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Le Codex des Visions : une œuvre de clercs ?

Alessandra LUKINOVICH

Je remercie de tout cœur M. Attila Jakab, à qui j’ai soumis mon hypothèse, pour ses remarques très éclairantes et pour ses conseils. J’ai pu également profiter d’échanges intéressants avec M. Patrick Andrist et avec le professeur Pierre-Yves Brandt, qui, en plus, a eu la gentillesse de relire la version finale de mon manuscrit.

Le Codex des Visions se distingue par son caractère composite : à la diversité des textes qu’il contient s’ajoute la diversité des mains qui les ont écrits. Pourtant ce cahier a sa propre cohérence, qui en fait autre chose qu’un simple recueil disparate, comme Antonio Carlini l’avait déjà remarqué dans son édition de la partie initiale du codex (Pasteur d’Hermas, visions I-III), publiée en 19911, et comme les éditeurs de la dernière partie (Poèmes divers) l’ont confirmé en 19992. Ces derniers ont mis en évidence l’ordonnance subtile et harmonieuse des textes autant sur le plan de la forme que du contenu. A. Hurst et J. Rudhardt ont noté3 comment les auteurs du recueil, par le choix des textes rassemblés dans le cahier (visions du Pasteur d’Hermas, Vision de Dorothéos, poèmes qui s’inspirent de l’Ancien et du Nouveau Testament, tout spécialement des Psaumes), « signifient leur volonté de se rattacher à la tradition de l’Eglise » tout en indiquant « la position particulière qu’ils occupent à l’intérieur de cette tradition ». Les deux éditeurs s’appuient sur une analyse serrée des poèmes pour dégager un thème unificateur qui traverse le recueil et qui le caractérise : le martyre. Ils prennent en compte cet élément pour proposer une datation haute de la Vision de Dorothéos, qu’ils font remonter à l’époque de la persécution de Dioclétien, c’est-à-dire au début du quatrième siècle4. Quant aux Poèmes divers, ils en situent la composition « dans les premières décennies qui ont suivi »5. On reste donc dans la première moitié du siècle.

Or, les mains qui ont écrit le codex œuvrent certainement à un autre moment, à une époque où les persécutions païennes ne sont plus qu’un lointain souvenir. R. Kasser admet que le codex « a été écrit au début du cinquième siècle, en collaboration étroite, par divers scribes ayant reçu une formation professionnelle diachronique », alors que J. Van Haelst, quant à lui, « propose de dater le faisceau de ces six mains de la seconde moitié du quatrième siècle »6.

Dans un cas comme dans l’autre, le codex est le produit matériel d’une étape de l’histoire du christianisme qu’un fait fondamental distingue de celle qui a précédé le célèbre édit de Constantin (313) : le pouvoir impérial est désormais chrétien. Des difficultés et des luttes, même sanglantes, ont certes continué après ce tournant à marquer la vie des communautés chrétiennes, mais les persécuteurs de chrétiens se réclament désormais de la même foi que les persécutés. Quant au règne de Julien l’Apostat, il a été un bref interlude qui n’est pas entré dans l’histoire comme une époque de vastes tueries : la tradition de l’Eglise ne conserve pas la mémoire d’un nombre vraiment notable de saints martyrisés sous cet empereur7. Néanmoins, même après la fin des grandes persécutions du pouvoir païen, souffrir et perdre sa vie pour la foi demeure pour les esprits chrétiens la voie par excellence vers le salut et la manière la plus radicale de se conformer à l’exemple du Christ. Il n’y a plus de bourreaux païens mandatés par l’empereur, mais il reste encore mille manières de « subir le martyre » ou même de le rechercher volontairement8. On peut subir violences et agressions à cause des conflits doctrinaux, essuyer d’éventuelles humiliations dans l’exercice de l’œuvre missionnaire. Mais il y a surtout la lutte contre le mal par le refus radical du monde, la mortification de la chair et les pénitences. Ce combat spirituel est ressenti et conçu comme un acte héroïque et un sacrifice de soi, comme une offrande totale équivalente à la mise à mort de sa propre vie. Le thème du martyre reste donc d’actualité même longtemps après la fin des persécutions. Par conséquent, la présence de ce thème ne garantit pas à elle seule une datation haute des poèmes du Codex des Visions. C’est la raison pour laquelle j’ose avancer ici quelques arguments pour défendre, contre l’opinion des éditeurs, une datation plus tardive des poèmes, dont la composition pourrait bien être en partie contemporaine de la confection du cahier qui les contient. Au lieu de partir du principe que les scribes ne font que recopier des textes plus anciens, j’essaierai de soutenir l’hypothèse selon laquelle ils consignent dans ce cahier une série de créations récentes voire même encore en chantier (l’Adresse aux Justes et les poèmes qui la suivent), qu’ils en soient les auteurs ou non. Cette tentative de datation ne concerne évidemment pas le Pasteur d’Hermas. Quant à la Vision de Dorothéos et à l’Adresse à Abraham, je renonce à me prononcer sur leur datation étant peu familière de la littérature chrétienne de cette période. L’auteur de l’Adresse aux Justes parle de Dorothéos comme d’un défunt sans donner d’indice qui permette de savoir s’il se réfère à une mort récente ou à un événement appartenant à un passé déjà plus lointain9.

Mon étude se compose en réalité de deux parties bien distinctes. Un premier volet concerne l’interprétation d’un des textes du recueil, la Vision de Dorothéos. Quoi qu’il en soit de sa datation, j’essaierai de montrer comment le thème du martyre, incontestablement présent dans la Vision de Dorothéos, ne concerne pas un témoignage radical de foi face à la persécution d’un pouvoir païen, mais bien plutôt la mortification nécessaire à qui est investi d’une fonction ecclésiastique. Cette mortification se réalise à l’aide d’une sévère pédagogie divine qui amène le pécheur à la contrition, puis à l’humilité et, par la grâce, le rend digne de la sainte tâche qui lui est confiée. Si cette thématique typiquement institutionnelle est correctement identifiée, elle semblerait s’accorder au mieux avec la situation de l’Eglise de la période postconstantinienne. Dans le deuxième volet du travail, je m’attacherai à expliquer l’intervention de six mains différentes dans la confection de l’ensemble du cahier pour en conclure que nous sommes vraisemblablement en présence du produit d’un cercle de clercs. Même si les deux volets de mon exposé peuvent être traités comme deux hypothèses indépendantes (on peut adhérer à l’une tout en rejetant l’autre), ma double démonstration converge vers une unique conclusion : le Codex des Visions est une œuvre sans doute conçue par des hommes d’Eglise pour leur propre usage, vraisemblablement entre 350 et 420 environ. Si j’ai suivi deux différentes pistes de recherche, mon souci était unique : dégager les principes qui président à la cohérence de l’ouvrage pour mieux comprendre son sens et les circonstances de sa genèse.

