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Quelques conjectures sur le poème au titre mutilé

Enrico NORELLI

En raison de son état de conservation, le texte contenu dans le feuil – let 23 recto-verso du Codex des Visions, que ses éditeurs ont appelé Poème au titre mutilé, pose de nombreux problèmes, en partie sans doute insurmontables. Il me semble cependant possible d’avancer quelques remarques aptes à faire progresser quelque peu notre compréhension de ce texte énigmatique. Mon étude comportera trois parties. J’attirerai d’abord l’attention sur un phénomène d’intertextualité qui aide à comprendre la deuxième moitié du poème. Ensuite je me tournerai vers sa première moitié, en en étudiant les implications eschatologiques. En troisième lieu, j’explorerai quelques éléments qui semblent lier ce poème au reste du recueil. Dans la conclusion, je proposerai une interprétation d’ensemble du poème en rapport avec ceux qui le précèdent.

I

L’exhortation à louer Dieu paraît bien constituer l’un des thèmes porteurs du texte, ou en tout cas de sa deuxième moitié. Comme les éditeurs l’ont bien vu, les deux ]νήσωσι au début des vv. 59 et 601 sont vraisemblablement à restituer αἰ]νήσωσι ou ὑμ]νήσωσι, et le ]νεῖτε du début du v. 61 est probablement ce qui reste de αἰ]νεῖτε ou de ὑμ]νεῖτε ; je dirai plus loin pourquoi αἰ]νέω me paraît préférable. Au début du v. 62, les éditeurs proposent de restituer -ε]υατ’, mais ce qui reste de la lettre qui précède le, à en juger par la photographie, ne doit pas forcément appartenir à un υ ; la comparaison avec les premières lettres conservées de la ligne suivante m’amène à me demander si nous n’aurions pas là un σ, de sorte que l’on pourrait proposer αἰνή]σατ’. Au début du v. 63, les éditeurs lisent ]ϊσαταθανατον et proposent de séparer les mots de la manière suivante : ]ισα τ’ ἀθάνατον. On peut cependant se demander si la première lettre est vraiment un ϊ. Il me semble que ce scribe F place le tréma plus haut et mieux séparé de la lettre que ce n’est le cas ici, et mieux centré, en sorte que le point de droite devrait être plus à droite par rapport au ι2. La comparaison avec les groupes ησ au début des vv. 59 et 60 laisse ouverte la possibilité que le σ ait été précédé d’un η, ce qui permettrait l’intégration αἰνή]σατ’ αθάνατον (ou ὑμνή]σατ’ αθάνατον). Nous aurions là une suite de cinq vers ouverts par l’exhortation à louer Dieu, et peut-être de sept si l’on tient compte de la possibilité de lire αἴ]νει au début du v. 64 et αἰν]ήσωσ[ι au début du v. 65. De toute manière, déjà les débuts des vv. 59-61, où une forme de αἰνέω (ou de ὑμνέω), comme la proposent les éditeurs, me paraît hautement probable, indiquent qu’en tout cas dans cette partie du poème l’exhortation répétée à louer Dieu joue un rôle déterminant3. Dès lors, on est tenté de retrouver un participe aoriste de l’un de ces deux verbes dans les lettres νησασ lisibles dans le titre (les éditeurs lisent prudemment νησα, mais un σ après le α me semble tout à fait possible d’après la photographie), même s’il faut avouer que l’interprétation du titre resterait extrêmement incertaine : faut-il imaginer au début quelque chose comme ὁ κόσμος αἰ]νήσας, ou ἡ γῆ αἰ]νήσα[α ? Et comment relier cela au ].του final, où il me paraît exclu de lire α]ὐτοῦ ? Les éditeurs évaluent l’intégration προφ]ήτου ; il sera permis, en passant, d’attirer l’attention sur la possibilité de ποι]ητού. Quoi qu’il en soit, si l’on pouvait ramener les lettres νησα ou νησασ du titre à une forme de αἰνέω (ou de ὑμνέω), l’importance que le poète attribue à ce thème pour l’ensemble du poème en serait confirmée.

Mais il y en a, me semble-t-il, une autre confirmation. Dans leur Notice préliminaire à ce poème, les éditeurs ont écrit : « Comme les Paroles d’Abel sont une paraphrase du Psaume 101, on pourrait être tenté d’y chercher celle d’un autre psaume » (p. 181). A vrai dire, dans leur Notice préliminaire aux Paroles d’Abel ils avaient précisé qu’il ne s’agit pas là d’une simple paraphrase du Ps. 102 (101), mais d’une transposition, qu’ils analysent ensuite avec beaucoup de finesse (pp. 151-160), et cette caractérisation me semble en effet préférable à la désignation de paraphrase utilisée à la p. 181. De toute manière, en ce qui concerne le Poème au titre mutilé, ils finissent par laisser tomber cette possibilité, car les thèmes communs à ce poème et aux Psaumes se retrouvent à plusieurs autres endroits de la Bible et dans aucun psaume ils ne se succèdent dans le même ordre que dans ce poème. Il est clair que cette appréciation dépend de ce que l’on identifie comme la suite des thèmes caractérisant le poème, et que cette identification est conditionnée à son tour par l’état de conservation du texte. Mais il peut arriver qu’en supposant, comme nous venons de le faire, l’importance d’un thème – l’invitation à louer Dieu – on essaie de comparer notre texte à un autre, et que cette comparaison permette de constater que nos fragments conservent encore assez de termes et de motifs pour qu’on puisse déceler un réel phénomène d’intertextualité.

Les Psaumes 146-150 du Psautier sont appelés, avec d’autres (104-106 ; 111-117 ; 135), Psaumes de l’Hallelouia, car ils portent ce mot dans leur titre ; du point de vue de la forme, il s’agit d’hymnes qui s’ouvrent par l’intention de louer YHWH ou par l’invitation à le faire. Cette invitation est répétée, et éventuellement motivée, à l’intérieur du psaume. Ces psaumes contiennent plusieurs thèmes en commun avec notre poème, et j’en évoquerai quelques-uns ; mais une affinité spécialement étroite se laisse constater entre une partie du poème et le Ps. 1484. Comparons donc le Ps. 148 selon la Septante avec les lignes 40-65 du Poème au titre mutilé.

