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Fortuna dans le monde latin : chance ou hasard ?

Nicole HECQUET-NOTI

Université de Genève

Fortuna est un nom protéiforme : nom propre, il désigne une déesse – souvent bienfaisante, parfois hostile –, nom commun, il prend le sens de « bonheur, malheur, hasard, sort », et même « biens matériels ». Sans prétendre faire la synthèse complète d’un sujet aussi complexe, qui englobe des champs d’étude aussi différents que l’histoire des religions, la philologie, la philosophie ou l’anthropologie, j’ai seulement essayé de comprendre ce qui reliait ces différentes acceptions et, par là, d’esquisser un aperçu de l’évolution du concept de Fortuna dans la littérature latine1.

J’ai donc commencé par interroger les anciens eux-mêmes pour connaître la définition qu’ils avaient du mot, puis j’ai regardé dans la littérature archaïque surtout, et classique, quels étaient ses emplois.

1. Etymologie du mot et sens

Le mot est issu de la racine indo-européenne *bher « porter »2, sur laquelle a été formé le substantif fors d’où est dérivée Fortuna par adjonction d’un suffixe -nus qui exprime sans doute un rapport d’appartenance comme on le voit dans le couple Roma / Romanus. Le rapprochement entre le nom Fortuna et le verbe ferre, issu de la même racine, a été fait par les anciens, comme le montre le témoignage d’un fragment d’Ennius cité dans le De officiis de Cicéron (1, 38) : quid ferat fors.

J’ai retenu deux définitions du mot, celle transmise par Cicéron qui analyse le concept philosophique du hasard, et celle que propose Isidore de Séville à la fin de l’Antiquité.

Dans son traité sur la divination, Cicéron essaie de définir les mots qui expriment l’idée de hasard :

Quid est aliud fors, quid Fortuna, quid casus, quid euentus, nisi cum sic aliquid cecidit, sic euenit ut aliter cadere atque euenire potuit ? (…) Quo modo ergo id quod temere fit caeco casu et uolubilitate Fortunae, praesentiri et praedici potest ?

(De diuinatione, 2, 15)

Qu’est-ce que le sort, qu’est-ce que la Fortune, qu’est-ce que le hasard, qu’est-ce que l’événement sinon le fait que, lorsque quelque chose est arrivé, il s’est produit de sorte qu’il aurait pu arriver ou se produire autrement (…) Comment donc pourrait-on pressentir ou prédire ce que gouverne capricieusement un hasard aveugle, ce qui dépend de l’inconstance de la Fortune ?

Cicéron associe dans une même notion Fortuna, fors et casus pour indiquer l’existence d’événements fortuits. Essayons toutefois de préciser le champ sémantique de chacun de ces mots afin de voir s’il est possible d’établir une distinction.

Si fors et Fortuna sont formés sur la même racine, les utilisations des deux mots permettent toutefois de les préciser comme le fait au IVe siècle après J.C. le grammairien Nonius3 : fors est un nom commun utilisé seulement au nominatif et à l’ablatif pour désigner un principe abstrait. Souvent considéré comme synonyme de casus, il s’en distingue toutefois du fait que casus, substantif dérivé du verbe cadere « tomber, arriver », désigne le résultat de l’action verbale, « événement qui est produit par fors ». Tous deux sont des noms communs – fors en tant que principe actif, pouvant parfois être personnifié4 –, tandis que Fortuna est le nom d’une déesse, souvent bienfaisante : cette connotation positive se trouve par exemple dans l’emploi d’une expression comme fors Fortuna qui dans l’Hécyre de Térence (v. 386) désigne « un heureux hasard ».

A la fin de l’Antiquité, Isidore de Séville relève ces mêmes aspects dans ses Etymologiae (8, 11, 94) :

Fortunam a fortuitis nomen habere dicunt, quasi deam quandam res humanas uariis casibus et fortuitis inludentem, unde et caecam appelant eo quod passim in quoslibet incurrens sine ullo examine meritorum, et ad bonos et ad malos uenit. Fatum autem a Fortuna separant : et Fortuna quasi sit in his quae fortuitu ueniunt, nulla palam causa ; fatum uero adpositum singulis et statutum aiunt.

On dit que la Fortune tire son nom des événements fortuits, qu’elle est pour ainsi dire une sorte de déesse qui se joue des affaires humaines par des événements imprévisibles et fortuits ; c’est pourquoi on dit qu’elle est aveugle, du fait que, s’abattant sur n’importe qui au hasard, sans aucune considération des mérites de chacun, elle concerne aussi bien les hommes bons que les mauvais. On distingue le Destin de la Fortune : la Fortune est le fait que, dans ce qui arrive fortuitement, il n’y a aucune cause manifeste, tandis que le Destin est enchaînement d’éléments singuliers fixés.

Par cette définition, empruntée aux philosophes stoïciens et à Cicéron, Isidore fait clairement une distinction entre Fatum, le destin inéluctable fixé objectivement par les dieux (heimarménè pour les Grecs), et Fortuna, qui symbolise les vicissitudes de l’existence humaine telle qu’elle est vécue subjectivement par l’individu, c’est-à-dire la part d’imprévu qui semble échappée au Fatum pour des hommes ignorants de la volonté de ce dernier, ainsi que le relève Cicéron dans les Academica (1, 29) :

Quam <uim> interdum eandam necessitatem appellant, quia nihil aliter possit atque ab ea constitutum sit, inter quasi fatalem et immutabilem continuationem ordinis sempiterni, non nunquam quidem eandam Fortunam, quod efficiat multa improuisa ac necopinata nobis propter obscuritatem ignorationemque causarum.

Quelquefois ils appellent cette même force « nécessité », parce que rien ne saurait être autrement qu’elle ne l’a établi, au milieu de la continuation, pour ainsi dire fatale et immuable de l’ordre éternel ; d’autres fois encore, « Fortune », parce qu’elle produit cette multitude d’effets inattendus, que l’obscurité des causes et notre ignorance nous empêchent de prévoir.

