Quand Fortune, ce sont les hommes
Aspects de la démythification de la déesse, d’Adam de la Halle à Alain Chartier
Nullum numen abest, si sit prudentia, sed nos
Te facimus, Fortuna, deam cœloque locamus1.
Le succès du Roman de la Rose et la vulgarisation du De consolatione Philosophiæ de Boèce2, traduit (entre autres) par Jean de Meun, ont largement contribué à la floraison de Fortune à la fin du Moyen Age. Mais, loin de s’en tenir à des questions d’influence, on a volontiers rattaché l’importance de ce thème, soit en iconographie3, soit en littérature, à l’inquiétude des temps qui sert aussi à expliquer l’essor, à la même époque, de l’astrologie et du prophétisme jusque dans les palais des princes tant laïques qu’ecclésiastiques4. Un sentiment d’insécurité diffus s’installe du XIVe au XVe siècle, quand l’Europe est frappée de plein fouet par les épidémies de peste, que la France est déstabilisée par la guerre de Cent Ans et la chrétienté confrontée d’abord à l’exil d’Avignon, puis au grand Schisme d’Occident.
L’histoire pourtant ne saurait seule être en cause. Fortune et sa roue sont, du point de vue de l’imaginaire, au cœur d’un vaste réseau d’associations dont les valences symboliques peuvent être utilisées dans les contextes les plus divers, sans qu’il y ait nécessairement des liens avec l’actualité du moment. Les auteurs ont tour à tour opposé la déesse à Raison (chez Jean de Meun) ou à Philosophie (chez Boèce), on l’a mise en rapport avec Amour5 ou associée à la chute des empires et des puissants6. Le mouvement incessant de sa roue dit la fragilité de la condition humaine, mais le XVe siècle renouvelle ce thème moral, répété par des générations de clercs : à l’époque des danses Macabré, il reflète une sensibilité accrue face à la fuite du temps7, laquelle est renforcée par la conviction largement répandue que l’humanité vit son dernier âge dans un monde qui touche à sa fin.
Du XIVe au XVe siècle, Fortune s’offrait ainsi comme une clé pratique, quand il s’agissait d’expliquer les aléas de l’existence quotidienne ou les coups de sort qui avaient marqué l’histoire récente du royaume. Elle se prêtait aussi, de par ses liens avec Amour (ou avec la Dame8), à saisir une réalité plus personnelle, voire à devenir un instrument d’introspection dans le domaine de l’affectivité. De Guillaume de Machaut à Charles d’Orléans et à François Villon, les poètes associent volontiers Fortune à la mise en scène d’une nouvelle subjectivité – celle du je lyrique, en dehors même du registre amoureux. Le dialogue avec la déesse, figure de la fatalité qui pèse sur les hommes, amène l’individu à se penser lui-même, s’interrogeant sur la place qui lui revient dans la société, dans le monde et dans l’univers.
Notre propos n’est pas de rouvrir ici le dossier lyrique, bien balisé9, même si la question de la subjectivité reste incontournable pour la littérature à l’aube des temps modernes. Elle réapparaîtra nécessairement au fil de notre investigation, quand il s’agira de situer Alain Chartier dans son contexte culturel, de voir dans quelle mesure il participe à un discours d’époque, afin de comprendre l’usage que fait de Fortune un poète qui s’est résolument engagé dans le champ politique. Chartier prend la plume alors que le royaume traverse une crise profonde : le roi Charles VI est fou, les troupes françaises ont été écrasées à Azincourt (1415) et le traité de Troyes (1420) livre la France au roi d’Angleterre. Quel sens peut avoir, dans une telle situation, l’évocation d’une déesse que les écrits de l’époque situent au croisement du privé et du politique, du lyrisme et de l’écrit moral, lui faisant subir un traitement contrasté, parfois contradictoire ?
Fortune apparaît volontiers drapée dans sa majesté inquiétante, quand le clerc cherche à inspirer une crainte salutaire, propre à provoquer l’adhésion à un message moral. La déesse risque par contre de sombrer dans le dérisoire, quand l’intention ludique triomphe – à moins que les deux aspects, paradoxalement, ne se combinent dans un seul et même texte, provoquant des effets de sens particuliers surtout dans ce registre d’expression, lui aussi à la frontière entre le rire et le sérieux, qu’est la satire. Tout au long du XIVe siècle, une ambiguïté plus ou moins marquée caractérise les portraits de Fortune. Nous nous limiterons à l’esquisser ici en dégageant les indices variés, mais convergents, d’une démythification de la déesse, laquelle transparaît déjà dans Le Roman de Fauvel et marque de son sceau l’œuvre d’Alain Chartier. L’intégration de Fortune et de sa roue dans la topique allégorique10, puis l’émergence d’une Fortune christianisée dans la littérature vernaculaire dans les premières décennies du XIVe siècle, représentent un renversement moins radical, moins définitif surtout, qu’on a voulu le suggérer11. Si Dante (plus explicitement dans le De monarchia (ii, 9) que dans le chant vii de L’Inferno !) et le contemporain Roman de Fauvel l’identifient à la Providence divine, une telle coïncidence ne justifie aucune conclusion plus générale. Que ce soit pour l’auteur italien ou pour l’auteur français, il s’agit de légitimer leur programme politique respectif en le présentant comme voulu par Dieu : la restauration de l’Empire (romain) chez Dante, le retour à un Etat respectueux de la suprématie de l’Eglise chez Gervais du Bus et Chaillou de Pesstain. C’est dans le contexte de la lutte entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel en Europe que Fortune se présente comme une manifestation de la transcendance, de manière à conférer une force persuasive plus grande à la démonstration. La christianisation de la déesse paraît trop liée aux procédés de persuasion dans les discours politique et moral (le passage de L’Inferno dénonce l’aveuglement spirituel des avares) pour ne pas être, sinon superficielle, du moins éphémère, puisqu’elle s’inscrit dans un projet d’écriture largement déterminé par les préoccupations dominantes à l’époque. Mais même dans La Divina Commedia avec sa vision théocentrique de l’univers, et – nous le verrons – surtout dans Le Roman de Fauvel, les traces d’une distance esthétique face à cette déesse d’origine païenne persistent de sorte que, dès le départ, la figure de la Fortune-Providence porte en elle les failles d’où jaillit sa propre remise en question.
Fortune au XIVe siècle : fille de Dieu et objet de dérision
Quand Fortune prend la parole, elle vise à légitimer son existence en justifiant son intervention dans la vie d’un homme ou en expliquant le rôle qu’elle joue dans l’actualité politique. Elle va même volontiers plus loin en proposant, au-delà de l’événementiel, une réflexion sur les lois auxquelles obéissent depuis toujours la société, voire l’univers tout entier. Fille et, comme le précise Dante, « general ministra » (Inf. vii, 78) de Dieu, Fortune est toute-puissante et, du moins dans Le Roman de Fauvel, omnisciente – au point qu’elle y prend la place de Philosophie qui lui avait déjà accordé le droit de se défendre chez Boèce « en usant des paroles de Fortune meismes »12. Dans le second livre (de 1314), Fortune explique que Dieu lui a confié la suzeraineté sur le monde sublunaire auquel elle applique les décrets de la Providence. La définition de sa fonction débouche sur un véritable cours magistral, dans lequel elle met en parallèle les quatre humeurs, les quatre âges de l’homme, les quatre éléments et les quatre âges du monde, tissant ainsi des correspondances entre le microcosme et le macrocosme13. La sagesse de Fortune, sœur de Sapience, aboutit au mépris des fausses valeurs du monde, autrement dit à la dévaluation des dons qu’elle-même distribue aux gens. L’ambiguïté est indissociable de la figure de Fortune : « amiable, debonnaire et riche », elle ment aux hommes ; « contraire, felonnesse et pouvre »14, elle leur dévoile la vérité des choses. Mais, au-delà de sa double nature, souvent relevée par les moralistes, de Boèce au De remediis de Pétrarque, ne renouvelle-t-elle pas le geste séducteur du serpent de la Genèse en proposant ses biens aux hommes ? Pouvoir diabolique d’un côté, elle agit de l’autre en fille de Dieu, quand elle condamne ses dons au nom de la morale chrétienne, cherchant à ramener une humanité pécheresse sur le chemin qui conduit au salut :
Car c’est mauvaise diligence
De tant amer le monde amer
Qu’on en laisse Dieu a amer.
Et nul ne puet bien, ce me semble,
Amer Dieu et le monde ensemble15.
C’est faire preuve d’un mauvais zèle
Que d’aimer le monde amer
Au point d’oublier l’amour de Dieu.
Et personne ne peut, me semble-t-il,
Aimer à la fois Dieu et le monde.
Déesse païenne à l’origine, Fortune devient la porte-parole d’un savoir encyclopédique par lequel elle combat l’aveuglement spirituel des hommes. Cet engagement didactique par lequel Fortune défend l’orthodoxie religieuse est encore plus flagrant dans un ouvrage influencé par le Roman de Fauvel, l’anonyme Liber Fortunæ, daté de 134516. De même que Philosophie avait apporté réconfort et consolation à Boèce, Fortune apparaît au poète prisonnier et lui prodigue un enseignement au cours duquel elle revient sans cesse sur l’idéal de mesure et de raison, seul remède qui puisse guérir le malheureux de sa mélancolie. Son discours est un véritable sermon : émaillé de proverbes, il puise dans les Disticha Catonis pour les préceptes moraux et suit l’Elucidarium d’Honoré d’Autun, quand il s’agit d’expliquer Dieu, la Trinité, la Providence et le mal. Après le récit de la mort et de la résurrection du Christ, dont la vie est présentée au prisonnier et, à travers lui, au public, comme un modèle à suivre, l’enseignement se clôt par le credo, cité, traduit et glosé : le Liber Fortunæ fait participer le lecteur au parcours d’une communication réussie.
Dans le Liber Fortunæ, Fortune est la dépositaire d’un savoir d’origine transcendante dont le Moyen Age chrétien ne saurait mettre en question le statut de vérité. Sœur et non plus adversaire de Raison comme dans Le Roman de la Rose, elle participe à l’aura du sacré. Le recours à la vision allégorique est, à première vue, un moyen de rendre perceptible la majesté de la personnification. Seulement, Fortune n’est pas, du moins au début du texte, un abstractum agens : il ne s’agit pas d’une vision et la déesse n’apparaît pas, comme Philosophie chez Boèce, aux yeux du prisonnier éveillé. Elle est au départ une représentation peinte sur le mur de la prison, laquelle ne s’animera qu’au sein du songe, se transformant alors pour le rêveur en une image mentale et vivante. Plus qu’une réalité éternelle, Fortune est une réalité subjective. Expression de l’instance morale qui habite le poète, elle tend à s’identifier à sa voix intérieure, de manière à apparaître, nouvelle muse, comme sa source d’inspiration :
A celle heure droit devant moy
Regardé en ung mur qui estoit
En ma prison ou m’apparoit
Une chouse moult desguisee
D’une roe qui estoit dreciee
Ou mur ainsi comme en painture.
