris, PUF, 1965, t. 1, p. 221 ; pour la devise de Galiot de Genouillac, Cf. Ivan Cloulas, Michèle Bimbenet-Privat, La Renaissance française, Paris, La Martinière, 1997, p. 79.
12 Sur tous ces points, voir notre édition de Dubois, Poetica ; Dubois ne connaît pas d’autre critère explicite d’appréciation de la qualité du récit que le delectare, du moins explicitement.
13 Voir P. Melanchthon, Praefatio in librum : Virgilium cum Philipp. Mel. Scholiis, Hagan, Io. Secorius, 1530 (rééd 1534, etc.), n°668 du Corpus Reformatorum, t. II, ed. C.G. Bretschneider, Halle, A. Schwetschke, 1835, p. 22, notamment.
14 Les Marguerites de la Marguerite des Princesses, éd. F. Frank, Slatkine repr., Genève, 1970, p. 153.
15 Voir notre article « Lectures romanesques de Virgile », sous presse.
16 On se montrera sensible aux analyses consacrées par F. Goyet à une tendance à l’élimination du pathos chez Marot, au profit de l’éthos (« Le mot dialogue chez Sebillet : ’fiction’, ethos, eglogue », Riflessioni teoriche e trattati di poetica tra Francia e Italia nel Cinquecento, Atti del Convegno Internationale di Studio, Malcesine, 22-24 maggio 1997, Schena editore, 2000, pp. 53-68). Pour ce qui est du thème de Fortune, très présent dans l’œuvre, on pourrait suggérer une évolution parallèle à son traitement de la déploration : très marquée par le pathos dans les textes les plus anciens, relevant de la tradition de la Grande Rhétorique, la figure de Fortune donne lieu par la suite à plus de distance, conformément à la rupture évangélique avec les habitudes de la déploration que consacre la Deploration de Robertet de 1527. La Complainte de Malleville (Adolescence clementine, éd. G. Defaux des Œuvres complètes, Paris, Garnier, 1996, p. 95-97), à dater probablement de 1520-1521, présente encore une imprécation contre « Fortune helas muable et desreiglée ». La « Petite épître au roi » commence bien par le rappel d’un lieu classique des ravages de Fortune (Suite de l’adolescence, vv. 1-3, Defaux, t. 1, p. 320) : « On dit bien vray, la maulvaise Fortune – Ne vient jamais, qu’elle n’en apporte une, – Ou deux, ou trois avecques elle (Sire) », avec la reprise aux vv. 49-52 : « Bien tost apres ceste fortune là, – Une aultre pire encore se mesla – De m’assaillir, et chacun jour m’assault […] » (p. 321), mais c’est l’ironie qui domine de bout en bout. D’ailleurs, dans l’Elegie vingtcinquiesme (S.A.C., Defaux, t. 1, p. 278), Fortune se fait obligeante : « Tandis Fortune avec cours temporel – Se changera suivant son naturel : Et ne nous est si dure et mal prospere, – Comme paisible, et bonne je l’espere. » (vv. 21-24). Présidant dans l’Epistre au Roi à un redoublement de malheurs inopinés, mis à distance, Fortune annonce ici une « joie inespérée » : le pathos le cède dans les deux cas, différemment, au jeu de la narration « enjouée ». On pourrait multiplier les exemples, à travers les complaintes, les épitaphes (S.A.C., p. 372, etc.), les rondeaux (A.C., p. 147-148, etc.) et les élégies, surtout.