Dans ces deux définitions complémentaires – sur lesquelles je reviendrai plus loin – seule est examinée, d’un point de vue philosophique, Fortuna en tant que « hasard ». Or, si c’est dans cette acception qu’est principalement connue Fortuna à l’époque classique et impériale, le nom désigne d’abord, à l’époque archaïque, une déesse italique.

2. Fortuna, déesse italique archaïque

Il n’est pas de mon propos d’aborder le problème complexe des origines et du sens des cultes de Fortuna dans la Rome archaïque5 ; je ne signalerai que les points essentiels.

Fortuna est une divinité italique, certainement liée à la fécondité, possédant aussi un aspect oraculaire, et dont le champ d’activité est large et mal défini : elle se spécialise, dans une première époque, en tant que protectrice des naissances et dispensatrice bienfaisante des différents âges de la vie. On connaît deux grands sanctuaires de Fortuna, celui de Préneste (Fortuna primigenia) et celui d’Antium, qui sont des sièges d’oracles renommés dès l’époque archaïque.

Elle arrive ensuite à Rome au VIe siècle avant J.C. avec Servius Tullius (dont la légende dit qu’il est le fils de la Fortune6), en tant que déesse de la chance, sans doute par assimilation à la Tuchè hellénistique. Sa popularité ne cesse alors de s’accroître dans la Rome républicaine, puis impériale, où, pour des raisons idéologiques, elle est utilisée par le pouvoir politique qui fait de son culte un des fondements de sa légitimité religieuse : la vogue de Fortuna sous l’Empire est signalée par Pline l’Ancien7 et Juvénal (Satires 10, 363-365).

3. Fortuna dans la littérature archaïque

Si la déesse primitive italique est mal connue de la littérature archaïque, en revanche, celle-ci connaît très bien Fortuna en tant que déesse de la chance.

La première mention d’une Fortuna bénéfique date du IIIe siècle avant J.C., et coïncide avec l’hellénisation de la culture romaine. Malgré l’influence grecque d’Agathè Tuchè, elle a toutefois des caractéristiques typiquement latines : il s’agit d’une divinité personnelle, dea, représentée sous les traits d’une femme avec comme attributs spécifiques, la corne d’abondance, le phiale – symboles des bienfaits dispensés –, ainsi que le gouvernail – pour caractériser son rôle de guide8.

Fortuna, déesse de la chance et maîtresse souveraine de l’univers, apparaît dans les comédies de Plaute et de Térence9, dans le célèbre proverbe audentes Fortuna iuuat – que Virgile (Enéide, 10, 284) a emprunté à Ennius10 –, dans l’expression usuelle Fortunae filius 11 ainsi que dans les mots dérivés comme le participe fortunatus « heureux », et le verbe fortunare « faire prospérer »12.

4. Fortuna dans l’historiographie

Cette Fortuna archaïque, au caractère religieux prépondérant, est aussi une figure importante de l’idéologie politique romaine, comme en témoigne la Fortuna populi Romani, qu’a essayé de définir Plutarque dans son traité du même nom. Son apparition témoigne de la naissance d’un culte rendu publiquement à une nouvelle divinité nationale, proclamée déesse tutélaire du peuple romain, garante de sa puissance et de la victoire de ses armées.

C’est à la fin de la deuxième guerre punique consacrant l’hégémonie de Rome sur le monde méditerranéen, qu’a lieu le passage de Fortuna déesse individuelle à Fortuna déesse nationale, sous l’influence d’Agathè Tuchè, la déesse protectrice des cités hellénistiques13, comme en témoigne la dédicace du temple de Fortuna populi Romani en 194 avant J.C. Par la perte progressive de son caractère exclusivement religieux, Fortuna va devenir une figure usuelle de l’historiographie, personnification des qualités propres aux grands hommes de l’Etat romain14 : dans cet emploi, le nom est déterminé par un adjectif connoté positivement.

On peut définir cette bona Fortuna comme un genius – on dirait aujourd’hui un « ange gardien » – protecteur de chaque individu. Avec uirtus, elle forme le couple définissant l’homme de bien, tant sur le plan politique ou militaire que sur le plan moral15. Dans son premier discours politique, prononcé en 66 avant J.C., et dans lequel il fait l’éloge de Pompée, Cicéron montre clairement que la Fortuna est à ranger parmi les qualités que doit posséder tout homme digne d’être à la tête de l’Etat romain :

Qua re, cum et bellum sit ita necessarium ut neglegi non possit, ita magnum ut accuratissime sit administrandum, et, cum ei imperatorem praeficere possitis in quo sit eximia belli scientia, singularis uirtus, clarissima auctoritas, egregria Fortuna…

(Imp. Cn. Pomp., 49)

C’est pourquoi puisque la guerre est si nécessaire qu’on ne peut la négliger, si importante qu’elle doit être dirigée avec beaucoup de soin, puisque vous pouvez la confier à un général qui réunit une science militaire remarquable, un vertu insigne, un prestige éclatant, une Fortune exceptionnelle…

Cette Fortuna est l’équivalent de la Felicitas protectrice de Sylla qui s’est d’ailleurs donné lui-même le surnom de felix. Selon la conception exprimée ici par Cicéron, une telle Fortuna est un don surnaturel conféré par une divinité transcendante. Ce don, originellement extérieur à l’homme, s’incorpore pour devenir une force immanente à cet homme, un bien lui appartenant en propre et lui conférant une force particulière et supérieure à celle des autres16, – nous pourrions dire aujourd’hui la « baraka ».

5. Fortuna dans la littérature classique

A côté de Fortuna, genius protecteur de l’individu, apparaît également, vers la fin de la République – soit à une date tardive dans l’histoire de Fortuna – une autre Fortuna, personnification de la précarité de l’existence humaine avec ses alternances de phases heureuses et malheureuses. Cette Fortuna aduersa – connotée négativement, contrairement à la première – devient un thème littéraire récurrent dans la poésie classique. Il convient toutefois de distinguer les emplois de Fortuna dans l’épopée, qui sont fortement influencés par la conception stoïcienne du destin, de ceux de la poésie lyrique où les interrogations sur la destinée humaine prennent un tour plus littéraire et conventionnel.