La Vision de Dorothéos : le Palais de Dieu dans les cieux et l’Eglise terrestre

Dans une vision qui a pour cadre le palais de Dieu au ciel, Dorothéos se voit chargé d’une fonction qui a déjà été la sienne (VD, v. 16 : ὡζ τὸ [π]άρα[ς περ | ἤμην κτλ). Un peu plus loin, aux vv. 42-47, cette fonction est désignée avec précision γέρας ἔλαχαν ὡζ τὸ πάραζ περ | π[ραιπα]σίταισι δόμαισιν ἔην τίρων ἄγχι βιάρχων κτλ. Il se retrouve donc « jeune recrue » des præpositi, « en stage » auprès des biarques10. Même s’il est difficile de comprendre le rôle des biarques, il s’agit en tout cas d’une fonction de service qui, Dorothéos le redit, n’est pas nouvelle pour lui. La clausule « comme auparavant » se réfère-t-elle au plan de la réalité ou à celui de la vision ? Si elle se réfère au plan de la réalité, désigne-t-elle la situation de Dorothéos au moment de sa vision, ou renvoie-t-elle à une période désormais révolue de sa vie ? En d’autres mots, Dorothéos se revoit-il semblable au novice (τίρων) qu’il a été dans sa vie passée, ou à celui qu’il est toujours au moment de la composition de son poème ?11 On ne saurait répondre à ces questions à partir de ces seuls passages. Quoi qu’il en soit, il se voit mal accomplir sa tâche, puisqu’il se rend coupable d’une série de fautes12.

a) Tout d’abord, aux vv. 44-46 et 53, Dorothéos décrit son attitude fondamentale comme celle d’un arrogant. Simple subordonné, il se prévaut du prestige et de l’autorité de l’entourage13 au service duquel il a été mis, en particulier du præpositus14.

b) Aux vv. 52-55, il dit comment il a manqué de respect à six personnages de haut rang qu’il a introduits et placés en quelque endroit à l’intérieur du palais. Ces personnages sont désignés par le terme de vieillards (γέροντες, v. 55). Son comportement irrévérencieux se manifeste notamment par le fait qu’au lieu de rester debout à côté des six vieillards assis, il finit par s’asseoir à son tour. Ce détail n’est pas mineur : un conseil que Dorothéos s’entendra donner après sa punition, au moment d’être rétabli dans ses fonctions premières, concernera précisément ce point15.

c) Sommé de se tenir dans le vestibule du palais et de ne pas s’en éloigner, il devrait surveiller les portes et l’enclos de la cour, mais il abandonne son poste pour pénétrer à l’intérieur du palais (vv. 55-85).

d) De sa propre initiative il épie ce que fait un vieillard (πρέσβυς), puis il va le calomnier auprès d’un præpositus en l’accusant de vol (vv. 82-90).

Dorothéos interrompt ici momentanément son récit pour constater qu’en agissant ainsi, il trompait le Christ en personne (vv. 91-92). Il reconnaît son état de pécheur (vv. 96-98) tout en souhaitant ne jamais avoir à tomber dans une faute pareille (vv. 98-100). Il conclut ses réflexions par une prière (vv. 101-105).

e) Le récit reprend, le Christ survient et Dorothéos s’enfonce dans la faute en essayant de se justifier par le mensonge (vv. 113-125).

Par ordre du Christ, il est finalement puni.

Les transgressions dont Dorothéos se rend coupable peuvent déjà donner une idée des devoirs liés à la fonction qui est la sienne dans la vision. Néanmoins, les ordres et conseils qu’il reçoit en vue de la réintégration à son poste et la conclusion du poème fournissent un tableau encore plus précis de son cahier des charges (vv. 245-294).

Il doit témoigner son respect à tous et, en gardant le silence, écouter et chercher à comprendre ce que les autres désirent. Il se tiendra debout et en silence devant un vieillard assis. Il sera amené à apprendre des vérités concernant autrui et devra intervenir lorsqu’il verra commettre des erreurs (si c’est bien le sens du v. 275, mutilé), mais sans pour autant murmurer ni avoir une attitude insolente. S’il travaille avec joie, il obtiendra l’approbation et la bénédiction des vieillards16. Il sera serviable non seulement à l’égard des vieillards mais aussi avec ceux de son âge. Il ne devra jamais frapper le premier ; frappé, il ne prendra pas la fuite, mais tiendra bon. Le moment venu, il lui faudra lutter. Le Christ lui montre comment. Les conseils concernant la manière de lutter semblent être en relation avec la tâche prioritaire de Dorothéos, qui est de rester en faction aux portes, même s’ils pourraient également concerner les relations avec les gens du palais : les lacunes du texte empêchent de bien comprendre ce point. Il est néanmoins frappant de lire que, dans l’accomplissement de sa tâche de surveillant du palais, il devra se garder des serviteurs de Dieu qui pourraient invoquer l’intervention divine contre lui et obtenir pour eux-mêmes cette force merveilleuse qu’il a reçue et qu’il pourrait perdre17. Il reçoit en effet du Christ le don d’une force extraordinaire sans laquelle il ne saurait accomplir sa tâche (v. 296), notamment celle de portier. Le nom d’André qu’il reçoit après l’avoir choisi de préférence aux noms proposés de Jean, Moïse ou Salomon (vv. 225-231) est lié à la vaillance (ἀνδρεία), qui, des quatre vertus cardinales, est la plus essentielle pour un gardien18. Avec et par le nom d’André, c’est cette vertu qu’il demande et qui lui est accordée.