(vv. 12-17)
Alors, je regardai droit devant moi
En direction d’un des murs
De ma prison, où je distinguai
Une forme parée d’une roue,
Qui était là, toute droite
Sur le mur, comme si elle était peinte.
Déjà au début du Roman de Fauvel, les gens s’interrogeaient sur la senefiance de ce cheval fauve qu’ils voyaient représenté un peu partout. Dans le Liber Fortunæ, il faudra attendre la vision pour que soit révélée l’identité d’une « chouse » dont le seul attribut distinctif est la roue. Chaque fois, le texte fonctionne comme une glose à l’image17, de sorte que le clerc fait valoir son savoir en déchiffrant des signes apparemment énigmatiques. Il se pose ainsi en maître à penser face à un public laïque incapable d’accéder sans guide à la vérité. Mais, paradoxalement, la revendication de la dignité du clerc dévoile en même temps l’artifice rhétorique, car elle introduit une part de ludique dans un projet fondamentalement didactique. Captée par le regard du narrateur, l’image de Fortune sur le mur de la prison est d’abord un objet de jouissance esthétique : le Liber Fortunæ relève le caractère orné – Fortune est « desguisee » – de la représentation, puis évoque son « riche atour » (v. 41). Une telle insistance fait moins ressortir la dignité et la puissance de la déesse qu’elle ne sert à éveiller l’attention du lecteur, afin qu’il prête une oreille attentive à la leçon que l’auteur placera, fort intelligemment, dans la bouche même de Fortune, image de l’ornatus du texte.
Dans l’ouverture du Liber Fortunæ une timide, mais indéniable distance esthétique nous empêche d’adhérer sans réserve au montage allégorique conçu comme une mise en scène topique. Drapée dans sa majesté, Fortune a beau être la fille de Dieu : comment ne pas voir que son statut de divinité repose sur la seule magie du verbe ?… Malgré la présence d’une date – d’ailleurs emblématique puisqu’il s’agit du dimanche de Pâques (vv. 1-7) –, l’ancrage dans le vécu s’estompe, pour tout lecteur de Boèce, au profit d’une pose (trop) souvent adoptée dans la littérature amoureuse et didactique à la fin du Moyen Age18 : une fois de plus, nous avons affaire à un prisonnier déconforté !… Au-delà d’un fugitif effet référentiel, l’emprisonnement est surtout susceptible d’une lecture en clé allégorique, car il renvoie à la condition du chrétien qui vit en exil dans le monde. D’autre part, la mélancolie du captif dans la solitude de sa cellule est un état propice à l’inspiration, lequel justifie le « je cheü » (v. 79) en vision. On retrouve, dans le Liber Fortunæ, le cadre du songe si fréquent dans la littérature postérieure au Roman de la Rose ; une fois encore, il sert à marquer l’entrée en fiction19, signalant à travers le passage de l’état éveillé au rêve, le moment de l’inspiration et la naissance de l’écriture.
Intégrée à une vision, la personnification de Fortune fait partie du monde de la fiction. L’auteur du Liber Fortunæ prend néanmoins l’artifice rhétorique au sérieux dans la mesure où il s’en sert pour faire croire à une révélation prophétique qui confère tout son poids à l’enseignement du clerc. La delectatio, limitée au début du texte, reste ici au service de l’utilitas morale – au contraire de ce qui se passe dans Le Roman de Fauvel20. Malgré une mise en scène grandiose de la fille de Dieu, l’autorité de Fortune s’effrite au fil du second livre, quand elle est peu à peu entraînée dans l’univers à l’envers du carnaval que représente, dans la version interpolée du manuscrit 146 du fonds français conservé à la Bibliothèque Nationale de France, le célèbre charivari, ce bruyant cortège de gens masqués qui investissent les rues de Paris pour protester contre le mariage de l’empereur Fauvel et de Vaine Gloire.
Mais nous n’en sommes pas là. La démythification de la déesse ne commence pas immédiatement et la mise en scène allégorique résiste longtemps, par ses liens avec le sacré, à la tentation du ludique. Lorsque Fauvel arrive à Macrocosme où réside Fortune et la demande en mariage, la fille de Dieu réagit avec violence, soulignant l’abîme qui la sépare du cheval maudit, à la fois précurseur de l’Antéchrist et incarnation du pouvoir perverti auquel la France est soumise. En mettant face à face les puissances du bien et du mal sur un arrière-plan eschatologique, l’allégorie nous transporte dans un monde à caractère mythique. Mais au moment où Fortune révèle ses quatre noms, elle dit aussi que les hommes font d’elle une déesse qui, en réalité, n’a pas d’existence véritable, car le nom de Fortune leur cache ceux de Providence, Destinee (ou Fate) et Cas d’Aventure21. Elle renvoie à une réalité supérieure, et l’on reconnaît, dans cette hiérarchie qui remonte jusqu’à Dieu, origine première de toute chose, les échos de la hiérarchie léguée au Moyen Age par le De consolatione Philosophiæ22 (livre IV, lyrique VI). Déjà Boèce distinguait la providentia (l’idée que Dieu se fait de l’univers) et le fatum (qui réalise ce que la providentia a pensé) de la Fortuna (dont l’influence se limite au monde des hommes).
Dans le Roman de Fauvel aussi, le bon fonctionnement de l’univers est assuré par la Providence et la Destinée. Ces deux entités se distinguent des autres, car – contrairement au Cas d’Aventure et à Fortune – elles ont droit à un nom qui, ne leur étant pas imposé par les hommes, est valable de toute éternité et dénote leur essence transcendante. Fortune elle-même se compare à une demoiselle qui jette des pommes et des galets du haut de sa tour, afin de faire comprendre que son nom change en fonction du rôle qu’on lui reconnaît. La Providence est celle qui prévoit, la Destinée celle qui actualise ce savoir :
En tant comme le giet savroit,
De Providence nom aroit ;
En tant comme elle geteroit,
Destinee son nom seroit.
(Fauvel, vv. 2297-2300)
Tant qu’elle prévoit la trajectoire,
Elle porterait le nom de Providence ;
Au moment où elle jette pommes et galets,
Elle s’appellerait Destinée.
Par contre, les personnes qui reçoivent les unes des galets (les dons néfastes), les autres des pommes23 (les biens matériels), parlent d’« Aventure nouvele » (v. 2305), c’est-à-dire du hasard – auquel la « voix commune » (v. 2311) donne volontiers le nom de « Fortune » (v. 2312). Un tel flottement dans les désignations témoigne à quel point les gens sont incapables de déceler, derrière une force apparemment arbitraire, la manifestation d’un ordre supérieur voulu par Dieu. Il y a une hiérarchie du savoir, laquelle distingue le sage du vulgus, le clerc de l’illettré. C’est là une attitude récurrente au XIVe siècle, que l’on rencontre notamment dans les cercles humanistes. Déjà Virgile se moque de Dante (Inf. vii, v. 70 : « o creature sciocche… »), quand celui-ci veut savoir qui est cette Fortune si puissante ; les premiers commentateurs de la Divina Commedia lui emboîteront le pas en précisant que la déesse n’est qu’une « consequenza senza proposito »24, une conséquence sans présupposé. Quant à Boccace, il a beau mettre en garde ses lecteurs contre l’iniquité et le pouvoir de Fortune dans la conclusion du De casibus virorum illustrium, il a beau se dire frappé de terreur lorsqu’elle lui apparaît (chap. VI, 1), il ne la prend pas vraiment au sérieux, et la déesse le sait : « Novi et satis novi quam geras opinionem et meis in viribus habeas fidem »25. En vérité, le poète la méprise, allant jusqu’à affirmer que ses ouvrages sont plus utiles aux hommes que les chutes et les ruines dont Fortune les accable. Grâce à l’écriture, les gens prennent conscience de leur propre fragilité ; les malheurs vécus les laissent par contre atterrés, incapables de comprendre et de réagir. Les revers de Fortune n’ont de sens que dans et par l’écriture, de même que la déesse n’a de vie sinon rhétorique, car elle n’existe que dans les exempla dont les clercs se servent depuis toujours pour illustrer sa puissance.
Dans le prologue, Boccace avait précisé qu’il évoquerait les revers envoyés par Dieu aux puissants en utilisant le nom de Fortune – « ut eorum loquar more »26 (afin de parler comme eux) ! Lorsque le clerc met en garde les gens contre la fallace du monde, il doit savoir parler la langue de son public. Cette idée, Laurent de Premierfait, humaniste parisien de la première heure, l’explicite dans sa traduction du De casibus (1400) : il décrira, dit-il, « quele puissance ait Dieux contre les orgueilleux qui appelent Dieu fortune »27. De même, Pétrarque parle de la déesse dans le De remediis pour la seule raison qu’il désire être compris de ses lecteurs peu versés dans la « doctrina »28. Quand le clerc se réfère à Fortune, il laisse tomber ses convictions d’intellectuel et fait un effort de vulgarisation, coulant le message moral dans un moule familier à un public plus large.
Pour les clercs, héritiers des Pères de l’Eglise, Fortune est, au mieux, une « causa (non) per se, sed per accidens »29, au pire, un nom sans référent : la déesse n’a-t-elle pas été inventée par les païens afin d’expliquer ce qu’ils ne pouvaient pas comprendre sans la révélation de la foi ? Mais, bien qu’il ne croie pas à son existence, le poète s’en sert « sotto veste di figura o colore retorico »30. La célèbre définition de l’abstractum agens dans la Vita nuova se retrouve, appliquée à Fortune, dans les commentaires de la Divina Commedia31 : figure allégorique, terme de comparaison ou métaphore, elle n’a d’existence sinon langagière, mais elle offre au vulgus ignare un semblant d’explication, voire une consolation face aux aléas incompréhensibles de l’existence. On sait32 que Pétrarque, orateur d’une ambassade envoyée à Paris par Galéas Visconti, prononça en janvier 1361 un long discours devant Jean II et ses fils. Il en profita pour féliciter le roi qui avait retrouvé sa capitale après quatre ans de captivité passés en Angleterre suite à la défaite de Poitiers (1356). En évoquant les malheurs récents du royaume, Pétrarque parla de Fortune, retenant l’attention du futur Charles V33. Celui-ci aurait volontiers prolongé la discussion sur la nature et l’influence d’une déesse dans laquelle il reconnaissait, selon toute probabilité, la fatalité qui pesait sur son pays. Au contraire du clerc, le prince prenait, semble-t-il, Fortune au sérieux, et l’ambassadeur, conscient de son rôle, a joué le jeu, adaptant le discours à l’attente de ses interlocuteurs.