Alors que Tuchè n’apparaît pas chez Homère, son équivalent latin Fortuna joue un rôle essentiel dans l’épopée latine, en particulier dans l’Enéide. Associée à l’ineluctabile Fatum, l’omnipotens Fortuna17 régit le destin du héros, comme en témoigne le discours dans lequel, au début de l’Enéide, Vénus demande à Jupiter de mettre un terme aux épreuves de son fils Enée en proie au courroux de Junon (Enéide, 1, 229-253). Dans ce couple complémentaire, sont associés les deux moteurs du destin héroïque :

Fatum est la volonté immuable fixée par les Parques, et à laquelle sont soumis les dieux eux-mêmes comme le déplore Junon lorsqu’elle avoue, à la fin de l’Enéide, son impuissance à détourner Enée de sa mission :

Et nunc cedo equidem pugnasque exosa relinquo. / Illud te, nulla Fati quod lege te tenetur, / pro Latio obtestor, pro maiestate tuorum.

(Enéide, 12, 818-820)

Maintenant je cède et je quitte ces combats que je déteste. Ce que les lois du destin ne défendent pas, je te le demande pour le Latium et pour la majesté de tes descendants18.

Fortuna désigne les aventures vécues par le héros, c’est-à-dire la part de l’existence où il peut exprimer son libre arbitre sans interférer avec les décisions du Fatum, comme le dit Jupiter dans le discours qu’il adresse aux dieux :

… Sua cuique exorsa laborem / Fortunamque ferent ; rex lupiter omnibus idem. / Fata uiam inuenient.

(Enéide, 10, 111b-113a19)

Je veux qu’à chacun ses actes seuls rapportent malheur ou bonheur ; le roi Jupiter sera le même pour tous. Les destins trouveront un moyen de s’accomplir.

Il serait toutefois réducteur d’analyser tous les emplois de Fortuna et de Fatum chez Virgile en s’appuyant sur cette seule opposition. Des études faites sur le sujet permettent de cerner des emplois plus larges de ces deux mots20.

On retrouve également cette opposition un siècle plus tard dans l’épopée de Lucain, la Pharsale, où s’affrontent les Fortunae des deux héros César et Pompée21, dans un monde régi par le Fatum tout-puissant. Dans cette perspective, une des principales composantes de la Pharsale est la confrontation entre les deux conceptions de la Fortuna romaine : une Fortuna individuelle, genius protecteur de chaque individu, et une Fortuna collective, manifestation concrète du Fatum, qui gouverne les événements de façon capricieuse aux yeux des hommes ignorant la volonté de ce dernier, selon la conception stoïcienne exprimée dans les Academica de Cicéron (1, 29)22.

En fait, le premier texte latin qui met explicitement en rapport Fortuna avec le hasard malheureux, est un fragment de Pacuvius, premier auteur tragique latin qui adapta à Rome de pièces grecques aux alentours de 200 avant J.C. Pacuvius fixe définitivement le thème littéraire de la Fortuna aduersa :

Fortunam insanam esse et caecam et brutam perhibent philosophi ; saxoque instare in globoso praedicant uolubili : id quo saxum impulerit Fors, eo cadere Fortunam autumnant. Caecam ob eam rem esse iterant quia nil cernat quo sese adplicet. Insanam autem aiunt quia atrox, incerta instabilisque sit, brutam quia dignum atque indignum nequeat internoscere.

Des philosophes prétendent que la Fortune est insensée, aveugle et stupide. Ils ajoutent qu’elle se tient debout sur une pierre ronde qui roule ; où le Sort pousse ce rocher, là, disent-ils, tombe la Fortune. Ils répètent qu’elle est aveugle parce qu’elle ne voit pas où elle s’attache ; elîe est folle parce qu’elle est cruelle, inconstante et instable ; elle est stupide parce qu’elle ne sait pas distinguer qui a du mérite et qui n’en a pas23.

Selon la conception de Pacuvius, Fortuna ne présente donc nullement les caractéristiques du genius précédemment identifié, mais il s’agit d’une divinité dont l’inconstance est le trait principal. Elle n’est plus alors associée à la uirtus pour définir l’homme de bien (uir bonus), mais au contraire, en tant que figure négative, elle constitue un obstacle dans la réalisation d’un idéal moral : la uirtus doit donc vaincre cette aduersa Fortuna, comme le résume cette phrase de Sénèque (Epistulae, 36, 6) : in mores Fortuna ius non habet (sur les lois morales, la Fortune n’a pas de droits)24.

Les caractères spécifiques à cette Fortuna littéraire sont donc son instabilité – symbolisée par sa représentation en équilibre sur le globe terrestre –, son aveuglement, sa cruelle inconstance qui la fait jouer (ludere) avec le sort des hommes, selon une image usuelle dans la poésie lyrique latine, comme on le voit dans les Odes que lui consacre Horace :

… hinc apicem rapax / Fortuna cum stridore acuto / sustulit, hic posuisse gaudet.

(Odes, 1, 34, 14-16).

De cette tête-ci la Fortune rapace, faisant vibrer ses ailes stridentes, a ôté la tiare, et elle prend plaisir à la voir posée sur celle-là.

La Fortune versatile qui fait et défait les rois est le thème central de l’ode suivante qui lui est dédiée sans qu’elle ne soit nommée :

O diua, gratum quae regis Antium, / praesens uel imo tollere de gradu / mortale corpus uel superbos / uertere funeribus triumphos

(Odes, 1, 35, vv. 1-4)25.

O déesse, toi qui gouvernes l’agréable Antium, toi dont l’intervention élève du plus bas degré un être mortel ou change en funérailles les triomphes orgueilleux.