Le Ps. 148 se structure sur une série de αἰνεῖτε (7 fois aux vv. 1-4, plus une au v. 7) et de αἰνέτωσαν (v. 5 et 13), adressés aux différentes créatures et suivis dans plusieurs cas de la motivation avec ou sans ὅτι. Or une remarquable quantité de ces créatures reviennent dans les deux textes dans le même ordre :

Ps. 148 (versets)Poème au titre mutilé (lignes de l’édition)
4a οὐρανοί40 οὐρανοί
4b τὸ ὕδωρ τὸ ὑπεράνω τῶν οὐρανῶν41 ὕδω[ρ41 ὕδω[ρ
7b δράκοντες44 δράκοντες
8a πῦρ46 π]ῦρ φλεγέθω[ν
8a χάλαζα48 cf. ].χα.[ (un λ paraît probable après le α)
8a κρύσταλλoς47 κpυσταλ[λ-
8b πνεῦμα καταιγίδος49 λ]αίλαπ[
11a πάντeς λαοί59 λαοί
11b ἄρχoντες60 ἀρχ..
11b πάντες κριταὶ γῆς61 κριταὶ γαίης
12a νεανίσκoι καὶ πapθένoι62 ἔθvεα κoυρήτων
12b πρεσβῦται64 πpe[σ]βυτέρων γένoς

Dans certains cas, les termes ne sont pas tout à fait identiques ; dans d’autres il ne s’agit que de possibilités (χάλαζα, ἄρχoντες), mais l’ensemble me semble permettre de conclure que dans cette partie du poème, l’auteur s’est inspiré du Ps. 148. C’est ce qui me pousse à préférer le verbe αἰν, utilisé par le psaume, à ὑμνέω qui en soi reste possible.

Les deux derniers cas appellent des remarques. L’expression ἔθνεα κουρήτών au v. 62 a, de façon compréhensible, troublé les éditeurs, qui ont proposé – sans se cacher les difficultés soulevées par cette hypothèse – une allusion à des prophètes ou à un prophète (p. 195 n. 62). Mais à partir de la correspondance avec le Ps. 148, on peut donner κούρητες à son sens fondamental de « jeunes hommes » et le considérer comme une transposition de νεανίσκοι du psaume ; l’opposition entre les jeunes gens et les gens âgés, contenue dans le v. 12 du psaume, a pu rappeler au poète chrétien des passages d’Homère et d’Hésiode opposant des κουρότεροι à des personnes plus âgées5 et lui suggérer le choix de κουρήτεροι. Quant au πρεσβυτέρων γένος du v. 64, il paraît inspiré des πρεσβῦται du v. 12b du psaume, ce qui n’exclut pas que le poète ait voulu interpréter ces personnes âgées du texte biblique comme des presbytres au sens de la hiérarchie ecclésiastique ; la mention d’Aaron au v. 30, comme le remarquent les éditeurs (p. 196 n. 64), pourrait signaler un intérêt de cet auteur pour les prêtres. La fonction syntaxique de cette expression reste incertaine : si le nominatif ἰητήρ est référé à Dieu ou au Christ (comme en Jés. 9, et comme la métaphore du médecin, souvent appliquée à Dieu dans le premier christianisme6, le suggérerait), πρεσβυτέρων γένος devrait être soit un accusatif, mais alors on ne peut pas supposer une forme de αἰνέω au début du vers (c’était la possibilité que j’avais évoquée ci-dessus), soit un vocatif précédé par exemple de l’impératif αἴνει, mais alors ἰητήρ devrait être le sujet d’un autre verbe. Ou bien l’auteur a-t-il appelé ici « guérisseur » le groupe des presbytres ? J’ajoute que le π]ῦρ φλεγέθω[ν du v. 46 constitue vraisemblablement un exemple de ce recours aux représentations grecques de l’au-delà, et plus particulièrement au vocabulaire épique, que les éditeurs signalent à propos de ζόφον ἠερόεντ[α du v. 17 (p. 193 n. 17) ; ici on peut renvoyer à Il., 21,358 et à Orph. Fragm. 1947.

On peut encore signaler des contacts entre cette aire textuelle du poème et d’autres psaumes, surtout ceux de ce groupe finale du Psautier. Ainsi, au v. 65 Dieu est apparemment loué comme μέγαν τροφέα ; l’idée qu’il donne à toutes les créatures leur τροφή est très présente dans les Psaumes, y compris ceux du groupe qui nous intéresse plus directement : 64,9 ; 103,27 ; 110,5 ; 135,25 ; 144,15 ; 145,7 ; 146,9 (numérotation selon la Septante). Au v. 62, il est loué comme φύλακα (et cf. φ]ύλακ[ au v. 52) ; ce substantif est absent des Psaumes, mais l’idée, exprimée par le verbe, y est très fréquente ; parmi les derniers, on renverra à 144,20 ; 145,6.9. Le ]κτειρ.[ du v. 48 peut rappeler que οἰκτείρω et οἰκτιρμός se réfèrent souvent à Dieu dans les Psaumes, p. ex. Ps. 144,8-9 οἰκτίρμων καὶ ἐλεήμων ὁ κύριος (…) οἰ οἰκτίρμοὶ αὐτοῦ ἐπὶ πάντα τὰ ἔργa αὐτοῦ : cette idée ne serait pas déplacée dans un contexte qui évoque quelques-uns des aspects les plus terribles et redoutables de la création, ainsi que, plus largement, dans un ensemble de poèmes tournant autour d’une histoire de péché et de repentance (pour la présence du motif dans le Codex, cf. οἰκτίρων A. 34).