Mais une telle retenue n’est pas toujours de mise et, en dehors des situations officielles, la littérature offre à l’écrivain des plages de liberté où il peut dire tout son irrespect de Fortune. En Italie, la démythification de la déesse est poussée à son ultime conséquence par Boccace dans le Decameron34 : au fil des nouvelles, le détour par Fortune se révèle être un artifice superflu, car le lecteur comprend peu à peu que cette figure ne fournit aucune explication aux aléas de la vie. Le bonheur ou le malheur ne résultent pas d’une quelconque influence occulte, et le hasard est là pour être maîtrisé. C’est aux hommes de prendre des décisions, de façonner leur destin en profitant de l’occasion, expression de cette liberté qui, pour Boccace35, est au cœur même de la condition humaine.
Le mouvement de démythification de Fortune culmine avec la dixième journée dont la première nouvelle se conclut, de manière emblématique, sur le discours par lequel le roi d’Espagne place son pouvoir au-dessus de celui d’une déesse dont il va réduire à néant l’apparente influence. Un chevalier étranger qui, après des années passées à son service, n’avait jamais obtenu une récompense pourtant méritée, s’était plaint de l’injustice dont il était la victime. Pour prouver que la Fortune personnelle du chevalier était la cause de son malheur, le roi fit placer deux caisses devant lui, l’une remplie de terre, l’autre des insignes de la royauté (la couronne, le sceptre, le globe impérial) ainsi que d’innombrables bijoux. Le chevalier ayant fait le mauvais choix, le roi lui offrit les richesses qu’il venait de perdre : « Mais certes vostre vaillence dessert que je contredie aux forces de Fortune… »36, lui expliqua-t-il. La puissance de Fortune se réduit ici aux jeux du hasard, et d’un hasard arrangé de toutes pièces par le roi qui n’avait pas offert de château au chevalier, sachant fort bien que celui-ci comptait un jour retourner en Italie. Non seulement la déesse est l’instrument d’une didactique royale qui, d’ailleurs, tourne en dérision le chevalier et ses récriminations, mais le prince se substitue sans hésiter à la déesse. Lui seul exerce une force arbitraire et toute-puissante sur les hommes : c’est le roi, et non Fortune, qui, après avoir fait le malheur du chevalier italien, fait son bonheur par un geste inattendu de générosité.
Dans la célèbre nouvelle de Grisélidis, la dernière du Decameron, le marquis de Saluces ira plus loin encore. Dès le début il se substitue à Fortune, voire à Dieu37 même, quand il impose à son épouse une série d’épreuves en apparence arbitraires. Ce seigneur use ou plutôt abuse de son pouvoir pour s’ériger en maître du destin d’autrui ; il rétablira Grisélidis dans ses droits d’épouse et de mère seulement après avoir constaté une soumission sans faille à ses volontés, car à aucun moment la jeune fille, d’origine plus que modeste, ne fut « muee par la nouvelleté des choses advenues » (p. 1223). Elle réagit, face à la « folle et bestiale besoigne » (p. 1213) de son mari, avec une patience à toute épreuve – la seule arme dont disposent les faibles pour combattre les coups de Fortune… ou plutôt les caprices des puissants de ce monde. Un lien fort se tisse entre le mauvais prince et la déesse : le marquis de Saluces est un tyran, qui ne connaît d’autre loi que son désir, tandis que par sa générosité désintéressée le roi d’Espagne avait su éviter la dérive tyrannique. La dénonciation de sa bestialité est d’autant plus virulente que le narrateur, Dioneo, tourne en dérision la structure d’exemplum dans laquelle se coule le récit en dénonçant, par une boutade finale, la patience de Grisélidis qui fait d’elle la digne héritière des martyres38. Le mari, suggère-t-il, aurait bien mérité qu’elle lui rende la monnaie de sa pièce en le trompant avec d’autres hommes ! On n’a pas à se soumettre à dame Fortune et encore moins à ceux qui, sur terre, se prennent pour des dieux : provocateur, Dioneo met en question à la fois les valeurs chrétiennes traditionnelles – que Pétrarque39 et, à sa suite, Christine de Pizan, défendront dans leur version de l’histoire, lui rendant sa valeur d’exemplum40 – et une vision féodale, à ses yeux dépassée, des relations sociales.
Nous avons cité le Decameron d’après la traduction que Laurent de Premierfait a terminée en 1414 en se servant d’une adaptation (perdue) de l’original italien en latin. Mais les traces d’une démythification de Fortune se rencontrent bien plus tôt en France, avant même qu’une influence italienne et/ou humaniste n’entre en jeu. Quand Le Roman du comte d’Anjou (1316) de Jean Maillart, texte issu du même milieu que Le Roman de Fauvel, raconte les souffrances imméritées de la fille du comte, il fait d’elle un modèle qui, par sa patience et sa piété, annonce l’attitude de Grisélidis. L’intention didactique marque de son sceau l’ensemble d’un récit dans lequel l’auteur tire prétexte des malheurs de l’héroïne pour inciter le public, trop sensible aux charmes d’une littérature vouée au divertissement (chansons de geste, romans arthuriens, lyrisme), à se souvenir des valeurs chrétiennes. Au moment où la comtesse est chassée du palais de son mari, un long « proverbe » (v. 3459) sur Fortune interrompt le cours du récit41. Le narrateur engage son autorité dans cette glose qui met en évidence le caractère exemplaire de l’aventure, rappelant que tous les hommes, du plus riche au plus humble, sont attachés à la roue de l’« aveugle perverse » (v. 3469) déesse. Emblème de la fragilité de la vie sur terre, la toute-puissante Fortune est prise au sérieux et son évocation sert à générer auprès du public la crainte salutaire traditionnellement liée au contemptus mundi42. Nous voilà, semble-t-il, proche de Boèce et bien loin de Boccace… Et pourtant ! Juste avant l’intervention de l’austère moraliste, le lecteur apprend, dans une scène de comédie, que la comtesse de Chartres a enivré le messager du comte de Bourges et procédé à un échange de lettres pour le plus grand malheur de l’héroïne qu’elle déteste. Même si la comtesse (elle sera d’ailleurs cruellement punie !) n’est pas le mari de Grisélidis, capable de modeler toute la vie d’une personne à sa guise, le revirement de la situation est dû, non pas à une quelconque force transcendante, mais bien à la jalousie et à la cruauté d’une proche parente. Une faille est perceptible, qui naît du contraste entre les données du récit et le commentaire qu’en tire le narrateur. Elle permet à une idée de s’introduire subrepticement dans Le Roman du comte d’Anjou, une idée qui va s’imposer comme une évidence plus on approche de la Renaissance : les revers de Fortune, c’est l’œuvre des hommes, car sous un injuste revirement de situation se cachent – ce que la victime ignore ! – les agissements enfantés par la méchanceté humaine.
Dans la littérature du XIVe siècle, Fortune n’est souvent guère plus qu’un nom. Quand Guillaume de Machaut donne la parole à Espérance dans Le Remède de Fortune43 (1350 ?), celle-ci rappelle que les Anciens avaient jadis imaginé la déesse avec deux visages, l’un bienveillant, l’autre néfaste. Comme chez Boccace ou chez Pétrarque, il s’agit d’une représentation créée de toutes pièces, dont rien ne justifie qu’on la transforme en divinité. Si Espérance lui consacre un important développement, c’est pour rappeler à l’amant la véritable nature de Fortune dont il s’était longuement plaint dans un moment de désespoir, dans un moment où, aveuglé par la douleur, incapable d’en discerner les véritables causes, le nom de la déesse lui avait permis d’extérioriser sa souffrance en lui donnant le visage redoutable de la divinité. La révolte contre Fortune qui « de mal faire onques n’est geüne » (v. 954) – d’autres exemples le confirmeront (cf. infra) –, est la forme que prend volontiers le cri de l’homme plongé dans le gouffre obscur du malheur.
Emule de la Raison du Roman de la Rose, Espérance propose à l’amant le secours du savoir pour lui apprendre à mépriser Fortune et sa roue, mais sans pour autant le détourner du sentiment amoureux44. L’« ami vray » (v. 2801), déclare-t-elle, est insensible aux biens de Fortune, car seuls importent à ses yeux les biens de vertu qu’il trouve en sa dame. A travers cette rationalisation du sentiment amoureux, récurrente à la fin du Moyen Age45, Espérance révèle, en guidant l’amant sur le chemin de la perfection, non seulement la vanité des dons de la déesse, mais aussi l’inconsistance de la représentation elle-même. Elle rejoint, une fois de plus, Raison dans le Roman de la Rose, laquelle dénonçait la déification de Fortune en des termes inspirés par les vers de Juvénal cités en épigraphe :
Vous faites fortune deesse
Et jusques as ciels la levez,
Ce que pas faire ne devez.
(Roman de la Rose, vv. 5910-5912)
Vous faites de Fortune une déesse
Et l’élevez jusqu’au ciel :
Vous ne devez pas le faire.
A la fin du XIIIe siècle, certains auteurs refusent non seulement de déifier Fortune, mais ils en font un objet de dérision. Il lui arrive de perdre l’éclat que lui confère habituellement son statut de prosopopée, de figure rhétorique participant à l’ornatus du texte. Dans Le Jeu de la feuillée (1276) du trouvère Adam de la Halle, Fortune fait partie de la « grant merveille de faerie »46 organisée par Adam et Riquier Auri vers le milieu de la pièce. Pour les habitants d’Arras, la visite des fées (’Fata’ !) est liée à l’espoir d’un renouveau ; elles représentent, du moins au départ, la promesse d’un sort plus favorable, une possibilité d’échapper à la médiocrité de la vie urbaine. Apparentée aux fées, Fortune est à la fois un élément du spectacle organisé par les citoyens et une figure rattachée au monde de l’imaginaire et de la transcendance. Mais les fées vont peu à peu s’avilir au contact de la réalité arrageoise, et Fortune apparaît dans la pièce seulement sous forme d’effigie. C’est la représentation de la déesse aveugle, sourde et muette (v. 772), qui éveille la curiosité de Crokesos, messager du roi Hellequin et délégué, dans cette scène, du spectateur. Il n’y a chez lui aucune trace de cette crainte que Philosophie avait provoquée par son apparition dans la prison de Boèce, car Fortune, réduite au statut d’une idole figée dans l’immobilité de la peinture, est la caricature de la fille omnisciente de Dieu, telle que la présentent Le Roman de Fauvel ou le Liber Fortunæ. Les fées aussi bien que Fortune sont les images d’un pouvoir irrémédiablement déchu, lequel prête le flanc au ridicule.
