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En d’autres termes… les Paroles d’Abel entre récriture et paraphrase

André HURST

Université de Genève

L’exercice qui consiste à récrire un texte en d’autres termes peut être tenu pour hautement révélateur du milieu auquel appartient l’auteur du nouveau texte qui en résulte. On se souvient que dans sa célèbre nouvelle « Henri Ménard, auteur du Don Quichote », Jorge Luis Borgès a poussé à l’extrême la situation de celui qui recopierait mot à mot le texte de Cervantès en plein vingtième siècle et deviendrait ainsi l’auteur d’une œuvre nouvelle, supérieure à l’original, le changement radical des circonstances extérieures au texte donnant à cette recopie exacte des significations nouvelles et totalement imprévues dans l’œuvre de départ.

Une réflexion sur la récriture ne peut désormais plus se passer de ce point de repère, que Borgès nous offre comme une sorte de caricature en même temps qu’il fait sentir à son lecteur la profonde vérité qui lui est sous-jacente : le texte et son lectorat sont solidaires, et tous deux sont soumis à une diachronie qui altère leurs relations.

A l’opposé, du point de vue conceptuel, et sur un mode plus universitaire, Michel Jeanneret1 s’est penché sur cette question pour faire ressortir non plus comme Borgès ce que le texte nouveau (ou plutôt rendu nouveau par les circonstances) contiendrait de supérieur au texte soumis à récriture, mais combien les moindres écarts par rapport à ce texte premier peuvent nous livrer d’indices sur celui qui se livre à l’exercice en question en même temps que sur l’auditoire auquel il s’adresse.

Ayant ainsi posé les deux pôles extrêmes de notre enquête, nous allons considérer le seul texte du Codex des Visions qui, en l’état, nous apparaisse comme un exercice de récriture : l’éthopée intitulée dans l’original « Que pourrait dire Abel après avoir été tué par Caïn », titre que nous avons rendu par la formule Paroles d’Abel2.

D’entrée de jeu, on notera qu’aux deux pôles conceptuels que nous venons de situer viennent s’ajouter deux autres pôles livrés par les faits : en effet, notre texte se démarque assez évidemment d’un texte biblique qu’il suit de plus ou moins près, en l’occurrence le Psaume 101 ; mais il peut, de surcroît, être contrasté avec une autre paraphrase de ce même psaume, celle que nous devons à Apollinaire de Laodicée3. Dans les deux cas, le paraphraste est un chrétien, circonstance intéressante puisque, dès lors, les différences observables entre les deux versions de la récriture devraient permettre de faire ressortir des différences plus fines que celles qu’on observerait si une simple différence de foi religieuse était le seul trait dirimant. Dans les deux cas, le paraphraste recourt à la langue et à la versification homériques : pour le lecteur, il existe ainsi une possibilité de vérifier que les mots utilisés correspondent ou non à la nécessité de faire entrer le texte de départ dans le « haut langage » de l’épopée.

Commençons par l’inventaire des lieux : on fera la liste des passages présentant des écarts significatifs au niveau du choix des mots ou des significations. Pour simplifier l’exposé, on s’attachera au texte des Paroles d’Abel pour les contraster, de cas en cas, avec les deux autres textes impliqués.

Sigles :

A : Codex des Visions

AT : texte du psaume dans la « Septante »

AL : paraphrase d’Apollinaire de Laodicée

A 1

πάσχοντι

AT : -

AL : -

Ce premier cas est particulièrement manifeste : dans AT et AL, la douleur est implicite, le locuteur en appelle à Dieu sur le ton de qui entend se plaindre. Dans le texte de A, la douleur est explicitement nommée. C’est l’annonce de descriptions plus explicites de la souffrance qui surviendront plus tard dans le texte.

