Book Title

Les muses de Fortune

Boèce, le Roman de la rose et Charles d’Orléans

Christopher LUCKEN

Universités de Paris VIII et de Genève

Vixi et quem dederat cursum fortuna peregi,

et nunc magna mei sub terras ibit imago.

Virgile, Enéide, IV, 653-54

La déchéance d’Orphée

La Consolation de Philosophie s’ouvre sur une élégie. Jeté en prison et condamné à mort, Boèce – ou, plus exactement, le personnage qu’il incarne – est en train de se plaindre. Il en est arrivé au point où il ne lui reste que l’espoir d’en finir au plus vite. Fortune, qui avait autrefois favorisé les succès de cet aristocrate romain en l’élevant aux plus hautes fonctions, qui lui avait prodigué santé, richesse, pouvoir, honneur et renommée, maintenant qu’elle « montre son vrai visage », semble retarder comme à plaisir le mouvement de sa chute alors même qu’elle entraîne inexorablement sa victime vers la tombe1.

Seules demeurent aux côtés de celui qui paraît abandonné de tous, les Camènes, fidèles compagnes sous la dictée desquelles il rédige son chant funèbre (I, 1). Elles avaient été la « gloire d’une jeunesse heureuse et verdoyante (viridis) », les figures tutélaires de ce printemps de l’existence au cours duquel Boèce avait composé « des poèmes (carmina) avec une ardeur florissante (studio florente) ». Elles sont désormais « une consolation » aux « destinées » (fata) d’un « triste vieillard » : leurs « mornes mélopées » baignent « de larmes sincères » le visage de l’homme atteint par l’hiver.

Boèce est tout occupé à confier « aux bons soins de [son] stylet ses plaintives doléances » (I, 2), lorsqu’une femme fait irruption dans sa prison : il ne l’identifie pas de prime abord, mais va bientôt la reconnaître quand elle aura séché ses yeux inondés de larmes avec un pan de ce vêtement qui la recouvre et qu’elle a tissé de ses propres mains – soit ce texte qui lui donne forme – et qu’elle aura dissipé du même coup les nuées qui embuaient le regard de son ancien élève.

Avant de rendre les yeux de Boèce à la lumière, le premier geste de Philosophie sera de chasser celles qui se tenaient à son chevet, ces « Muses de la poésie » qui ne font que « suggérer des mots à mes pleurs » :

Qui […] a autorisé des petites putes de scène à approcher ce malade ? Non contentes d’être incapables de remédier à ses souffrances, elles seraient bien capables de les prolonger, avec leurs poisons douceâtres ! Ce sont elles qui sous les ronces stériles des passions, étouffent la moisson féconde de la raison : elles accoutument l’âme humaine à la maladie, au lieu de l’en délivrer ! Si au moins vous exerciez vos charmes comme à l’accoutumée sur un ignorant, je n’y accorderais pas tant d’importance : vous ne marcheriez pas sur mes brisés ! Mais lui qui s’est nourri des philosophies d’Elée et de l’Académie ! Eloignez-vous donc, Sirènes aux chants meurtriers et laissez mes propres Muses le soigner et le guérir. (I, 2)

Non seulement, pour Philosophie, la poésie s’avère incapable d’apporter à l’homme une consolation véritable, mais elle contribue à l’enfermer toujours plus étroitement dans la prison mortelle où il a dû pénétrer. Ornées de toutes les fleurs de rhétorique qui habillent leurs voix, les Muses du chant ne sont que des prostituées aux paroles fardées, trompeuses comme peuvent l’être des parures « efféminées » et « luxuriantes » (pour citer ici les images employées par la tradition rhétorique afin de condamner une ornementation du discours incapable de mettre en valeur le corps, viril, de la pensée) : des figures élégantes dont les artifices et les travestissements ne font qu’obscurcir le sens que devrait générer la langue et, « comme des herbes exubérantes », en « étouffent la semence »2. C’est pourquoi les Muses s’apparentent aux Sirènes dont le chant séducteur dissimule la mort. Elles empoisonnent celui qui se laisse prendre à leurs mots et qui accepte du même coup de prolonger des souffrances et une maladie auxquelles elles l’encouragent à se complaire. Avec elles, il n’est possible que de chanter dans l’attente qu’un terme soit mis à la vie. Au lieu de donner naissance à des fruits, les Muses ne font que répandre des fleurs stériles qui finiront par céder leur place aux ronces – des fioritures qui ne servent qu’à masquer, en la recouvrant, cette terre où le corps devra bientôt s’enfoncer. Après avoir célébré l’arrivée du printemps en le couvrant de fleurs, la poésie ne sait faire autrement que de donner une forme verbale aux larmes et se transformer en déploration.

Les Muses se révèlent ainsi les complices de Fortune. Celle-ci apparaît d’ailleurs pour la première fois, dans l’œuvre de Boèce, à l’intérieur des vers initiaux censés avoir été composés sous leur inspiration. Ce sont les Muses qui invoquent et convoquent ce personnage auquel est attribuée la cause de tous les malheurs, afin de justifier la plainte qu’elles mettent dans la bouche du poète. Fortune est en quelque sorte leur création. Mais les Camènes en sont en même temps les porte-parole. Elles se font l’instrument de sa propagande, inscrivant son discours au sein d’un espace symbolique pourvu du prestige qui leur est traditionnellement associé. Non seulement elles témoignent d’un attachement aux choses du monde qui sont vouées à disparaître, mais par leurs chants elles enchaînent l’homme à la roue de Fortune et l’empêchent d’échapper à son mouvement. Ignorantes de la véritable destinée humaine, elles ne suscitent qu’éloges en faveur d’une jeunesse illusoire qui espère jouir à jamais du temps présent, ou, selon un mouvement inverse et parfaitement symétrique, regrets pour la « Fortune antérieure » (II, 1). A l’instar de cette dernière, qui s’affuble de « déguisements multiformes » et use des charmes et de toutes les flatteries dont elle est capable afin de s’attirer les hommes (II, 1), les Muses dissimulent sous leurs atours la vieillesse qui s’apprête à ronger leur corps. Le terme de meretrix dont Philosophie les qualifie peut d’ailleurs tout aussi bien s’appliquer à Fortune elle-même, que les Romains taxaient notamment d’inconstans et de volubilis3.

« Tu dois tolérer sans te plaindre tout ce qui s’accomplit à l’intérieur du champ d’action de la Fortune », insiste Philosophie (II, 1). On comprend qu’il lui ait fallu interrompre le prisonnier qui confiait ses doléances à la mémoire de l’écrit et renvoyer les Muses, afin de l’amener à se défaire des promesses, futures ou passées, de Fortune, des espoirs qu’elle suscite comme des déceptions qu’elle entraîne – à l’instar de Platon chassant hors de la Cité idéale celui qui « réveille et […] nourrit cet élément inférieur de notre âme », caractérisé par un « tempérament irritable » et « bigarré » : soit ce poète imitateur qui, en « donnant de la force » à ce dernier élément, ruine celui « capable de raisonner » et l’empêche de mettre fin au « chant de déploration » de l’âme, affectée par les passions, de « qui est tombé »4. A l’aspect avenant de la « Fortune antérieure », auquel sont attachées les Muses, pourra succéder son versant repoussant, une fois que Philosophie en aura levé le masque et l’aura fait parler au sein de son propre discours. C’est alors qu’elle pourra révéler sa véritable nature et libérer celui qui avait placé sa confiance en elle (II, 3 et IV, 13). Car, à la différence des Muses, Fortune n’est pas interdite de parole par Philosophie. Au contraire, elle est amenée à s’exprimer à travers sa bouche au lieu de laisser les Muses parler en son nom. Son discours consiste à contredire les aspirations qui se fondaient sur elle et à mettre en avant son versant négatif. Fortune est devenue le porte-parole de Philosophie – ou l’une de ses Muses. Au cours de sa prosopopée, elle invite à son tour Boèce à abandonner ces Muses qui, après n’avoir exposé que son allure enjouée, l’avaient incité à se retourner contre elle, comme si elle pouvait agir autrement et qu’elle était responsable des revirements qui la caractérisent : « Pourquoi, mon garçon, m’accuses-tu et me harcèles-tu de plaintes quotidiennes ? […] Pourquoi donc ces lamentations ? » (II, 3).

Selon Philosophie, l’homme qui se laisse influencer par le souffle des Muses ne peut que finir par se nourrir des « miasmes terrestres » qui « exacerbent à l’excès son angoisse maladive » et par plonger dans la nuit en aveugle. Au lieu d’admirer « le cours inchangé des astres » (dont le mouvement circulaire ne doit pas être confondu avec celui de Fortune), plutôt que de s’évader du cachot auquel le corps est lié pour s’en aller parcourir « les chemins de l’éther » (I, 3) – ainsi que l’exige la philosophie, qui attribue aux yeux tournés vers le ciel l’origine même de sa discipline5 –, Boèce a « le regard rivé au sol » (I, 2). Il ne voit ni l’ordre qui règne au sein de l’univers ni la raison qui régit ce dernier par delà les aléas de Fortune. « Le dos voûté : incapable de relever les yeux, il ne distingue hélas ! que la terre inerte » (I, 3). Celui qui s’abandonne à la poésie ne réussira jamais à se tenir droit comme il convient aux hommes ; telles les Muses après qu’elles ont été chassées par Philosophie (I, 2), il finit par plier son corps en le conformant à la roue de Fortune et par diriger le regard vers son point de chute. En cueillant les fleurs qui viennent au jour, plutôt que de contempler le Ciel et découvrir la loi qui « règle les heures paisibles du Printemps » et permet « à la Terre de se parer de roses » (I, 3), le poète provoque un vide qui restera dépourvu de fruit : il découvre l’hiver. Comme « l’âne devant la lyre » (I, 8) emprunté à la fable de Phèdre, il s’avère incapable d’entendre la musique des sphères. Ses gémissements ne pourront bientôt que s’apparenter aux cris de cet animal à la voix discordante.

La condamnation de Philosophie semble adressée à l’ensemble des neuf Muses et, du même coup, à tous les arts qu’elles représentent. Philosophie veut leur substituer ses propres Muses. Cela peut donc valoir, par exemple, pour Clio, la Muse de l’histoire. A une histoire qui paraît dominée, chez les auteurs antiques, par les retournements de Fortune, la tradition chrétienne oppose en effet une histoire orientée par la Providence divine en direction de la fin des temps. Mais le geste de Philosophie vise plus particulièrement, ici, Calliope, la Muse de la poésie épique et lyrique, et, du même coup, la poésie élégiaque latine.

La mise en cause initiale des Muses sera d’ailleurs rejouée à travers la figure emblématique d’Orphée, lorsqu’au dernier mètre du troisième livre de la Consolation (III, 24), Philosophie résume son histoire avec Eurydice. A cette occasion, Boèce ne manque pas de faire écho au personnage qu’il représentait au seuil de cette œuvre6. Orphée est le fils de Calliope et c’est à sa source qu’il tire lui aussi son chant (v. 23). Si ce n’est sa propre mort qu’il déplore, mais celle de son épouse, cela revient fondamentalement au même. Comme Boèce, Orphée se plaint du destin funèbre dont il est la victime en s’abandonnant à de « larmoyantes mélodies » : les flebilibus modis (v. 7) reprennent en effet les flebilis modos du premier mètre (v. 2)7. Susceptible d’émouvoir et de dompter les bêtes sauvages, son chant possède en outre un pouvoir de séduction analogue à la voix des Sirènes (Boèce n’a d’ailleurs pas attendu qu’Orphée ait perdu Eurydice pour la seconde fois, comme chez Virgile et Ovide, pour introduire ce trait). Mais il est impuissant face à la mort : ces « chants vainqueurs de toute choses N’en avaient pas charmé le maître ». Comment la loi qui gouverne le monde saurait-elle réagir aux passions humaines ? Devant « l’insensibilité du Ciel », et selon un mouvement analogue à celui amorcé par Boèce au début du texte, c’est « dans les demeures infernales » qu’Orphée va se diriger afin de retrouver ce qu’il a perdu. Il espère vaincre la mort grâce aux « vibrations de sa lyre » et à « ses chants (carmina) enjôleurs » (comme le sont ceux des Muses : ce sont les mêmes termes qui caractérisent l’un et l’autre), des chants qui (ainsi que c’était le cas pour Boèce) sont baignés de larmes.