Dans Le Jeu de la feuillée, Fortune est (comme et avec les fées) entraînée dans la logique du renversement carnavalesque qui domine la pièce et vide aussi l’allégorie de sa substantifique moelle : objet de dérision, Fortune n’a pas droit à la parole, même pas pour dénoncer sa propre vanité. Adam de la Halle laisse aux fées le soin d’expliquer le sens de l’effigie. Au contraire de l’orientation que prennent les commentaires dans d’autres textes, leurs gloses n’aboutissent à aucune considération d’ordre moral, mais génèrent une nouvelle invective dénonçant l’avarice des riches bourgeois d’Arras représentés sur la roue de Fortune. En proie à la colère (v. 787), la fée Maglore livre jusqu’à leurs noms, se révélant incapable d’élever le discours à une réflexion plus générale. L’évocation de Fortune ne permet pas de transcender une réalité mesquine, de trouver une explication supérieure qui donnerait un sens aux rivalités urbaines. La déesse et sa roue ne sont que le reflet dérisoire de la triste réalité : en expliquant la fonction de Fortune dans un discours de malveillance quotidienne, les fées en offrent une image dégradée qui ne saurait renvoyer à une puissance supérieure, capable de mettre de l’ordre dans les affaires de la ville. L’au-delà ne répond plus dans cette sinistre parodie de la Pentecôte47 ou, plutôt, il ne renvoie aux hommes que leur propre image. Face au silence moqueur du destin, les Arrageois se retrouvent seuls sur scène, dans un monde de péché et de corruption où toute forme d’espoir, tout désir aussi, s’évanouissent dans l’amertume de la désillusion. A travers les rivalités entre les citoyens, à travers la médisance et la ruse qu’ils pratiquent si volontiers, chacun joue au détriment de l’autre le rôle qu’on attribue d’habitude à Fortune ou aux fées. Aucune fatalité ne pèse sur les citoyens d’Arras : ils sont les victimes de leur propre bassesse.
La désacralisation de Fortune, si radicale chez Adam de la Halle, se retrouve sous une forme atténuée dans Le Roman de Fauvel. Lorsque la déesse s’adresse au cheval qui vient la demander en mariage, elle ne se contente pas de lui proposer une leçon ex cathedra sur le fonctionnement de l’univers, mais elle se met à l’injurier : Fauvel n’est que « fiens et ordure » (v. 2935), il est « pourreture » (v. 2938), c’est « un sac plain de merde » (v. 2960). Ces expressions proviennent en droite ligne de la tradition cléricale issue du De miseria condicionis humanæ (1195)48, dans lequel le pape Innocent III inculquait le mépris du monde à ses lecteurs. Seulement, de telles injures tissent aussi un lien entre le discours de Fortune et le charivari49 qui éclate dans les rues de Paris lors du mariage de Fauvel et de Vaine Gloire. Les participants ne se contentent pas de porter des masques animaux et de faire un bruit infernal, ils multiplient les cris et les gestes provocateurs : les uns dénudent leur derrière, les autres jettent des excréments aux visages des spectateurs (vv. 735-739), geste comparable à celui de Fortune qui, du haut de sa tour, jette des pommes et des galets sur les hommes. Au milieu du cortège, sur un chariot, apparaît d’ailleurs son emblème – la roue50 (vv. 721-728) : la figure de Fortune est décidément contaminée par le monde à l’envers du carnaval, car, en dénonçant l’influence maléfique de Fauvel, elle aussi participe aux formes et figures de la contestation populaire.
A la fois fille de Dieu et démythifiée, Fortune apparaît comme l’emblème de la version interpolée du Roman de Fauvel (BnF, fonds fr. 146) où le ludique se mêle volontiers au sérieux. La disparition de frontières claires crée un effet de Verfremdung à travers lequel un objet connu ou du moins identifiable (Fortune) nous paraît tout à coup étranger51. Une telle démarche fait ressortir le caractère fictionnel du récit, de sorte qu’on finit par ne plus prendre au sérieux la mise en scène allégorique. Le lecteur moderne n’est pas seul en cause, car la clôture du récit dans la version interpolée confirme qu’il ne s’agit pas là d’une perception anachronique du texte médiéval. Lorsque le narrateur s’adresse à Fortune pour lui demander de libérer la France de Fauvel, la miniature (fol. 42vo) le représente debout, discutant d’égal à égal avec une dame couronnée. Le respect n’est pas de mise, de même qu’il ne l’était pas pour Fauvel, lequel n’avait pas craint de faire la cour à Fortune, la jugeant femme et, par conséquent, influençable. Quand le narrateur demande par contre à la Vierge, puis à la Trinité, de protéger le royaume, il est représenté à genoux52 (fol. 42vo et 43r), dans l’attitude du chrétien en prières. Fortune n’y a pas droit : à la fin du récit, elle est descendue de son piédestal et n’appartient décidément plus à la sphère du sacré.
Trop proche de Fauvel qu’elle a longtemps protégé, Fortune s’est compromise avec cet incarnation du Mal sur terre. Son instabilité est celle même qui caractérise la cour du cheval empereur, lieu de réunion de tous les Vices. Parmi les courtisans se trouve « Hasart, qui Dieu renie » (v. 1666) et que le texte associe à Hérésie : avatar de la Fortune païenne, il s’oppose à la Providence et désigne le palais de Fauvel comme le lieu de l’anti-loi où règne un pouvoir perverti, celui du tyran. L’envie, l’avarice, la médisance et la flatterie – représentée par la première lettre du nom de Fauvel ! – règnent en maîtres sur un monde où, sous l’éclat des apparences, l’individu est exposé à se perdre corps et âme. Lieu de l’aveuglement et de la fallace, le palais resplendissant de l’empereur Fauvel consacre le triomphe du paraître sur l’être : c’est un piège « a toute gent decevoir » (v. 1367), c’est le chemin de la perdition.
Vers la modernité : malheurs et responsabilité humaine
A la fin du Moyen Age, humanistes et poètes ont souvent considéré la société à l’envers de la cour comme une antichambre de l’enfer53. L’idée n’est pas nouvelle, et la diffusion du Policraticus de Jean de Salisbury, traduit en 1372 par Denis Foulechat pour le roi Charles V, n’est peut-être pas étrangère à la tournure que prennent ces condamnations récurrentes. Dans le « prologue », le traducteur fait sienne la leçon du clerc du XIIe siècle, quand il condamne, au nom de la « vraie philosophie », les « faussetés et baras, lecheries »54 qui règnent à la cour des grands. Deux mondes s’opposent, deux discours aussi : celui du sage et celui, mensonger et flatteur, des courtisans, à travers lequel s’expriment les dangereuses séductions d’une Fortune apparemment favorable au seigneur. C’est sous le signe inquiétant de la déesse que s’ouvre le premier chapitre du Policratique, selon lequel rien n’est « plus grevable ne plus perilleux que quant douces decevances de fortune riant soustrait et oste le regart et la congnoissance de verité » (p. 98). Que le prince apprenne, pour le bonheur du pays, à s’en méfier !
La cour est le lieu de la confusion babélique où le Verbe ne s’entend plus et où la parole humaine n’est porteuse d’aucune vérité. Deux générations plus tard, Alain Chartier répète la même mise en garde, quand il envoie à son « frater » le De vita curiali. Dans cette épître, traduite en français dès 1427 sous le titre du Curial, il exhorte son correspondant (inconnu et, probablement, fictif) à ne pas quitter la quiétude de sa maison pour suivre, comme lui-même l’a fait jadis, les apparences trompeuses de la cour. Une ambiguïté plane sur le discours du moraliste qui, contrairement au philosophe du Policratique, vit à la cour : comment peut-il garantir que ses propos soient véridiques, qu’ils ne soient pas, eux aussi, contaminés par la fallace courtisane ?… Au regard de l’extérieur que Le Policratique jette sur la cour, Le Curial préfère un regard de l’intérieur, mais qui n’en est pas moins critique : le locuteur joue la carte de la confession en présentant ses exhortations comme le fruit d’une douloureuse expérience. Par l’aveu de sa faute, il fait preuve de sincérité, de sorte que son discours paraît crédible, libre de l’agressivité du philosophe qui, au nom de la morale, « ose reprendre » (p. 87) les rois, les ducs et les comtes dans le Policratique.
L’épître, forme de prédilection des humanistes55, est le lieu de l’échange de réflexions et de conseils entre amis. Pour Alain Chartier, il ne faut pas que son « frater » tombe dans l’« erreur commune » qui voit dans les « curialium pompas et honorum » une forme de bonheur, car les « honneurs mondains et pompes des gens curyaux »56 le conduiraient à négliger l’idéal humaniste de l’otium cum litteris. Au calme des lettres s’oppose le faste de la cour, identifiée au règne de Fortune dans Le Curial aussi bien que dans le Policraticus. C’est là une opinion courante à l’époque, et Indignation s’en fait la porte-parole au début du Livre de l’Espérance (1430), quand elle tente d’acculer l’Acteur au désespoir :
Et se tu veulz congnoistre fortune et te submettre a sa variableté, de tout temps en court la trouveras. Là s’esbat elle de ses tours bestournés et fait ses mutations et son entregiet57.
Et si tu désires connaître Fortune et te soumettre à son instabilité, tu la trouveras toujours à la cour. C’est là qu’elle s’amuse à réaliser ses coups tordus ; c’est là qu’elle provoque des changements et fait ses tours de passe-passe.
Indignation fait partie des monstres générés par le sommeil de la raison et par l’oubli de Dieu dans un état de profonde mélancolie. Elle n’en dit pas moins une vérité que le locuteur du Curial fait sienne sans que la moindre colère ne l’anime contre son interlocuteur. La faute d’Indignation consiste à détourner le sens d’une vérité, en soi reconnue, dans une intention malveillante puisqu’elle aggrave le désarroi de sa victime, attisant ses angoisses afin de la pousser au désespoir et au suicide. Il faudra – dans un mouvement de consolatio inspiré de Boèce – que Foi et Espérance interviennent pour sortir l’Acteur de son état de prostration et rouvrent son esprit à la voix salvatrice de la raison, de manière à ce qu’il se redécouvre capable de maîtriser une situation apparemment sans issue.
Toute vérité, on le sait, n’est pas bonne à dire : il faut savoir choisir le lieu et le moment pour le faire. Au contraire de l’Acteur de l’Espérance, incapable de distinguer le vrai du faux dans les propos des monstres, le destinataire de l’épître est un lettré qui, grâce à son savoir, reconnaîtra sans autre le bien-fondé du discours de son ami. N’y retrouve-t-il pas les métaphores qu’à la suite de Boèce (livre II, mètre 4) les moralistes n’ont cessé d’utiliser au fil des siècles, quand il s’agissait de dénoncer la vanité du monde ou l’incertitude de la vie à la cour ?58 La cour est une mer tumultueuse (p. 349), c’est un sommet où soufflent les « grans vens »59 (p. 353) de la vaine gloire. Voilà le lieu où Fortune « fait volentiers ses jeux » (p. 353), car elle ne s’intéresse guère aux petites gens dont les malheurs la font tout au plus sourire, tandis que « ele rit a pleine gheule et bat ses palmes quant il meschiet (arrive un malheur) as grans signeurs » (p. 355).