En somme, l’intuition des éditeurs selon laquelle plusieurs thèmes de ce poème « peuvent évoquer le souvenir des Psaumes » (p. 181) se confirme, mais avec deux précisions : d’une part, le rapport avec les Psaumes ne concerne pas que des thèmes isolés, mais la reprise d’une forme typique, l’hymne de louange, et l’auteur s’inspire directement du Ps. 148 ; d’autre part, en ces termes, ce rapport semble intéresser essentiellement cette deuxième partie du poème, à partir en tout cas du v. 40. Nous l’avons suivie jusqu’au v. 65 ; malheureusement, les vers suivants ne permettent pas d’établir d’autres contacts avec ce psaume ou avec les psaumes voisins, ni de se faire une idée du contenu.

II

Il vaut donc mieux passer à la première partie. C’est ici que se situent les seuls vers traduits par les éditeurs (15-23a). Ce qui les précède, en effet, est trop incomplet pour qu’on puisse en tirer un sens. Cependant, je trouve intéressantes et plausibles les hypothèses des éditeurs qui se demandent, dans l’apparat, s’il ne faut pas lire oὕνεκ’ἄρ’ἦλθε aux vv. 6 et 8 (au v. 2 le oὕνεκ[α paraît placé beaucoup plus à droite par rapport à celui du vers précédent, mais on ne peut pas exclure la présence de la même expression). Si tel était le cas, on aurait la répétition, en position forte, de « car il est venu » ; la 3e personne du singulier n’est pas assurée, mais il semble plus difficile d’expliquer un pluriel : le sujet le plus naturel serait Dieu ou le Christ. Cette expression semble supposer à chaque fois un antécédent qui invite à adopter une attitude, par exemple à se réjouir ou à craindre, ou en tout cas à prendre acte de l’importance de l’événement. Si c’est Dieu ou le Christ qui est venu, de quelle venue s’agirait-il ? Le verbe étant au passé, on s’attendrait à l’incarnation du Christ, souvent évoquée dans le Codex. En tout cas, cet événement est ici considéré comme une manifestation de puissance : des rois sont impliqués (v. 1), le mot κύριος revient à deux reprises (vv. 5 et 7), au v. 7 on a le participe μεδέοντ[ qui chez Homère (il n’apparaît que dans l’Iliade) désigne toujours Zeus et qui paraît bien approprié à désigner Dieu comme détenteur de pouvoir8. A plusieurs reprises les Psaumes mettent en rapport les rois de la terre avec la manifestation de YHWH9. Ces thèmes reviennent d’ailleurs souvent dans la littérature de sagesse (p. ex. Pr 6,8 ; 8,15 ; etc.). Or il est intéressant de remarquer que plusieurs de ces passages des Psaumes lient étroitement ce que YHWH a déjà fait dans le passé et ce qu’il fera dans l’avenir, notamment lors du « jour de YHWH ». Un cas manifeste est le Ps. 109,5-6 : κύριος ἐκ δεξιῶν σου συνέθλασεν ἐν ἡμέρᾳ ὀργῆς αὐτοῦ βασιλεῖς 6 κρινεῖ ἐν τοῖς ἔθνεσιν, πληρώσει πτώματα, συνθλάσει κεφαλὰς ἐπὶ γῆς πολλῶν. Du jour de la colère du Seigneur, le texte parle d’abord à l’aoriste, immédiatement après au futur. Il n’est pas inutile d’ajouter que précisément ce psaume a connu une interprétation christologique dès les origines du christianisme : son v. 1 est cité comme une prophétie de l’exaltation du Christ en Mt. 22,44 / Mc. 12,36 / Lc. 20,42-43 ; Ac. 2,34-35 ; Heb. 1,13, et Paul le rattache à l’accomplissement du règne futur du Christ, au moment du Jugement dernier, 1 Cor. 15,25 ; son v. 4 est crucial pour la théologie de la lettre aux Hébreux (Heb. 5,6 ; 7,17.21). Du reste, un autre exemple de ce télescopage de passé et futur eschatologique est fourni précisément par ce Ps. 148 dont nous avons constaté l’influence sur notre poème : au v. 11, les βασιλεῖς τῆς γῆς figurent parmi ceux qui sont invités à louer Dieu, 13 ὅτι ὑψώθη τὸ ὄνομα αὐτοῦ μόνου (…) καὶ ὑψώσει κέρας λαοῦ αὐτοῦ. Autrement dit, précisément l’introduction du thème des rois semble avoir lieu, dans les Psaumes mais aussi plus généralement dans la tradition poétique et sapientiale de la Bible, lorsqu’il s’agit de souligner que la puissance de Dieu s’est affirmée dans ce monde et s’y affirmera encore, notamment au jour du Jugement. En somme, il me semble tout à fait possible qu’aux dix premiers vers du poème on célèbre une « venue » en puissance de Dieu ou du Christ ; elle est mentionnée au passé (indicatif aoriste), mais peut renvoyer au thème du Jugement dernier, ce que la mention des rois rend même vraisemblable.

C’est exactement ce qui se produit dans la suite immédiate du poème. Dès le v. 13 il y a un verbe au futur, mais, comme les éditeurs l’ont bien vu, la mention des μογέοντας au v. 12, antithétique aux πλουτεῦντας du v. 14, doit déjà appartenir à un contexte de Jugement dernier ; c’est ce que confirme le ἐπισταδόν du v. 14, qui semble impliquer que les riches viennent « à leur tour » dans la suite du Jugement, « der Reihe nach » après ceux qui ont souffert, donc dans un ordre des bienheureux et des damnés parallèle à celui de Mt 25,31-4510. Les vv. 13-24 décrivent donc bel et bien une scène de Jugement dernier, dont la partie la plus lisible a été traduite et commentée par les éditeurs.