Orphée semble tout d’abord pouvoir réussir dans son entreprise. La roue d’Ixion s’est arrêtée, comme si celle de Fortune pouvait faire de même avant, peut-être, d’inverser son cours8. Emu, à l’instar des animaux, le dieu de l’Hadès accorde au poète « de ramener son épouse : tel est le prix de son chant ». Il y ajoute toutefois une interdiction : celle « de tourner les yeux » avant d’avoir franchi le seuil du pays des ombres. Orphée devra diriger son regard vers la lumière sans se retourner sur celle qui le suit ni, du coup, se pencher à nouveau en direction des Enfers. Mais Orphée ne pourra s’empêcher de réitérer le geste grâce auquel il avait pu rejoindre Eurydice alors que le Ciel semblait sourd à sa douleur. « L’amour ne connaît que sa propre loi », affirme Philosophie. « A deux pas des portes de la nuit », sur le point de retrouver enfin l’aurore, Orphée « vit et perdit à jamais » son Eurydice. Conclusion formulée à l’intention de tous ceux qui cherchent à atteindre le jour qui s’élève au-dessus d’eux : « si on laisse son regard Se tourner vers l’antre du Tartare, Ce qu’on a de précieux avec soi On le perd en regardant en dessous de soi ».

Cette conclusion fait écho au prologue du même mètre : « Heureux qui a pu contempler Du bien la source lumineuse, Heureux qui a pu détacher Ses lourdes chaînes terrestres ». Philosophie, qui descend du Ciel afin d’entrer dans le cachot préfigurant le monde des morts auquel est condamné tout corps terrestre, réussira ce qu’Orphée n’a pu accomplir avec Eurydice ; contrairement à cette dernière, Boèce parviendra à se défaire du « poids des chaînes » (I, 3) qui le retiennent prisonnier pour s’engager sur le chemin que lui indique sa libératrice. Alors qu’Orphée, si son chant a la force d’emporter Eurydice avec lui, s’avère incapable de la convertir à la clarté du jour, malgré la recommandation que le dieu des Ténèbres lui avait faite de ne pas en détourner les yeux. Il ne sait que répéter la descente aux Enfers qu’il avait précédemment effectuée, descente qui anticipe du même coup et préfigure son échec final. L’histoire d’Orphée épouse en quelque sorte le mouvement de la roue de Fortune. Plutôt que la raison ou ce « jugement profond » auquel l’associera Fulgence, Eurydice représente ici les biens précieux (quidquid praecipuum) acquis grâce à Fortune, des biens qui finiront par être précipités dans le néant d’où ils étaient issus9. Les commentaires médiévaux de la Consolation en feront d’ailleurs, le plus souvent, la figure du désir temporel et de la concupiscence auxquels Orphée aurait cédé10. Le chant se fonde sur un objet voué au retournement de Fortune. Sa cause ne peut qu’être l’occasion d’une chute.

Motivée par une passion amoureuse qui a pour objet un être qui appartient au monde terrestre (et même à double titre), la voix d’Orphée porte en elle la destruction comme celle des Sirènes : après avoir gagné la femme aimée grâce à sa puissance de séduction, elle la condamne à mort. Plutôt que de l’amener avec lui jusqu’au jour (car il ne voit pas que la véritable Eurydice est déjà là, dans cette lumière qui se lève devant lui), Orphée ne peut s’empêcher de la renvoyer à la nuit d’où il l’a tirée : comme s’il voulait la perdre à nouveau afin de redescendre avec elle dans le pays des ombres et retrouver du même coup ce chant qui l’en avait arraché. Aussi paraît-il moins séduit par Eurydice que par son propre chant et la promesse que celui-ci lui laisse entendre : un chant qui s’est noué à l’être aimé au cœur des Enfers et qui continue à exercer sa force d’attraction au point qu’Orphée ne peut faire autrement que se diriger vers lui11. En même temps qu’il donne l’espoir d’atteindre l’amour, le chant ne cesse d’être hanté par cette mort – ce rien – d’où il tire toute sa puissance et où il trouve sa véritable origine.

Cette figure d’Orphée remonte à celle que l’on trouve en particulier dans Le Banquet de Platon. D’après le personnage de Phèdre, en effet, Orphée n’a jamais reçu qu’un « fantôme » en réponse à ses chants, car, n’ayant pas le courage de mourir par amour, « comme il est naturel à un joueur de cithare », il avait usé des subterfuges de son art musical pour pénétrer dans l’Hadès afin d’en retirer son épouse12. Il vaut mieux, affirme à son tour Cassiodore (au VIe siècle), passer sous silence les fables relatives à la lyre d’Orphée et aux chants des Sirènes (qui se voient explicitement associés), et leur préférer les psaumes de David13. C’est en se laissant séduire par la musique délirante de la lyre d’Orphée que l’homme a déchiré le vêtement de Nature, si l’on en croit la Plainte composée par Alain de Lille (au XIIe siècle) ; c’est son chant qui l’a poussé à abandonner l’orthographe de Vénus pour lui préférer les sophismes d’une pseudographie amoureuse qui apparaît dès lors comme la caractéristique fondamentale de la littérature poétique14. Telle serait l’écriture vouée aux Muses de Fortune.

L’enclos d’Amour

Peu après le début de la partie du Roman de la Rose dont Jean de Meun revendique la paternité, l’amant voit Raison descendre de sa tour et s’approcher de lui pour lui adresser la parole15. Comme on l’a remarqué, Raison s’apparente au personnage de Philosophie chez Boèce16. Lors des recommandations qu’elle adresse à l’amant, Raison ne manque pas de faire explicitement référence à la Consolation et suggère même que cette œuvre soit traduite en français (vv. 5032-5036) – ce que Jean de Meun réalisera peu après avoir achevé le Roman de la Rose. Cependant, ce texte contient déjà de nombreux passages tirés de l’œuvre de Boèce, notamment à propos de Fortune17. Il reprend surtout la même structure, tout au moins dans un premier temps. Le dialogue entre Raison et l’amant rejoue en effet celui entre Philosophie et Boèce ; les « complaintes » (v. 4224) qui précèdent l’intervention de Raison s’apparentent du même coup à l’élégie sur laquelle avait débuté la Consolation (on peut d’ailleurs penser, à la suite de Cherniss, que le récit de Guillaume de Lorris en forme une sorte de prologue : ce dernier commencerait par raconter les circonstances qui ont amené à l’enfermement de la rose, tandis que Boèce fait état de son passé à l’occasion de son entretien avec Philosophie18).

Raison est descendue de sa tour après avoir entendu l’amant se plaindre : le discours attribué à ce dernier vient en effet de s’interrompre, comme le précisent à la fois l’intervention du narrateur (« Tant comme ainsi me dementoie Des granz dolors que je sentoie », vv. 4218-4219) et le changement de temps (les verbes passent du présent, dans lequel est énoncé pour l’essentiel cette complainte, au passé – l’imparfait dans la subordonnée citée ci-dessus et, plus généralement, le passé simple comme dans la principale qui suit et qui introduit le personnage de Raison). Dans son édition, Armand Strubel met des guillemets au terme de cette complainte19. Mais quand a-t-elle commencé ? J’ai eu beau chercher, aucuns guillemets ne l’ouvrent.

On peut situer le début de cette complainte dans la partie attribuée à Guillaume de Lorris, lorsque le narrateur, qui raconte l’aventure qu’il a préalablement vécue en rêve, délaisse soudainement les temps du passé qui avaient dominé jusque-là sa narration, pour se mettre à écrire au présent. C’est d’ailleurs ce que semble penser Strubel dans une étude consacrée à l’œuvre de Guillaume de Lorris20. Le narrateur vient de finir de raconter la construction du château de Jalousie, à l’intérieur duquel sont enclos les rosiers où pousse notamment le bouton de rose que l’amant a élu comme objet d’amour. C’est alors qu’il interrompt son récit pour passer au discours :

Mais je qui sui dehors le mur,

Trop sui livrez a grant poine.

(vv. 3956-3957)

Cependant, comme le remarque Strubel, ce présent est apparu auparavant. Mais il est apparu de manière irrégulière, introduisant une « temporalité incertaine » qui vient parasiter la narration. On peut en situer le début au vers suivant : « Des or est mout changiez li vers » (v. 3759)21. C’est ici que commencerait par conséquent la complainte de l’amant. En effet, même si cette affirmation a une valeur essentiellement méta-discursive et doit être attribuée au narrateur (comme celles du même genre que l’on trouve depuis le prologue), la ruptu re qu’elle vient signifier dans la progression de l’histoire amoureuse n’est pas sans concerner également le récit qui lui donne forme. D’ailleurs, l’expression employée y invite. Elle sera aussitôt suivie d’un présent qui rapproche étroitement le narrateur de son propre personnage au sein du récit. Sur la dénonciation de Male Bouche, Jalousie, Honte, Peur et Dongier ont décidé d’enfermer Bel Accueil qui s’est laissé persuader d’accorder à l’amant le droit de recevoir un baiser de la rose (vv. 3471ss.). Dorénavant, Dongier est devenu « plus divers Et plus fel qu’il ne soloit estre » :

Mort m’a, qui si l’a fet irestre,

Car je n’auré jamés lisir

De veoir ce que je desir.

[…]

Or revendront pleur et soupir,

Longues pansees sanz dormir,

Friçons et pointes et complainz.

De tieus dolors aurai ge maint,

Car je sui en enfer cheoiz.

(vv. 3760-3791)

Lors de la description qui suit, consacrée à l’édification du château dans lequel sera enfermé Bel Accueil, le récit est entremêlé de « complainz » et de lamentations, jusqu’à ce qu’il finisse par se transformer complètement en discours. L’amant ne fait désormais plus qu’un avec le narrateur (ou inversement). Il s’identifiera dès lors au paysan qui, au moment où les épis qu’il avait semés se mettent à « florir », en voit « le grain dedenz morir » (vv. 3965-3966). La mort a aboli le cours du temps. Le passé n’a plus d’avenir et demeure, désormais, toujours présent. C’est alors que l’amant, ayant perdu toute « esperance », compare Amour (qui « me toli tout a une heure, Quant je cuidai estre au desure » : vv. 3976-3977) à la roue de Fortune (vv. 3979ss.). Il ne possède plus rien de ce qui lui avait été promis. Tombé en enfer, il est « cil qui est versez » (v. 3989) ; il n’a plus qu’à attendre « la mort » (v. 4040) – à moins que Bel Accueil, qui est en prison, ne parvienne à le secourir :

Si en ai duel et desconfort :

James n’iert riens qui me confort

Se je per vostre bienvoillance,

Que je n’ai mes aillors fiance.

(vv. 4053-4056)

Ainsi s’achève la partie attribuée à Guillaume de Lorris par Jean de Meun, qui citera les derniers vers prononcés par son prédécesseur au moment où il reviendra sur la composition de ce Miroer aus amoueus (vv. 10557-10564). Jean de Meun commence toutefois par prolonger cette complainte sans marquer aucune solution de continuité et la poursuivra jusqu’au moment où l’amant, sentant la mort venir, décidera de faire son « testament » et de laisser son cœur à Amour (vv. 4215-4217).