A la différence de la Divina Commedia où le « beata si gode » (Inf. VII, 96) se réfère au seul mouvement de la roue et traduit l’indifférence de Fortune au sort des hommes, son rire traduit dans Le Curial la puissance et la cruauté d’une déesse qui, loin d’être aveugle comme dans Le Roman de la Rose (vv. 6169-6170), choisit ses victimes60 et jouit de leurs malheurs en se jouant d’eux. Force irrationnelle qui « rit as ungs et maintenant requigne aux aultres » (p. 355), elle gouverne la cour à sa guise, parfaitement consciente de la portée de ses actes. Seul le sage, indifférent aux biens de ce monde, échappe à son influence – à l’image du destinataire de l’épître, qui vit heureux dans sa maison à la campagne :
Et se je blasme ou accuse Fortune pour moy, je la loue d’aultre part pour toy, en tant qu’elle t’a exempté des angoisses que je soeffre a court, et qu’elle ne nous y a fais tous deux meschans.
(p. 349)
Et si je blâme et accuse Fortune en ce qui me concerne, je la loue au contraire parce qu’elle t’a épargné les tourments que je souffre à la cour : elle ne nous a pas rendus malheureux tous les deux.
Mais est-ce bien Fortune qui est responsable du destin individuel ? Dès le début du Curial, le narrateur insinue le doute, quand il observe que « Dieu ou Fortune ont tant separé nostre destinee » (p. 347). « Deus aut Fortuna » (p. 346), dit le texte latin. La possibilité d’un choix quant à la cause du sort si différent des deux amis, opposant implicitement le point de vue du sage à celui du peuple, fait comprendre au lecteur chrétien que Fortune n’est guère qu’une convention rhétorique, laquelle permet de mettre en lumière le mundus inversus et perversus de la cour. Le nom de Dieu disparaît par la suite pour ne réapparaître qu’à la fin de l’épître, dans une ultime louange de la « bienheuree maisonnette en laquelle regne virtu sans fraulde ne barat » (p. 373). La vie des courtisans, placée sous l’égide de la seule Fortune, est celle du pécheur végétant dans l’oubli de Dieu.
En utilisant Fortune comme un ornement rhétorique qui confère plus de force à la pensée, Le Curial rejoint les textes du XIVe siècle évoqués au fil de notre réflexion. Mais la démythification de la déesse ne s’arrête pas là : quand il limite le règne de Fortune à la société de cour, le narrateur réduit sa sphère d’action de manière à donner l’image d’un pouvoir en fragments. Nous voilà loin de la fille de Dieu, dépositaire d’un savoir universel dans Le Roman de Fauvel ou dans le Liber Fortunæ ! On en est d’autant plus loin que le narrateur suggère, à travers une série de parallélismes, que les courtisans sont les artisans de leur propre malheur, qu’en fin de compte l’action de Fortune ne renvoie à rien d’autre qu’à l’action des hommes, à leur propres désirs. Le glissement est perceptible dans la mesure où la déesse domine la première partie du texte jusqu’au paragraphe 18 (p. 355), mais disparaît par la suite, comme si sa présence n’était plus nécessaire pour expliquer l’incessant mouvement auquel est soumise la vie à la cour. Il y a encore une rapide allusion au paragraphe 24, puis un rappel tout à la fin du texte, quand le narrateur conclut que les « curiaux » sont les « serfz a Fortune » (p. 375), et c’est tout.
Les courtisans ne sont pas seulement les esclaves de Fortune qui se divertit à élever les uns et à abaisser les autres. Pour leur malheur, ils se modèlent sur son attitude, car ils méprisent l’homme qui est tombé et envient celui qui est plus puissant qu’eux (p. 353). Les choix au niveau lexical renforcent l’effet spéculaire entre la personnification et les courtisans : ainsi, Fortune « s’essaye a jouster contre les plus fors » (p. 355), comme si elle appartenait à la noblesse. De leur côté, les courtisans sont « variables comme elle est » (p. 355) et d’autant plus faciles à « decepvoir » qu’ils se trompent aussi les uns les autres par des flatteries ou des promesses sans fondement. Ils évitent la compagnie de l’homme vertueux que Fortune fuit de son côté (p. 351/355), à moins qu’ils ne cherchent à le corrompre par de « beaux langaiges decepvans » (p. 351). A l’instar de Fortune qui aveugle ses victimes en leur faisant miroiter des biens éphémères, les courtisans se grisent de paroles oiseuses. Ils forcent le nouveau venu à « vivoter a l’ordonnance d’aultruy » (p. 357) et l’aliènent de sa véritable nature en l’amenant à faire le contraire de ce qu’il désire. Selon Le Curial, chaque courtisan est à la fois la Fortune et la marionnette des gens auxquels il a affaire.
La cour est un spectacle dont Fortune est tour à tour, au plutôt simultanément, le metteur en scène et le spectateur. L’éclat des discours mensongers ou la pompe des habits qu’admire le peuple (p. 361) ne disent rien d’autre que le triomphe du paraître, dénonçant la vanité d’un monde où les mots ont perdu toute valeur référentielle, tout fondement moral. La dénonciation, récurrente au XVe siècle, d’une éthique et d’une esthétique de parade, paraît justifiée à une époque qui a inventé le corps de mode61 et admiré le faste de la cour de Bourgogne. La critique touche jusqu’au sommet de la hiérarchie curiale en identifiant les dons éphémères de Fortune aux dons que la cour ou le prince62 destinent à leurs serviteurs, parmi lesquels ils distribuent arbitrairement honneur et injustice. A la fin du Curial, la cour et Fortune se confondent à la suite d’un transfert saisissant des attributs de l’une à l’autre, car ce n’est plus Fortune, mais bien la curia fallax (p. 370) qui, comparable à une prostituée (meretricio more) :
rit au commencement a cheus qui y entrent et puis leur requigne aprez, et aulcunesfois les mort tres aigrement.
(p. 369)
(Elle) accueille avec le rire ceux qui viennent à la cour, puis les boude et les mord parfois très cruellement.
Au rire de la cour-Fortune, au mépris des courtisans face à ceux qui sont tombés, le sage répondra par la fuite, jugeant cet univers « disne de derision » (p. 363). Paradoxalement, le narrateur invite son ami à observer une distance critique très proche de celle qu’adopte Fortune, spectatrice divertie de ses propres œuvres. Lui-même emprunte des traits à la déesse puisqu’il met en scène ce spectacle dérisoire afin de dégoûter son interlocuteur et, au-delà, le public, des fastes de la cour. Pour le satiriste, Fortune est un outil didactique de premier ordre : la réalité qu’il dénonce se reflète dans cette personnification qui la rend plus inquiétante, de manière à générer une crainte salutaire. Fortune est un miroir que le narrateur tend au narrataire pour lui enseigner à fuir un mal dont il doit chercher la cause véritable en lui-même : l’homme seul est responsable de son malheur.
Selon Alain Chartier, l’homme est responsable de son sort non seulement à la cour, mais aussi (et surtout) en politique. Quand, après la défaite d’Azincourt et le traité de Troyes qui livre le royaume à Henri V, le poète s’engage en écrivant Le Quadrilogue invectif (1422), il refuse d’emblée une opinion répandue, selon laquelle les malheurs de la France :
nous imputons a Fortune, qui est chose faincte et vaine et ne se peut revencher63.
(les malheurs) sont imputés à Fortune qui ne peut pas se défendre, car c’est une chose feinte et sans existence réelle.
Ce n’est pas Fortune, mais Dieu qui prend une « juste vengeance » en punissant la nation pour ses péchés comme il a jadis puni le peuple d’Israël pour ses errements. Au cœur du débat qui, dans le cadre de la vision, oppose le Peuple, le Chevalier et le Clergé, Fortune n’a de valeur explicative que pour le Peuple, lequel se défend des accusations du Chevalier. En évoquant la déesse, il cherche de toute évidence à provoquer cette pitié et cette solidarité que, selon Cicéron64, les hommes éprouvent pour les victimes de la « vis fortunæ » :
Dieu ! Tant est affection humaine vaine chose et muable, quant celle desloiale voye a mise Fortune en ses variables œuvres, que, des ce qu’il meschiet aux chetiz, on leur met sus que c’est par leurs dessertes, comme cellui qui son chien veult tuer et pour couleur de son fait lui met sus la rage.
(p. 37)
Mon Dieu, voyez combien l’affection des hommes est vaine et peu fiable ! Dès que la changeante Fortune agit dans le mauvais sens et que le malheur accable les misérables, on les accuse d’en être responsables, comme le fait le maître qui accuse son chien d’avoir la rage, quand il veut s’en débarrasser.
Aux yeux du Chevalier, qui reproche aux « communes gens » de « murmurer » (p. 32), c’est-à-dire de protester quand les nobles lèvent des impôts pour combattre les Anglais, Fortune, c’est le Peuple versatile et déloyal ; seule sa désobéissance sape à la base le bon fonctionnement de l’Etat. Victime à la fois de l’ennemi et des dissensions entre les princes français, le Peuple se sent, quant à lui, écrasé par un destin qu’il subit sans le comprendre : Fortune est bien à ses yeux la cause du chaos qui règne dans le pays et dont il fait les frais !…
Mais de ce désordre, les acteurs sociaux en sont responsables les uns autant que les autres. La France personnifiée finira par interrompre le débat pour rappeler au Chevalier, au Clergé et au Peuple que le « commun salut » n’est possible que s’ils éteignent leurs « desordonnances singulieres » (p. 64). Loin d’être des jouets entre les mains de Fortune, les Français sont appelés à recréer l’unité nationale qui, jadis, avait fait leur force. Poète engagé, Alain Chartier rejoint les chroniqueurs qui évoquent, pour expliquer les défaites, le manque de discipline des chevaliers, leur goût du luxe et leur lâcheté ; il retrouve surtout, à quelque soixante ans de distance, les accents de François de Montebelluna dans le Tragicum argumentum de miserabili statu regni Francie (1357), écrit juste après le désastre de Poitiers65. Les souffrances du pays sont en proportion des péchés des habitants ; les causes du malheur ne sont pas extérieures, c’est en soi-même que chacun doit les chercher. Pour Montebelluna et pour Chartier, il faut que les Français reconnaissent leurs fautes, se conforment à nouveau au plan divin, s’ils veulent retrouver leur grandeur passée. Dans une vision providentielle de l’histoire, les hommes sont les artisans de leur propre destin – sous le regard de Dieu qui juge, mais non pas sous celui de Fortune dont la roue, avec son mouvement perpétuel, ne pourrait qu’inciter à une attente passive. Fortune n’est pas un argument politique et le poète engagé ne saurait lui donner la parole, lui conférant vie et dignité : dans Le Quadrilogue invectif, Alain Chartier l’écarte comme un leurre dangereux. Qu’ils vivent à la cour ou à la ville, les hommes n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes : le bien commun est autant entre leurs mains que la quête quotidienne d’un bonheur personnel !