Au niveau du texte et de la traduction, je n’ajouterai qu’une remarque. Les éditeurs proposent de lire ἕ[κηλοι à la fin du v. 21. L’impératif du début du v. 22 marquerait alors la prise de parole du locuteur du poème, qui, ayant évoqué la condamnation prononcée lors du Jugement dernier, supplie Dieu de lui être favorable dans cette circonstance où se manifestera sa colère et chacun devra payer ses dettes. On pourrait cependant proposer de lire ἐ[ροῦσιν à la fin du v. 21 et de reconnaître dans le v. 22 le début de l’inutile invocation qui sera prononcée par les κακορρέκται. On expliquerait ainsi le mot ἀλίαστοι du v. 18 : ceux qui auront été inflexibles, sans pitié pour leur prochain, demanderont à leur tour pitié, mais trop tard : le μάτην du v. 18 (qui, dans ce cas, devrait être précédé d’une ponctuation) serait alors à rattacher à cet ἐ[ροῦσιν plutôt qu’à ἀλίαστοι, ce qui donnerait à mon avis un sens plus satisfaisant à l’ensemble. Pour ce qui est du v. 22, la surprise des éditeurs face à l’expression κόσμοι[ο] πάτερ (p. 194 n. 22) peut surprendre à son tour, parce la notion de Dieu père de sa création n’est pas aussi inhabituelle qu’ils l’affirment11. Dans notre texte, la notion est bien à sa place : les créatures invoquent la pitié de Dieu en faisant appel à l’amour paternel qu’il doit avoir à leur égard en tant que leur créateur.

Pour autant qu’on puisse en juger, d’après notre poème le critère fondamental du Jugement sera l’attention prêtée et le secours porté à la veuve, à l’orphelin et au pauvre. Les éditeurs ont raison de remarquer (p. 93 n. 16) qu’il s’agit là de thèmes très répandus dans la tradition juive ainsi que dans le premier christianisme. On peut cependant ajouter que les critères du Jugement dernier, ainsi que les types de péchés punis en enfer, contiennent souvent des indices intéressants quant à la localisation historique des textes qui en parlent. Par exemple, le tableau du Jugement dernier en Mt. 25,31-46, propre à cet Evangile, fait dépendre le bonheur ou la damnation éternels de l’accueil fait à οὗτοι οἱ ἀδελφοί μου οἰ ἐλάχιστοι (v. 40, cf. 45) ; or plusieurs exégètes voient dans cette désignation celle que s’appliquaient les apôtres itinérants de la communauté chrétienne12 : décisive est donc ici l’attitude très concrète face à ces charismatiques dont la vie dépendait largement de l’accueil que les communautés leur réservaient. Un deuxième exemple est fourni par l’Apocalypse de Pierre, conservée en éthiopien classique et partiellement en grec : Richard Bauckham a montré que les châtiments contenus dans sa description des enfers trouvent des parallèles dans le genre littéraire des voyages dans l’au-delà, à l’exception de trois : « ceux qui ont persécuté et trahi mes justes » (9,2) ; « ceux qui ont blasphémé et perverti ma justice » (9,3) ; « les faux témoins qui ont entraîné la mort » (9,4). Il en conclut que cette inclus sion unique de ces trois catégories de punition renvoie à une situation de persécution et de martyre comme « Sitz im Leben » du texte, qu’il identifie, sur la base d’autres indices, comme celle de la révolte antiromaine de Simon Bar Kosiba en 132-135, où des chrétiens furent mis à mort par les révoltés suite à leur refus de reconnaître le messianisme de Simon13. Certes, dans le cas de notre poème l’indice est bien plus faible, parce qu’il s’agit justement d’un thème très répandu ; pour ne citer qu’un exemple, précisément l’Apocalypse de Pierre, quelques lignes après le passage auquel je me suis référé, présente parmi les damnés « ceux qui mettent leur confiance dans les richesses et qui, à l’encontre du Seigneur, ont méprisé les veuves et les orphelins » (9,7) ; le lien entre l’avidité de richesses et le mépris des veuves et des orphelins, qui se retrouve dans notre poème, confirme le caractère traditionnel et stéréotypé du thème. Un texte très proche, qui relie lui aussi ces deux motifs, se retrouve en Or. Sib. 2,268-272, également à l’intérieur d’une énumération de péchés14. Dans l’instruction des deux voies de la Lettre de Barnabe, ceux qui négligent la veuve et l’orphelin figurent dans la liste de ceux qui appartiennent à la « voie du Noir » (20,2) ; Ignace d’Antioche disqualifie ses adversaires en les accusant de ne pas se soucier de la veuve et de l’orphelin (Sim. 6,2), et Polycarpe de Smyrne (Phil. 6,1) prescrit aux presbytres de ne pas négliger « la veuve, l’orphelin et le pauvre », en alignant ainsi les mêmes mots-clé du passage de notre poème. On voit bien que ce dernier se situe dans une large tradition. Néanmoins, il peut être intéressant de souligner qu’il semble avoir sélectionné justement ce type de péché comme le péché qui détermine la damnation.

Cela me suggère deux remarques. Voici la première : dans ce qui reste du Codex des Visions, c’est le seul endroit où il est question de veuves et d’orphelins, exception faite d’un passage du Pasteur d’Hermas, Vis. 2,4, 3 = 8,3 (fol. Va lin. 7 du PBOD 38), où il est dit que le texte de la vision devra être transmis, entre autres, à Grapté qui s’en servira pour instruire les veuves et les orphelins. En laissant de côté les problèmes liés à la fonction de Grapté, on peut en tout cas constater que dans la communauté à laquelle ce texte se réfère, les veuves et les orphelins représentaient un groupe bien identifié et à tel point important qu’il est mentionné à côté des presbytres et des « villes extérieures » comme destinataire d’un exemplaire spécial de la vision. Or l’importance de l’aide prêtée aux veuves et aux orphelins (avec ou sans mention des pauvres en général) revient à plusieurs reprises dans le Pasteur : Mand. 8,3, 10 = 38,10 ; Sim. 1,8 = 50,8 ; Sim. 5,3, 7 = 56,7 ; Sim. 9,26,2 = 103,2. Ces passages ne sont pas attestés pour le Codex des Visions, dont on tend à penser qu’il ne contenait que les quatre premières visions du Pasteur, lesquelles ont sans doute constitué d’abord un ouvrage indépendant. Quoi qu’il en soit, les spécialistes d’Hermas inclinent aujourd’hui à abandonner les théories qui multiplient les auteurs du Pasteur et à ramener l’ensemble de l’œuvre à un auteur unique, même si celui-ci l’a sans doute composée par étapes successives15. Cet ouvrage témoigne donc d’un milieu ecclésial où le devoir de soutien de la veuve et de l’orphelin revient à chaque fois qu’il s’agit d’énumérer soit les vertus, soit les péchés, ou d’insister sur le bon emploi des richesses en vue de la vie future (ainsi 50,8), ou de prescrire une pénitence (56,7). Les études sur le Pasteur ont souligné à juste titre cette éthique de la charité qui semble avoir été l’un des points de force du christianisme à Rome et qui permettait de gérer les différences socioéconomiques à l’intérieur de la communauté16 ; l’organisation des veuves et des orphelins est apparemment en rapport avec cette idéologie. Nous ne pouvons certes supposer sans autre une continuité sociologique ou même théologique entre les destinataires primitifs du Pasteur et ceux du Codex des Visions, mais il semble bien que les auteurs des poèmes contenus dans ce dernier pouvaient être intéressés au Pasteur – outre qu’à cause de la doctrine sur la pénitence – aussi pour ce qui concerne son message « social » modéré et efficace. Le type de littérature que ces poèmes représentent présuppose un groupe de chrétiens cultivés, donc aisés, auxquels ce message d’exhortation à l’aumône véhiculé par le Pasteur pouvait bien convenir ; je reviendrai sur ce point dans ma conclusion.