L’absence de guillemets marquant le début de la complainte de l’amant, dans l’édition de Strubel, peut être interprétée de manière plus radicale (même s’il ne s’agit probablement que d’une coquille). En effet, ce que viendraient clore les guillemets placés au terme de cette complainte, c’est, non seulement cette dernière, mais tout ce qui précède, soit l’œuvre de Guillaume de Lorris tout entière, assimilée dès lors à la complainte de son héros. Jean de Meun met en cause l’orientation qu’elle a prise depuis le commencement au moment même où il apparente la lamentation sur lequel elle s’interrompt à l’élégie initiale de la Consolation de Philosophie. Raison apparaît ainsi comme la représentante de Jean de Meun. La Continuation que celui-ci oppose au texte de son prédécesseur correspond, du coup, au texte de la Consolation à partir du moment où intervient Philosophie et qu’elle chasse les Muses ; tandis que l’œuvre de Guillaume de Lorris, depuis l’éveil initial de l’amant au sein de ce printemps dont il rêve, jusqu’à cette complainte à laquelle il s’abandonne, une fois Bel Accueil en prison et lui-même séparé de l’objet de son désir, serait bien comme le suppose Cherniss, dans le contexte de la tradition littéraire qui est la sienne, une version métaphorique et amplifiée de l’histoire de Boèce telle qu’elle est suggérée lors du premier mètre de la Consolation et explicitée par la suite.

Ce que condamne plus précisément Jean de Meun, à travers Guillaume de Lorris et sa complainte, c’est Amour. Avec lui, c’est toute la poésie chantée sous son invocation par les troubadours et les trouvères depuis le début du XIIe siècle qui est mise en question, cette poésie (héritière de l’élégie latine, si l’on en croit Jean de Meun lui-même : Cf. vv. 10511-10529) dont l’œuvre de Guillaume de Lorris propose une sorte de récit exemplaire. En effet, la première chose que fera Raison est de rejeter Amour, comme Philosophie l’avait fait pour les Muses, enjoignant l’amant de le « fuir » (v. 4284). Raison soulignera par la suite le lien qu’Amour entretient avec Fortune, notamment à travers la série d’antithèses et d’oxymores qui serviront à le décrire. Elle distingue du même coup deux types de sentiments radicalement différents. A « l’Amours qui vient de Fortune » (v. 4779), une passion dominée par la convoitise et soumise à des forces contraires, hantée par la figure de Narcisse et qui ne peut que se perdre en lamentations et en prières comme l’avait fait Echo (cf. vv. 5830-5834), Raison oppose sa propre raison22. Plutôt que d’élire un bouton de rose, l’amant doit devenir son loyal « amis ». Mais pour cela, il lui faudra d’abord laisser « le dieu […] qui ci t’a mis » et ne plus accorder aucun prix à « la roe de Fortune » (vv. 5839-5842).

On peut toutefois se demander si Guillaume de Lorris ne nous engage pas lui-même à lire son texte à la lumière de la Consolation, comme nous invite à le faire la Continuation de Jean de Meun, et si, par conséquent, celui-ci ne ferait pas que prolonger en l’explicitant le projet de son prédécesseur23. Raison est en effet descendue de sa « tor » (v. 2972) une première fois, après que Dongier a repoussé l’amant qui avait osé demander à Bel Accueil de lui donner le bouton de rose tant convoité (vv. 2911ss.). Bel Accueil a pris la fuite et l’amant, obligé de repasser la haie qu’il avait franchie, voit s’éloigner l’objet de ses désirs. Rempli de « dolor », il se lamente (« Ainssi con je me demantoie » : v. 2994), comme il le fera à nouveau par la suite jusque dans la partie de Jean de Meun (à la différence qu’aucune plainte n’est ici reproduite). C’est alors que survient Raison. Ainsi que l’a remarqué Fleming, cette dernière emprunte déjà, ici, certains traits à la Philosophie de la Consolation : Raison « ne fu joesne ne chanue » (v. 2976) à l’instar de la femme qui vint rendre visite à Boèce, qui « avait le teint vif et débordait d’énergie » mais qui « était pourtant si chargée d’ans qu’il était impossible de croire qu’elle appartînt à notre temps » ; et les « .II. estoiles » (v. 2980) auxquelles sont comparés ses yeux font référence aux « yeux ardents » (oculis ardentibus) dont est pourvue Philosophie (I, 2)24. A quoi l’on peut ajouter que la tour d’où descend Raison (emblème strictement opposé à celui de la roue de Fortune) n’est pas sans s’apparenter à la « citadelle » où, dans la Consolation, Philosophie a l’habitude de se replier en compagnie de celle qu’elle désigne comme son chef (nostra dux) afin de se protéger des assauts de leurs ennemis communs, et du haut (desuper) de laquelle toutes deux ont tout loisir de railler leurs pillages inutiles (I, 6) : en effet, le terme latin employé à propos de cette citadelle (in arcem) remonte au Timée de Platon, où il désigne la tête dans laquelle réside la raison. Cicéron mentionne cette célèbre comparaison dans les Tusculanes : « Platon imagina que l’âme était triple ; l’élément dirigeant, c’est-à-dire la raison (principatum, id est rationem), il le plaça dans la tête comme dans une citadelle (in capite sicut in arce) et lui soumit les deux autres parties, la colère et le désir, qu’il logea à part, la colère dans la poitrine, le désir au-dessous du diaphragme »25. Dans sa traduction de la Consolation de Philosophie, Jean de Meun rendra d’ailleurs ce terme d’arcem par celui de « tour »26. Le « chef » de Philosophie qui y réside ne peut qu’être Raison.

Il est possible de mettre en évidence d’autres analogies entre l’œuvre de Boèce et celle de Guillaume de Lorris. Le « tens amoreus pleins de joie » (v. 48) auquel s’éveille le jeune héros du Roman de la Rose peut être rapproché de cette jeunesse verdoyante que regrette le condamné à mort de la Consolation. La « novele robe » (v. 60) de « verdure » (v. 53) et de fleurs que retrouve Nature après avoir traversé l’hiver, correspond à cette loi des saisons dont parle Philosophie, qui permet « à la Terre de se parer de roses » (I, 3). Les chants des oiseaux dont la beauté pousse l’amant à vouloir pénétrer dans le jardin de Déduit (vv. 478-500) sont comparés aux « chanz de sereines de mer » (v. 672) : si rien n’est dit des conséquences d’un tel chant (ou d’une semblable comparaison), comment pourrait-il en être autrement qu’avec les « chants meurtriers » des Sirènes auxquelles Philosophie assimile les Muses ? Ces oiseaux chantent d’ailleurs des « lais d’amors » et des « sonez cortois » (v. 702). C’est bien le lieu emblématique de la poésie amoureuse que représente le jardin de Déduit : jardin clos, préfigurant la prison d’Amour, au sein duquel Oiseuse introduira celui qui se laisse attirer par le chant qui s’en élève. La carole qui suivra n’est pas d’ailleurs sans s’apparenter à quelque ronde formée des neuf Muses. Quant à Dongier, qui garde la « haie » de ronces entourant les roses et qui est associé aux épines qui les protégent (vv. 1795-1801, 2828-2829 et 3155), il rappelle les « ronces stériles des passions » générées par les Muses, qui étouffent « la moisson féconde de la raison » comme le fera la tempête avec la semence du paysan.

Surtout, comme nous l’avons vu, Amour apparaît dès Guillaume de Lorris comme une incarnation de Fortune. Cela est d’ailleurs suggéré avant même d’être dit de manière explicite. Après s’être emparé de l’amant en le prenant au piège du miroir de Narcisse, l’avoir blessé de ses flèches et avoir obtenu qu’il s’engage à son service, Amour lui promet de le mettre « en haut degre » (v. 2024). Mais, ajoute-t-il, il lui faudra commencer par attendre et par souffrir. L’amant va dès lors se retrouver partagé entre deux pôles antithétiques : l’un, représenté par la promesse que lui fait Amour, vers lequel il se dirige avec joie ; l’autre, où il se voit obligé de se séparer de l’objet de son désir, qui le plonge en « eüreüs torment ».

Amant sentent le mal d’amer,

Une eure douz et l’autre amer ;

Maus d’amer est mout orageus :

Or est li amanz en ses geus,

Or est destroiz, or se desmente,

Une eure pleure et autre chante.

(vv. 2180-2186)

Cette description d’un amour marqué par d’incessants retournements, qui anticipe le discours de Raison chez Jean de Meun, fait écho à la célèbre comparaison du mal d’amour avec le mal de mer qui remonte au Tristan de Béroul. Au moment d’entamer le récit consacré à la construction du château de Jalousie, le narrateur confirmera d’ailleurs la pertinence de cette prédiction, dont il a pu vérifier la justesse, en faisant référence à « la mer » agitée par le vent ; car « Amors se rechange sovant : Il oint.i. eure et autre point ; En Amors n’a de repos point » (vv. 3492-3496). C’est un perpétuel balancement. Mais celui-ci s’avère plus irrégulier qu’il n’est dit. Il est inégal. La souffrance que doit supporter l’amant, loin d’être le prélude à quelque récompense finale, est en fait un avant-goût de la chute qui l’attend. C’est elle qui finira toujours par l’emporter. Jamais l’amant ne réussira à se maintenir immobile en ce « haut degré » que lui a fait miroiter Amour. Seule Raison peut tenir avec assurance au sommet d’une tour (et si elle en descend, c’est pour aller chercher celui auquel elle s’adresse afin de le remonter jusqu’à elle). La quête de l’amant semble devoir épouser dorénavant les aller-retour répétés de la roue de Fortune. S’il se met en route afin de rejoindre celle qu’il aime, il lui faudra s’en retourner (v. 2321) sans avoir réussi à la voir. Si jamais il a la chance de la contempler, il lui faudra « partir » (v. 2359) sans avoir pu lui adresser la parole, tellement son cœur le brûle. Et s’il arrive à lui parler, il restera toujours quelque chose qu’il a oublié de dire :

Lors reseras en grant martire.

C’est la bataille, c’est l’ardure,

C’est li contanz qui toz jorz dure :

Amanz n’avra ja ce qu’il quiert,

Touz jorz li faut, ja enpes n’iert.

Ja fin ne penra ceste guerre

Tant con l’en vueille la pes querre.

(vv. 2414-2420)

Le récit de Guillaume de Lorris est pris depuis le début dans le mouvement de la roue de Fortune. Le printemps avec lequel il avait débuté est arrivé à un échec qui annonce ou anticipe l’hiver. L’amour a changé de saison en même temps que « li vers ». Le passage du passé au présent s’inscrit parfaitement dans une telle perspective.

A l’amant qui se demande comment il lui sera possible de vivre dans un « tel enfer » (v. 2592), Amour répond qu’« Esperance » lui apportera un « confort » ainsi qu’elle le fait avec tous ceux qui sont en « prison » (vv. 2613ss.). Cependant, comme l’affirmera l’amant au terme de la partie de Guillaume de Lorris (Cf. citation ci-dessus), au moment où il se retrouvera justement dans cet enfer hivernal, une semblable consolation n’est jamais qu’une illusion. Il ne sera délivré que moyennant « quelque cheance » (vv. 2614-2615). Et une telle chance, bien aléatoire, n’a guère de raison de se produire. Ou si elle survient, ce n’est que pour enfoncer davantage celui qui la subit. Le confort apporté par Espérance n’a donc aucun rapport avec celui prodigué par Philosophie (c’est le même terme qu’emploiera Jean de Meun pour traduire le titre de l’œuvre de Boèce), pas plus qu’en avait la consolation offerte par les Muses. Philosophie recommandait au contraire au prisonnier de se défier de l’espoir (spes – I, 13). En apportant un réconfort qui permet de supporter ses malheurs, en recommandant d’attendre patiemment que se réalise la promesse d’une libération future, l’espérance ne fait qu’attacher plus encore le prisonnier à ses chaînes. Elle l’incite à suivre le mouvement ascendant d’une roue de Fortune dont elle s’avère être ainsi un des principaux moteurs ; elle l’encourage à s’élever en direction d’un objectif qui finira toujours par retomber en découvrant son propre néant.

