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Observations prosodiques, métriques et linguistiques sur le Codex des Visions

Poèmes divers

Luigi Enrico ROSSI

Merci à André Hurst et Jean Rudhardt de m’avoir invité à ce colloque si intéressant où, en petit comité, on a discuté à loisir à mi-chemin entre les deux niveaux, si bien visibles sous un soleil sans nuages, de Genève en bas et du Mont-Blanc en haut : c’était comme si le dos du Salève était un grand avion à l’ancre et que nous étions des « hôtages » dans une prison dorée. J’ai accepté avec joie après quelques moments d’hésitation, comme je connais mes limites, l’objet de la rencontre étant tout à fait nouveau pour mes compétences. Je donne donc ici tout simplement quelques réactions de lecture au sujet de textes que normalement je ne fréquente pas, dans l’espoir d’être d’une manière ou d’une autre utile à mes amis, et dans la certitude de l’être à moi-même.

Mes observations éparses portent sur la prosodie, la métrique et la langue et, si elles sont justes, je les offre à qui sera en condition de les exploiter pour des précisions sur la culture et les goûts littéraires des auteurs, ne voulant pas toutefois donner l’impression de lire ces textes avec le crayon rouge et bleu. La compétence linguistique et la culture littéraire d’un individu et d’une époque sont des faits historiques précieux qu’il faut toujours prendre en compte comme tels : on sait bien que, par exemple, la langue progresse en transformant les erreurs en institutions linguistiques. Quelques-unes de mes observations sont une addition aux pages linguistiques de l’édition ; pour quelques autres j’ai tout simplement cherché à donner une explication1.

1. Prosodie. L’abrégement épique montre une productivité remarquable, vu son utilité pour l’adaptation de mots divers, mais normalement dans l’épos on l’emploie à la frontière des mots tandis qu’ici on l’emploie à l’intérieur (épique χαμαιευνάδες, type qui cependant est rare même en poésie hexamétrique) : J. 72 δικαίων, cf. 160 δικαίοις à la fin du pentamètre, A. 65 ἐμπαλαιωθήσονται. L’abrégement interne est fréquent dans les vers iambiques de la comédie particulièrement avec les formes de ποιέὶν.

Il y a des interventions totalement arbitraires : J. 14 βουληφόρων avec le êta mesuré comme bref ; D. 7 δη[μαγωγ]όν, si l’intégration est juste2, serait un arbitraire prosodique semblable au précédent.

A mi-chemin entre prosodie et métrique – parce qu’il s’agit d’un phénomène prosodique conditionné par la position métrique – on voit la persistante productivité linguistique de la première loi de Schulze (celle de l’allongement de la première voyelle de ἀθάνατος). Dans J. 6 nous avons, dans ce qu’on appelle une « agglomération contextuelle » (peu de distance entre les phénomènes), ἀόρατον et ensuite 8, 18 διαβόλου, -οιο, un mot fréquent dans la prose chrétienne et difficile à placer en poésie. Mais J. 35 ἀτάκτοις est bien maladroit, soit parce que le mot aurait pu être placé diversement dans l’hexamètre, soit parce qu’on pouvait bien dire τ’ἐν ἀτάκτοις, en modifiant la suite. Je vois ici l’influence de la doctrine scolaire des voyelles dites δίχρονοι (a, i, u) dans le sens que quelquefois elles sont brèves et quelquefois elles sont longues, la notation donc d’un simple fait graphique, mais on pouvait l’entendre aussi dans le sens d’une réelle possibilité d’être mesurées soit comme longues soit comme brèves, ce qui est naturellement faux3.

2. Métrique. Si l’on considère les hexamètres, on constate un bon respect de leurs lois, bien que cela puisse dépendre du fait que la langue est essentiellement épique avec quelques rappels de la langue de poètes plus tardifs comme Apollonios (Edit., p. 28). Ces lois sont essentiellement au nombre de deux : le pont de Hermann et ce que je propose d’appeler le « pont du milieu », c’est-à-dire l’interdiction de la coupe du vers en deux parties identiques entre le troisième et le quatrième dactyles, loi qui n’est pratiquement jamais enfreinte en grec4. Ainsi, avec les choix lexicaux, s’explique l’infraction très rare du pont de Hermann (Edit., p. 27 : Jes. 25, A. 20).

Je ne pense pas que les quelques fins de mots simultanées après la quatrième et la cinquième longues soient dignes d’être remarquées (Edit., p. 27), comme il s’agit seulement d’une tendance et en surcroît d’une tendance de l’hexamètre de Callimaque (Maas, Metrik, § 97) : ces auteurs ne semblent pas si raffinés.

Le traitement du pentamètre fait naître, au contraire, des doutes sur la compétence métrique de l’auteur de l’Adresse aux Justes (J.). Non seulement il y a, comme le notent les Edit. (p. 27), des hiatus fréquents entre les deux hémistiches et même deux cas de brevis in longo, mais – ce qui est plus grave – quelquefois (4. 26. 64. 114. 130) le deuxième hémistiche n’est pas pur, c’est-à-dire qu’il n’est pas dactylique. C’est une loi très respectée, mais je ne saurais pas dire quand elle commence à être enfreinte. J. 154 offre une syllabe en plus : peut-être le texte est-il corrompu, vu aussi qu’en outre il y a la mesuration ἀγλαῷ avec le deuxième alpha long (mais on peut le pardonner comme un cas de δίχρονος, bien qu’il s’agisse d’un mot épique).

3. Langue. Il n’y a pas beaucoup à noter en plus de ce qu’offrent les Edit. Je pourrais noter que Abr 3 ἑὸν φίλον υἷα, vu aussi en contexte avec 11 ἐμον φίλε τέκνον, montre que l’auteur a ajouté les possessifs ignorant ici l’usage homérique de φίλος, qui en comporte déjà la valeur. En Jes. 2 ἀγλαόεντι on a une extension impropre des composés en F εντ-, qui sont normalement composés avec un nom (« riche en ») et pas avec un adjectif (cf. 20 ἀστερόεντ’, qui est homériquement correct).

On a la joie de saluer l’entrée dans l’hexamètre chrétien du grand mot choriambique παντοκράτωρ (J. 79), qui était déjà dans la Septante. Voir aussi comme un autre grand nom, le nom de lieu Jérusalem, est adapté comme ῾Iερουσαλύμοιο (A. 53) et comme ῾Iροσόλυμα (A. 36. 41) avec prosodie ondoyante de l’upsilon dans le même poème (cf. aussi X. 27).

Tout cela donne à réfléchir sur le nombre si exigu de ce type de mots dans des textes qui, tout en traitant des arguments si peu épiques, sont bien enracinés dans la langue de l’épos : il suffit de jeter un coup d’œil à l’index des mots à la fin de l’édition.

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1 Je me réfère naturellement à l’édition d’A. Hurst et J. Rudhart, que je cite comme « Edit. ».

2 Voir la note des Edit. ad loc., p.144 s.

3 Pour les autres cas cf. Edit, 24 sq. Sur cette catégorie des grammairiens v. L. E. Rossi, Anceps : vocale, sillaba, elemento, « Riv. di Filol. » 91 (1963) 52-71, part. 53-56.

4 Elle est ignorée seulement par certains humanistes.