III

La deuxième remarque que j’ai annoncée me permet de faire la transition avec la dernière partie de mon étude, où je vais m’interroger sur les rapports entre notre poème et les autres textes du recueil. Le passage le mieux conservé sur le Jugement représente un bon point de départ. En effet, les éditeurs ont souligné à juste titre que « les Paroles de Caïn, les Paroles du Seigneur et les Paroles d’Abel forment un ensemble » (p. 160), et ils ont illustré quelques éléments communs aux trois textes. Cependant, ils n’ont pas assez insisté, à mon sens, sur le fait que quelques-uns de ces éléments font aussi le lien avec notre poème. Ainsi, le « mot rare » (p. 160) κακορρέκτης n’apparaît pas seulement dans les Paroles de Caïn (= C.) 17 et en Paroles d’Abel (= A.) 58, mais aussi dans le Poème au titre mutilé (= X) 17. Les éditeurs le signalent dans la note à ce dernier passage et, dans la note à C. 17, ils se demandent si les trois poèmes remontent à un même auteur, mais à mon avis ce fait peut être davantage mis en valeur pour ce qui concerne notre poème. Si les deux autres occurrences de κακορρέκτης dans le Codex sont accompagnées d’ἀποτίνω, on peut rappeler la présence, dans le contexte de X, de τινεε au v. 23, qui est loin d’être clair mais qui pourrait être une forme de τίνω. Mais il y a plus. Dans les trois cas, le substantif est en rapport avec le Jugement de Dieu et avec le destin infernal des κακορρέκται. C. affirme que le « Seigneur de l’éternité » châtie tout κακορρέκτης qui a commis un péché ; A. fait déclarer par le même ἄναξ αἰωνίοιο : « Ne me supplie pas de juger avant la fin des temps » (v. 59) ; X décrit le Jugement du κακορρέκτης, qui a enfin lieu. Il y a donc apparemment une progression d’un poème à l’autre, ce que semble confirmer le poème Le Seigneur à ceux qui souffrent, où le Christ confirme pour l’avenir la fin des souffrances des justes et le rejet des méchants (ici κακοεργούς, v. 20).

Mais si on regarde de plus près, on se rend compte que les contacts entre X et A. sont bien plus nombreux. L’expression ἄναξ αἰωνίοιο, typique de C. et d’A. comme l’ont montré les éditeurs, ne se trouve pas dans ce qui reste de X, mais le ]νιοιο du v. 40 pourrait bien venir de αἰω]νίοιο, comme les éditeurs le suggèrent dans l’apparat (et cf. v. 35 ]ιοιον[). En tout cas, le même v. 29 de A., qui la contient, définit Dieu πούλλιτος, terme qui revient au v. 40 toujours avec ἄναξ αἰωνίοιο, et en X 60, sans doute comme épithète de Dieu qui est objet de louange. Selon A. 34, le Seigneur a miséricorde de Sion, car son καιρός est venu ; les vv. 36-37 mentionnent le désir ardent de Jérusalem et le souhait de sa poussière (Jérusalem revient aux vv. 41 et 53) ; X 26-27 contient les mots χνόος, καιρός et ’Iροσόλυμα, ainsi que ἕσσέται comme A. 35, même si le texte est trop abîmé pour qu’on puisse le reconstituer de façon satisfaisante. Il convient de rappeler ici que ces mots relient X également au Ps. 101, car c’est de là que A. semble les tirer. Les vv. 14 et suiv. du psaume passent de la souffrance présente du locuteur à la perspective eschatologique ; qu’on relise surtout 14-15 : σὺ ἀναστὰς οἰκτιρήσεις τὴν Σιων, ὅτι καιρὸς τοῦ oἰκτιρῆσαι αὐτήν, ὅτι ἥκει καιρός 15 ὅτι εὐδόκησαν οἱ δοῦλοι σου τοὺς λίθους αὐτης καὶ τὸν χοῦν αὐτῆς οἰκτιρήσουσιν. Jérusalem est mentionnée au v. 22 avec Sion. Cela laisse entrevoir que, si les vv. 12-24 sont consacrés au Jugement, les suivants ouvrent sur la perspective du monde à venir, avec la nouvelle Jérusalem.