Comme Sénèque, Horace échappe à la toute-puissance de Fortuna grâce à sa uirtus. La vertu épicurienne est toutefois un peu différente de la vertu stoïcienne : il s’agit du courage qui permet au poète d’affronter Fortuna pour s’affranchir de ses biens, en refusant les richesses, source de tracas, pour une pauvreté tranquille. C’est donc par le renoncement que le poète échappe à la domination de la déesse, alors que chez Sénèque, la uirtus désignait les qualités morales, la fermeté d’âme en particulier, qui guident le sage dans sa lutte contre les passions.

Les plaintes contre cette Fortune capricieuse constituent aussi un thème important de la poésie d’exil d’Ovide, victime passive de l’injustice d’un pouvoir qui l’a condamné. Ovide exprime son amertume devant l’emprise de la déesse qu’il associe à Némésis, déesse de la vengeance, parce que, dans son aveuglement, elle punit même ceux qui ne l’ont pas mérité :

Nec metuis dubio Fortunae stantis in orbe / numen… Passibus ambiguis Fortuna uolubilis errat / et manet in nullo certa tenaxque loco. / Sed modo laeta monet, uultus modo sumit acerbos / et tantum constans in leuitate sua est. / Nos quoque floruimus, sed flos erat ille caducus, /flammaque de stipula nostra breuisque fuit.

(Tristes, 5, 8, 7. 15-20).

Et tu ne crains pas la puissance de la Fortune debout sur son orbe instable ni celle de la déesse qui hait les paroles présomptueuses… La Fortune inconstante erre d’un pas incertain, ne demeure sûre et stable en aucun lieu. Mais tantôt elle annonce d’heureux évènements, tantôt elle prend un visage sévère et n’est constante que dans sa légèreté. Moi aussi je fus florissant, mais ce n’était qu’une fleur éphémère, et ma flamme ne fut qu’un feu de paille de courte durée.

Cette Fortuna devient une figure topique purement littéraire, comme en témoigne Fronton dans sa critique de l’abondance verbale dissimulant la pauvreté du sens26.

C’est à elle que se rapporte l’expression célèbre rota Fortunae qui se rencontre pour la première fois dans une comparaison – dont l’interprétation est quelque peu malaisée – de Cicéron qui attaque violemment les mœurs d’un consul, dont la maison est souvent le cadre d’orgies :

Cum saltatorium uersaret orbem, ne tum quidem Fortunae rotam pertimescebat.

(In Pisonem, 22).

Alors qu’il faisait des ronds comme un danseur [allusion aux mouvements de bras circulaires des danseurs, selon l’interprétation d’Arnobe 2, 42, habituellement adoptée, ou « alors qu’il faisait tourner un cerceau de danseur »], même à ce moment-là, il ne redoutait point la roue de la Fortune.

Cette métaphore est critiquée par Tacite (Dialogue des orateurs, 23) sans doute du fait de l’utilisation de rota « roue de char », terme trop concret au champ sémantique restreint. Comme on l’a vu dans le poème d’Ovide, c’est souvent orbis27 qui est associé à la Fortune, car ce mot, appartenant à un registre stylistique plus élevé, a des acceptions beaucoup plus larges pour désigner tout ce qui est rond, comme la terre, une pierre ou la roue du char. Cette métaphore deviendra une figure littéraire usuelle dans la littérature latine classique, puis tardive28 avant de connaître une grande fortune durant le moyen âge, où elle devient également un thème iconographique.

En effet, le thème de la rota Fortunae est uniquement littéraire à Rome et il n’existe pas de représentation de la roue seule comme symbole de Fortune : dans le monde antique, Fortuna est toujours représentée sous les traits d’une femme avec différents attributs : soit la corne d’abondance et le gouvernail lorsqu’il s’agit de la divinité archaïque, soit debout sur un globe ou avec une roue lorsqu’il s’agit de la personnification plus tardive du hasard.

De plus, dans la littérature classique, Fortuna est passive, c’est-à-dire que son instabilité est suggérée par sa position en équilibre sur une roue ou un globe instable. Le premier, Claudien, un des ultimes représentants de la tradition poétique profane au IVe siècle après J.C., rend Fortuna active en lui faisant tourner elle-même sa roue après l’avoir assimilée à Némésis, déesse de la vengeance et de la malveillance29.

En fait, l’image de la « roue de la Fortune » n’est pas une création de Cicéron. Dans la littérature grecque, la conception du « cercle des affaires humaines » est usuelle comme en témoigne Hérodote 1, 20, 7. Elle rejoint la conception orphico-pythagoricienne de la roue symbole des errances de l’âme, conception que connaît aussi Virgile (Enéide, 6, 748). Il nous reste en outre quelques fragments dans lesquels le poète lyrique Anacréon, à la fin du VIe siècle avant J.C., puis l’auteur tragique Sophocle, au Ve siècle, utilisent cette métaphore de la roue pour symboliser l’existence30.

6. Fortuna dans la philosophique romaine

Comme nous l’avons vu avec Pacuvius, les interrogations des tragiques grecs sur le sens de la destinée humaine entrent dans le monde romain. Ces questions sont aussi abordées par les philosophes, en particulier les stoïciens, dont l’importance est primordiale à Rome ainsi que le montrent les écrits philosophiques de Cicéron qui s’interroge sur la nature des dieux et du destin. En particulier, dans les traités De natura deorum, De fato (en partie perdu) et De diuinatione, il définit Fortuna, en l’associant à fors, casus, euentus31, selon la définition examinée au début de l’article. Se pose alors le problème de la place de Fortuna dans la conception stoïcienne de la causalité. Si, comme le disent les stoïciens, tout est fixé par les dieux selon la loi de la nécessité (necessitas = anankè des grecs), il n’y a pas de hasard ; mais ce que les hommes appellent ainsi, c’est un événement dont la cause cachée leur échappe du fait de leur ignorance, comme il est dit dans les Academica 1, 29.