θεὲ δημιοεργέ

AT : κύριε

AL : φέρτατε ποψήν

Alors qu’AL attire le texte du psaume du côté de l’image chrétienne du bon berger, évoquant le Christ, A nous présente un Dieu créateur qui fait songer au début de l’Adresse à Abraham (Abr.1), en même temps qu’il récupère par avance une dimension du texte d’AT qui sera détournée le moment venu (cf.infra 63).

Par ailleurs, la différence entre εἰσάκουσαν de AT d’une part et κέκλυθι (A) ou ἐπικέκλυθι (AL) tient plutôt à l’usage de la langue épique dans les deux paraphrases.

A 2

φωνῆ[ς ἐ]πάκουσον εἰς αἰθέρα κεκληγῶτος

AT : ἡ κραυγή μου πρὸ ς σὲ ἐλθάτω

AL : οὔασι δευομένοιο τεοῖς ὑποδέχνυσο φωνήν

Un contraste se dessine entre AL, dont le texte implique une attitude de prière, à tout le moins d’infériorité par rapport au destinataire, cependant que A insiste sur l’action du locuteur et situe le séjour de Dieu dans l’« éther », ce qui rappelle immédiatement le début de l’Adresse à Abraham (Abr.2). Les deux paraphrases ont cependant ceci de commun qu’elles interpellent Dieu, là où le texte d’AT interpelle le cri qui devrait arriver jusqu’à lui.

A 8

ἀλ]γέα μοχθίζοντᾳ

AT : θλίβωμαι

AL : τειρομένωι

Un développement du thème de la douleur (cf. déjà λυγρò̩[ν du vers précédent), situé dans la perspective engagée au premier vers.

A 9-10

Ces deux vers constituent certainement une variante l’un de l’autre dans A, laissée au choix du lecteur, si bien qu’on ne peut parler d’un redoublement que les deux autres textes ne comporteraient pas.

A 11-12

Καί τ’ ἔλιπον χνοάοισιν ἐοικοτα ὀστέ’ ἐμεῖο

τάσδ’ ἄνεμος ζαὴς σκέδασεν ποτὶ χῶρον ἐλίσσων

Ces deux vers amplifient le texte de

AT : καὶ τὰ ὀστᾶ μου ὡσεὶ φρύγιον συνεφρύγησαν, ce qui est rendu par

AL : ὀστέα δ’ ἀζαλέωι φρυγίωι κατεκαίεθ’ ὁμοῖα

La perspective est déjà celle de la « poussière » qui marquera la vision de la Jérusalem future, non celle du bois sec. En outre, la légèreté de cette poussière appelle une image venue du premier psaume (Pss.1.4). C’est un peu comme si les paroles d’Abel menaient de front la paraphrase d’un psaume particulier tout en chantant simultanément d’autres psaumes de l’ensemble. Cette perspective est sans doute à rapprocher de ce qu’on observe aux vers 57sqq.

A 13-16

τήκετο δὲ κραδίη κεκακωμέν[η] ἠύτε φιτρός,

σάρκες δὲ φθινύθεσκον ἐερμέναι, ὀστέα δ’οἶα

φαίνοντο προπάροιθε λύθεν δ[έ μοι] ἅλεα πάντα

οἰμωγὴ ἐπ’ἐμεῖο κορύσσετο δ[ειρομ]ένοιο

AT : ἐπλήγη… ἡ καρδία μου

AL : ἐπλήγην ἅτε χόρτος, ἐμὸς δ’ ὑπεκάρφετο θυμός

Un passage où, manifestement, les Paroles d’Abel s’écartent de AT et de sa paraphrase AL : là où le texte de départ évoque bel et bien un « coup », un coup qui sera expliqué par la suite comme résultant du sentiment d’être abandonné de Dieu, un coup qui, par conséquent, se conçoit comme métaphorique puisque son résultat est que l’on en oublie de se nourrir, on constate qu’AL reflète de près le psaume, introduisant pour plus de clarté la notion de θυμός (mon cœur se desséchait), cependant que la matérialité des coups est accentuée dans A par une reprise textuelle de deux vers particulièrement violents de la Vision de Dorothéos (A 14-15 = VD 151-152) : non seulement la figure de Dorothéos qui se profile dans ces vers comme une espèce de prérequis sous-jacent, mais la mort d’Abel est brutalement incluse au texte d’un psaume qui n’allait pas jusque là ; ces vers parlent ici du meurtre en des termes qui, dans la Vision de Dorothéos évoquaient nettement le martyre.