Dans le Roman de la Rose, Narcisse a remplacé Orphée. Mais le miroir et l’antre du Tartare n’offrent, l’un et l’autre, que des ombres. L’amour qu’ils recèlent n’a en effet pas d’autre loi que celle d’être voué à l’échec (à l’enfer). Le regard ne s’accroche à chaque fois qu’à des images fantomales. Et le bouton de rose, bien « clos » (v. 1636), que l’amant a aperçu, ne pourra que finir « enclos » par Dangier, le « closiers » (v. 2825), de peur qu’en s’ouvrant avec le temps et les tentatives successives de l’amant pour s’en approcher, il ne laisse apparaître la graine qu’il contient et ne soit rapidement fané, comme ces « roses ouvertes et lees » qui « sont en.i. jor toutes alees » (vv. 1642-1643) – de peur que la jeune fille ne se métamorphose en vielle femme. Mais cette clôture va se révéler pire encore que de laisser la fleur disparaître avec la fin du printemps. Au lieu de « florir » (et de donner des fruits comme l’enjoindra Jean de Meun), le bouton restera fermé et « le grain dedenz » finira par « morir » sans avoir rien produit (vv. 3965-3966), stérile. Tel le paysan, l’amant a désormais perdu toute espérance (v. 3971) et son chant se remplit de larmes pour se transformer en soupirs et en plaintes. Il ne peut que se demanter et s’en prendre à Amour qui, à l’instar de Fortune, lui aurait tout à coup enlevé ce qu’il pensait détenir au moment même où il croyait « estre au desure » (v. 3979) et pouvoir y rester : comme si la chose qui était cause de son désir pouvait rester pour toujours identique à elle-même, telle une image fixe, sans être atteinte dans son intégrité par l’effet du désir lui-même, sans subir les conséquences que ce dernier implique nécessairement au moment où il s’inscrit dans le temps et se soumet aux lois qui régissent les rythmes des saisons, comme si elle pouvait échapper aux métamorphoses qui ne peuvent manquer de se produire.

Fortune est absente dans l’ensemble du discours amoureux antérieur au Roman de la Rose. On rencontre pourtant de nombreuses descriptions de l’état amoureux qui ressemblent étroitement à ce que prédit Amour : tourments, martyres, douleurs et larmes sont le lot habituel d’un amant qui est loin de sa dame et dont l’amour paraît condamné à ne jamais pouvoir obtenir ce à quoi il aspire. Un certain nombre de termes peuvent d’ailleurs être associés à Fortune : eür, notamment, qui désigne une chance généralement favorable (« Eürs seroit, onques ne vi grignor, / se jou pooie en si haut lieu venir »27), et son contraire, causé généralement par « la gent maleüree »28, ou encore le verbe cheoir (« Las ! moi ert il ça en arrier / Mult malement cheü d’amor »29) et tous ses dérivés : cheance (« mis m’en sui en tant / Que j’atendrai queus sera ma cheance »30), mescheance (« Cil est bien en aventure / Qu’Amours a en son pooir ; / Tous me mis en sa mesure / Pour ma greigneur joie avoir ; / Maiz tant dout ma mescheance, / Que je n’ai mie fiance / Que rienz me puisse valoir »31), mescheoir (« Mais se pitiez me pooit escheoir, / Granz fust ma joie et ma poinne legiere, / Sanz point de mescheoir »32) ou mescheans (« Mescheans sui, bien le sai ; / prové l’ai molt a maint jor : / quant plus aim et plus mal trai / la belle od fresce color, / Dont je fis trop grant folour / quant mon cuer metre i osai »33). On trouve également des expressions ou des comparaisons qui semblent faire allusion à la roue de Fortune : « belle, je vos em pri / Moi a amer et Amors autresi, / Ou je dirai : ’Deus, de si haut si baisl’ »34 ; « La gente m’a del puis jeté / Ou j’ai jeü si longement […]. Mais jou en sai ausi maugré / La male ki si malement / M’avoit el mal puis avalé […]. / Ke li mal sont plus tost torné / Ke li kokés ki torne au vent »35. Pas plus qu’une girouette, Amour et la dame n’offrent une quelconque garantie de stabilité : « Bien est folz qui s’asseüre / En li ne en son douz non »36. L’amour n’est pas loin de ressembler à un « gieus », un jeu où l’on a toutes les chances de se retrouver « jus »37. A l’instar de l’alouette, dans la célèbre canso de Bernard de Ventadour, qui s’élève de toutes ses ailes en direction du soleil avant se laisser tomber38. Quant au chant, s’il célèbre avec joie la reverdie et le retour de l’amour qui lui est associé, il sert tout autant à « conforter ma cruel aventure, Qui m’est tournee a grant desconfiture »39. Pourtant, jamais Fortune n’est mentionnée comme telle dans la lyrique des XIIe et XIIIe siècles antérieure au Roman de la Rose.

C’est avec la Mort le Roi Artu, qui raconte la chute du monde arthurien, vers 1230, à la même époque environ que l’œuvre de Guillaume de Lorris, que Fortune va jouer un rôle déterminant dans le roman médiéval40 (sans mentionner bien sûr des œuvres morales comme le Roman de Philosophie de Simund de Fresne, qui est une adaptation de la Consolation de Boèce, intitulé également dans un des manuscrits, le Roman de Dame Fortunée). Fortune se rencontre néanmoins dans la littérature narrative antérieure : par exemple, dans le roman d’Eneas, Erec et Enide, Le Chevalier de la Charrette et le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, ou le lai de Guigemar de Marie de France41. Mais elle apparaît de manière ponctuelle et n’a pas de véritable conséquence sur la logique narrative de ces récits. En outre, seul le dernier cas établit un lien entre l’amour et Fortune ; et encore, la référence à cette dernière ne met pas en cause Amour lui-même.

En comparant Amour à Fortune, Guillaume de Lorris ne se contente pas d’introduire une figure allégorique supplémentaire chargée de personnifier les retournements du désir décrits dans le grand chant des trouvères. Après avoir convoqué Raison et dans le contexte d’une complainte qui s’apparente à celle sur laquelle la Consolation avait débuté, il invite le lecteur à se remémorer l’œuvre de Boèce (et ses avatars). Plus qu’une figure de style, Fortune apparaît comme l’instance qui gouverne Amour et, par conséquent, celui qui s’engage à son service. Le Roman de la Rose procède en quelque sorte, avec la tradition lyrique antérieure, comme l’avait fait la Consolation avec la poésie élégiaque. Guillaume de Lorris n’agit pas autrement que ne l’a fait à Boèce, qui ne convoque les Muses que pour qu’elles soient chassées par Philosophie. Jean de Meun n’aura plus qu’à faire revenir Raison pour rendre la condamnation d’Amour encore plus explicite. Pourtant, par deux fois Raison sera repoussée par l’amant. Le Roman de la Rose n’est pas la Consolation de Philosophie, même s’il commence par l’imiter. Il lui faut aller jusqu’au terme d’une quête amoureuse qui a pour objet une rose, soit au bout du cycle inauguré avec le printemps, et non orienter les yeux de son héros en direction seulement de cette sphère céleste que Philosophie désigne à un prisonnier qui est sur le point de perdre la vie et de venir la rejoindre.

Pas plus qu’il ne quitte le Roman de la Rose, Amour n’abandonne la scène littéraire. Alors même qu’apparaissent au cours des XIVe et XVe siècles de nombreuses œuvres allégoriques à tonalité didactique et morale, fortement influencées par la Consolation, qui s’en prennent au pouvoir de Fortune (par exemple, le Roman de Fauvel de Gervais du Bus, Renart le Nouvel de Jacquemart Giellée, le Confort d’ami de Guillaume de Machaut, de nombreux textes d’Eustache Deschamps et de Christine de Pizan)42, et qu’on aurait pu croire que la poésie héritée de la fin’amor eût perdu de son importance ou se fût retrouvée réduite au silence comme les Muses l’avaient été chez Boèce, Amour continue de dominer la littérature.

Cependant, Amour ne réussira pas à se défaire de la critique que Raison lui a adressée. Si celle-ci a dû délaisser le Roman de la Rose, son discours n’en est pas pour autant invalidé. D’ailleurs, Raison ne le quitte pas vraiment. En outre, elle ne cesse de hanter désormais un discours amoureux où se retrouve l’influence obsédante du Roman de la Rose. Amour ne pourra plus se débarrasser de cette Fortune qui lui sera régulièrement associée43. Le mouvement de sa roue incarne à chaque fois le schéma auquel se conforme l’aventure de l’amant. La mort vers laquelle elle se dirige apparaît dès lors comme le destin inévitable auquel ce dernier finira par aboutir. Ainsi, en même temps que les poètes continuent à invoquer Amour, celui-ci est l’objet d’une contestation, ou d’une révolution – selon un double mouvement dessiné de manière exemplaire par le contredit du Roman de la Rose. Que l’on pense au Voir Dit ou au Remède de Fortune de Machaut. Tel serait le rôle de Fortune « comme instance de l’acte poétique » : apparaissant derrière la figure séduisante d’Amour, elle le mène jusqu’à l’échec et révèle du même coup le vide sur lequel s’est construite la littérature qui s’était fondée sur ses promesses44. C’est ce que je voudrais montrer en m’en tenant à Charles d’Orléans, qui met un terme symbolique à l’aventure poétique inaugurée, vers 1100, par les troubadours.

Le jeu du poème

Fortune est absente de la Retenue d’Amours au cours de laquelle le personnage représenté par Charles d’Orléans raconte comment il s’est engagé au service du dieu Amour. Celui-ci a réussi à faire taire les craintes dont le futur amant avait commencé par faire état, craintes dues aux histoires de ses prédécesseurs relatant les « maulx » et les « tourmens » qu’ils avaient endurés45. Lors du cycle de 71 ballades qui séparent la Retenue de la Départie d’Amours, qui met un terme à cette réécriture du Roman de la Rose, la première mention de Fortune se trouve à la Ballade 26. L’amant vient d’affirmer dans l’envoi de la ballade précédente que, ne pouvant plus voir celle qu’il aime, son « cueur se complaint jours et nuis […] En la prison de desplaisance »46. Il s’en prend alors à « Fortune losengiere Et Durté, sa conseilliere » (26, vv. 22-23), qui ont banni de son cœur cette « joyeuse vie » (v. 18) que Jeunesse lui avait pourtant promise au début de la Retenue (v. 65). Deux ballades plus loin, l’amant souhaite instamment que la « nef de bonne nouvelle », qu’Espoir a chargée au nom de sa dame qui se trouve en France, réussisse à traverser « La mer de Fortune » afin d’arriver jusqu’à lui (28, vv. 1 et 7). La prison dans laquelle Charles d’Orléans est enfermé de l’autre côté de la Manche se confond ici avec la prison d’Amour. Charles d’Orléans se soumet pour écrire aux conventions poétiques héritées de la tradition littéraire issue du grant chant. Comme pour Boèce, la prison historique est redoublée par celle qu’instaure la poésie.

Il faudra attendre la seconde moitié de ce recueil pour que les références à Fortune deviennent plus nombreuses. C’est d’abord le cas lors d’une série de six ballades consécutives (38 à 43). Dans la première d’entre elles, l’amant remercie « doulx Penser » de l’avoir aidé à chasser « Ennuy » qui opprime son cœur au nom de Fortune (38, vv. 1-4). La deuxième ballade s’en prend à cette dernière, qui ne veut le laisser « en paix » (39, 19-20). La suivante est adressée à Fortune elle-même : l’amant, qui se plaint du pouvoir qu’elle exerce à ses dépends, lui demande à nouveau de bien vouloir le « laissier En paix une fois » (40, vv. 1-2). Il n’a pas d’autre « loisir » désormais que de « balader » : « Prisonnier suis, d’Amour martir » (vv. 31 et 33). Selon la quatrième ballade, Espoir est venu annoncer que « Fortune la felle » s’est ravisée et qu’elle veut à présent corriger les fautes qu’elle a accumulées contre l’amant « En faisant sa roe tourner » (41, 1-7). Dans l’envoi, l’amant demande à Amour d’ordonner à Fortune de le « chierir » afin qu’il recouvre la « joye » (vv. 25-27). Mais, avec la ballade suivante, il ne sait déjà plus « en quel point » se maintenir : d’une part, en ce « premier jour de may », il est convaincu d’avoir une « loyalle maistresse » (42, vv. 1-4) ; « Mais d’autre part il me couvient souffrir Tant de douleur et de dure destresse Par Fortune qui me vient assaillir De tous costez » et qui lui fait dépenser en vain sa « jeunesse » en le maintenant loin de sa dame (vv. 12-16). Dans la dernière ballade de cette série, le cœur se retrouve « hermite », enfermé dans « l’ermitage de pensee » au « boys de merencolie », car Fortune, alliée à Tristesse, l’a de nouveau « banny hors de lyesse » (43, 1-9).