C’est ainsi que, dans le De natura deorum, Cicéron s’interroge sur la place de la divinité Fortuna dans l’ordonnancement du monde. Il distingue la perfection du monde éthéré, où règne de manière absolue la loi de la causalité, et l’imperfection du monde sublunaire :

Nulla igitur in caelo nec Fortuna nec temeritas nec erratio nec uanitas inest contraque omnis ordo ueritas ratio constantia. Quaeque his uacant, ementita et falsa, plenaque erroris, ea circum terras, infra lunam, (…), in terrisque uersantur

(De natura deorum, 2, 56)

Il n’y a place en effet dans l’éther ni pour la Fortune, ni pour le hasard aveugle, ni pour l’errance, ni pour le vide ; mais à la place de tout cela, il y a l’ordre, la vérité, la raison, la régularité ; le mensonge, la fausseté, les aberrations sont choses habituelles dans les régions sublunaires (…) et sur la terre même.

Ainsi, la nature elle-même montre-t-elle la présence indiscutable d’une raison ordonnatrice qui, dans sa perfection, ne peut provenir que d’une raison supérieure qui est la prouidentia diuina32. La place qu’il reconnaît implicitement à Fortuna dans le monde terrestre, n’est pas le fait d’une existence objective de cette dernière, mais le fait de l’ignorance humaine qui ne comprend pas la loi de causalité qui régit le monde, comme il le dit dans les Academica.

La réflexion engagée par Cicéron sera reprise et poursuivie plus tard par Apulée, dont la position sur le problème de la destinée humaine évolue33 : du strict déterminisme stoïcien prôné dans le De mundo34, il en arrive, dans le De Platone et eius dogmate, à une position plus nuancée, d’inspiration platonicienne, affirmant un déterminisme plus ouvert où deux éléments échappent au Fatum tout-puissant, dont la loi s’applique par l’entremise de la prouidentia : ce qui dépend de notre propre volonté, et ce qui est soumis aux aléas de la Fortuna – qu’elle soit bonne et porte le nom de felicitas, ou mauvaise, infelicitas – :

Nec sane omnia referenda esse ad uim Fati putat « Plato », sed esse aliquid in nobis et in Fortuna esse non nihil. Et Fortunae quidem improuidos casus ignorari a nobis fatetur ; instabile enim quiddam et incurrens intercedere solere, quae consilio fuerint et meditatione suscepta, quod non patiatur meditata ad finem uenire. Et tunc quidem cum impedimentum istud utiliter prouenit, res illa felicitas nominatur ; at ubi repugnationes istae nociuae erunt, infelicitas dicitur.

(De Platone et eius dogmate, 1, 12, 206).

Il ne faut surtout pas, d’après Platon, tout rapporter à la puissance du destin : une certaine part dépend de nous et une part non négligeable de la Fortune. Les accidents inopinés de la Fortune sont ignorés de nous, il le reconnaît : en effet un hasard capricieux vient souvent se jeter en travers des entreprises calculées et préparées avec soin, en les empêchant malgré leur préparation d’arriver à terme. Et encore, lorsque cet empêchement a un résultat utile, cela s’appelle chance ; au contraire, quand ces obstacles doivent être nuisibles, on dit que c’est une malchance.

7. Fortuna dans la philosophie chrétienne

La position d’Apulée, qui hésite entre un déterminisme strict ou plus ouvert pour laisser place au libre arbitre et à la contingence aristotélicienne35, fait toutefois de la prouidentia diuina le principe immanent grâce auquel s’appliquent les lois du Fatum transcendant. Se trouve ainsi engagée la réflexion sur laquelle les chrétiens vont construire leur philosophie du destin et de la place du libre arbitre humain dans le plan divin.

Les premières réflexions proposées par Lactance dans ses Institutions divines font de la Prouidentia diuina l’origine de tout, en réponse aux conceptions stoïciennes de la causalité :

Credunt [i.e. les philosophes païens] esse Fortunam quasi deam quandam res humanas uariis casibus inludentem36, quia nesciunt unde sibi bona et mala eueniant.

(Institutiones diuinae, 3, 28)

Ils croient que la Fortune est une sorte de déesse se jouant en quelque sorte des affaires humaines grâce aux événements imprévisibles, parce qu’ils ne savent pas d’où leur arrivent le bien et le mal.

Lactance condamne avec véhémence cette divinité païenne – dont il distingue clairement le sens premier latin « chance », du sens tardif « hasard malheureux », né de l’assimilation avec la Tuchè grecque37 –, ainsi que les faux sages qui essaient d’expliquer par elle les malheurs de leur existence. Il finit ensuite par une condamnation sans appel de Fortuna, ne reconnaissant en elle qu’une manifestation du péché : sans le dire explicitement, il assimile donc Fortuna au diable :

Illae omnes orationes quibus iniquitatem Fortunae lacerant suasque uirtutes contra Fortunam superbissime iactant, nihil sunt aliud quam deliramenta inconsideratae leuitatis ; quare non inuideant nobis, quibus aperuit ueritatem Deus. Qui sicut scimus nihil esse Fortunam, ita scimus esse prauum ac subdolum spiritum, qui sit inimicus bonis, hostisque iustitiae, qui contraria faciat quam Deus.

(Institutiones diuinae, 3, 29)

Tous ces discours dans lesquels ils raillent l’iniquité de la Fortune et vantent avec beaucoup d’orgueil leurs vertus contre cette Fortune, ne sont rien d’autre que des divagations d’une profonde inconsistance ; c’est pourquoi, ils ne nous rendent pas jaloux, nous à qui Dieu a montré la vérité. De même que nous savons que la Fortune n’est rien, de même nous savons qu’il existe un esprit dépravé et fourbe qui est l’ennemi des hommes de bien, l’adversaire de la justice, qui agit au contraire de ce que veut Dieu.