Totalement transformé par ce don surnaturel, il manifeste le désir de le mettre mieux en valeur par une mission à son avis plus conforme à son nouvel état d’homme de Dieu fort et courageux. Au lieu de rester aux portes du palais, il voudrait être envoyé au loin vers des « étrangers » (ἄνδρας ἐπ ’ ἀλλοδαπούς, v. 310), comme un cheval de poste (en tant que messager ? en tant qu’évangélisateur ?), mais le Christ lui ordonne de rester là où il était déjà, près des portes. Il se tiendra donc à son poste revêtu d’un habit particulier (vv. 330-334) : « un manteau (χλαῖνα) fait de deux différentes sortes de lin (?), une écharpe (ὠράριον) » enroulée autour de son cou et « des braies (βράκα) » aux jambes. Il a aussi « une ceinture multicolore (ζωστῆρα παναίολον) ».

On peut trouver une explication assez cohérente du sens général de la vision de Dorothéos, du rôle que le protagoniste y assume et des nombreux détails de son récit si l’on part du présupposé que le palais de Dieu représente le correspondant céleste de l’Eglise sur terre et de sa structure hiérarchique19, et que Dorothéos décrit son rôle à partir de paramètres ecclésiastiques. Les fautes commises par Dorothéos, comme celles que le Christ lui commande de reprendre chez d’autres, dans l’exercice de ses fonctions, laissent entendre que l’intention de la vision n’est pas seulement de révéler les choses célestes, mais de livrer un enseignement à rapporter du Ciel vers la terre, seul lieu passible d’imperfection et de péché.

Dans le palais divin, Dorothéos se voit comme novice des præpositi (v. 17, vv. 43-46) et agit dans le cadre de ce rattachement (v. 46 ; v. 86). Son service définit donc au moins partiellement les compétences du rang des præpositi (il y a encore les biarques…) : surveillance des portes, escorte et accompagnement de personnages de haut rang, disponibilité et assistance offertes à ceux qui sont dans le palais, mais en même temps vigilance face à leurs fautes éventuelles. Les manquements que Dorothéos va commettre dans son service concernent tout spécialement une autre catégorie de personnages : les vieillards (γέροντες ou πρέσβεις). Les præpositi ont la charge d’assurer le bon ordre de la maison tout en assumant une fonction d’auxiliaires, alors que les vieillards apparaissent plutôt comme des notables bénéficiaires des services de Dorothéos et, plus généralement, de l’assistance de l’ordre des præpositi. Ces deux groupes, præpositi et vieillards, qui se définissent l’un par rapport à l’autre, trouvent leurs équivalents dans l’organisation bipartite des clercs soumis à l’évêque (à Alexandrie, au patriarche) : les diacres (διάκονοι) et les prêtres (πρεσβύτεροι)20. Cette bipartition a pris forme dès le deuxième siècle, mais s’impose avec force et de manière tout à fait patente aux troisième et quatrième siècles pour s’altérer ensuite21. Dans cette perspective, Dorothéos se verrait, dans la vision, en train de tenir le rôle d’un diacre novice.

Le diaconat, dont on s’accorde à trouver le fondement scripturaire dans les Actes des Apôtres, au chapitre 6, apparaît comme un ministère ecclésiastique à part dès le deuxième siècle22. La structure : évêque – collège des prêtres (ou presbyterium) – diacres s’imposera vite dans toute l’Eglise. Pour Ignace d’Antioche (Magn. 1,6, 1), si l’évêque tient la place de Dieu, les diacres se voient confier la mission de servir le Christ (diaconie du Christ). Quant au presbytérat, Ignace le présente comme le « sénat des apôtres » (romanisation évidente d’une structure d’origine juive). Sous l’autorité directe de l’évêque, les diacres participent, aux IIe et IIIe siècles, au gouvernement de l’Eglise comme les « hommes à tout faire » de l’évêque. Parmi toutes les activités de service qui leur sont confiées, ils surveillent en particulier la moralité de la communauté, y compris celle des clercs, et sont considérés comme l’« œil de l’évêque »23. Au quatrième siècle, toutefois, les diacres sont subordonnés graduellement en toutes leurs charges non seulement à l’évêque, mais aussi aux prêtres. Selon les Canons d’Hippolyte, dont la rédaction peut dater du milieu du IVe siècle et se situer en Egypte, plus précisément à Alexandrie, les diacres assistent l’évêque et les prêtres dans leurs fonctions, notamment dans la liturgie. Ils dépendent désormais des prêtres mêmes dans l’accomplissement des œuvres de charité, traditionnellement leur tâche spécifique. Les Constitutions apostoliques, écrites en Syrie autour de 380, traitent diffusément des diacres. Je relève quelques-uns de leurs devoirs lors des célébrations liturgiques (Const.ap. 2,57) : ils introduisent et attribuent les places, se tiennent debout, et non assis comme le presbyterium et l’assemblée, veillent à l’ordre et à la discipline, examinent l’orthodoxie des étrangers qui surviennent. Au livre 3,19, on lit qu’ils doivent se tenir toujours prêts à servir « avec charité, sans murmurer, sans hésiter ». Dans la prière d’ordination, on demande à Dieu : qu’ils soient « remplis d’esprit et de force (πνεύματος καὶ δυνάμεως), comme tu as rempli Etienne, ton martyr et l’imitateur des souffrances du Christ (8,18) ». Dans la même prière, le diaconat apparaît déjà comme une étape où il s’agit de « mériter de monter à un degré supérieur », ce qui signifie que le diaconat, réduit à une simple étape pour accéder au sacerdoce, éventuellement à l’épiscopat, a déjà commencé de perdre son relief et sa fonction particulière. Au IVe siècle, en effet, dans la période postconstantinienne, le presbyterium prend de l’importance au dam des diacres, et les statuts de l’Eglise rappellent de plus en plus la prééminence des prêtres, un indice qui montre que cela ne devait pas aller de soi. Ainsi, le concile de Nicée (325) subordonne déjà explicitement les diacres aux prêtres (Can. 18). Le concile de Laodicée, que l’on suppose dater de la fin du IVe siècle, spécifie que les diacres ne doivent s’asseoir que s’ils en sont priés par les prêtres (Can. 20). Des prescriptions analogues figurent dans les textes contemporains de l’Eglise latine. Le service liturgique devient de plus en plus prépondérant pour la définition du statut de diacres. Dans la seconde moitié du IVe siècle, le diaconat de l’Eglise d’Occident est hiérarchisé de manière stricte et les services sont subdivisés en diverses catégories selon notamment les différents rôles liturgiques de la compétence du diaconat au sens large. Le plus bas et le plus modestes des ordres mineurs de l’Eglise latine est l’ostiariat (surveillance des portes)24. Dans l’Eglise d’Orient, la catégorisation et la hiérarchisation sont moins rigides. On y retrouve néanmoins la définition de certains rôles spécialisés, comme celui de portier25. Les termes grecs πυλωρός ou θυρωρός définissent en effet une fonction inférieure liée à la surveillance des portes et de l’assistance pendant le déroulement de la célébration eucharistique26. Même si les θυρωροί sont mentionnés dans les canons de Laodicée (Can. 24), leur fonction ne semble pas vraiment constituer un rang à part dans l’Eglise orientale. Le ὑποδίάκονος pouvait par exemple aussi garder les portes. Il s’agit d’une fonction humble, et l’on peut facilement s’imaginer qu’elle ait pu être confiée pour une période déterminée à un diacre novice27.