Revenons aux contacts entre X et A. Selon A. 43-44, le Seigneur a été proche des pauvres (ici πενιχροί) et a sauvé (σάωσε) les pécheurs ; on peut comparer σαωσάμενος en X 16 et l’attention du Seigneur pour les pauvres (πένητες) dans le même passage (v. 21). A. 49 introduit par οὕνε]κεν l’idée que le Seigneur est venu sur la terre, ce qui n’est pas sans rappeler le οὕνεκ’ἄρ’ἦλθ]ε de X dont nous nous sommes déjà occupé. Selon A. 51, le Seigneur sauve (σαοῖ) et prend en pitié tous les μογέοντας ; des μογέοντας apparaissent en X 12, sans doute comme ceux qui sont sauvés lors du Jugement dernier. Selon A. 55, tous les βασιλῆες se réunissaient vers le Seigneur (cf. Ps. 101,16) ; des βασιλῆες apparaissent en X 1. En A. 58 apparaît le thème du châtiment du κακορρέκτης que j’ai déjà mentionné. Enfin, le motif de la louange ou de l’hymne élevé au Seigneur, dont nous avons constaté l’importance en X, est déjà un motif important de A. : v. 46 (αἰνήσουσιν), v. 54 (ὑμ]ναίον[τ]ες), cf. v. 60 (ἐπικλέιωσ[ι). Malheureusement, l’état de X rend impossible une comparaison plus précise, mais l’ensemble de ces contacts est difficilement dû au hasard. Quant au poème Le Seigneur à ceux qui souffrent (= D.), deux contacts au moins avec X sont à signaler : le verbe μογέω (cf. X 12) s’applique en D. au Christ pendant sa vie sur terre (9) (pour ceux qui sont destinés à entrer dans le Paradis est utilisé μοχθέω, 18) ; et aux vv. 25-26 le Seigneur dit aux justes : « Vous avez souffert pour moi : ayant sauvegardé vos vies par de saintes règles, je vous aurai donné mon amour (πεφιλήσω) », ce qui rappelle X 16 : « Ayant sauvé l’orphelin et la veuve, il leur aura donné son amour (πεφιλήσει) ». Quant aux Paroles de Caïn, j’ai déjà évoqué l’élément de contact avec X représenté par le châtiment du κακορρέκτης (v. 17).

Mais X présente aussi un contact intéressant avec l’Adresse aux Justes (J.), qui, comme les éditeurs l’ont montré, se réfère directement à l’histoire de Dorothéos. X 18 appelle les κακορρέκται des ἁρπακτὰς πλούτοιο ; J. 28 affirme que Hadès, apparemment assimilé ici au diable, fait de celui qui était heureux et prospère parmi les mortels un ἁρπακτής, en même temps qu’il transforme le pauvre en voleur et en meurtrier ; mais les deux, nonobstant leurs illusions, n’échapperont pas au Jugement divin. De ce Jugement traitent les vv. 33-58 de J., mais ce thème traverse en réalité tout le poème, jusqu’à la conclusion qui mentionne le salut final de Dorothéos que Dieu a soustrait au diable17. Or dans le rêve de la VD le protagoniste calomnie un domesticus auprès d’un praepositus en affirmant que celui-ci, ἁρπάζων sans être vu tout ce qui était dans le palais, l’emportait chez lui (88) ; cet ἁρπάζειν est évidemment vu comme l’acte par excellence capable de faire condamner quelqu’un. C’est un contact limité, certes, et pourtant significatif, en considération de l’importance décisive que ἁρπάζω et ἁρπάκτης prennent dans le Codex comme le péché qui décide du destin des humains face à Dieu, même si dans la VD il ne s’agit pas du péché commis par le narrateur. On peut ajouter l’occurrence de ἵλάθί μοι suivi de qualificatifs divins en VD 102 et X 22 ; ce n’est vraisemblablement pas qu’un trait de style, mais un élément théologiquement significatif, une expression de crainte et de soumission devant la puissance cosmique de Dieu, exprimée par les épithètes qui suivent le verbe dans les deux passages.

IV

Essayons alors de conclure en rappelant quelques perspectives qui semblent se dégager des considérations précédentes. Certes, dans ce poème dont non seulement le titre mais tout le texte est gravement mutilé, je n’ai pu repérer quelques-uns des thèmes fondamentaux pour le Codex des Visions, tels que l’obéissance, le repentir et la pénitence, l’intercession, la notion de « justes ». Toutefois, il semble renouer avec certaines idées qui traversent le Codex. Le péché comme ἁρπαγή se retrouve dans la VD et dans l’Adresse aux Justes. Cette dernière se soucie beaucoup de définir le juste par rapport aux biens de ce monde et, bien qu’elle ait parfois l’air de mettre sur le même plan le riche et le pauvre (33.37 ; 46 ; 117), en réalité elle insiste sur le danger que représentent les richesses, outil du diable sur cette terre en opposition à la sagesse céleste (surtout 38-42 ; 91-92 ; 119-139). Le salut de Dorothéos a été rendu possible par son mépris des richesses (135-139) et bien que ce motif ne soit pas explicité dans la VD, il faudra désormais en tenir compte dans l’interprétation de cette dernière ; il faudra aussi tenir compte de l’« irréflexion » (ἀφραδίη, J. 103.110) et de l’« arrogance » (ὑπερηνορέη, J. 100) qui auraient été la cause de son péché d’après ces poèmes nouvellement édités. Dorothéos lui-même et le cercle qui s’exprime dans le Codex des Visions sont donc des gens aisés qui ont cru pouvoir trouver une voie de salut dans une ascèse impliquant le détachement de la famille et des charges de ce monde (vv. 111-118), si ces vers sont à prendre à la lettre et non comme un principe général qui veut fonder l’ascèse en faisant écho à 1 Cor. 7,33 (les vv. 115-116 sont sans doute une récriture de ce verset, ce que les éditeurs n’ont pas mentionné). En tout cas, leur ascèse implique une séparation des richesses, dont il n’est pas possible de dire si elle a été radicale ou bien (dans la ligne de l’aumône recommandée par le Pasteur d’Hermas) partielle18.

Quoi qu’il en soit, les poèmes s’accordent pour dire que Dieu et le Christ accueillent les pauvres / humbles, πενιχροί ou πένητες (Jes. 9 ; A. 43.50 ; X 21) ; la pauvreté avec les souffrances qu’elle implique peut représenter un chemin de purification et de salut (J. 93). C’est en effet du côté de ceux qui souffrent que se tourne le Seigneur, qui a d’ailleurs été leur modèle (D. 9) ; sont utilisés dans ce sens μογέω, μοχθέω, μοχθίζω (A. 8 ; dans un sens un peu différent, J. 109), auxquels vient s’ajouter πάσχω (J. 93 ; D. tit. et 25 ; A. 1). La récompense des justes / pauvres / souffrants (comme Abel) et le châtiment des κακορρέκται / κακοῦργοι (comme Caïn) n’ont pas lieu dans ce monde, où sévit le diable / tromperie, mais dans le Jugement final, garanti par la majesté cosmique de Dieu et par son regard partout présent (ces thèmes sont déjà forts en VD, cf. 15 ; 102103 ; 135). D. est tout entier consacré à renforcer cette certitude, face à la détresse actuelle des justes. On comprend dès lors qu’une telle perspective se réfère au Ps. 102 (101), dont les éditeurs ont montré qu’il représente la base des Paroles d’Abel19.