Cet ensemble de ballades dessine un mouvement circulaire exemplaire, où l’espoir d’un retournement de Fortune ne peut que finir par entraîner une nouvelle déception. Fortune ne laissera jamais l’amant en un « point » où il pourrait trouver la paix ; séparé de sa dame, il est prisonnier de son amour impossible. Lors du « jeu de tables » auquel Amour le fait jouer, selon la ballade 46, et où le dieu le charge de « garder Le point d’attente seulement » (vv. 1-4), c’est-à-dire de rester fermement assis en un point fixe (At the still point of the turning world, comme le dira T. S. Eliot), de se tenir parfaitement immobile s’il veut gagner le jeu et emporter la mise, « Fortune fait souvent tourner Les dez contre moy mallement » (vv. 17-18). Espoir lui promet pourtant le « Bon Eur », afin qu’il jette à nouveau les dés (v. 22). Mais Amour ne lui dit pas comment le faire « sans faillir » (v. 27). La seule solution serait de ne plus relancer les dés – de ne plus les faire tourner – et de sortir ainsi du jeu. Il faudra pour cela que l’amant soit convaincu qu’il n’a plus aucune chance de remporter l’enjeu.

Quelques ballades plus loin, alors que l’amant veut encore croire que « Fortune n’est pas si trescruelle Qu’elle voulsist hors de ce monde oster Celle qui est des princesses l’estoille », mais qui semble atteinte d’une grave maladie, son cœur, désespéré par cette « doloreuse nouvelle », lui répond « qu’il est foul qui se fie En Fortune » : ne voulant recevoir aucun « reconfort », il ne peut qu’attendre la mort (55, vv. 2 et 20-26). Il a raison. La « bonne nouvelle » de la ballade 56 n’aura été qu’une illusion (56, v. 10). Dès la ballade suivante, la dame n’est plus. Fortune a laissé tomber le masque de l’Amour et n’offre plus que le visage de la « Faulse Mort » (57, v. 13). D’ailleurs, lors du premier mai, n’avait-elle pas attribué à l’amant la feuille plutôt que la fleur (61, vv. 7-9) ? Le voici désormais exilé pour toujours par Fortune dans « la forest d’ennuyeuse tristesse », comme un « omme esgaré qui ne scet ou il va » (63, vv. 1-8). Privé de celle sur laquelle reposaient tous ses espoirs, l’amant ne trouve pas plus de stabilité qu’auparavant. Les tours de Fortune se sont transformés en une errance aveugle le long d’un chemin, dépourvu de sens, sans but ni espoir, qui ne mène nulle part.

Dans le Songe en complainte sur lequel débute la partie consacrée à la Départie d’Amours, l’amant, qui dort, voit Aage revenir auprès de lui. Celui-ci lui conseille de demander à Amour de reprendre l’hommage qui lui avait été fait au temps de sa Jeunesse. Son discours s’achève sur cette ultime recommandation :

Mais gardez vous que ne croyez Fortune

Qui de flater est a chascun commune,

Car tousjours dit qu’on doit avoir espoir

De mieulx avoir ; mais c’est pour decevoir.

Je ne congnois plus faulse soubz la lune !

Je sçay trop bien, s’escouter la voulez

Et son conseil plus que le mien eslire,

Elle dira que, s’Amours delaissiez,

Vous ne povez mieulx vostre cueur destruire,

Car vous n’aurés lors a quoy vous deduire

Et tout plaisir a nonchaloir mettrés.

Ainsi le temps en grant ennuy perdrés,

Qui pis vauldra que l’amoureux martire.

Et puis après, pour vous donner confort,

Vous promettra que recevrez amende

De tous les maulx qu’avez souffers a tort,

Et que c’est droit qu’aucun guerdon vous rende.

Mais il n’est nul qui a elle s’atende,

Qui tost ou tart ne soit – je m’en fais fort –

Deceu d’elle : a vous je m’en raport.

Si pry a Dieu que d’elle vous deffende.

(vv. 76-96)

L’amant se conformera à l’avis de ce représentant de Raison – « qui sus tous Doit gouverner », avait-il soutenu d’entrée (vv. 25-26) – et adressera une Requeste à Amour afin qu’il autorise son cœur à le quitter maintenant que sa dame est morte. Amour finira par accepter et Confort emmènera l’amant dans le manoir de nonchaloir (vv. 439-446). On n’entendra plus parler de Fortune jusqu’à la fin de la Départie. Elle a accompli sa tâche. La Departie sera suivie d’une ballade (dont on peut penser qu’elle fait partie du recueil inauguré par la Retenue47), dans laquelle Charles d’Orléans affirme que ces « Balades, chançons et complaintes », dont la composition correspondait au dernier des « dix commandemens » qu’Amour avait transmis à l’amant lors de la Retenue (vv. 371-378), sont désormais « mises en oubly » (72, vv. 1-2). Charles d’Orléans n’est pas Orphée. Il semble au contraire imiter Boèce. La mort de la dame a mis fin à l’Amour et à la poésie qui lui était associée. La roue de Fortune peut toujours continuer à tourner, Charles d’Orléans paraît devoir sortir de son cycle. Mais en sera-t-il vraiment libéré ?

Amour avait proposé à l’amant – à défaut de descendre aux Enfers – de prendre une « nouvelle conqueste » (v. 291), sur le modèle de ce que proposent les chansons de change des troubadours. Cette possibilité avait été évoquée dès la ballade 58. Le jeu amoureux – et le jeu poétique qui lui est inhérent – y est comparé à un jeu d’échec48. Celui-ci oppose l’amant à Dangier et se joue en présence du dieu Amour comme devant une sorte d’arbitre chargé de récompenser le vainqueur. Fortune intervient en cours de jeu pour se placer aux côtés de Dangier et s’emparer de la dame de l’amant. La ballade 58 résume en quelque sorte l’histoire qui s’est déroulée depuis la Retenue d’Amours. La seule alternative qui se présente à l’amant, s’il ne veut pas être mis échec et mat, c’est, comme le répète le refrain, de faire « une dame nouvelle » : de réintroduire cette pièce maîtresse qui permet de « lier » entre eux tous les éléments de ce dispositif ludique. Sans elle, il paraît vain de continuer à jouer : il n’y a aucune possibilité d’aboutir à une victoire et une telle occupation perd toute signification. Pourtant, malgré l’invitation des ballades 67 et 68, l’amant ne prendra pas de nouvelle dame ; il préférera suivre les recommandations d’Aage et mettre son jeu et tous ses plaisirs en nonchaloir.

Parmi les emplois les plus anciens du terme de nonchaloir, ceux que l’on trouve dans le Roman de Philosophie de Simund de Freine me paraissent particulièrement significatifs. A l’imitation de la Consolation, cette œuvre s’ouvre sur une « querele » (v. 177), au cours de laquelle le clerc qui a pris la place de Boèce attaque Fortune. Philosophie intervient alors pour lui répondre qu’il a tort « De mesdire ne de pleindre », car, précise-t-elle, « ki voet en joie meindre, Mettre deit en nunchaleir Chescun terrïen aveir » (vv. 218-220). C’est ce que le clerc réussira à accomplir. Au terme de ce Roman, le narrateur affirme en effet que : « Tut a mis a nunchaleir, Or, argent e autre aveir » (vv. 1525-1526). Mettre en nonchaloir signifie donc, ici, abandonner tous les biens terrestres qui relèvent de Fortune. Cette expression se rencontre bien sûr dans d’autres contextes avec des implications tout à fait différentes. Toutefois, elle me semble pouvoir être rattachée de façon privilégiée au langage de Philosophie et de sa Consolation. Elle en résume parfaitement le propos : comme l’a montré Shigemi Sasaki, le terme de nonchaloir s’inscrit en effet dans le prolongement de la morale stoicienne et des recommandations qu’elle prodigue en faveur de la fortunae negligentia (nécessaire si l’on veut atteindre une vie heureuse fondée sur la paix de l’otium) ; ce terme fait également écho au mépris du monde prôné par le christianisme49. Aussi n’est-il guère étonnant de retrouver cette locution dans la bouche de Raison lors du premier discours qu’elle adresse à l’amant du Roman de la Rose : « Or met l’amor en non chaloir », lui dit-elle (v. 3061). C’est même la seule occurrence de cette expression dans tout le Roman de la Rose.

La première intervention de Nonchaloir dans l’œuvre de Charles d’Orléans (comme personnification et non à l’occasion d’une sentence où ce terme est dépourvu de valeur allégorique50), a lieu dans la ballade 65. Nonchaloir y apparaît sous les traits d’un « bon medecin » (v. 6), qui réussit à guérir l’amant de la « fievre d’amours » (v. 3). Il lui recommande alors de bien prendre garde à ce que « la playe ne renouvelle », comme le répète le refrain en écho à celui de la ballade 58 où une telle éventualité avait été suggérée. Nonchaloir s’oppose directement au premier « medicin » chargé de secourir l’amant, Espoir, qu’Amour avait dépêché afin de préserver ce dernier de la mort après avoir pris son cœur en otage (La Retenue d’Amours, v. 395). Tandis qu’Espoir aide l’amant à remonter la pente pour se retrouver au sommet de la roue d’où il est tombé, Nonchaloir lui conseille au contraire d’abandonner les biens qu’Amour lui fait miroiter, et en premier lieu la dame, comme si ceux-ci devaient rester pour toujours au plus bas et qu’il lui fallait apprendre désormais à s’en passer.

Charles d’Orléans connaissait fort bien la Consolation de Philosophie. Sa bibliothèque en contenait sept exemplaires ; et son frère en exécuta une copie lorsqu’il fut prisonnier lui aussi en Angleterre51. On peut donc se demander si, chez Charles d’Orléans, Nonchaloir ne s’inscrirait pas également, comme c’est le cas dans le Roman de la Rose, dans le prolongement des recommandations adressées par Philosophie à Boèce. Disciple de cette dernière et véritable Remède à l’Amour52, Nonchaloir doit permettre à l’amant de ne plus être affecté par les retournements de l’Amour. Elle est l’instance qui doit l’aider à échapper aux mouvements de la roue de Fortune dont il a été jusque-là le jouet. Le renoncement à la poésie qui suit la Departie d’Amours réitère du même coup la condamnation des Muses par Philosophie.

Mais Charles d’Orléans ne cessera pas d’écrire de la poésie. Certes, il lui arrive de donner la parole à Fortune pour qu’elle dénonce les trompeuses promesses qui n’avaient servi qu’à dissimuler ses incessants retournements. Par exemple, aux récriminations que lui adresse Charles d’Orléans lors du débat qui l’oppose à elle (ballades 87 à 90), Fortune répond qu’elle sert à « donner au monde chastoy » et à se moquer, en montrant du doigt, de « Tous ceulx qui en sont malcontens » (87, 14 et 23-24).

En raison jamais ne me fonde,

Mais mon vouloir acompliray ;

Les aucuns convient que confonde,

Et les autres avanceray.

Mon propos souvent changeray

En plusieurs lieux, puis ça, puis la,

Sans regle ne sans ordonnance.

Ou est il qui m’en gardera ?

Je n’en feray qu’a ma plaisance.

(89, vv. 19-27)

Charles d’Orléans n’est pas pour autant devenu un disciple de Philosophie et son œuvre ne peut être associée aux traités didactiques contemporains, même si elle s’en nourrit et en reprend de nombreux éléments. S’il n’a pas remplacé la dame qu’il a perdue par une autre, il n’a pas quitté la table de jeu présidée par Amour. Il a perdu Espoir et l’a substitué par Nonchaloir. Mais il ne quitte pas le monde de Fortune pour aller se réfugier au sommet de la tour habitée par Raison et se murer dans des vérités immuables. Il continue de jouer, mais il le fait sans dame : sans pouvoir « lier » son jeu en le plaçant sous sa « gardes » (58, v. 13), avec des pions incapables de fournir une aide quelconque à sa « querelle » (v. 15). Il joue tout en sachant que son jeu finira par être entièrement « perdu » (v. 17), qu’il n’y a pas de renouvellement possible et qu’il est donc, littéralement, voué à l’échec.