Quand Fortune, ce sont les hommes : notre titre, quelque peu provocateur, se justifie pleinement pour l’aube des temps modernes, au moment où le clerc et, avec lui, les Français se découvrent une vocation et une responsabilité politiques sous le choc des événements66. Quelques années plus tôt, Christine de Pizan ne dit pas autre chose qu’Alain Chartier. Dans L’Avision Christine, elle écoute d’abord les plaintes de Libera (personnification de la France), puis fait intervenir, dans le livre II, dame Opinion, laquelle lui reproche d’avoir attribué à Fortune un pouvoir qui, en vérité, est le sien :
Pour ce te vueil reprendre en aucune partie de tes ditz en ton livre intitulé De la mutacion de Fortune, lequel compilas par grant labour et estude. Car, combien que par moy t’en venist l’invencion, trop faillis, sauve ta grace, lors que tu tant auctorisas la puissance de Dame Fortune que tu la dis estre toute ordonneresse des fais qui cuerent entre les hommes, et ma puissance souveraine sur toutes influences reflexibles es euvres communes, qui precelle toutes autres, tu oublias67.
C’est pourquoi je veux corriger certaines affirmations que tu as faites dans ton livre intitulé De la mutacion de Fortune, fruit de tes labeurs et de tes longues études. Bien que je t’aie personnellement guidée dans le choix des matières, permets-moi de te dire que tu t’es trompée grossièrement, quand tu as exalté la puissance de Dame Fortune en disant qu’elle régit tout ce qui se passe parmi les hommes ; tu as méconnu ma puissance, plus importante que n’importe quelle autre dont l’influence se traduit dans les œuvres communes.
Muable et contradictoire, dame Opinion a tous les attributs de Fortune, mais elle n’exprime rien d’autre que l’incertitude fondamentale de tout jugement humain68, aussi autorisé soit-il. Même les philosophes se contredisent selon Christine, et le poids de l’Histoire conduit moins, comme on l’a affirmé, à un triomphe de Fortune aux XIVe et XVe siècles qu’il ne provoque une mise en question, parfois radicale, d’une force trop facilement évoquée pour dire la contingence des actions humaines ou pour crier son incompréhension face à une situation ressentie comme injuste. Il ne suffit pas de rappeler les témoignages des Pères de l’Eglise, selon lesquels la déesse n’avait pas d’existence réelle69, si l’on veut comprendre pourquoi Alain Chartier ou Christine de Pizan vident Fortune de son contenu, y reconnaissant une construction de l’esprit humain, faible et contradictoire. Plus que l’influence d’une longue tradition cléricale, il y a un refus d’admettre qu’une fatalité pèse sur le pays et, dans L’Avision, sur l’histoire des hommes. Comment Christine de Pizan ou Alain Chartier pourraient-ils accepter l’arbitraire de la roue de Fortune, alors que l’une annonce le redressement imminent du pays (conclusion du livre II) et que l’autre intervient directement dans les affaires du royaume en appelant les Français à réagir ?
Ce refus n’est pas seulement d’ordre politique, bien qu’il trouve dans le domaine politique son expression la plus virulente. Il détermine jusqu’à l’idée qu’Alain Chartier se fait de la condition humaine en général, telle que la reflète Le Livre des quatre dames où se mêlent subtilement discours privé (amoureux) et discours public (politique). Les quatre dames, rappelons-le, déplorent l’une la mort de son ami à la bataille d’Azincourt, l’autre le fait de le savoir en prison ; la troisième se juge plus malheureuse encore puisqu’elle est restée sans nouvelles, tandis que la dernière a découvert qu’elle a mal placé son amour, car son ami a lâchement fui le champ de bataille. Or, Fortune n’est vraiment présente que dans les plaintes de la première et, surtout, de la deuxième dame, où son nom revient par moments de manière obsessionnelle (Cf. vv. 1125-127270). En écho au discours de la seconde dame, l’Acteur accusera à son tour Fortune pour mieux dire à quel point ce couple d’amants parfaits ne mérite pas le sort qui les accable :
Pitié me fist
Que Fortune ainsi desconfit
Cil qui en tout bien se parfit
Et onq a autruy ne meffit.
(vv.3320-3323)
Cela me fit pitié de voir
Que Fortune avait ainsi abattu
Celui qui recherchait la perfection en tout
Et n’avait jamais fait de mal à personne.
Fortune, c’est le seul nom dont disposent les innocents pour exprimer leur désarroi et dire la cruauté d’un destin injuste et incompréhensible. Fortune, c’est le nom donné à l’indicible, quand il n’y a aucune explication, aucune justification possibles à une souffrance – celle de la deuxième dame dans Le Livre, celle du Peuple dans Le Quadrilogue – qui dure depuis trop longtemps, comme si la déesse négligeait de faire tourner sa roue, faisant douter de la bonté même d’un Deus absconditus (Isaïe xlv, 15) dont le silence pèse à l’homme plongé dans le malheur :
Je croy que Dieu les bons regarde
Et qu’aprés deuil joie leur garde,
Maiz trop demeure et trop me tarde ;
Et moult sejourne
Fortune qu’el ne se retourne,
Qui de le vëoir me destourne,
Dont je remains pensive et morne.
(Livre, vv. 1158-1164)
Je crois que Dieu regarde les bons
Et les comble de joie après les jours de tristesse,
Mais il me fait attendre trop longtemps ;
Et Fortune de son côté tarde
A tourner sa roue,
Elle qui m’empêche de le voir,
Me laissant triste et accablée.
La quatrième dame par contre, coupable d’avoir mal choisi son ami, ne saurait en blâmer « Fortune obscure » (v. 2629) : force lui est d’admettre ce que déjà les autres dames avaient insinué – que les princes de France et les bons chevaliers ne seraient ni morts ni prisonniers, si les fuyards avaient fait leur devoir. Les vrais responsables de la défaite d’Azincourt, coupables aussi du malheur individuel des dames, ce sont encore une fois les hommes, vils et lâches. La structure même du Livre des quatre dames illustre le processus de démythification auquel Alain Chartier soumet la déesse, omniprésente au début du dit, pratiquement évacuée par la suite : on peut accuser Fortune dans un cri de douleur pour se soulager d’un poids trop lourd, mais il faut chercher la véritable cause de la souffrance ailleurs, se soumettre soi-même à un examen critique, si l’on veut comprendre ce qui est arrivé. Fortune, nom sans référent, n’explique rien.
Courtisan, amant, chevalier ou simple paysan, l’homme (et la femme !) doit être placé devant ses responsabilités. Alain Chartier ne se contente pas de prolonger la réflexion des clercs sur Fortune, la Providence et le libre arbitre, ainsi que le fait encore Eustache Deschamps qui, par la bouche de la déesse, dénonce la faiblesse d’une humanité pécheresse. Son discours s’en tient à une morale générale, valable de tout temps et pour tout chrétien :
Lasse, je voy pluseurs a la volée
Qui cause sont de leur grant maleurté,
Eulx soubmettans, comme gent aveuglée,
Aux chetis biens de temporalité.
(Ball. cclxxxvii, vv. 1-471)
Hélas, j’en vois beaucoup qui, sans réfléchir,
Se précipitent d’eux-mêmes dans le malheur,
Quand ils recherchent, comme des aveugles,
Les misérables biens temporels.
Alain Chartier, lui, fait définitivement descendre Fortune de son piédestal : il assigne à l’homme un rôle actif dans l’histoire en le confrontant (et le mesurant) aux défis de son temps. Tout comme Adam de la Halle, il tend à ses contemporains un miroir dans lequel ceux-ci ne découvrent finalement rien d’autre que leur propre image et, surtout, leurs propres insuffisances. Le poète arrageois avait fait de Fortune un pantin ridicule qui renvoie aux jalousies et aux intrigues urbaines ; l’irrationnel prend naissance au sein de la ville et nulle part ailleurs, de même que, plus d’un siècle plus tard, la cour génère sa propre folie dans Le Curial. Chez Alain Chartier, Adam de la Halle ou Boccace, la déesse déchue ne renvoie pas à une force transcendante ; elle est une fiction bienvenue qui fait mieux ressortir les erreurs et les errances des hommes.
La démythification de Fortune a des liens privilégiés avec les discours satirique et politique où sont en jeu la responsabilité collective et celle de l’individu en tant que membre de la société. Au début du XVe siècle, l’homme se fait non seulement lui-même, il est aussi, en cet âge aristotélicien, un animal politique : on attend de lui qu’il pratique les vertus (auxquelles la satire veut le ramener) et œuvre pour le bien commun (ce que demande le discours engagé). Le Curial, Le Livre des quatre dames et Le Quadrilogue invectif sont les volets complémentaires d’une réflexion sur la responsabilité individuelle, à la fois morale et sociale, privée et publique.
Post-scriptum à reprendre un jour
Nos conclusions, toutes provisoires, invitent à explorer des pistes à la fois en amont et en aval, car elles mettent en question – une fois de plus !72 – l’opposition, souvent trop rigide, entre le Moyen Age et la Renaissance. En amont, il y a Le Jeu de la feuillée : bien avant que le Decameron n’affirme la liberté de l’homme, l’individu est considéré comme responsable de son sort dans le théâtre d’Adam de la Halle. Faudra-t-il repousser d’autant la (longue) aube de la modernité en France ?… En aval, les écrits d’Alain Chartier annoncent les prises de position de Martin Le Franc ou de Commynes, voire celles de Machiavel dont la manière de penser le pouvoir paraît moins loin, moins radicalement différente, qu’on a souvent tendance à le croire et à l’affirmer. Il ne faut pas attendre L’Estrif de Fortune et Vertu (1447) pour juger, avec dame Vertu, que les Français se trompent, quand ils font leurs « huees et cris contre Fortune »73, alors qu’ils ont provoqué leur « propre malheur courant comme esragié par la terre ». Il n’est pas nécessaire d’ouvrir les Mémoires (1489-1498) pour découvrir, avec un auteur à qui l’idée de contingence en histoire fait horreur, que Fortune n’est que « fiction painte »74. Ce n’est pas seulement avec Il Principe (1513) qu’on en arrive à la conclusion que :
La Fortuna è donna, ed è necessario, volendola tenere sotto, batterla e urtarla75.
Fortune est femme, et il est nécessaire de la battre et de la frapper, si l’on veut la dominer.