Ce dernier poème, je l’ai déjà mentionné, développe en particulier un thème suggéré par Ps. 101,19.22 (cf. 13), celui de la louange levée vers le Seigneur en rapport avec son intervention eschatologique en faveur de Jérusalem : A. 31.32.(40 ?) 46 (αἰνήσουσιν).54 (ὑμ]ναίον[τ]ες).60. Or le Poème au titre mutilé, qui le suit dans le Codex, semble être structuré précisément sur ces deux moments : la venue du Seigneur pour le Jugement dans sa première partie (plus la perspective sur la Jérusalem céleste, inspirée en partie par le Ps. 101), et la louange universelle dans la deuxième. Comme nous l’avons vu, il semble bien que l’auteur de ce poème ait vu dans le Ps. 148 une bonne base pour développer cette louange. Parmi les anciens commentaires chrétiens du Psaume 148 que j’ai pu consulter, celui d’Hilaire de Poitiers en donne une interprétation eschatologique : c’est la création libérée de ses labeurs et de son esclavage (Rom. 8,19-21) qui chante à son Dieu20. On sait qu’Hilaire s’inspirait d’Origène, mais le peu qui nous reste d’Origène sur ce psaume (ainsi que les homélies de Jérôme sur les Psaumes qu’on a proposé de restituer à Origène) ne le lit pas dans cette perspective ; Hilaire prouve en tout cas qu’elle était considérée comme parfaitement possible. Sans qu’on puisse dire si le Poème au titre mutilé décrit directement le Jugement dernier ou s’il en réaffirme encore une fois la certitude, il semble bien couronner la succession des poèmes en se concentrant sur cet aboutissement heureux pour les justes et pour toute la création, laquelle chante à cette occasion la louange de son Dieu. Ou alors le véritable couronnement du recueil ne serait-il pas à rechercher dans cet Hymne final du feuillet 24rv dont l’état désespéré de conservation interdit toute hypothèse. Il paraît contenir une mention du pauvre et une des pécheurs, qui ont conduit les éditeurs à se demander (p. 197) si ces deux fragments n’appartiendraient pas au poème précédent ; cela est bien possible, mais pas nécessaire, dans la mesure où ces deux thèmes apparaissent dans plusieurs poèmes du recueil. Mais surtout, comme les éditeurs l’ont bien vu, les nombreuses lignes successives s’ouvrant par ὑμν[, ὑμ[ ou ὑ[ semblent bien avoir contenu une série d’exhortation à ὑμνεῖν (et peut-être à εύλαγεΐν, fr. 2v du feuillet 24v).

La louange universelle du poème précédent, inspirée du Ps. 148, devait en somme se compléter, dans le même poème ou dans un autre, par un hymne martelant et triomphal dans lequel, comme dans le final d’une symphonie, touchait à l’intensité suprême et en même temps se résolvait le thème principal représenté par l’histoire dramatique de la Création et de la Rédemption, de la tentation et de l’ascèse, du péché et de la pénitence, de la souffrance et de la délivrance, de l’humiliation et du triomphe, que Dorothéos et le groupe réuni autour de lui et de sa mémoire ont cru voir se dérouler dans les événements de leur propre existence et qu’ils ont proposée dans leurs poèmes comme modèle possible d’expérience chrétienne.

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1 Je me réfère bien entendu à l’editio princeps d’A. Hurst, J. Rudhardt, Papyri Bodmer XXX-XXXVII. « Codex des Visions », Poèmes divers, Bibliotheca Bodmeriana, Fondation Martin Bodmer (Cologny-Genève, München 1999) : introduction, édition, traduction et notes du Poème au titre mutilé aux pp. 181-196. Ici, je désignerai ce volume par PBOD 30-37, en suivant l’exemple des éditeurs lorsqu’ils citent les volumes précédents. Je citerai toujours la numérotation des vers de l’édition (« Texte »). – Je suis très reconnaissant à M. Jean-Michel Roessli, de l’Université de Fribourg (Suisse), qui a corrigé mon français et m’a communiqué quelques précieuses suggestions.

2 On peut comparer la troisième ligne de la même page (Planche 12, ligne 3, groupe υσϊλαονγαρ = ligne 45 de l’éd.), ou le début de la ligne 25 de l’édition ϊλαθι (Planche 11), ou encore la ligne 27 de l’édition ϊροσολυμα (Planche 11). Pour les textes écrits par le scribe F, cf. PBOD 30-37, 6 et 13.

3 On mentionnera en passant la possibilité de lire αἰ]νέεσθ[ au v. 2 au lieu de πο]νέεσθ[proposé par les éditeurs.

4 Je rappelle que quant à la numérotation, le Ps. 146 de l’hébreu correspond au 145 de la Septante ; que 147,1-22 et 147,12-20 du texte massorétique correspondent respectivement à 146 et 147 de la Septante ; et que 148-150 se correspondent dans les deux recueils. Pour une première information sur les Psaumes de l’Hallelouia, voir par exemple K. Seybold, « Psalmen / Psalmenbuch I. Altes Testament », Theologische Realenzyklopadie 27 (Berlin ; New York 1997) 610-624, sur ce point 617-618.

5 Par ex. Il., 4,316 ; Od., 21,310 ; Hes., Op., 447.

6 En plus du classique A. von Harnack, Die Mission und Ausbreitung des Christentums in den ersten drei Jahrhunderten I (Leipzig 19244) 129-150, voir maintenant S. Fernandez, Cristo médico, segùn Orίgenes. La actividadmédicacomo metάfora de la acciόn divina, Studia Ephemeridis Augustinianum 64 (Roma 1999).