A la suite de Lactance, Augustin se penchera lui aussi sur la question. En reprenant la définition stoïcienne de l’enchaînement des causes38, il niera l’existence de Fortuna. Lorsqu’au livre 4 de la Cité de Dieu39, il répudie les dieux romains qu’avait énumérés Varron, il montre que Fortuna ne peut exister car on n’a jamais vu une divinité qui fût en même temps bonne et mauvaise. Et si elle est le hasard, selon la définition des anciens, elle n’est donc pas une divinité. En effet, en suivant la réflexion engagée d’abord par les néoplatoniciens comme Apulée, puis par les chrétiens comme Lactance, Augustin réaffirme le déterminisme de la Prouidentia Dei40. Voilà réglé pour un temps le sort de Fortuna dont l’empreinte avait été si forte sur le monde classique. Seule restera dans l’Antiquité tardive chrétienne, une figure littéraire vidée de toute substance.

8. Conclusion

En suivant les chemins de Fortuna, nous avons ainsi passé en revue les principales œuvres latines. Et si Fortuna est une figure présente dans toute la littérature profane, dans des emplois variés41, le caractère religieux qui lui est associé suscite la défiance des écrivains chrétiens.

Dès le IVe siècle, en effet, dans un monde latin occidental officiellement christianisé, Lactance dans les Institutiones diuinae, puis Augustin, dans le De doctrina christiana s’interrogent sur les spécificités d’une esthétique chrétienne et sur sa place par rapport à l’héritage qui leur a été légué par la culture classique profane. Dans cette perspective, après la condamnation de Lactance dénonçant l’utilisation abusive et irréfléchie de « la douceur du langage des poètes et la mélodie séduisante qui font couler leurs chants »42, Fortuna connaît une éclipse dans la littérature chrétienne.

Ainsi, les poètes chrétiens, tels Juvencus, qui compose vers 330 le premier poème épique chrétien sur le modèle de Virgile43, ou Prudence, qui, dans la deuxième moitié du IVe siècle, construit une œuvre poétique aussi bien lyrique qu’épique44, ne cèdent plus aux charmes de Fortuna, dans un monde désormais régi par la Prouidentia Dei, et préfèrent consacrer leur talent à la louange de Dieu et du Christ triomphant45. Il faut attendre Boèce pour que les vicissitudes de la destinée humaine suscitent les douloureuses interrogations qui conduiront au retour de Fortuna.

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1 La seule étude d’ensemble sur Fortuna est celle de Jacqueline Champeaux, Fortuna, recherches sur le culte de la Fortune à Rome et dans le monde romain des origines à la mort de César, Ecole française de Rome, t. 1, 1982, t. 2, 1987 : la majeure partie de son travail est consacrée à l’étude de la divinité et de ses sanctuaires d’un point de vue archéologique ; mais quelques chapitres abordent la question sous son aspect historique (l’assimilation avec la tuchè grecque) ou littéraire (les changements de sens entre l’époque de Plaute et de César). En outre, il existe quelques articles généraux dans des encyclopédies consacrées à l’antiquité, parmi lesquels : l’article Fortuna dans Paulys Realencyclopadie der classischen Altertumswissenschaft, Bd VII, 1, coll. 12-42 (Otto, 1910), très détaillé en ce qui concerne la déesse italique, mais qui ne traite pas des occurrences littéraires du mot. La plus récente tentative de synthèse des différentes acceptions, avec une bibliographie, est celle parue dans Reallexikon für Antike und Christentum, Bd VIII, coll. 182-197 (I. Kajanto, 1972).

2 Cf. article Fortuna dans Thesaurus linguae Latinae, VI, 1, 1175, 48-1195, 65 (Hey, 1920) et dans Ernout-Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris 1959.

3 Nonius, De differentia similium significationum, 5, p. 687 (ed. Lindsay, Teubner 1903) : Fors est casus temporalis, Fortuna dea ipsa. (Fors est une circonstance temporelle hasardeuse, Fortuna la déesse elle-même.)

4 Voir Thesaurus linguae Latinae VI, 1, 1128, 12 s.v. fors.

5 Voir l’excellente étude récente de Jacqueline Champeaux citée à la note 1, ainsi que l’article Fortuna dans W. H. Roscher, Ausführliches Lexikon der griechischen und romischen Mythologie, Leipzig, 1884, Bd 1, 2, coll 1503, 23-1558, 13.

6 Voir Ovide, Fastes, 6, 625ss. et Plutarque, De Fortuna Romanorum, 10. (Tite-Live 1, 37ss. a une version légèrement différente qui ne fait pas intervenir Fortuna).

7 Histoire naturelle, 2, 22 : Toto quippe mundo et omnibus locis omnibusque horis, omnium uocibus Fortuna sola inuocatur ac nominatur, una accusatur, rea una agitur, una cogitatur, sola laudatur, sola arguitur et cum conuiciis colitur, uolucris uolubilisque, a plerisque uero et caeca existimata, uaga, inconstans, incerta, uaria indignorumque fautrix. (De fait, dans le monde entier, en tout lieu, à toute heure, les voix de tous les hommes invoquent et nomment la seule Fortune ; on n’accuse qu’elle, elle seule est coupable, on ne pense qu’à elle, à elle seule vont les éloges, les reproches, et on l’adore en l’insultant ; ailée et volage, regardée même comme aveugle par la plupart, vagabonde, inconstante, incertaine, changeante, elle favorise ceux qui n’en sont pas dignes.)

8 Sur l’iconographie de la Fortune antique, voir les articles « Tuchè » et « Fortuna » dans Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae (LIMC), Zurich, 1997, Bd VIII, 1, pp. 115-141 et Bd VIII, 2, pp. 85-109.

9 Voir par exemple Plaute, Asinaria, 716-720 ; Captiui, 834. 864 ; Poenulus, 973 ; Térence, Eunuque, 1046 ; Phormio, 841.

10 Voir A. Otto, Die Sprichwörter und sprichwörtlichen Redensarten der Romer, Leipzig, 1890, s.v. Fortuna n. 9 p. 144. Le mot d’Ennius, cité dans Macrobe, Sat. 6, 1, 62, est : fortibus est Fortuna uiris data.