Femme et faible, Fortune peut être dominée, son inconstance maîtrisée et orientée par la volonté et l’audace des hommes qui réussiront là où Fauvel a échoué, quand il voulait épouser Fortune pour asseoir son pouvoir sur la France. La considérer comme une déesse, cela équivaut, aux yeux du Florentin, à excuser et révéler notre propre faiblesse, notre incapacité à réaliser nos desseins. N’est-ce pas ce que Le Curial laissait entendre des courtisans et, bien plus en amont, Adam de la Halle des bourgeois d’Arras ?. Le Livre des quatre dames, puis Le Quadrilogue invectif n’argumentent-ils pas de manière comparable, quand ils placent les acteurs face à leurs responsabilités en politique, mais aussi dans le domaine de l’amour (courtois), cet autre volet si essentiel dans la vie d’une noblesse férue de littérature ?… Il est vrai que pour Alain Chartier (et Martin Le Franc) l’histoire obéit encore aux décrets de la Providence ; les Français d’après Azincourt agissent sous le regard de Dieu, ultime instance de sanction que Machiavel (au contraire de Commynes) va évacuer76, poussant la logique à son ultime conséquence. Pas à pas, la politique, voire la vie quotidienne, sont devenues des affaires à régler entre hommes, et entre hommes seulement.
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1 Juvénal, Satires X, vv. 365-366, cité par Voltaire, Dictionnaire philosophique, éd. René Pomeau, Paris, GF, 1964, article : « Destin », avec un commentaire en forme de paradoxe : « L’homme prudent fait lui-même son destin. Mais souvent le prudent succombe sous sa destinée, loin de la faire ; c’est le destin qui fait les prudents » (p. 162).
2 Cf. Pierre-Yves Badel, Le Roman de la Rose au XIVe siècle. Etude de la réception de l’œuvre, Genève, Droz, 1980 ; Pierre Courcelle, La Consolation de la Philosophie dans la tradition littéraire. Antécédents et postérité de Boèce, Paris, Etudes Augustiniennes, 1967.
3 Cf. Ehrengard Meyer-Landrut, Fortuna. Die Göttin des Glücks im Wandel der Zeiten, München und Berlin, Deutscher Kunstverlag, 1997 (illustrations et bibliographie).
4 Cf. Jean-Patrice Boudet, « Savoirs et croyances », dans Histoire culturelle de la France. 1. Le Moyen Age, éd. Michel SOT, Jean-Patrice Boudet et Anita Guerreau-Jalabert, Paris, Seuil, 1997, pp. 327-329.
5 Le Roman de la Rose, éd. et trad. Armand Strubel, Paris : Le Livre de Poche (Lettres gothiques), 1992, vv. 6871-6882.
6 Le thème apparaît aussi bien dans Le Roman de la Rose (vv. 6339-6772) que dans le De consolatione Philosophiæ, II. 2. 34 : Cf. Denis Billotte, Le Vocabulaire de la traduction par Jean de Meun de la Consolatio Philosophiæ de Boèce, Paris, Champion, 2000, vol. I, p. 151, entrée « Fortuna ».
7 Cf. Daniel Poirion, « Le Temps perdu et retrouvé… au XVe siècle », dans Ecriture poétique et composition romanesque, Orléans, Paradigme, 1994, pp. 427-441 ; Jacqueline Cerquiglini-Toulet, La Couleur de la mélancolie. La fréquentation des livres au XIVe siècle, 1300-1415, Paris, Hatier, 1993, pp. 155-161.
8 Cf. Catherine Attwood, « The Image in the Fountain : Fortune, Fiction and Feminity in the Livre du Voir Dit of Guillaume de Machaut », Nottingham French Studies 38/2 (1999 : « Fortune and Women in Medieval Literature »), éd. Catherine Attwood, notamment pp. 137-139.
9 Cf. Friedrich Wolfzettel, « La Fortune, le Moi et l’œuvre : remarques sur la fonction poétologique de Fortune au Moyen Age tardif », dans The Medieval Opus. Imitation, Rewriting, and Transmission in the French Tradition, éd. Douglas Kelly, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1996, pp. 197-210, ainsi que : « Spätmittelalterliches Verständnis des Dichters im Zeichen der Fortuna : Guillaume de Machaut und Christine de Pizan », Das Mittelalter 1 (1996/1 : Providentia – Fatum – Fortuna), pp. 111-128.
10 Cf. Armand Strubel, « La Personnification allégorique, avatar du mythe : Fortune, Raison, Nature et Mort chez Jean de Meun », dans Pour une Mythologie du Moyen Age, éd. Laurence Harf-Lancner et Dominique Boutet, Paris, ENS, 1988, pp. 61-72.
11 Cf. Tony Hunt, « The Christianization of Fortune », Nottingham French Studies 38/2 (1999 : « Fortune and Women in Medieval Literature »), éd. Catherine Attwood, pp. 95-113. Le rapprochement entre la Divina Commedia et Le Roman de Fauvel, fort suggestif, serait plus convaincant, si le critique ne passait pas sous silence les traces d’une ambiguïté qui insinue le doute quant au sérieux de la christianisation de Fortune dans les deux textes.
12 Livre II, prose II : « Boetius’ De consolatione by Jean de Meun », éd. par Louis V. Dedeck-Héry, Mediaeval Studies 14 (1952) 190.
13 Cf. Nigel F. Palmer, « Cosmic Quaternities in the Roman de Fauvel », dans Fauvel Studies. Allegory, Chronicle, Music, and Image in Paris, Bibliothèque Nationale de France, MS français 146, éd. par Margaret Bent et Andrew Wathey, Oxford, Clarendon Press, 1998, pp. 395-419.
14 « Boetius’ De consolatione by Jean de Meun », éd. cit., livre II, prose VIII (p. 205).
15 Gervais du Bus / Chaillou de Pestain, Roman de Fauvel, éd. Arthur LÅngfors et trad. Margherita Lecco, Milano, Luni (Biblioteca Medievale, 13), 1998, vv. 2874-2878.
16 The Middle French Liber Fortunæ, éd. John L. Grigsby, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1967, v. 4.
17 Procédé comparable dans Le Remède de Fortune (éd. James I. Wimsatt et William W. Kibler, Athens and London, University of Georgia Press, 1988, pp. 223-229, vv. 1001-1112) de Guillaume de Machaut, où la statue apparue en songe à Nabuchodonosor (Daniel ii, 31-45) est interprétée comme une représentation de Fortune.
18 Sur l’oscillation entre effet référentiel et enjeu allégorique, Cf. Jean-Claude Mühlethaler, « Charles d’Orléans, une prison en porte-à-faux. Co-texte courtois et ancrage référentiel : les ballades de la captivité dans l’édition d’Antoine Vérard (1509) », dans Charles d’Orléans in England (1415-1440), éd. Mary-Jo Arn, Cambridge, D.S. Brewer, 2000, pp. 165-182.
19 Cf. Giovanna Angeli, « La Cornice del sogno nella produzione dei grands rhétoriqueurs », dans La Maschera di Lancillotto. Studi sul Quattrocento francese, Roma, Salerno Editrice, 1989, pp. 103-120 (bibliographie, note 9).
20 Cf. Jean-Claude Mühlethaler, « Discours du narrateur, discours de Fortune : les enjeux d’un changement de point de vue », in Fauvel Studies. Allegory, Chronicle, Music, and Image in Paris, Bibliothèque Nationale de France, MS français 146, éd. Margaret Bent et Andrew Wathey, Oxford, Clarendon Press, 1998, pp. 337-351, dont nous reprenons ici certains éléments. – Cf. aussi Margherita Lecco, Ricerche sul « Roman de Fauvel », Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1993, surtout pp. 100-110.
21 Roman de Fauvel, éd. cit., vv. 2259-2287.
22 Cf. Joerg O. Fichte, « Providentia – Fatum – Fortuna », Das Mittelalter 1 (1996/1 : Providentia – Fatum – Fortuna), pp. 5-20.
23 Comme nous le signale notre collègue André-Louis Rey, l’Anthologie palatine à la main, les Grecs considéraient que lancer une pomme à quelqu’un était une déclaration d’amour. Y aurait-il là une piste à creuser ?… Quant au galet, il est associé à la folie et au péché, quand il sert d’aliment : voir l’illustration n° 148 (relief quadrilobé de la cathédrale d’Amiens) chez François Garnier, Le Langage de l’image au Moyen Age. Signification et symbolique, Paris, Le Léopard d’Or, 1982. Ces possibles associations incitent à approfondir les remarques que nous avions faites dans « Discours du narrateur, discours de Fortune », éd. cit., pp. 344-348.
24 Cf. Ehrengard Meyer-Landrut, Fortuna in Dantes « Divina Commedia » aus der Sicht der frühen Kommentatoren, Rheinfelden, Schauble, 1987, p. 117.
25 Tutte le Opere di Giovanni Boccaccio, vol. IX : « De casibus virorum illustrium », éd. et trad. Pier Giorgio Ricci et Vittorio Zaccaria, Milano, Mondadori, 1983, p. 472 : « Je ne connais que trop bien ton opinion et la confiance que tu as en mes forces ».
26 De casibus, éd. cit., p. 10. A rapprocher de la définition de Fortune proposée par Brunet Latin dans Li Livres dou Tresor, éd. Francis J. Carmody, Genève, Slatkine Reprints, 1975, pp. 296-297.
27 Laurent de Premierfait’s Des cas des nobles hommes et femmes, éd. Patricia M. Gathercole, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1968, p. 92.
28 De remediis utriusque Fortunæ, éd. et trad. Rudolf Schottlaender, München, W. Fink, 1975, p. 212.
29 La formule, de Thomas d’Aquin (cf. Summa contra gentiles, III, 74, 5 : « ne procède pas de soi, mais d’une cause par accident »), est citée et commentée par Tony Hunt, art. cit., pp. 103-104.
30 La Vita Nuova, éd. Tommaso Casini, Firenze, Sansoni, 1962, chap. XXV, p. 140 : « sous forme de figure ou de couleur rhétorique ».
31 Cf. Ehrengard Meyer-Landrut, Fortuna in Dantes « Divina Commedia », éd. cit., pp. 176-179.
32 Cf. Bernard Guenée, Un Meurtre, une société. L’assassinat du duc d’Orléans, 23 novembre 1407, Paris, Gallimard, 1992, p. 76. Dans les pages consacrées à Fortune (pp. 71-82), l’historien néglige malheureusement l’aspect rhétorique de la question, créant l’impression que les écrivains cités prennent au sérieux la notion de Fortune.
33 Vers 1378, il demandera à Jean Daudin de traduire le De remediis ; en 1400, Laurent de Premierfait traduira une première fois le De casibus, une seconde fois en 1409. Sur les liens culturels entre l’Italie et la France, cf Gianni Mombello, « Dalla cattività avignonese alla calata di Carlo VIII. Le tappe dell’influenza culturale italiana in Francia. Risultati e prospettive », dans Rapporti culturali ed economici fra Italia e Francia nei secoli dal XIV al XVI, Roma, Giunta Centrale per gli Studi Storici, 1979, pp. 157-205 (surtout pp. 161-162).
34 Cf. Joachim Theisen, « Fortuna als narratives Problem », in Fortuna, éd. Walter Haug et Burghart Wachinger, Tübingen, Niemeyer, 1995, pp. 156-175.