7 O. Kern, Orphicorum Fragmenta (Berolini 1922 ; réimpression anastatique Dublin ; Zurich 1972) no. 194 p. 219 (cité par Proclus, ce qui est intéressant pour la survie du thème). On trouve encore dans le Codex ῎Eρεβος (J. 24.32 ; Jes. 23 ; voir la n. 24, p. 98 de l’édition) ; Tάρταρος (J. 24.82 ; C. 19) ; ’Aίδης (J. 26.83 ; Jes. 24).

8 On peut encore comparer Orph. Fragm. 245, v. 16, transmis par Pseudo-Justin, Cohortatio ad Graecos, 15,1, où il est dit que les yeux humains sont trop faibles ἰδέειν Δία τὸν πάντων μεδέοντα. Ch. Riedweg, Ps.-Justin (Markell von Ankyra ?) Ad Graecos de vera religione (bisher « Cohortatio ad Graecos »). Einleitung und Kommentar II : Kommentar, Schweizer Beitrage z. Altertumswissenschaft 25 / 2 (Basel 1994) 551 (cf. la note ad loc., 333) adopte la proposition de W. Burkert de lire ἰδέειν διὰ πάντων τὸv μεδέοντα. ce qui souligne la tendance stoïcienne et élimine le nom de Zeus de ce texte juif ; mais C. R. Holladay, Fragments from Hellenistic Jewish Authors IV : Orphica, SBL Texts and Translations 40, Pseudepigrapha series 14 (Atlanta, Georgia 1996) 166-168 préfère la leçon de la majorité des manuscrits (ibid. 169 d’autres références pour μεδέωv). Le même vers revient dans le De monarchia du Ps.-Justin, ch. 2, où une partie de la tradition a τὸν διὰ πάντων μεδέovτα, et dans la Theosophia Tubingensis, v. 33 (τὸν δὴ πάντα μεδέovτα) : cf. Holladay, Orphica, 146 (texte) et 228 (note). – Je dois les références de cette note à la compétence de Jean-Michel Roessli.

9 P. ex. Pss. 2,10 ; 47,5 ; 67,14.29 ; 71,10.11 ; 75,12 ; 88,27 ; 101,15.22 ; 104,14 ; 109,5 ; 134,10 ; 135,17.18 ; 137,4 ; 143,10 ; 148,11 ; 149,8 (numérotation de la Septante).

10 Le]εται.[ du v. 9 pourrait aussi appartenir à un futur, mais on ne peut rien affirmer à ce propos.

11 Le Patristic Greek Lexicon de Lampe s.v. πατήρ B 2 renvoie à 1 Clem. 35,3 ; Justinus Martyr, 1 Ap. 65,3 τῷ πατρὶ τῶν ὅλων ; Clem., Str 3,12 ἁπάντων πατὴρ κατὰ τὴν δημιουργίαν ; Meth., Symp. 1,2 ; tous ces passages sont pertinents pour nous ici.

12 On peut voir par exemple U. Luz, Das Evangelium nach Matthaus, 3. Teilband : Mt 18-25 (EKK I / 3) (Zürich und Düsseldorf ; Neukirchen / Vluyn 1997) 537-541.

13 R. Bauckham, « The Apocalypse of Peter », Apocrypha 5 (1994), ici 32-33. Mes citations de l’Apocalypse de Pierre reproduisent la traduction de P. Marrassini in F. Bovon, P. Geoltrain (éd.), Ecrits apocryphes chrétiens I, « Bibliothèque de la Pléiade » 442 (Paris 19982).

14 Il y a d’ailleurs des rapports évidents entre les Oracles et l’Apocalypse de Pierre : cf. p. ex. Or. sib. 6,26 et Ap. Pierre 1,6 (voir aussi Evangile de Pierre 39-42) ; Or. sib. 8,245 et Ap. Pierre 1,6. Pour la liste exhaustive voir D. D. Buchholz, Your Eyes Will Be Opened. A Study of the Greek (Ethiopie) Apocalypse of Peter, SBL Dissertation Series 97 (Atlanta, Georgia 1988) 44-46.

15 Voir p. ex. N. Brox, Der Hirt des Hermas, Kommentar zu den Apostolischen Vcitern 7 (Gottingen 1991) 25-33 ; C. Hosiek, Shepherd of Hermas, Hermeneia (Minneapolis 1999) 8-10.

16 Voir G. Visonà, « Povertà, sequela, carità. Orientamenti nel cristianesimo dei primi due secoli », dans le volume collectif Per foramen acus. Il cristianesimo antico di fronte alla pericope evangelica del « giovane ricco », Studia Patristica Mediolanensia 14 (Milano 1986) 3-78, surtout 47-58. Voir aussi P. Lampe, Die stadtromischen Christen in den ersten beiden Jahrhunderten. Untersuchungen zur Sozialgeschichte, WUNT 2. R. 18 (Tübingen 19892) 71-78.

17 On peut également signaler en J. 48 la mention du φερβομένου ποταμοῦ αἰθομέν[οι]ο πυρός comme lieu du châtiment, qu’on pourrait rapprocher du π]ῦρ φλεγέθω|ν de X 46, même si ce dernier ne semble pas mentionné ici à cause de sa fonction.

18 D’ailleurs, l’idée selon laquelle toute personne qui devrait être pauvre (quel est le sens exact ?) est facilement transformée par le diable en « un voleur débauché et un meurtrier » (29-30) me semble convenir plutôt au point de vue de gens aisés, quelle que puisse être leur bonne volonté de se détacher des richesses.

19 On n’oubliera pas d’ailleurs que le titre du Ps. 101 dans la Septante est Προσευχὴ ῷ πτωχῷ, ce qui a pu paraître significatif à un groupe qui apparemment se regardait comme des pauvres / souffrants.

20 Ed. A. Zingerle, S. Hilarii Episcopi Pictaviensis Tractatus super Psalmos (CSEL 22) (Pragae ; Vindobonae ; Lipsiae 1891) 859-865.