A la fin de la vision, Dorothéos décrit l’habit de fonction dont il est revêtu. Les pièces de vêtement qu’il évoque sont sans doute porteuses d’une signification qui devait être reconnaissable pour le cercle des destinataires du poème. Or deux éléments peuvent aisément s’accorder avec l’hypothèse d’un service diaconal. Il s’agit de l’écharpe, que désigne le terme ὠράριον, et de la ceinture, dont la présence justifie l’emploi des braies. Insigne très ancien, l’orarium (lat. stola, d’où fr. étole) est l’ornement liturgique réservé au diacre. C’est le signe distinctif de sa dignité28. Sans doute en opposition à une pratique, le concile de Laodicée (Can. 22 et 23) interdit le port de l’orarium aux fonctions inférieures (sous-diacres, lecteurs et chantres). La ceinture caractérise généralement un habit convenant à quelqu’un qui assume des tâches de service. On peut en dire de même pour une tunique courte ou retroussée. Dorothéos associe le port de la ceinture à celui des braies, ce qui semble bien montrer que ses jambes ne sont pas couvertes par la tunique. Si la dalmatique (tunique sans ceinture) s’imposera comme vêtement liturgique des diacres, ceux-ci portaient sans doute encore au quatrième siècle, d’après Th. Klauser, une tunique blanche de lin serrée par une ceinture29. L’association du manteau (χλαῖνα) et des braies rappelle une tenue barbare (orientale ou gauloise) et évoque un uniforme militaire ou, en tout cas, un habillement pour le plein air30, ce qui est certainement à mettre en rapport avec la garde des portes et de la cour. La description du manteau que porte Dorothéos n’est pas très claire, mais le détail expressément donné concernant sa texture fait en tout cas, une fois de plus, penser à une caractéristique vestimentaire censée être reconnaissable pour les destinataires du poème.

D’autres aspects du diaconat, ou plus généralement de l’état de clerc, peuvent être mis en relation avec le contenu de l’Adresse aux Justes. Ce poème insiste sur le mépris des richesses, et une qualité souvent évoquée comme essentielle pour les diacres est précisément l’absence de cupidité, l’ἀφιλαργυρία31. Par ailleurs, le célibat des clercs s’impose comme option idéale dans la pratique de l’Eglise et fait son entrée dans la législation ecclésiastique au IVe siècle. Par exemple, Epiphane, évêque de Salamine de 365 à 403, voit désormais dans la continence l’état normal des clercs supérieurs même mariés, y compris les sous-diacres, même si cet auteur témoigne qu’il n’en est pas partout ainsi32.

Si cette lecture du poème est correcte, Dorothéos se voit donc dans sa Vision dans l’état d’un diacre novice, une fonction qu’il a connue soit auparavant dans sa carrière ecclésiastique soit qu’il est en train d’exercer au moment de son rêve révélateur. Il se voit commettre une série de fautes qui sont toutes des manquements graves à des devoirs de service. Horrifié par ce qui lui est donné de voir, il espère ne jamais se rendre aussi coupable dans sa vie. On peut comprendre ce souhait soit en relation avec des fautes similaires dans une fonction similaire (celle de diacre novice) soit, symboliquement, dans une fonction supérieure, mais vraisemblablement toujours ecclésiastique. La vision montre à Dorothéos comment le Christ peut intervenir pour corriger le pécheur orgueilleux. Le dur châtiment divin sait amener à la contrition et à la conversion33. Celle-ci entraîne le pardon et la réintégration dans le corps de l’Eglise (de la Tour). Seule la grâce et l’intercession du Christ peut permettre à l’homme, que sa faiblesse rend incapable de se préserver de la chute, de garder sa place parmi les justes – dans le cas particulier, dans l’ordonnance hiérarchique de l’Eglise – et d’être ainsi sauvé34.

Par cette thématique, la Vision de Dorothéos prolonge et illustre opportunément les trois visions du Pasteur d’Hermas, même si elle peut également se concevoir comme un poème indépendant. Les deux textes se rejoignent dans la même perspective de base : la chute du croyant dans le péché peut être pardonnée si le coupable reconnaît sa faute et qu’il fait pénitence, le salut consiste dans l’intégration du fidèle dans l’unité harmonieuse et hiérarchique de la Tour, qui représente l’Eglise du Christ, alors que la perdition est précisément la perte de sa place dans cette divine construction. Si la Tour représente l’Eglise invisible, c’est-à-dire la communauté des saints dans son universalité, elle englobe en même temps l’Eglise visible sur terre, qui est son reflet. Dans la tradition chrétienne, la hiérarchie de l’Eglise terrestre est par ailleurs vue comme le correspondant sur terre de la hiérarchie des esprits célestes : la vision de Dorothéos va précisément dans ce sens35.