Alors même qu’elle a disparu, la dame a laissé son empreinte sur le jeu poétique de Charles d’Orléans. Mais elle n’est plus qu’une ombre, autour de laquelle continuent pourtant à s’agencer les pièces qui restent du dispositif lyrique antérieur, tous ces lieux-communs du discours amoureux qui conservent avec eux la mémoire de celle qui fondait leur existence. Leurs mouvements composent une œuvre contrainte, cependant, de se priver de la figure qui occupait auparavant la position dominante.

Fortune règne désormais sur un échiquier dont elle a chassé sa rivale et son double. C’est elle qui est « dame et maistresse », comme elle le répète au refrain de la ballade 87 ; c’est elle qui se charge de conduire (si l’on peut dire) le jeu poétique de Charles d’Orléans. Contrairement au temps où elle était associée à Amour, Fortune ne cesse de rappeler que la dame n’existe plus et qu’elle ne saurait revenir. Il n’y a plus aucun espoir de s’élever à nouveau en « haut lieu ». Le « chault d’amour » ne rentrera plus à travers la fenêtre des yeux obturée par Nonchaloir (Cf. ballade 119, vv. 1-2 et 19). Il ne reste que la chute. Une chute qui se poursuit sans fin, comme si la roue de Fortune ne s’arrêtait pas de descendre ou qu’elle répétait constamment le même trajet sans même prendre le temps de remonter : comme une ultime façon de garder la mémoire de celle qui l’avait portée au sommet d’où elle ne cesse à présent de tomber.

Aussi, à partir de la Départie d’Amours, les ballades, les chansons et les rondeaux semblent se suivre de lieu en lieu, « puis ça, puis la », sans « règle » ni « ordonnance » à l’intérieur d’un manuscrit composé au gré du plaisir. D’un poème à l’autre, Charles d’Orléans change constamment de propos, de sorte qu’il est difficile d’établir entre les pièces qui se succèdent ou qui se rencontrent deux par deux sur un même folio un véritable lien, même si l’on constate parfois des reprises lexicales ou thématiques qui suscitent un jeu d’échos, même si certains poèmes poursuivent entre eux un débat (notamment avec un autre poète) et constituent dès lors une unité (formée généralement de deux textes). Le plus souvent, les poèmes s’enchaînent selon les caprices du hasard au sein d’un livre qui n’a pas été préalablement œuvré « par compas » (88, v. 16) ou, s’il l’a été, dont l’ordonnance initialement prévue s’est entièrement délitée. Une fois la Départie d’Amours effectuée, il n’y a plus de scénario, amoureux ou autre. Aucun récit biographique ne se dessine à la lecture et il paraît vain de vouloir s’opposer à la dispersion des pièces en tentant de retrouver un ordre chronologique, sinon pour constater (en admettant que Pierre Champion y soit arrivé) que celui-ci ne présente pas davantage d’unité, de cohérence ou d’articulation logique. Privée des recommandations de Raison aussi bien que des commandements d’Amour, l’œuvre de Charles d’Orléans n’est plus soumise à une quelconque direction ; elle n’a plus d’orientation. A l’image de l’« omme esgaré qui ne scet ou il va », elle ne va nulle part, nulle part où l’on aurait prévu qu’elle aille ; elle se contente d’aller, d’un poème à l’autre. Aussi peut-on la lire comme elle a été écrite, dans tous les sens : de gauche à droite et de haut en bas, selon le sens habituel dans lequel on manie un livre, ou inversement, de droite à gauche et de bas en haut, en avançant puis en reculant, ou tout cela mêlé et au hasard de la page sur laquelle on tombe. En n’en faisant qu’à son plaisir.

Ce rôle de Fortune dans la composition même de l’œuvre de Charles d’Orléans est remarquablement illustré par le célèbre rondeau, commenté notamment par Jean Starobinski, construit sur l’image du « puis parfont de ma merencolie » qui lui sert de refrain (29). « L’eaue d’espoir » qu’en tire Charles d’Orléans afin d’étancher sa « soif de confort », de « tempérer » et d’« éclaircir » ainsi son « ancre d’estudie » (vv. 2-8), représente le premier temps de l’écriture poétique, celui d’une Fortune avenante. Il sera suivi d’un second temps. Pour en comprendre le jeu, il nous faut convoquer l’histoire de Narcisse qui lui sert d’intertexte.

Le « puis parfont de ma merencolie » fait en effet allusion à la fontaine de Narcisse : alors qu’il voulait apaiser sa soif, celui-ci vit, en buvant, cet « espoir sans corps » dont il tomba amoureux (Spem sine corpore amat)53. « Ton visage amical me promet je ne sais quel espoir » (Spem mihi nescio quam vultu promittis amico – v. 457), dit-il à celui qui semblait répondre favorablement à ses avances. Narcisse finira toutefois par réaliser que ce visage qu’il voyait n’était qu’une image illusoire. Personne ne se trouve dans la source pour donner corps à son amour. Il n’y a là que de l’eau. Ou plutôt, si l’on suit la variante de certains manuscrits des Métamorphoses, cette eau (unda) n’est qu’une ombre (umbra)54. Elle ne contient que le reflet de celui qui s’y mire. « Ce que je désire est en moi ; ma richesse a causé mes privations » (inopem me copia fecit – v. 466). Fortune a épuisé sa corne d’abondance. Les larmes qui s’étaient mises à couler des yeux de Narcisse en même temps qu’il parlait à son image « troublèrent les eaux et l’agitation du bassin obscurcit l’apparition » (vv. 475-476). La peau blanche de sa poitrine se teintera de pourpre sous ses propres coups (vv. 481-491), avant qu’il ne se transforme lui-même en une fleur aux blancs pétales entourant une couronne rouge (vv. 509-510).

Semblable est l’eau d’Espoir que Charles d’Orléans veut tirer du puits. Après avoir été « necte » et « esclercie », elle se met à « troubler et empirer », quand elle n’est pas tout simplement « tarie » (vv. 4-6). Comme si, contrairement à l’objectif recherché, c’est elle qui était altérée par « l’ancre d’estudie » qu’elle permet de diluer afin qu’on puisse s’en servir pour écrire. Le puits semble du coup se confondre avec un encrier. L’eau d’Espoir est devenue l’encre noire de la mélancolie. Comment, désormais, pourrait-elle assouvir la soif de Confort lorsqu’on y plonge la plume ? Elle ne vaut pas davantage que cette « source fallacieuse » (v. 427) dans laquelle Narcisse contemplait les deux astres que lui retournaient ses yeux, ou que l’« ombre » d’Hermeline que Renart croit reconnaître dans le puits au fond duquel il va descendre la chercher55 – ciel miroitant à la surface d’une eau dont le reflet dissimule l’antre nocturne.

Non seulement l’eau d’Espoir change de couleur lorsqu’on la mêle à l’encre, mais le papier sur lequel elle a permis qu’on écrive finit déchiqueté par Fortune. Celle-ci imprime le mouvement de sa roue à l’ensemble du poème, sur le plan formel, et celui de sa construction thématique. Comme l’écrit Starobinski, « Le rondeau commençait par l’image d’une eau que l’on fait monter du puits ; il s’achève dans le mouvement inverse qui fait choir la page déchirée »56. La place du refrain, aux deux extrémités du rondeau, souligne ce mouvement circulaire qui aboutit (presque) au même point que celui d’où le poème est parti. A la trajectoire ascendante du désir qui croit pouvoir puiser de quoi se désaltérer, s’oppose, ainsi que le souligne la rime équivoque des vers 3 et 10, le geste de Fortune qui va « dessirer » la feuille recouverte de lettres et la jeter dans le puits. Plutôt que d’être imbibé par l’eau d’Espoir et voir sa soif étanchée, le papier finit plongé tout entier dans l’encre au plus profond du puits de « merencolie » (un puits qui n’est pas sans rappeler celui de l’Enfer, dans lequel les damnés sont condamnés à mourir de soif). A une écriture blanche se substitue l’art de la déchirure. Telle serait l’œuvre de Fortune, qui retourne le geste inauguré par Espoir pour ne laisser que des lambeaux de papier sombrer dans l’encre noir qui gît au fond du puits. A jamais illisibles.

Chez Boèce et Jean de Meun, la poésie élégiaque avait été condamnée par Philosophie et Raison. C’est, ici, Fortune elle-même qui s’en charge. D’ailleurs, dans la Consolation, ne reprochait-elle pas à Boèce ses lamentations ? Mais elle ne représente plus, ici, Philosophie. Son geste ne débouche sur aucune Sagesse, au sens où peut l’entendre la tradition philosophique. Il ne s’agit pas de substituer au poème le discours de Raison. Au contraire, l’échec de l’écriture auquel concourt Fortune aboutit, paradoxalement, comme l’a souligné Starobinski, à une réussite poétique57. Le poème s’est nourrit en quelque sorte de sa propre condamnation. Philosophie ne saurait s’en satisfaire. Ce n’est pas elle qui se trouve derrière le geste de Fortune. Ce sont les Muses. Celles-ci répondent en quelque sorte à la condamnation dont elles ont été l’objet en s’emparant du rôle occupé par Fortune dans le discours de Philosophie. Elles reviennent sur scène en reprenant à leur propre fin le discours de celle qui était chargée de dénoncer la vanité du monde. Ce qui n’est évidemment pas sans incidence. L’intervention de Philosophie a laissé des traces. Ces Muses sont désormais sans musique, privées de la séduction du chant. Elles ont abandonné toutes promesses et n’invitent plus à se plaindre de Fortune, comme elles le faisaient avec Boèce au seuil de la Consolation – toute plainte se fondant en effet sur un espoir illusoire : celui qu’il pourrait en être autrement, qu’on aurait pu conserver ce qui a été perdu ou qu’on finira par le retrouver. Ces Muses rejettent désormais la poésie fondée sur l’espoir, qui croit pouvoir remonter l’eau qui se trouve au fond du puits en vue d’accomplir une œuvre capable d’étancher la soif du désir et de fournir à l’homme quelque réconfort.

Ce que représente ainsi, théâtralement, le geste de Fortune jetant au fond du puits le papier qu’elle a mis en pièces, au lieu de recueillir avec soin les poèmes tracés à l’encre grâce à une pâte convenablement mélangée à de l’eau, c’est « l’instance poétique » qui fonde l’œuvre de Charles d’Orléans : une œuvre faite de fragments échappés à cette destruction qu’a subi le texte de la tradition poétique inspirée par Amour, comme autant de restes disséminés de page en page dans le manuscrit qui leur sert de réceptacle, pour se retrouver couverts d’encre « Ou puis parfont de ma merencolie ». Alors que le chant d’Orphée avait tiré Eurydice hors de l’Enfer, Charles d’Orléans en épouse au contraire le regard, se tournant vers le gouffre nocturne pour y renvoyer – sur les traces même de celle qui y est descendue pour la dernière fois – les bribes de ce chant dans la force duquel la lyrique médiévale avait placé toute son espérance, depuis la reverdie des troubadours (voir, par exemple, la strophe centrale de Ab la dolchor del temps novel du Comte de Poitiers) jusqu’à Guillaume de Machaut. A une pseudo-graphie qui croyait pouvoir masquer la faille du vêtement de Nature, répond désormais l’écriture du Nonchaloir qui en souligne la béance. Fortune n’est plus le prélude aux conseils de Philosophie ; elle est ce qui reste des Muses.