11 Voir Horace, Satires, 2, 6, 49, Pétrone, 43 ou Juvénal, 6, 605ss.

12 Voir J. Champeaux, « Fortuna et le vocabulaire de la famille de Fortuna chez Plaute et Térence », Revue de Philologie 55 (1981), pp. 285-307 et 356 (1982), pp. 57-71.

13 Voir l’analyse de la Felicitas de Sylla, assimilée à Fortuna, par Alfredo Passerini, « Il concetto antico di Fortuna », Philologus 90 (1935), pp. 90-97 ; H. H. Erkell, Augustus, felicitas, Fortuna. Lateinische Wortstudien, Göteborg 1952, pp. 41-182 ; S. Weinstock, Diuus Julius, Oxford 1971, pp. 112-127 (le chapitre intitulé Fortuna Caesaris).

14 Voir par exemple : Cicéron, De imperio Cn. Pompei, 45 ; Tite-Live, 1, 46, 5 ; 2, 40, 13 ; Tacite, Histoires, 3, 46, 3 et le traité de Plutarque, De Fortuna Romanorum.

15 Voir Cicéron, Pro Archia, 24 : Noster hic magnus (sc. Pompeius) qui cum uirtute Fortunam adaequauit. (Notre cher grand Homme qui rendit sa Fortune égale à sa valeur.)

16 Voir l’étude de Passerini citée plus haut.

17 Virgile, Enéide, 8, 333-335 (Evandre montre à Enée le lieu destiné à devenir Rome) : Me pulsum patria (…) / Fortuna omnipotens et ineluctabile Fatum / his posuere locis (Après m’avoir chassé de ma patrie, la Fortune toute-puissante et le Destin inéluctable m’ont établi en ces lieux).

18 Traduction de A. Bellessort, Les Belles-Lettres, Paris, 1970. Cet aveu répond aux propos qu’avait adressés Jupiter à Vénus au début du poème (1, 257-258a) : Parce metu, Cytherea ; manent immota tuorum /Fata tibi. (Sois sans crainte, Cythérée, les destinées des tiens te sont acquises, immuables.)

19 C’est aussi l’analyse que propose Servius en se référant à 8, 334 : Secundum Stoicos locutus est, qui nasci et mori Fatis dant, media omnia Fortunae. (Il [Evandre] parle selon la doctrine stoïcienne qui attribue la naissance et la mort au destin, et tout ce qu’il y a entre les deux à la Fortune.) (ad Aen. 8, 334)

20 Afin d’éviter une liste exhaustive de tous les travaux sur la conception du destin dans l’œuvre de Virgile, je ne signalerai que les deux articles de l’Enciclopedia Virgiliana, Rome 1985, qui incluent une bibliographie détaillée : Fatum par U. Bianchi, t. 2, pp. 474-479 et Fortuna par R. Scarcia, t. 2, pp. 564-567.

21 Voir les remarques concernant cette lecture de Lucain dans H. Le Bonniec, « Lucain et la religion » dans Lucain, Entretiens de la Fondation Hardt, t. 15, Genève 1968, pp. 161-200.

22 Voir supra, p. 15.

23 Ce passage est cité dans Rhétorique à Hérennius, 2, 36. La traduction est due à Guy Achard, Rhétorique à Hérennius, Les Belles-Lettres, Paris, 1989. La grande renommée de ce traité rhétorique durant tout le Moyen Age fixe pour longtemps cette image de Fortune.

24 Voir aussi Epistulae 98,2 : ualentior enim omni Fortuna animus est. (En effet, l’action de l’âme est plus efficace que tous les efforts de la Fortune.) (traduction de H. Noblot, Paris, Les Belles-Lettres, 1979.)

25 Voir aussi Odes, 3, 29, 49-56 : Fortuna saeuo laeta negotio et / ludum insolentem ludere pertinax / transmutat incertos honores /nunc mihi, nunc alii benigna. / Laudo manentem : si celeris quatit /pinnas, resigno quae dedit et mea /uirtute me inuoluo probamque / pauperiem sine dote quaero. (La Fortune, se plaisant à une activité cruelle et constante à jouer son jeu capricieux, transporte ses instables privilèges, libérale aujourd’hui pour moi, demain pour un autre. Si elle demeure je l’en remercie ; si elle est prompte à remuer ses ailes, je lui rends les dons qu’elle m’avait faits, j’ai pour moi ma vertu dont je m’enveloppe et je recherche l’honnête pauvreté sans dot.) Horace donne ici un détail inconnu dans la représentation de la divinité archaïque, mais commun dans les représentations de la Fortune impériale : elle est ailée.

26 Epistulae ad M. Antoninum (de Orationibus), 5, 1 : Dicendum est de Fortuna aliquid ? omnes ibi ? Fortunas Antiates, Praenestinas respicientes, balnearum etiam, Fortunas omnes cum pennis, cum rotis, cum gubernaculis reperias. (Doit-on dire quelque chose de la Fortune ? Toutes y sont-elles ? Tu pourrais rappeler les Fortunes protectrices d’Antium, de Préneste, et encore celle des bains, toutes ces Fortunes ailées, avec leur roue, avec leur gouvernail).

27 Voir Thesaurus linguae Latinae, IX, 2, 907, 58ss.

28 On la retrouve par exemple dans Tibulle, 1, 5, 70 ; Ovide, Tristes, 5, 8, 7 (voir supra), Ausone, Parentalia, 24, 13 ; Ammien Marcellin, 14, 11, 26. Sur l’histoire de la roue de Fortune, voire Pierre Courcelle, La consolation philosophique dans la tradition littéraire, Paris, Etudes augustiniennes, 1967, pp. 113-139 : « De la Fortune antique à la Fortune médiévale » ; D. L. Robinson, « The Wheel of Fortune », Classical Philology 41 (1946), pp. 207-218.

29 Claudien, De bello Getico, 631 : Sed dea quae nimiis obstat Rhamnusia uotis / ingemuit flexitque rotam. (Mais la déesse de Rhamnonte, qui n’aime pas les souhaits exagérés, a gémi et a tourné sa roue.)