Le programme des textes du Codex des Visions et les différentes mains qui les ont recopiés

L’aspect le plus surprenant du caractère composite du Codex est certainement le fait qu’un mince cahier auquel nous ne connaissons que 22 feuilles (44 pages) semble avoir été écrit par six scribes différents, formés de surcroît en des périodes différentes, dans la seconde moitié du IVe jusqu’au début du Ve siècle. Les mains ne se succèdent pas selon l’ordre chronologique de leur formation, et leur travail s’entremêle par-ci par-là, ce qui exclut la reprise de l’écriture du cahier après des intervalles et fait plutôt penser à un projet d’ensemble. Dans leur Introduction générale aux PBOD 30-3736, André Hurst et Jean Rudhardt ont remarqué qu’un changement aussi fréquent et aussi complexe de mains contredit l’hypothèse d’exercices d’écriture ou de devoirs d’écriture comme exercice d’ascèse : la taille très diversifiée des pensums ne parle pas non plus en faveur de cette possibilité. Les éditeurs ont par conséquent envisagé la possibilité de voir dans les Poèmes divers des œuvres de première main : « Aurions-nous affaire à des exercices de versification ? » Leur conclusion est négative : « Des annotations écrites par d’autres mains que celles qui copient le texte des poèmes figurent dans les interlignes ou dans les marges de plusieurs pages. (…) Elles ne signalent pas seulement une ou deux petites erreurs à corriger ; elles proposent des variantes pour un mot, pour un groupe de mots ou pour un vers entier (…). La présence de telles annotations montre que les scribes ne sont pas les auteurs des textes qu’ils copient, ces textes préexistent à la copie qu’ils en établissent, puisque certains lecteurs en connaissent d’autres versions. »37 C’est en accord avec leur hypothèse d’une datation haute des Poèmes, proche de l’époque des persécutions, que les éditeurs envisagent ces corrections comme inspirées par la connaissance de textes qui préexisteraient à ceux du codex. On pourrait néanmoins voir les choses autrement. Il ne serait pas impossible que des corrections qui « proposent des variantes pour un mot, pour un groupe de mots ou pour un vers entier » aient leur raison d’être précisément en l’absence d’un texte préalablement établi. Il pourrait s’agir d’améliorations proposées pour des textes qu’aucune tradition ne consa cre et, par conséquent, qui sont encore passibles de modifications. Que les scribes soient ou non les auteurs des poèmes, la mise en rapport du type de corrections et de leur répartition avec la distribution des mains qui écrivent le cahier permettra peut-être de voir un peu plus clair dans cette alternative : sommes-nous en présence de corrections qui visent à rendre des copies plus conformes à des originaux ou bien avons-nous affaire à des améliorations de poèmes nouveaux, « inédits », qu’il s’agisse simplement de la révision de leur mise par écrit, de variantes imaginées par les auteurs ou encore de suggestions d’autres personnes appartenant ou non à l’entourage du ou des poètes ? S’il s’avère que nous sommes plutôt en présence de poèmes neufs, encore en chantier, la date du cahier et celle des poèmes viendraient à coïncider. Il nous resterait cependant encore à résoudre les questions de la pluralité des mains et de l’intention qui a motivé la confection d’un Codex des visions si particulier !

Avant d’analyser plus en détail le rapport des différentes mains avec la nature des textes qu’elles écrivent et le type de correction que ces textes ont subi, je présenterai ici, pour plus de clarté, un schéma des changements des mains d’après la description du codex proposée par Rodolphe Kasser38.

œuvretypemainformationnombre de pages copiées
Pasteur d’HermasproseAfin IVe s.10 p.
BIVe-Ve s.12 p.

– Vision de Dor.

– Adr. à Abraham

hex da

hex da (acrostiche)

C

début Ve s.

9 p. et demie

Adr. aux justesdistiques(le titre: E !)
élégiaquesDfin IVe s.4 p.

– Eloge du S. Jésus

– Paroles de Caïn

hex da (acrostiche)

hex da (éthopée)

E

début Ve s.

1 p. ¾

– Le S. à ceux qui souffrent

– Paroles d’Abel

hex da (acrostiche)

hex da (éthopée, paraphrase d’un psaume)

(le titre et le début du S. à ceux qui souffrent : D !)

F

début Ve s.

3 p.

– Poème au titre mutilé

– Hymne

hex da

F

environ 4 p.

Mains A, B, C : Pasteur d’Hermas, Vision de Dorothéos et Adresse à Abraham

Le Pasteur a été copié par deux personnes chargées d’une tache équivalente. Ce premier texte occupe 11 folios, c’est-à-dire la moitié exacte du cahier tel qu’il nous est parvenu. Comme le codex ne contient que trois des cinq visions du Pasteur, et que les lignes conclusives de la troisième vision y manquent, Rodolphe Kasser39 en conclut que deux folios ou plus qui constituaient le centre du cahier ont disparu. Antonio Carlini, l’éditeur de PBOD 38, rejoint cette hypothèse, même s’il garde une certaine prudence40.

Il me semble toutefois que le texte a pu être recopié à dessein seulement jusqu’à l’endroit où il s’arrête. Dans le Codex, le texte du Pasteur se termine ainsi sur une promesse eschatologique de salut : « Ceux donc qui auront fait pénitence jouiront d’un complet rajeunissement et d’un affermissement définitif. »41 Cette dernière phrase fournit une excellente introduction à la Vision de Dorothéos qui suit42.

Après les trois visions du Pasteur copiées par A et B, la Vision de Dorothéos et l’Adresse à Abraham sont l’œuvre d’une troisième main plus jeune. Ce scribe assume une tâche à peu près équivalente à celle des deux précédents. La Vision occupe en effet huit pages et demie (PBOD 29) et l’Adresse à Abraham environ une page, ce qui fait en tout presque 5 folios.

La fin du dernier de ces folios et les 6 folios restants sont occupés par les autres poèmes (PBOD 30-37).

En conclusion, si aucun folio n’a été perdu, la construction du recueil semble harmonieuse. Trois visions du Pasteur ouvrent le cahier et en occupent exactement la moitié. Une place de choix est réservée ainsi à un texte qui était considéré comme partie intégrante des Saintes Ecritures43. Les mains qui le recopient sont plus âgées, ce qui peut également être un signe du respect particulier avec lequel on traite ces extraits. Le Pasteur se présente comme une introduction toute naturelle à la Vision de Dorothéos qui suit. Ce poème, qui s’étend sur une certaine longueur, semble être la clé de voûte du cahier44. Il est écrit par un seul scribe à la main duquel est confié également le poème acrostiche suivant, consacré à un thème aussi important que le sacrifice d’Isaac. Le scribe C, qui a été formé plus tard que les deux précédents, est vraisemblablement plus jeune qu’eux. Les corrections qui concernent les pages qu’il a écrites sont nettement plus nombreuses que celles qui affectent le Pasteur45, mais, compte tenu de la plus grande difficulté de ses textes, son travail est relativement soigné. Les corrections qui touchent son travail d’écriture ne modifient pas le sens du texte de manière très significative. Elles ne laissent pas l’impression d’interventions dans la composition d’une œuvre en chantier, mais certaines d’entre elles pourraient être des améliorations de la diction du poème, et non de simples corrections de copie46.