35 Sur Fortune chez Boccace, Cf. Hans-Jörg Neuschafer, Boccaccio und der Beginn der Novelle. Strukturen der Kurzerzählung auf der Schwelle zwischen Mittelalter und Neuzeit, München, W. Fink, 1969, chap. VII : « Notwendigkeit und Freiheit : die Paradoxie der menschlichen Natur in der Rahmenerzählung des Decameron » ; Cf. Peter Brockmeier, Lust und Herrschaft, Stuttgart, Metzler, 1972, chap. 2 : « Fortuna, Cortesia, Liberalità ».
36 Boccace, Decameron, traduction (1411-1414) de Laurent de Premierfait, éd. Giuseppe Di Stefano, Montréal, ceres, 1998, p. 1100. – Comme le roi d’Espagne, Alexandre se substitue à la déesse, accusée par Diomède, pour mettre le pirate à l’épreuve : « Ta fortune je te mu(e) ray / Mauvaise en bonne », dit-il dans Le Testament Villon (éd. et trad. Claude Thiry, Paris, Le Livre de Poche (Lettres gothiques), vv. 155-156). La figure du prince-Fortune, au cœur de la réflexion sur l’exercice du pouvoir à la fin du Moyen Age, mériterait qu’on s’y intéresse de plus près.
37 Dans sa traduction, Laurent de Premierfait atténue la portée de cette substitution en précisant, par l’intermédiaire du narrateur, que « grant pechié de Fortune fut que bien lui venist de celle magnifique besoigne » (p. 1213-14). Dionee suggère l’influence d’une force transcendante, celle de la déesse, que le texte italien ne mentionne pas (« gran peccato fu che a costui ben n’avenisse »).
38 Cf. Emma Grimaldi, Il Privilegio di Dioneo. L’eccezione e la regola nel sistema del Decameron, Roma-Napoli, Edizioni Scientifiche Italiane, 1987, pp. 397ss.
39 Les textes de Boccace et de Pétrarque (Seniles xvii, 3) sont édités côte à côte par Luca Carlo Rossi, Griselda, Palermo, Sellerio, 1991. Dans les dernières lignes du récit, Pétrarque fait de la relation entre Grisélidis et son époux un modèle pour le bon chrétien qui souffre « pro Deo ». Jamais il ne la présente comme une victime de Fortune – si ce n’est au moment où Grisélidis est répudiée, quand les gens la suivent « fortunamque culpantibus » (p. 55). Une fois de plus, c’est le peuple ignare qui accuse Fortune, alors que le clerc (et le marquis !) l’utilise comme un synonyme de « status » (p. 43 : condition, état), sans faire référence à une force transcendante.
40 Cf. Kevin Brownlee, « Il Decameron di Boccaccio e la Cité des Dames di Christine de Pizan : modelli e contro-modelli », Studi sul Boccaccio 20 (1991-92) particulièrement pp. 238-239. Il est vrai que, le plus souvent, on a fait ressortir la valeur exemplaire de Grisélidis, et on comprend pourquoi Jean-Luc Nardone et Henri Lamarque ont réuni les différents textes qui lui sont consacrés sous le titre de : L’Histoire de Griselda : une femme exemplaire dans les littératures européennes, vol. I, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2000.
41 Le Roman du comte d’Anjou, éd. Mario Roques, Paris, Champion, 1964 (Classiques français du Moyen Age), vv. 3453-3526.
42 Cf. Yasmina Foehr-Janssens, La Veuve en majesté. Deuil et savoir au féminin dans la littérature médiévale, Genève, Droz, 2000, pp. 243-248.
43 Remède de Fortune, éd. cit., p. 301 (vv. 2403-2410).
44 Cf. Helen Phillips, « Fortune and the Lady. Machaut, Chaucer and the Intertextual Dit », Nottingham French Studies 38/2 (1999 : « Fortune and Women in Medieval Literature »), éd. Catherine Attwood, pp. 129-130.
45 Cf. Miren Lacassagne, « La Figure de Fortune dans Le Livre de la mutacion de Fortune de Christine de Pizan et la poésie d’Eustache Deschamps », dans Au Champ des escriptures. IIIe Colloque international sur Christine de Pizan (Lausanne, 18-22 juillet 1998), éd. Eric Hicks en collaboration avec Diego Gonzalez et Philippe Simon, Paris, Champion, 2000, notamment pp. 224-225.
46 Le Jeu de la feuillée, éd. et trad. Jean Dufournet, Paris, GF, 1989, v. 563.
47 L’expression est d’Eugene Vance, Mervelous Signals. Poetics andSign Theory in the Middle Ages, Lincoln and London, University of Nebraska Press, 1986, p. 220.
48 Cf. Jean-Claude Mühlethaler, « Discours du narrateur, discours de Fortune », éd. cit., pp. 347-348.
49 Roman de Fauvel, éd. cit., pp. 298-302, vv. 682-770. – Cf. Le Roman de Fauvel in the Edition of Mesire Chaillou de Pesstain : A Reproduction in Facsimile of the Complete Manuscript, Paris, Bibliothèque Nationale, Fonds Français 146, introduction by Edward Roesner, François Avril and Nancy Regalado, New York, Broude Brothers, 1990, introduction, chap. III : « Chaillou de Pesstains’s Literary <Additions> to Fauvel ».
50 Cf. Patrice Uhl, « Hellequin et Fortune : le trajet d’un couple emblématique », Perspectives Médiévales 15 (1989) surtout pp. 88-89.
51 On aura reconnu une paraphrase de la définition de Brecht : « Eine verfremdende Abbildung ist eine solche, die den Gegenstand zwar erkennen, ihn aber doch zugleich fremd erscheinen lasst » (Schriften zum Theater 7, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1964, p. 32).
52 Cf. Roman de Fauvel, éd. cit., p. 348, vv. 1643ss. Pour une description des trois miniatures, voir Jean-Claude Mühlethaler, Fauvel au pouvoir : Lire la satire médiévale, Paris, Champion, 1994, p. 433 et la quatrième planche.
53 Cf. Françoise Autrand, « De l’Enfer au Purgatoire : la cours à travers quelques textes français du milieu du XIVe à la fin du XVe siècle », dans L’Etat et les aristocraties, éd. Philippe Contamine, Paris, Presses de l’Ecole Normale Supérieure, 1989, pp. 51-78.
54 Denis Foulechat, Le Policratique de Jean de Salisbury (1372). Livres I-III, éd. Charles Brucker, Genève, Droz, 1994, p. 86.
55 Sur les liens de Chartier avec la pensée humaniste, et notamment avec Pétrarque, cf. Jacques Lemaire, Les Visions de la vie de cour dans la littérature française de la fin du Moyen Age, Bruxelles – Paris, Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises – Klincksieck, 1994, pp. 440-449.
56 Les Œuvres latines d’Alain Chartier, éd. Pascale Bourgain-Hemeryck, Paris, CNRS, 1977, pp. 346 et 347 : les textes du De vita curiali et du Curial sont édités côte à côte.
57 Le Livre de l’Espérance, éd. François Rouy, Paris, Champion, 1989, p. 7.
58 Cf. Jacques Lemaire, Les Visions de la cour, éd. cit., p. 319-323.
59 Probablement d’origine ovidienne (Remedia amoris, v. 369 : « perflant altissimi venti »), l’image est récurrente dans la littérature morale et anticuriale au Moyen Age. Cf. Jean-Claude Mühlethaler, « Le tyran à table. Intertextualité et référence dans l’invective politique à l’époque de Charles VI », dans Représentation, pouvoir et royauté à la fin du Moyen Age, éd. Joël Blanchard, Paris, Picard, 1995, notamment pp. 53-54.
60 Comme dans Le Remède de Fortune de Machaut, éd. cit., p. 223, vv. 985-1000.
61 Cf. Odile Blanc, Parades et parures. L’invention du corps de mode à la fin du Moyen Age, Paris, Gallimard, 1997.
62 Cf. Pétrarque, De remediis utriusque Fortunæ, éd. cit., p. 64, qui oppose le « favor » à l’« iniuria » (incompréhensible) du prince.
63 Le Quadrilogue invectif, éd. Eugénie Droz, Paris, Champion, 1950, p. 4.
64 De inventione I, lv, 106.
65 Cf. Jacques Krynen, L’Empire du roi. Idées et croyances politiques en France, XIIIe-XVe siècle, Paris, Gallimard, (Bibliothèque des Histoires), 1993, pp. 315-319.
66 Cf. Claude Gauvard, « Christine de Pizan et ses contemporains : l’engagement politique des écrivains dans le royaume de France aux XIVe et XVe siècles », dans Une femme de lettres au Moyen Age. Etudes autour de Christine de Pizan, éd. Liliane Dulac et Bernard Ribémont, Orléans, Paradigme, 1995, pp. 105-128.
67 Le Livre de l’advision Cristine, éd. par Christine Reno et Liliane Dulac, Paris : Champion : Droz, 2001, chap. II, 14. – Sur la notion d’opinion (vraie, fausse, incertaine), Douglas Kelly a présenté une communication éclairante (« The Concept and Topos Opinion in the Writings of Christine de Pizan ») au Xe Congrès de l’International Courtly Literature Society à Tübingen (28.7. – 3.8. 2001).
68 Cf. Rosalind Brown-Grant, Christine de Pizan and the Moral Defence of Women. Reading beyond Gender, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, pp. 109110.
69 Cf. Howard R. Patch, The Goddess Fortuna in Mediaeval Literature, London, Frank Cass & Co., 1967, p. 16.
70 Alain Chartier, Poèmes, éd. James C. Laidlaw, Paris, 10/18 (Bibliothèque médiévale), 1988, pp. 73-75.
71 Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, éd. le marquis de Queux de Saint-Hilaire et Gaston Raynaud, Paris, F. Didot, 1880, vol. II, p. 141.
72 Cf. notre introduction au numéro spécial de Versants 38 (2000 : « Passages : du Moyen Age à la Renaissance »).
73 L’Estrif de Fortune et Vertu, éd. Peter F. Dembowski, Genève, Droz (Textes Littéraires Français), 1999, pp. 104-105.
74 Cf. Joël Blanchard, Commynes l’Européen. L’invention du politique, Genève, Droz, 1996, pp. 316-317.
75 Il Principe, éd. Luigi Fiorentino, Milano, Mursia, 1969, p. 115. – Cf. Ehrengard Meyer-Landrut, Fortuna. Die Göttin des Glücks im Wandel der Zeiten, éd. cit., pp. 141-143, qui cite un passage comparable tiré de Boccace.
76 Pas qu’Alain Chartier avait osé suggérer (mais en le condamnant) dans le domaine de l’amour par le refus de la Belle Dame sans mercy de se soumettre à la justice divine, invoquée par son malheureux amant : « Riens ne vous nuist fors vous meïsmes ; / De vous mesme juge soyez » (La Belle Dame sans mercy, vv. 763-764, dans Poèmes, éd. cit., p. 183).