____________

1 Boèce, Consolation de la Philosophie, I, 1, citée d’après la traduction de Colette Lazam(que j’ai parfois retouchée), Paris, Rivages, 1989, p. 45-46. Voir aussi, pour le texte latin qu’il m’arrivera de mentionner, la Consolation de la Philosophie, Traduction nouvelle en prose et en vers avec le texte en regard par Louis Judicis de Mirandol, Paris, Guy Trédaniel-Editions de la Maisnie, 1981. Je me contenterai désormais d’indiquer entre parenthèses le livre et les divisions en vers ou en prose où se situent les passages cités ci-dessous, en me référant pour cela à la numérotation en continu choisie par la traduction utilisée.

2 Quintilien, Institution oratoire, VIII, Avant-propos, 19-23 et 3, 6, trad. Jean Cousin, Paris, Les Belles-Lettres, t. V, 1978, pp. 49-50 et 62.

3 Cf. W. Warde Fowler, article sur « Fortune » in : Encyclopaedia of Religion and Ethics, éd. James Hatings, Edimbourg, T&T Clark, 1914, vol. VI, pp. 98-104 et H.R. Patch, The Tradition of the Godess Fortuna. In Roman Literature and the Transitional Period, Smith College Studies in Modern Languages, III/3, 1922, p. 161 ; pour la Renaissance, voir Yves Giraud, « La Fortune dame galante », in : L’imaginaire du changement en France au XVIe siècle, éd. Claude-Gilbert Dubois, Bordeaux, 1984, pp. 19-37. Sur le personnage de Fortune chez Boèce, voir Pierre Courcelle, La Consolation de Philosophie dans la tradition littéraire. Antécédents et Postérité de Boèce, Paris, Etudes Augustiniennes, 1967, pp. 101-158.

4 Platon, La République, X, 604c-605b, in : Œuvres complètes, trad. Léon Robin, Paris, La Pléiade, 1950, t. I, pp. 1218-1219. Boèce fait référence à la République de Platon au seuil de son De Institutione Musicæ (I, 1).

5 Cf. Platon, Timée, 47a-c, Sénèque, Lettres à Lucilius, VII, 65, 16 et, par exemple, L’Image du monde de maître Gossouin (XIIIe siècle), éd. O. H. Prior, Lausanne, 1913, pp. 67-72.

6 Voir, notamment, J. Keith Atkinson, « Orpheus, vates threicus et la transgression », in : Le Metamorfosi di Orfeo, Atti del Convegno internazionale di Verona, 28-30 maggio 1998, a cura di Anna Maria Babbi, Vérone, Fiorini, 1999, p. 93, et Anna Maria Babbi, « ’Felix qui potuit’ : i volgarizzamenti francesi della Consolatio (III, 12) », ibid., pp. 292-293. Sur les différents aspects de l’Orphée médiéval, outre ce dernier recueil, voir notamment John B. Friedman, Orphée au Moyen Age [1970], trad. française par Jean-Michel Roessli avec le concours de Valérie Cordonnier et François-Xavier Putallaz, Fribourg-Paris, Editions Universitaires-Editions du Cerf, 1999, ainsi que la postface de Jean-Michel Roessli, « De l’Orphée juif à l’Orfée écossais. Bilan et perspectives ». Sur ce texte, plus précisément, Cf. Vincent Zirani, « Un Orphée aux Enfers néoplatonicien : à propos d’un poème de Boèce », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 1999/2, pp. 230-248.

7 On peut d’ailleurs penser que l’adjectif flebilis provient dès la première occurrence du passage des Métamorphoses d’Ovide qui décrit la lyre et la langue d’Orphée poursuivant leur chant après que celui-ci a été tué par les Ménades : « Flebile nescio quid queritur lyra, flebile lingua Murmurat exanimis, respondent flebile ripae » (XI, 52-53). A noter qu’Ovide, à travers Sapho s’adressant à Phaon, définit l’élégie comme un flebile carmen ; c’est un type de poème qui permet à l’amante de pleurer sur son amour (Héroïdes, XV, 7).

8 « Ixion, qui tourne sans cesse, dit-on, attaché à la roue, nous enseigne que Fortune est ballottée dans un roulement continuel » (Phèdre, « Les supplices symboliques » (A, 5), in : Fables, trad. Alice Brenot, Paris, Les Belles-Lettres, 1924, n°110, pp. 90-91). Nicolas Trivet, vers 1300, soulignera d’ailleurs l’association entre ces deux roues dans son Commentaire sur l’œuvre de Boèce : Cf. John B. Friedman, Orphée au Moyen Age, op. cit., p. 243.

9 Jean-Michel Roessli suggère très pertinemment qu’Eurydice dont Orphée « déplore la perte au début du poème pourrait être l’équivalent de Fortuna, dont le prisonnier pleurait lui-même la perte dans les deux premiers livres de l’ouvrage » (« De l’Orphée juif à l’Orfée écossais. Bilan et perspectives », Postface à John B. Friedman, Orphée au Moyen Age, op. cit., p. 313, n. 56). Je préciserais simplement qu’elle en représente les biens, c’est-à-dire cette bonne Fortune qui finira par se démasquer en se réduisant à néant au moment où elle retombe dans le vide.

10 Cf. John B. Friedman, Orphée au Moyen Age, op. cit., pp. 125-127, 131-132 et passim.

11 On pourrait peut-être trouver moyen d’articuler l’interprétation boétienne d’Eurydice à celle qui remonte à Fulgence et qui l’identifie à la profunda dijudicatio fondant l’harmonie musicale. Sur cette interprétation et les questions qu’elle pose, je me permets de renvoyer à mon étude, « Orphéophonie. L’enchantement de la voix et le silence d’Eurydice », in : Penser la Voix, La Licorne 41, 1997, pp. 53-86.

12 Platon, Le Banquet, 179d, trad. Léon Robin et M.-J. Moreau, in : Œuvres complètes, op. cit., p. 703.

13 « […] tantae utilitatis virtus ostensa est ut excitatos animos sedarent, ipsas quoque bestias, necnon et serpentes, volucres atque delfinas ad auditum suae modulationis attraherent. Nam ut Orphei lyram, Syrenarum cantus tamquam fabulosa taceamus, quid de David dicimus […] » (Cassiodore, Institutiones, II, V, 7-9, éd. R. A. B. Mynors, Oxford, Clarendon Press, 1937, pp. 148-149). Sur les rapports entre Orphée, David et le Christ, Cf. John B. Friedman, Orphée au Moyen Age, op. cit., pp. 45-107, et Eleanor Irwin, « The Songs of Orpheus and the New Song of Christ », in : Orpheus. The Metamorphoses of a Myth, éd. John Warden, Toronto-Buffalo-Londres, University of Toronto Press, 1982, pp. 51-62.

14 Cf. Nikolaus M. Haring, « Alain of Lille, De Planctu naturae », Studi Medievali XIX/II, 1978, p. 834 ; et Alexandre Leupin, « Ecriture naturelle et écriture hermaphrodite », Digraphe 9, 1976, pp. 119-141.

15 Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, vv. 4222 ss., éd. Armand Strubel, Paris, Le Livre de Poche, 1992.

16 Cf., notamment, John V. Fleming, The Roman de la Rose : A Study in Allegory and Iconography, Princeton, Princeton University Press, 1969, p. 114 et Reason and the Lover, Princeton, Princeton University Press, 1984, pp. 22-23, 40-41, 53 et 63. Voir également Enrico Fenzi, « Boezio e Jean de Meun, Filosofia e Ragione nelle rime allegoriche di Dante », Studi di Filologia e Letteratura 2-3, Dedicati a Vincenzo Pernicone, 1975, pp. 9-69 (en particulier pp. 40 et suiv.), Michael D. Cherniss, « Jean de Meun’s Reason and Boethius », Romance Notes 6, 1975, pp. 678-685, Karl A. Ott, « Jean de Meun und Boethius. Über Aufbau und Quellen des Rosenromans », in : Philosophische Studien : Gedenkschrift für Richard Kienast, éd. U. Schwab et E. Stutz, Heidelberg, 1979, pp. 131-165, et Donald W. Rowe, « Reason in Jean’s Roman de la Rose : Modes of Characterization and Dimensions of Meaning », Mediaevalia 10, 1984, pp. 97-126. Une telle association n’empêche évidemment pas le personnage de Raison d’entretenir d’autres liens : avec Nature, d’après le De Planctu Naturae d’Alain de Lille (qui trouve d’ailleurs en partie sa source dans la Philosophie de la Consolation), ou avec la Sagesse biblique (Cf. Pierre-Yves Badel, « Raison ‘Fille de Dieu’ et le rationalisme de Jean de Meun », in : Mélanges de langue et de littérature du Moyen Age et de la Renaissance offerts à Jean Frappier, Genève, Droz, 1970, t. I, pp. 41-52).

17 Cf. Ernest Langlois, Origines et sources du Roman de la Rose, Paris, 1891, pp. 136-138, et les notes dont il a pourvu son édition du Roman de la Rose, Paris, SATF, t. II, 1920, pp. 339-351 ; ainsi que les notes de l’édition Félix Lecoy, Paris, Champion, 1976, t. I, pp. 281-289. Pour ce qui concerne les emprunts relatifs à Fortune, voir également Stanley L. Galpin, « Fortune’s Wheel in the Roman de la Rose », PMLA 24, 1909, pp. 332-342.

18 Cf. Ernest Langlois, Origines et sources du Roman de la Rose, op. cit., p. 94, et Michael D. Cherniss, « Jean de Meun’s Reason and Boethius », op. cit., pp. 680-681.

19 C’est le seul éditeur à procéder ainsi : ni Ernest Langois, ni Félix Lecoy, ni Daniel Poirion ne mettent de guillemets à cet endroit dans leurs éditions respectives.

20 Armand Strubel, « Ecriture du songe et mise en œuvre de la ’senefiance’ dans le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris », in : Etudes sur le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, Textes réunis par Jean Dufournet, Paris, Champion, 1984, pp. 165-166.

21 Ibid., pp. 166-167. Strubel s’appuie notamment sur les excellentes analyses de Paul Strohm, « Guillaume as Narrator and Lover in the Roman de la Rose », The Romanic Review LIX/1, 1968, pp. 3-9. Voir aussi Emmanuèle Baumgartner, « Le jeu des temps ou le rêve raconté de Guillaume de Lorris », in : De l’histoire de Troie au livre du Graal. Le temps, le récit (XIIe-XIIIe siècles), Orléans, Paradigme, 1994, pp. 453-468.

22 Sur le lien qui noue Echo et Raison dans le Roman de la Rose, Cf. mon étude, « L’Echo du poème (« ki sert de recorder ce qu’autres dist ») », in : Par la vue et par l’ouïe (Littérature du Moyen Age et de la Renaissance), textes réunis par Michèle Gally et Michel Jourde, Fontenay-aux-Roses, E.N.S. Editions, Signes, 1999, pp. 39-40.

23 Je rejoins ici, sinon à la lettre, du moins dans sa logique et dans ses conséquences, l’hypothèse de Roger Dragonetti à propos d’un Guillaume de Lorris pseudonyme de Jean de Meun : voir notamment Le Mirage des sources. L’art du faux dans le roman médiéval, Paris, Seuil, pp. 200-225.

24 Cf. John V. Fleming, Reason and the Lover, op. cit., pp. 26, 38-39.

25 Cicéron, Tusculanes, I, X, 20, trad. Jean Humbert, Paris, Les Belles-Lettres, 1960, p. 16. Voici la version latine par Chalcidius du passage en question du Timée (70a) : Orditur denique a capite, quam partem corporis principali quadam esse eminentia dicit proptereaque oportuisse in excelso atque eminenti loco tamquam arcem totius corporis collocari, ut domicilium esset partis animae principalis, quod hegemonicon a philosophis dicitur, id est ratio (Timaeus a Calcidio translatus commentarioque instructus, 213, éd. J. H. Waszink et P. J. Jensen, Londres-Leiden, 1962). Le terme d’arx (que l’on retrouve dans la Consolation en IV, 6) est couramment repris au Moyen Age afin de désigner le lieu où loge la raison. Cf. Enrico Fenzi, « Boezio e Jean de Meun, Filosofia e Ragione nelle rime allegoriche di Dante », op. cit., p. 41, n. 64.