Main D : Adresse aux Justes

Avec D on retrouve une main plus âgée, à l’écriture assurée. On ne relève que 14 corrections apparentes sur 164 vers47. Elles sont de moindre importance. De nouveau, il pourrait s’agir de petites améliorations de la diction du poème, et non de simples corrections de copie. Du point de vue de la mise en page, ce scribe semble également assez expérimenté car il sait adapter la taille de l’écriture à la longueur des vers. Il réussit à les faire tous tenir sur une seule ligne, à la différence des scribes plus jeunes E et F.

Le scribe D s’est chargé de l’Adresse aux Justes48, un poème qui, par son début et par sa fin, se présente comme un éloge posthume de Dorothéos, même si dans son ensemble il a plutôt le caractère d’une homélie programmatique et didactique. Voici un bref aperçu du contenu : la richesse est l’instrument privilégié par lequel le Diable-Tromperie corrompt riches et pauvres ; celui qui est tombé sous l’emprise du diable croit pouvoir rester impuni, mais au Jour du Jugement, Dieu jugera les bons et les méchants ; ces derniers seront définitivement livrés au pouvoir du diable ; celui-ci s’attaque même à l’homme juste, qui, s’il veut éviter sa perte, doit invoquer la miséricorde de Dieu et poursuivre inlassablement son travail pour les justes ; pour ces derniers, le temps est désormais venu de quitter le monde, de mépriser les richesses, de renvoyer leur épouse ; bienheureux qui, comme l’a fait Dorothéos, quitte le monde, méprise les richesses et voue son amour à Dieu ; malgré la crainte que le diable a pu lui inspirer et les épreuves subies, Dorothéos, avec l’aide de Dieu, a atteint le paradis49. Eloge commémoratif et œuvre parénétique, l’Adresse aux Justes est un poème composé en distiques élégiaques, une forme métrique bien adaptée à son contenu et un peu plus élaborée que l’hexamètre stichique. Plus long que les poèmes suivants, il s’en distingue également comme « composition libre » faisant davantage appel à un savoir-faire dans les domaines de l’inventio et de la dispositio. Les poèmes suivants, des acrostiches et des éthopées, partent en effet d’un canevas ou d’un principe prédéterminé, plus contraignant, et sont plus proches de modèles scripturaires.

En conclusion, je soulignerai une certaine correspondance entre d’une part le genre et la qualité du poème et d’autre part les caractéristiques de la main et de la correction. La structure homilétique de l’Adresse aux Justes pourrait s’accorder avec l’hypothèse d’un auteur appartenant au clergé.

Main E et main F : un certain parallélisme des mains et des textes

Après l’Adresse aux Justes on trouve deux couples de poèmes. Chaque couple comporte une première composition acrostiche concernant le Seigneur et son aide salvatrice (dans le premier couple, elle prend la forme d’un éloge du Seigneur, dans la seconde, d’une éthopée qui fait parler le Seigneur) et une éthopée, dont la première fait parler Caïn et la seconde Abel. Les deux éthopées s’inspirent fortement des Saintes Ecritures, la seconde est notamment une paraphrase du Psaume 101 de la LXX (102 de la Bible hébraïque).

Chaque couple de poèmes est écrit par une main différente. Comparées à D, les mains E et F sont plus jeunes et plus inexpertes. Etant donné la nature scolaire d’un exercice comme l’éthopée50, ne pourrait-on pas imaginer que ces scribes sont deux jeunes novices auxquels D aurait proposé des sujets parallèles à traiter, facilitant leur travail par l’indication d’une ligne à suivre ? Les compositions acrostiches vont dans le même sens, de même que la forte inspiration biblique de ces quatre poèmes, comme des deux qui les suivent.

Main E : Eloge du Seigneur Jésus et Paroles de Caïn

La main E est plutôt malhabile : « Le copiste avait une écriture si gigantesque qu’il a dû renoncer souvent à faire tenir chaque vers à l’intérieur d’une même ligne. »51 Il s’améliore néanmoins en cours de route et diminue la taille de ses lettres dans le second poème, dont 3 vers seulement sur 13 débordent la ligne52.

Le poème acrostiche Eloge du Seigneur Jésus juxtapose une série de paroles élogieuses concernant le Christ. Même s’il suit indéniablement un plan d’ensemble, ce texte donne l’impression globale d’avoir été composé avec une certaine lourdeur, ligne par ligne. Il y a des redites lassantes : en particulier, le thème de la lumière est un peu trop exploité. Ce poème se distingue des autres d’une manière très frappante par le nombre et surtout par le type de corrections qui l’affectent : il s’agit en effet de variantes qui changent fortement le texte53. Ces variantes ne concernent que la première partie du poème, de la ligne alpha jusqu’à la ligne iota (vv. 1-9). Il semble s’agir d’améliorations de sens (théologiques) et de diction (formelles)54. La seconde partie du poème ne présente apparemment55 aucune correction. Le poème a-t-il été terminé après la correction des premiers vers, dans le respect des indications reçues, ou avec l’assistance du ou des correcteurs, ou même sous dictée ? Ce sont diverses hypothèses, toutes malheureusement impossibles à démontrer.

Le poème Paroles de Caïn est plus bref et moins élaboré que le poème parallèle sur Abel qu’écrit la main F. Il ne contient qu’une seule petite correction apparente, inter scribendum (v. 13).