17 Alector ou le coq, Histoire fabuleuse, ed. M. M. Fontaine, 2 t., Genève, Droz, 1996.
18 La présence en arrière plan de considérations théoriques sur le récit voisines de celles fournies par les notices cicéroniennes ressort clairement d’un passage du chap. XXVI (p. 196) : « […] son ame estoit presque hors de luy par la violance d’adventures tant inopinées, rencontres diverses, evenemens non attenduz et soubdains, repentines mutations de regret en espoir, d’espoir en travail et doubte, de doubte en craincte, de craincte en desesperée joye, et de joye en incroyable admiration […] ». On a le sentiment d’une reprise glosée de la citation du De Inventione, avec ses fortunae commutatio, spes et metus, insperatum incommodum, subita laetitia. Les rapports avec les lectures contemporaines de l’Enéide ressortent de nombreux parallèles ; on signalera notamment les arguments versifiés des livres de l’Enéide figurant en tête de chacun d’eux dans la traduction qu’en donne Louis Des Masures, successivement en 1547 (livres I et II) et 1560 (intégrale), cette dernière publication se faisant à Lyon (Jean de Tournes), la même année et dans la même ville donc (mais pas chez le même éditeur) que celle de l’Alector.
19 Cf. sur ce point la préface de l’édition de M. M. Fontaine, op. cit., et notre édition de Dubois, avec bibliographie (immense !).
20 M. A. Vida, Poétique de Marc-Jérôme Vida, trad. P. Bernay, Paris, 1845 (1re éd. 1521). Pour les rapports entre Aneau et les théoriciens aristotéliciens (Lionardi, D’Augé, Gyraldi Cinzio, Pigna, De Nores), Cf. M. M. Fontaine, éd. cit., pp. LXVIII-LXXVI. On rappellera aussi qu’Amyot, dans la préface des Ethiopiques, condamne le manque d’unité de l’action des romans de chevalerie. Ronsard reprendra le grief en 1565 contre le Roland furieux, déjà condamné à ce propos par plusieurs aristotéliciens italiens de stricte observance (voir notre « Lectures romanesques de Virgile »).
21 Aneau, Alector, p. 50.
22 Ibid, p. 51.
23 Alector, p. 13.
24 Voir M. M. Fontaine, op. cit., introduction et B. Biot, Barthélemy Aneau, régent de la Renaissance lyonnaise, Paris, Champion, 1996.
25 Luthers Werke, 18, Weimar, 1908, p. 617 : « Sed cur nobis Christianis illa sunt abstrusa, ut irreligiosum et curiosum ac vanum sit, illa tractare et nosse, cum talia gentiles Poetae et ipsum vulgus, usu communissimo terant in ore ? Quoties unus Virgilius fatum memorat ? […] Nihil ille Poeta aliud facit, quam ut in Troia vastata et Romano imperio suscitando fatum plus valere quam omnium hominum studia significet atque necessitatem et rebus et hominibus imponere ». Pour avoir une idée du développement des idées fatalistes en milieu luthérien, voir P. Freyburger, « Le problème du fatalisme astral dans la pensée protestante en pays germaniques », Divination et Controverse religieuse en France au XVIe siècle, Cahiers V L. Saulnier, 4, Paris, ENSJF, 1987, pp. 35-55.
26 Calvin, Institution de la religion chrestienne, éd. J. Pannier, Paris, Les Belles-Lettres, 1961, t. 3, chap. VIII, p. 111.
27 Ibid.
28 « Nous dirons donc que, combien que toutes choses soient faictes par l’ordonnance de Dieu, toutesfois quelles nous sont fortuites. Non pas que nous reputions Fortune dominer sur les hommes, pour tourner hault et bas toutes choses témérairement, (car ceste resverie doibt estre loing d’ung cœur Chrestien), mais pource que, des choses qui adviennent, l’ordre, la raison, la fin, et la necessité est le plus souvent cachée au conseil de Dieu, et ne peut estre comprinse par l’opinion humaine, les choses que nous scavons certainement provenir de la volunté de Dieu nous sont quasi fortuites […]. Pour donner exemple, posons le cas qu’un marchant estant entré en une forest avec bonne et seure compagnie, s’esgare et par son erreur tombe en une briganderie, où les larrons luy coupent la gorge. » (Ibid.).