A 22

ἑτάρο[ισι

AT : οἱ ἐπαινουντες με

AL : οἱ δὲ γεραίροντές με

Le groupe désigné dans A ressemble davantage à une collectivité constituée que ne le font les termes utilisés dans les deux autres textes : dans ces deux autres cas, en effet, on perçoit plutôt des groupes occasionnellement d’accord pour approuver le locuteur, et symétriquement opposés à ceux qui sont désignés par les mots signifiant qu’il s’agit d’« ennemis » (AT ἐχθροί, AL δυσμενέες).

A 25

φέριστε ἄναξ

A 29

ἄναξ… αἰωνίοιο

A 31

αἰωνίοιο σέβαστε ἄναξ

Ces trois occurrences sont remarquables par l’insistance sur l’épique ἄναξ d’une part, et d’autre part sur la formule, répétée comme une sorte de « mot de la tribu », de ἄναξ αἰωνίοιο. La formule revient d’ailleurs dans plusieurs vers successifs (infra). On relèvera par ailleurs ici un développement sur la paix, dépourvu de point de départ dans le texte démarqué, et qui s’accorde avec la vision d’une Jérusalem céleste.

A 40

ἄνακτα πολύλλ[ι]τον αίων[ί]οιο

Un cas à examiner dans le cadre de l’ensemble des occurrences de ce terme, là où les deux autres textes présentent des expressions variables, justement. (A 54 en plus des autres déjà cités)

A 45

ἔσ[φερε ῥ]ήματα παντα γραφαίς αγίαις γενετήρων

Voir la Notice préliminaire dans l’édition.

A 46

ἦ π[ερι]εσσόμενοι μέγαν ἄφθιτον αἰνήσουσιν

AT : καὶ λαὸς ὁ κτιζόμενος αἰνέσει τὸν κύριον

AL : καὶ λαός σεο χερσὶ γενησόμενος σε βοήσει

Changement total de perspective, mais dans la cohérence de ce qui précède : les ressuscités loueront Dieu éternel, alors que le texte de départ mentionne la joie de voir Jérusalem reconstruite et le peuple d’Israël revenu chez lui.

A 47-48

εξεκαλυψεν……

σωτηρ’ ο]ν προεηκεν

AT : εξεκυψεν… / κυριος

AL : αυτος… κυψας

Si notre conjecture est ici correcte (voir la Notice préliminaire dans l’édition) cet l’un des écarts les plus significatifs, sans pourtant qu’il y ait détournement, sans que l’on puisse par conséquent dire que nous ne sommes plus dans le domaine de la paraphrase. A l’évidence, le soin que Dieu prend de son peuple pouvait s’interpréter comme l’une des formes de la sollicitude qui le conduit à envoyer son fils pour sauver le monde. La paraphrase se fait ici interprétative : elle se fixe pour objectif de tirer au clair ce qui, dans le texte de base, ne serait dit que sous une forme plus allusive.

A 57sqq

La situation est entièrement différente (Abel est mort et ne peut supplier qu’on le laisse vivre plus longtemps, nous l’avons dit). Son privilège, au Paradis, est de pouvoir s’exprimer dans les mots du psalmiste (cf. Justes 154-156 : on constate que, dans le Paradis, Dorothéos chante parmi les anges, et que peut-on chanter de plus beau que les psaumes de David ?) et de pouvoir ainsi, du même coup, plaider auprès de Dieu la cause de ceux qui ont subi le martyre. La ligne Abel-Isaac-Christ-martyrs trouve ici l’un de ses accomplissements.