Je remarque que les paroles de Caïn ne contiennent pas la moindre allusion au meurtre ni d’évocation de l’innocent (ou du frère) tué. Au lieu de caractériser le personnage comme un persécuteur meurtrier, le poète a choisi de limiter son identité : ses propos sont ceux d’un coupable rejeté par la nature entière à cause d’une faute non spécifiée. Caïn parle comme un méchant générique : les mots ἀμαθίη (v. 4), κακορρέκτης, ἁμαρτεῖν, κακορραφίη (vv. 17-19) permettent à tout pécheur, quelle que soit sa faute, de reprendre à son compte l’éthopée de Caïn. Comme Abel est le Juste par excellence, le modèle de la victime innocente, Caïn est le Méchant par excellence (ὁ κακορρέκτης, v. 18), l’antithèse de son frère. Il n’est pas nécessaire de présupposer la persécution du pouvoir impérial païen pour justifier le choix de ces personnages bibliques comme sujet de ces deux éthopées. Il suffit que les termes scripturaires « juste » et « méchant » soient au centre d’une réflexion sur le salut et le péché56.

Main F : Le Seigneur à ceux qui souffrent, Paroles d’Abel et suite

Comme la main E, la main F est jeune et plutôt malhabile. Ce scribe exécute une tâche parallèle à celle de E, mais les poèmes qu’il écrit sont plus élaborés, son éthopée est nettement plus longue. Comme E, F n’arrive pas toujours à faire tenir chaque vers sur une seule ligne, mais il s’est appliqué à chercher une solution esthétique à ce problème : après un premier rejet situé au milieu de la colonne d’écriture, F a systématiquement déplacé ses rejets vers la droite de la colonne. On peut aussi relever comment il s’y est pris pour écrire le poème acrostiche : il a sans doute commencé par noter la série alphabétique avec un interligne serré pour économiser de l’espace, mais a eu ensuite des problèmes avec certaines fins de vers qu’il a dû écrire sur une nouvelle ligne57.

Le titre et les deux premières lignes de Le Seigneur à ceux qui souffrent ont été écrits par D, ce qui pourrait être un indice confirmant son rôle d’organisateur du cahier, peut-être aussi d’enseignant. Les corrections qui affectent ce poème et les Paroles d’Abel ont une portée nettement plus limitée que celles de l’Eloge du Seigneur Jésus écrit par E.58 Il y a des notes en marge dont certaines semblent d’une autre écriture59. Un passage présente des signes évidents d’hésitation : un vers pas viable est suivi de deux autres qui en reprennent le sens60.

A la suite de « son » couple de poèmes (poème acrostiche et éthopée), F semble avoir continué son travail d’écriture jusqu’au bout du cahier. Rodolphe Kasser reconnaît la même main dans le Poème au titre mutilé et dans l’Hymne conclusif. Contrairement aux vers des Paroles d’Abel qui sont écrits avec une écriture grande et large et dont la fin est la plupart du temps écrite sur une nouvelle ligne, les vers du Poème au titre mutilé semblent tenir systématiquement sur une ligne. On n’y aperçoit que deux corrections minimes61.

Conclusion

Les textes du Codex semblent s’articuler selon un programme dont la clé de voûte est la Vision de Dorothéos. Il serait peu vraisemblable de supposer que la présence de celle-ci soit motivée par les visions du Pasteur qui la précèdent, comme si elle en était directement issue ou voulait les commenter. En effet, malgré une problématique commune (la possibilité du pardon accordé après une chute grave, l’intégration du croyant à l’Eglise comme but ultime), et quelques images et thèmes communs évidents, comme celui de la Tour, l’ambiance de la Vision de Dorothéos et les préoccupations de son auteur ont leur propre spéficité. Dorothéos, le narrateur du rêve, se voit comme novice dans un cadre hiérarchique soigneusement défini. Rempli d’orgueil et d’ambition, il manque à ses devoirs d’état et, chose encore plus grave, use de sa position pour le pire. Dans son ignorance, il ne se rend pas compte que c’est le Christ qu’il essaie de tromper. Le dur châtiment du Christ le conduit au repentir. Il fait alors l’expérience de la miséricorde divine. Il est lavé et radicalement transformé grâce au don de la force qu’il reçoit du Christ avec le nom d’André, nom qu’il a pu choisir lui-même. Instruit par le Christ point par point sur ses tâches, il est désormais apte à réintégrer son poste de gardien des portes. A la fin de son récit, le narrateur dit que Dieu a exaucé son désir et, en lui inspirant le poème, a fait de lui son messager. Bien que la chute et la restauration vécues par Dorothéos dans sa vision semblent avoir, à première vue, une signification individuelle et existentielle, le narrateur donne assez vite à entendre qu’il n’a pas rêvé d’une faute qu’il aurait effectivement commise (vv. 98-101). Le poème est donc essentiellement conçu comme un message divin destiné à être diffusé, même si l’enseignement dont il se fait porteur a un caractère tellement circonstancié qu’il ne saurait être destiné qu’à un groupe très précis.

Dans la première partie de ce travail, j’ai montré comment on retrouve dans la Vision de Dorothéos un horizon typiquement ecclésiastique et une problématique d’ordre hiérarchique et institutionnel, et comment on reconnaît dans le protagoniste les traits particuliers d’un diacre novice. Les destinataires du poème doivent appartenir à ce même milieu, et il est fort probable qu’il s’agit d’une œuvre d’édification conçue précisément pour la formation de clercs novices. Dans la lancée, l’Adresse aux Justes insiste sur l’opportunité pour les justes de quitter le monde soumis au Diable-Tromperie, de renoncer aux richesses et aux charges mondaines, de renvoyer son épouse. On reconnaît dans ces conseils un idéal de vie marqué par le mouvement monastique. A partir de la seconde moitié du quatrième siècle, sinon plus tôt, les clercs reprennent à leur compte des exigences qui avaient caractérisé jusqu’alors le monachisme62. Le célibat ecclésiastique, qui s’impose progressivement, est un signe majeur de cette évolution.