30 Anacréon, 32, 7-8 (ed. Loeb) : Comme la roue du char, notre vie se passe. Sophocle, Tantale, Fgt 575 : Comme une roue, la Fortune tourne en un cercle. Dans les deux cas, le mot grec est trophos qui désigne la roue du char.

31 Cicéron, De diuinatione, 2, 15-16.

32 Licet enim […] contemplari pulchritudinem rerum earum quas diuina prouidentia dicimus constitutas. (Il suffit d’ouvrir les yeux à la beauté de l’ensemble que nous disons être l’œuvre d’une providence divine.) (De natura deorum, 2, 98).

33 Voir Gérard Fry, « Philosophie et mystique de la destinée. Etude du thème de la Fortune dans les Métamorphoses d’Apulée », Quaderni Urbinati di Cultura Classica 47, Rome, 1984, pp. 137-170.

34 De mundo, 38, 372 : Fatum autem Graeci είμαρμένην a tractu quodam inuicem causarum se continentium uolunt dici ; decretum idem π́επρωμένην dicunt, quod omnia in hoc statu rerum definita sint nec sit in hoc mundo aliquid interminatum. (Quant au destin, les Grecs veulent l’appeler « heimarménè » en fonction d’une sorte d’entraînement des causes étroitement liées entre elles ; ils l’appellent encore « peproménè » parce que tout est fini dans la constitution de notre univers et qu’il n’y a rien d’indéterminé dans ce monde.) (traduction de J. Beaujeu, Apulée, Opuscules philosophiques et fragments, Paris, Les Belles-Lettres, 1973).

35 Voir Aristote, Physique, 197a. Dans le roman d’Apulée, Les Métamorphoses, où Fortuna joue un rôle prépondérant, Fry op. cit. a montré qu’en fait Fortuna n’a pas d’existence propre, mais qu’il s’agit d’une émanation de la déesse suprême Isis assimilée au Fatum, comme l’est la prouidentia. Du fait de son aveuglement (explicable en référence au texte des Academica de Cicéron), Lucius croit à l’existence de cette divinité, parce qu’il est « incapable de percevoir les exigences de son destin, à la réalisation duquel il faisait obstacle sans le vouloir. » (Fry, p. 167).

36 Cette définition sera reprise mot à mot par Isidore de Séville (voir p. 15).

37 Cum hac se compositos ad proeliandum putant. […] Quicumque consolati sunt alios ob interitum amissionemque carorum, Fortunae nomen acerrimis accusationibus prosciderunt. (Ils pensent que grâce à elle ils sont prêts au combat. […] Ceux qui consolent les autres de la perte ou de disparition d’êtres chers accablent le nom de Fortune de très violentes accusations). (Institutiones diuinae, 3, 2, 8).

38 Contra Academicos 1, 1 : Etenim fortasse quae uulgo Fortuna nominatur, occulto quodam ordine regitur, nihilque aliud in rebus casum uocamus, nisi ratio et causa secreta est. (Peut-être en effet ce qu’on nomme communément « Fortune » est-il régi par quelque ordre caché, et n’appelons-nous « hasard » dans les choses rien d’autre que ce dont la raison, la cause, nous est dissimulée). Dans le début du dialogue au ton très littéraire, Augustin invoque plusieurs fois la Fortune en tant que figure littéraire, ce qui provoque ensuite cette réflexion. Dans ses Retractationes (1, 1, 2), il reviendra d’ailleurs sur ce texte, précisément pour déplorer l’emploi du nom Fortuna, qu’il élimine par la suite de son vocabulaire pour lui préférer des noms neutres comme fors ou casus.

39 Cité de Dieu, 4, 167.

40 Dans cette conception, l’épineux problème que tentera de résoudre Augustin est la place du libre arbitre humain (voir en particulier Cité de Dieu 5, 205 ss., qui reprend des thèmes déjà évoqués dans de précédents traités, en particulier le De libero arbitro.)

41 C’est ce qui ressort d’une scholie à l’Enéide de Virgile que l’on trouve dans un manuscrit de Vérone du Ve ou VIe siècle : Fortuna ponitur interdum pro statu incerto, ut illud (Aen. 1, 454), saepe ponitur pro aduersa, ut hic (Aen. 1, 240), aliquando pro prospera (Aen. 11, 413)… accipiturpro occasione (Aen. 9, 238), pro successu (Aen., 12, 920), interdum pro necessitate. (Aen. 9,40). (Le nom Fortune est parfois utilisé pour désigner une situation incertaine comme dans ce passage (Aen., 1, 454), souvent pour désigner une force hostile, comme ici (Aen., 1, 240), quelquefois une force favorable (Aen., 11, 413)… le mot indique un moment favorable (Aen., 9, 238), le succès (Aen., 12, 920), parfois la nécessité (Aen., 9, 40).)

42 Lactance, Institutiones diuinae, 5, 11, 10 : suauitate sermonis et carminum dulci modulatione currentium. La traduction est due à J. Fontaine, Naissance de la poésie dans l’occident chrétien, Paris, Etudes augustiniennes, 1981, p. 55.

43 Juvencus transpose en hexamètres les Evangiles afin de « chanter la geste vivifiante du Christ » (Praef., 19 : nam mihi carmen erit Christi uitalia gesta). Cette œuvre ouvre la voie à l’épopée biblique qui s’épanouira surtout au siècle suivant, et sera lue durant tout le Moyen Age : voir Fontaine, op. cit. pp. 67-80.

44 Dans la préface de ses œuvres, Prudence lui-même explique son projet poétique : célébrer Dieu par ses chants et lutter pour l’affirmation de la foi catholique (Praef., 36-40). Son influence sera considérable sur toute la poésie chrétienne postérieure : voir Fontaine, op. cit., pp. 143ss.

45 On ne rencontre aucune occurrence de Fortuna dans Juvencus, et deux seulement dans Prudence (l’une étant une description de la statue de la déesse païenne : Contre Symmaque, 1, 205).