Du fait qu’il parle au Paradis, le remodelage des paroles entendues dans le psaume pour en faire des paroles prononcées par Dieu en fonction de son dessein ultime, et non de celui qui fait entendre sa plainte, est inévitable. De surcroît, on se place dans la perspective évoquée plus haut (vers 11-12) et selon laquelle la « parole de psaume » forme un tout dont les limites dépassent le texte paraphrasé, au point qu’on est tenté de dire que l’auteur « parle le psaume » comme un idiome littéraire. L’étude qu’Enrico Norelli consacre au Poème au titre mutilé (pp. 203-217) fait ressortir les mêmes caractéristique dans la relation qui unit le texte biblique et le poème du codex.

A 63

ἄνθρωποι

AT : οὐρανοί

AL : οὐρανοί

Le cas est flagrant d’un changement de perspective. Ce qui intéresse est l’aventure de l’homme dans son rapport avec Dieu, non la cosmologie et le projet global de Dieu. La dimension cosmique de l’action divine est assumée par le premier vers (δημιοεργέ). Ici, on a l’impression de saisir sur le vif la préoccupation qui est celle de l’Adresse aux Justes. Le but de la création se lit dans le projet de Dieu au sujet de l’homme, de son repentir, de son salut à travers l’envoi de Christ.

En résumé, on peut classer les différences en trois catégories qui font ressortir à grands traits quelques caractéristiques du groupe auquel s’adres sent les Paroles d’Abel :

1/ On relève la constance de certains termes à propos desquels on est tenté d’user, comme je l’ai fait, du terme mallarméen de « mots de la tribu » (constante de αἰώνιος ἄναξ, αἰθήρ κτλ.)

2/ Par opposition aux discrètes harmoniques chrétiennes que touche le texte d’AL, plus respectueux du texte du psaume, on a envie de discerner dans notre texte un christianisme affirmé avec plus d’insistance, la marque d’une doctrine plus militante ; on peut en trouver l’indice dans une intervention plus marquée dans le texte paraphrasé, et tout particulièrement dans la mise en œuvre d’une sorte d’exhortation au martyre qu’alimente la vision d’un Paradis chrétien lu au travers de la reconstruction de Jérusalem et du triomphe de Dieu, un Dieu vu comme celui des persécutés.

3/ Enfin, les différences observées nous conduisent à souligner la qualité particulière de ce christianisme : non seulement, et l’on pouvait s’y attendre après l’Adresse aux Justes, la communauté (ἑταροῖσι) joue un rôle que l’on ne trouve pas dans le texte paraphrasé, mais la morale de l’homme, dans cet environnement, prend un relief tout particulier : l’homme est l’œuvre de Dieu, et l’on sait, toujours par l’Adresse aux Justes, mais aussi par l’Eloge du Seigneur Jésus et par le Seigneur à ceux qui souffrent, que les plans divins se concentrent sur son destin.

En conclusion, le texte des Paroles d’Abel, à travers ce qu’il nous présente comme des déviations par rapport à une norme qu’il se choisit lui même, nous offre un observatoire privilégié de ce qu’on pourrait nommer la cohérence fondamentale des textes contenus dans le Codex des Visions.

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1 1 Michel Jeanneret, Poésie et tradition biblique au XVIe siècle : recherches stylistiques sur les paraphrases des psaumes de Marot à Malherbe (Paris 1969).

2 La Notice préliminaire de notre édition contient déjà les éléments essentiels ; la présente contribution est par conséquent une poursuite de la réflexion menée avec plus de détails.

3 Nous n’entrerons pas ici dans la difficile question de l’autorité de cette paraphrase et continuerons à la considérer comme étant de l’auteur que nous indique la tradition manuscrite.