Les visions du Pasteur servent donc plutôt de prélude à la Vision de Dorothéos. Elles lui apportent la caution prestigieuse d’un texte traditionnellement associé au corpus des Saintes Ecritures63. L’Adresse aux Justes qui suit la Vision s’ancre d’emblée dans le poème qui la précède64. Ce texte parle de Dorothéos en se référant à lui comme à un défunt, à la manière d’un éloge funèbre ou, en tout cas, d’un discours célébrant la mémoire d’un mort. Cette composition, qui a nettement la structure d’une homélie, se présente tout à la fois comme un commentaire de la Vision et un éloge de Dorothéos, dont elle prend en compte la vie tout entière. Le caractère parénétique de ce texte révèle de nouveau une volonté d’édification ou, plus précisément, d’encouragement et de formation à une vie consacrée à Dieu, une vie de « serviteur accomplissant pour les justes un travail digne d’un homme inlassable » (vv. 106-107). Avec la Vision, l’Adresse aux Justes se distingue des poèmes suivants par la taille plus importante et par des caractéristiques stylistiques propres, qui en font un morceau à part. Ces qualités et le lien étroit de l’Adresse avec la Vision font que les deux poèmes détiennent ensemble la place centrale dans l’ensemble du cahier. Les poèmes qui suivent l’Adresse aux Justes complètent le cahier en guise de méditations bibliques, de psaumes et de cantiques. Le tout est construit comme une liturgie où une première partie consacrée à l’écoute d’une parole inspirée et à la commémoration d’un saint homme est suivie d’une deuxième partie homilétique, pour terminer avec une célébration (méditation de la parole biblique en relation avec le contexte particulier, psaumes, cantiques, louanges finales à Dieu).

Associée au thème de la consécration et de la fidélité au Christ dans le cadre d’une fonction de service ecclésial, il y a dans la Vision de Dorothéos comme dans l’Adresse aux Justes une deuxième problématique très saillante : celle du péché et du salut octroyé par le Christ, de la chute sous l’emprise du diable et de la repentance qui permet d’obtenir le pardon de Dieu. Les deux poèmes mettent en garde contre la tentation qui guette tous les hommes et, sous des formes particulièrement pernicieuses, les justes, les serviteurs de Dieu. Ceux-ci doivent persévérer dans le combat contre les assauts du démon et rester fermes dans les épreuves auxquelles il soumet les hommes et qui sont à l’origine de nombreuses et terribles souffrances. A eux de ne pas se laisser piéger par les instruments de séduction du diable qui sont en premier lieu les richesses et les charges du pouvoir mondain. Avec l’aide du Christ, ils pourront résister et atteindre enfin leur récompense, qui est l’insertion dans la Tour, c’est-à-dire le Paradis. L’Eloge du Seigneur Jésus et les paroles du Seigneur à ceux qui souffrent, de même que les deux éthopées Paroles de Caïn et Paroles d’Abel méditent sur la gravité du péché, sur la souffrance induite par les forces du mal et sur l’espoir du salut. Le thème de la persécution est fortement présent, comme les éditeurs l’ont mis en évidence, mais la persécution apparaît ici avant tout comme l’assaut du démon et la manifestation de son emprise sur le monde. Le pouvoir du Diable-Tromperie est bien plus vaste et sournois que celui des persécuteurs païens. Quant aux persécuteurs humains, ils jouent dans le Codex des Visions un rôle secondaire et leurs agissements ne sont présentés que comme une des nombreuses épreuves infligées par le diable. De plus, rien ne les définit comme païens65. Même si le martyre de sang n’est plus d’une pressante actualité dans la vie des chrétiens, il demeure néanmoins toujours le modèle du chemin par excellence qui garantit au croyant sa place dans la Tour, et toute ascèse en assume les contours, ne serait-ce que sur un plan symbolique. Comme à l’époque des persécutions païennes, le courage et l’endurance demeurent donc des vertus nécessaires, d’où les exhortations à la persévérance qui caractérisent nos textes et l’importance du don divin de l’ἀνδρεία.

Compte tenu de la problématique porteuse du Codex des Visions, le cahier a sans doute été composé dans le milieu directement concerné, celui du clergé, par des clercs. Non seulement sa construction typiquement liturgique le suggère, mais plusieurs autres données parlent en faveur de cette hypothèse. Les ordres supérieurs du clergé se recrutent à cette époque, de plus en plus largement, « dans les milieux aisés et cultivés qui fournissent traditionnellement aux municipalités leurs notables et à l’Empire ses fonctionnaires »66. Dans les villes, les clercs, prêtres et diacres, vivaient ensemble dans le presbyterium, souvent situé en proximité de la demeure de l’évêque67. Un projet comme le Codex des visions aurait pu facilement prendre forme dans une de ces communautés. A Alexandrie ? Ailleurs ? Difficile à dire. Une telle hypothèse explique, me semble-t-il, tout aussi bien la multiplicité des mains que le programme du cahier. Elle peut en outre rendre compte de la médiocre qualité qui caractérise non seulement les poèmes68 et le travail des scribes69, mais aussi le support70. Nous sommes en face d’une œuvre motivée par des intentions religieuses. Issue d’un cercle s’adonnant en priorité aux élégances raffinées de la poésie, elle serait tout autre. Certainement il ne s’agit pas d’un manuscrit destiné à circuler dans le commerce libraire. Il semble plutôt avoir eu une fonction plus immédiate d’étude et d’édification, ou encore de prière et de méditation (l’une n’empêche pas l’autre), dans le cadre d’un petit groupe. Les producteurs du cahier s’identifient sans doute avec ses premiers destinataires. Projeté selon une intention précise, le cahier inclut en tout cas, après un texte connu (le Pasteur), des compositions apparemment nouvelles. Il a été rassemblé par plusieurs personnes « en collaboration étroite », comme l’écrit le professeur Kasser71. La correspondance entre l’« âge » des mains et les caractéristiques des textes qu’elles ont écrits est frappante : on est tenté de voir dans les scribes « aînés » (A, B, D), tout spécialement dans D, les promoteurs d’un projet auquel ils ont associé, sous leur conduite, des jeunes, peut-être des novices (C, E, F). Les scribes D, E et F pourraient être les auteurs des textes qu’ils se sont chargés d’écrire, même si l’on peut encore envisager qu’ils notent sous dictée ou qu’ils transcrivent des compositions d’un autre membre de leur cercle (ou de plusieurs). Ce scénario admis, si la Vision de Dorothéos et le poème Adresse à Abraham peuvent être antérieurs, les autres poèmes du Codex et son programme global seraient contemporains du cahier. Leur datation trouverait ainsi un bon point d’appui dans celle, plus assurée, du produit matériel et des écritures.

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