26 Jean de Meun, Li Livres de Confort de Philosophie, dans V. L. Dedeck-Héry (éd.), « Boethius’ De Consolatione by Jean de Meun », Medieval Studies 14, 1952, p. 176.

27 The Songs Attributed to Andrieu Contredit d’Arras with a Translation into English and the Extant Melodies, éd. Deborah Hubbard Nelson et Hendrik van der Werf, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1992, ch. XI, vv. 28-29, p. 93.

28 Les chansons de Thibaut de Champagne, éd. A. Wallenskold, Paris, SATF, 1925, ch. App. VI, v. 19, p. 234. L’expression est employée de manière récurrente à propos des lauzengiers.

29 Gontier de Soignies, Il canzioniere, éd. Luciano Formisano, Milan-Naples, Riccardo Ricciardi, 1980, App. II, vv. 63-64, p. 200).

30 Les chansons de Thibaut de Champagne, op. cit., ch. XXVI, vv. 27-28, p. 89.

31 Gace Brulé, trouvère champenois, éd. Holger Petersen Dyggve, Helsinki, 1951, ch. IV, vv. 29-35, p. 204.

32 Gautier d’Épinal, in : Edition critique des Œuvres attribuées au Chastelain de Couci, éd. Alain Lerond, Paris, 1963, ch. XXIX, vv. 45-46, p. 204.

33 The Songs Attributed to Andrieu Contredit d’Arras, op. cit., ch. VII, vv. 10-15, p. 77.

34 Les poésies du trouvère Jacques de Cambrai, éd. Jean-Claude Rivière, Genève, Droz, 1978, ch. II, vv. 19-21, p. 36.

35 L’œuvre lyrique de Richard de Fournival, éd. Yvan G. Lepage, Ottawa, Editions de l’Université d’Ottawa, 1981, ch. IV, vv. 7-8, 19-21 et 33-34, pp. 50-51. Dans le Roman de Philosophie de Simund de Fresne (fin XIIe siècle), il est dit que le cœur de Fortune « change plus sovent Ke cochez ki turne al vent » (vv. 171-172), in : Les Œuvres de Simund de Freine, éd. John E. Matzke, Paris, SATF, 1909.

36 Gace Brulé, op. cit., ch. X, vv. 15-16, p. 224.

37 L’œuvre lyrique de Richard de Fournival, op. cit., ch. XII, v. 30 et ch. XIV, v. 10. La comparaison avec le jeu n’est toutefois pas si fréquente.

38 Cf. Bernart de Ventadour, Can vei la lauzeta mover, vv. 1-3, éd. M. Lazar, Paris, Klincksieck, 1966, p. 178.

39 Vidame de Chartres, in : Edition critique des Œuvres attribuées au Chastelain de Couci, op. cit., ch. XXXII, vv. 6-7, p. 218.

40 Cf. Jean Frappier, Etude sur la « Mort le Roi Artu », Genève, Droz, 1972, pp. 258ss.

41 Eneas, éd. Jean-Jacques Salverda de Grave, Paris, Champion, 1925, t. I, vv. 674-692 ; Chrétien de Troyes, Erec et Enide, vv. 2778-2782 et 4796-4798, Le Chevalier de la Charrette, vv. 6438-6480 (avec des échos évidents à la Consolation), Le conte du Graal, vv. 4578-4583, in : Romans, Paris, Le Livre de Poche, 1994, et Marie de France, Guigemar, vv. 536-542, in : Les Lais de Marie de France, éd. Jean Rychner, Paris, Champion, 1971.

42 Voir, malgré le ton insupportable, le chapitre consacré à Fortune par Italo Siciliano, François Villon et les thèmes poétiques du Moyen Age, Paris, Nizet, 1967, pp. 281-311. Sur l’importance de la Consolation dans la littérature médiévale, principalement à partir du XIVe siècle pour ce qui concerne la langue française, Cf. Shigemi Sasaki, Sur le thème de Nonchaloir dans la poésie de Charles d’Orléans, Paris, Nizet, 1974, pp. 26-49.

43 Cf. Armand Strubel, « La personnification allégorique, avatar du mythe : Fortune, Raison, Nature et Mort chez Jean de Meun », in : Pour une mythologie du Moyen Age, Etudes rassemblées par Laurence Harf-Lancner et Dominique Boutet, Paris, Ecole Normale Supérieure, 1988, p. 65. Sur la postérité du personnage de Fortune dans le prolongement du Roman de la Rose, voir, en se référant à l’index, Pierre-Yves Badel, Le Roman de la Rose au XIVe siècle. Etude de la réception de l’œuvre, Genève, Droz, 1980.

44 Cf., dans une perspective différente, Friedrich Wolfzettel, « La Fortune, le moi et l’œuvre : Remarques sur la fonction poétologique de Fortune au Moyen Age tardif », in : The Medieval Opus. Imitation, Rewriting, and Transmission in the French Tradition, éd. Douglas Kelly, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1996, pp. 197-210 (cit., p. 201). Voir aussi Glynnis M. Cropp, « Fortune and the Poet in Ballades of Eustache Deschamps, Charles d’Orléans and François Villon », Medium Aevum 58, 1989, pp. 125-132, les nombreuses remarques sur Fortune chez Guillaume de Machaut (et d’autres) par Jacqueline Cerquiglini, « Un engin si soutil ». Guillaume de Machaut et l’écriture au XIVe siècle, Paris, Champion, 1985, ainsi que les études recueillies par Catherine Attwood in : Fortune and Women in Medieval Literature, Nottingham French Studies 38/2, 1999.

45 Charles d’Orléans, La Retenue d’Amours, vv. 56 et 58, in : Ballades et rondeaux, édition du ms. 25458 du fonds français de la B.N. de Paris, trad., prés. et notes de Jean-Claude Mühlethaler, Paris, Le Livre de Poche, 1992. A noter que, malheureusement, Daniel Poirion n’a pas inclus la Retenue ou la Départie d’Amours dans son Lexique de Charles d’Orléans dans les Ballades, Genève, Droz, 1967 ; mais on pourra y repérer les différentes occurrences de Fortune dans les ballades elles-mêmes. Alice Planche a consacré un chapitre à Fortune dans Charles d’Orléans ou la recherche d’un langage, Paris, Champion, 1975, pp. 375-396.

46 Ballade 25, vv. 29-33 (je me contenterai désormais de mentionner entre parenthèses le numéro de la ballade citée d’après la numérotation de Mühlethaler). Je m’en tiens, conformément à cette dernière édition et à la nature même de l’œuvre de Charles d’Orléans, à l’ordre présenté par son manuscrit autographe et non, comme a cru pouvoir l’établir Pierre Champion, à un ordre chronologique reconstitué (cf. Le Manuscrit autographe des poésies de Charles d’Orléans, Paris, Champion, 1907). Raison pour laquelle, dans l’édition Champion (Poésies, Paris, Champion, 1923, vol. I), la ballade 25 porte le n°XXVII et suit par conséquent la ballade 26 (XXVI). Sur la composition du recueil sur lequel débute le manuscrit autographe de Charles d’Orléans, Cf. Daniel Poirion, « Création poétique et composition romanesque dans les premiers poèmes de Charles d’Orléans », Revue des Sciences Humaines 90, 1958, pp. 185-211, repris in : Ecriture poétique et composition romanesque, Orléans, Paradigme, 1994, pp. 307-337. L’approche biographique y domine toutefois une lecture qui me paraît devoir mettre davantage en valeur le travail de réécriture effectué par Charles d’Orléans à partir de la tradition littéraire dont il hérite. On peut lire à ce sujet Jean-Claude Mühlethaler, « J’ayme qui m’ayme. Intertextualité, polyphonie et subjectivité dans les rondeaux de Charles d’Orléans », Romania 114, 1996, pp. 413-444.

47 Les ballades 72 et 73 ont en effet été écrites par la même main que ce qui précède, contrairement aux ballades qui suivent, et peuvent être considérées comme une conclusion à l’ensemble formé par le fonds ancien du manuscrit autographe de Charles d’Orléans.

48 Sur l’importance du jeu d’échec chez Charles d’Orléans, Cf. Pierre Champion, Charles d’Orléans, joueur d’échecs, Paris, Champion, 1908.

49 La citation latine provient du De Vita beata de Sénèque, d’après Shigemi Sasaki, Sur le thème de Nonchaloir dans la poésie de Charles d’Orléans, op. cit., p. 19 (sur les antécédents philosophiques du nonchaloir, Cf. pp. 15-25). Parmi les exemples qui pourraient contredire ce que j’avance ici, on peut citer cette chanson du Chastelain de Couci : « Pour Dieu, amours, vueilliez en nonchaloir Metre raison, tant qu’ele m’i acueille ! » (in : Edition critique des Œuvres attribuées au Chastelain de Couci, op. cit., ch. IV, vv. 17-18, p. 73). Mais n’y aurait-il pas là, justement, un détournement volontaire de cette expression ?

50 Cf. Daniel Poirion, Lexique de Charles d’Orléans dans les Ballades, op. cit., p. 102.

51 Cf. Pierre Champion, La Librairie de Charles d’Orléans, Paris, Champion, 1910, pp. 20-22 et Shigemi Sasaki, Sur le thème de Nonchaloir dans la poésie de Charles d’Orléans, op. cit., pp. 26 et 123-124. Ce dernier mentionne l’existence d’une thèse en allemand, qu’il n’a pas pu consulter, consacrée à la présence de Boèce dans l’œuvre de Charles d’Orléans (p. 26, n. 2). Pourtant, sur 800 pages, Boèce n’apparaît que deux fois dans Charles d’Orléans ou la recherche d’un langage d’Alice Planche (soit autant que Jules Supervielle et beaucoup moins que Mallarmé…), sans qu’aucun lien véritable ne soit d’ailleurs établi avec Charles d’Orléans. Boèce est à peine mieux traité par Daniel Poirion dans Le poète et le prince. L’évolution du lyrisme courtois de Guillaume de Machaut à Charles d’Orléans, Paris, PUF, 1965.

52 Cf. Shigemi Sasaki, Sur le thème de Nonchaloir dans la poésie de Charles d’Orléans, op. cit., pp. 87-89.

53 Ovide, Les Métamorphoses, III, v. 417, éd. et trad. Georges Lefaye, Paris, Les Belles-Lettres, 1928.

54 Ibid. La variante est mentionnée dans l’apparat critique, p. 83.

55 « Renard et Isengrin dans le puits », v. 158, in : Le Roman de Renart, éd. Jean Dufournet, Paris, Garnier-Flammarion, 1970, p. 254.

56 Jean Starobinski, « L’encre de la mélancolie », Nouvelle Revue Française 123, 1963, p. 423.

57 Ibid. Je m’écarte toutefois de la conclusion qui en est tirée. Je diffère surtout de l’interprétation de Friedrich Wolfzettel qui, rapprochant ce rondeau de la poésie de sagesse (à la suite d’une remarque bien surprenante de Daniel Poirion à propos de l’eau d’Espoir, Le poète et le prince, op. cit., p. 579), affirme que « le papier déchiré par Fortune devient l’équivalent symbolique d’une écriture ouverte dont le caractère narcissique se mue en conscience. Le poète décrit un acte d’écrire avorté, mais ce faisant, il fait valoir une écriture dont le papier ne sera plus sujet aux agressions de Fortune » (« Le livre de ma pensée : à propos de l’allégorie livresque dans la poésie de Charles d’Orléans », in : Ensi firent li ancessor Mélanges de philologie médiévale offerts à Marc-René Jung, publiés par Luciano Rossi avec la collaboration de Christine JACOB-HUGON et Ursula Bähler, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1996, vol. II, p. 615). Certes, le geste de Fortune provoque une forme de prise de conscience, mais celle-ci se limite à la figure d’Amour et n’est pas forcément étrangère à Narcisse. Surtout, l’« acte d’écrire avorté » qui s’en suit débouche moins sur l’écriture intérieure du livre de Raison, à l’écart des retournements de Fortune, que sur une œuvre poétique sujette, justement, aux attaques de cette dernière.