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Contribution a une mise en contexte du Codex des Visions

Paul SCHUBERT

Université de Neuchâtel

J’exprime ma reconnaissance à M. Steinrück (Neuchâtel) pour les discussions fructueuses que nous avons menées au cours de l’élaboration de cette brève étude.

Introduction

Avec la publication récente de la seconde partie du Codex des Visions, qui fait suite à la Vision de Dorothéos, André Hurst et Jean Rudhardt ont mis à la disposition du monde scientifique des textes d’un grand intérêt, en particulier pour l’histoire de la poésie grecque dans l’Antiquité tardive. Outre l’édition proprement dite, cette publication nous offre des planches d’une excellente qualité. Par conséquent, les spécialistes peuvent contrôler à leur guise le travail d’édition, et proposer des améliorations, comme c’est toujours le cas avec la première édition d’un texte de cette envergure1. Les pionniers du Codex des Visions ont ainsi mérité la reconnaissance de leurs collègues pour cette première ouverture, sur laquelle il importe désormais de construire un édifice plus complexe. La présente contribution à cet édifice ne prétend pas révolutionner notre compréhension de ces textes. Il s’agira simplement d’esquisser, dans les grandes lignes, le contexte dans lequel le Codex des Visions a pu être élaboré. Cette approche – on le verra – n’est pas entièrement nouvelle ; mais de nouveaux éléments sont venus compléter récemment notre connaissance de la production poétique en Haute Egypte dans l’Antiquité tardive.

Etat de la question

Plusieurs hypothèses ont été avancées par les spécialistes pour expliquer la nature du Codex des Visions. On a pensé à des exercices scolaires, à des exercices de versification, et plus généralement à un recueil disparate ; de plus, on a évoqué un ensemble cohérent, dont le point de convergence résiderait dans le martyre de Dorothéos.

Quant à la date de ce recueil, quelle que soit l’interprétation générale que l’on veut donner à l’ensemble, il faut évidemment distinguer la date de copie du manuscrit de la date de composition des textes. Sur la base d’une estimation paléographique, on peut situer la copie du codex au début du Ve siècle. Pour les auteurs de l’editio princeps, la rédaction de la Vision de Dorothéos daterait du début du IVe siècle : le martyre de Dorothéos devrait être rapproché des persécutions de l’empereur Dioclétien contre les chrétiens. Ils mentionnent notamment le cas d’un Dorothéos, prêtre d’Antioche, martyrisé sous Dioclétien2. Toutefois, un examen des termes institutionnels apparaissant dans la Vision de Dorothéos a amené Jan Bremmer à placer la composition du poème dans la seconde moitié du IVe siècle3. On ne peut évidemment pas balayer les arguments de Bremmer d’un revers de main ; il reste à déterminer si les deux approches sont totalement inconciliables. Le martyre de Dorothéos semble bien remonter aux persécutions de Dioclétien, soit au début du IVe siècle. Pour les éditeurs de la Vision de Dorothéos, la composition du poème devrait nécessairement dater d’une époque où le souvenir de ce martyre est encore présent dans les esprits4. Il serait en effet peut-être imprudent d’envisager une période excédant deux générations ; mais il n’y a aucune raison qui permette de considérer un tel intervalle comme absurde. A titre de comparaison, citons le cas de Babylas, évêque d’Antioche (donc : originaire de la même ville que le Dorothéos martyrisé sous Dioclétien), mort en prison lors de la persécution de Dèce de l’été 2505. Un siècle plus tard, les reliques de Babylas font l’objet d’une controverse sous le règne de Julien, et Jean Chrysostome rédige deux panégyriques en l’honneur du saint martyrisé. La vénération pour Babylas dépasse ensuite le cadre d’Antioche, se transporte en Occident, où l’évêque est célébré dans la prose et la poésie de St. Aldhelm, en Angleterre, vers la fin du VIIe siècle. Pour en revenir au martyre de Dorothéos, outre la tradition orale, on pourrait encore envisager la possibilité d’une transmission écrite préalable à la composition de la Vision de Dorothéos. Cela ne reste toutefois qu’une hypothèse hardie : nous ne possédons aucune trace de ce chaînon manquant. En conclusion, s’il est maintenant avéré que le Codex des Visions fait allusion à des événements qui se sont produits pendant la persécution de Dioclétien, cela n’empêche pas que le poème ait pu être rédigé à une date postérieure, comme le suggérait Bremmer.

Dans le contexte de la persécution de Dioclétien, il convient de relever un point supplémentaire. Parmi les codex de la collection Bodmer figure en effet un autre texte traitant, sans la moindre ambiguïté, de la même période : il s’agit de l’Apologie de Philéas, évêque de Thmouis (PBOD 20)6. L’écriture permet de dater le papyrus au début du IVe siècle, soit très peu de temps après le martyre de Philéas (306 / 7)7. Cependant les Codex Bodmer présentent aussi des témoignages plus anciens, comme par exemple le célèbre évangile de Jean (PBOD 2 de la fin du IIe siècle) ou le discours Sur la Pâques de Méliton de Sardes (PBOD 13, IIe siècle). On ne peut donc pas s’autoriser à penser que la persécution de Dioclétien est le centre focal de l’ensemble des Codex Bodmer.

La localisation précise du lieu de trouvaille des Papyrus Bodmer est toujours entourée d’un voile de mystère8. On s’accorde néanmoins pour considérer que ces textes proviennent presque tous des environs d’Abydos (mod. Nag Hammadi)9 en Thébaïde, non loin de Panopolis (mod. Akhmim), mais non directement de Panopolis10. Il importe peu de déterminer l’endroit précis de la découverte ; par simple souci de commodité, nous ferons néanmoins recours au toponyme Panopolis comme centre régional. On a établi depuis longtemps que le contexte littéraire dans lequel a pu se développer un poème comme la Vision de Dorothéos est un terrain qui a aussi profité à d’autres poètes en nombre assez considérable, parmi lesquels on se doit de relever avant tout l’auteur des Dionysiaques, Nonnos de Panopolis11. Par ailleurs, des découvertes récentes permettent désormais d’élargir ce contexte littéraire panopolitain ; nous y reviendrons. L’abondance des témoignages d’une activité poétique aux alentours de Panopolis dans l’Antiquité tardive pourrait s’expliquer en partie par l’isolement de cette région, qui aurait favorisé la conservation de textes transmis par les papyrus. Cependant une telle explication ne rendrait pas compte de l’importance de Nonnos, dont le long poème nous a été transmis non pas par les papyrus, mais par les copistes du Moyen Age.

Ces bases étant posées, nous pouvons maintenant procéder, comme annoncé, à un élargissement de cette mise en contexte. Partant de la position selon laquelle les textes du Codex des Visions auraient été composés dans la seconde moitié du IVe siècle, dans le milieu littéraire et géographique des environs de Panopolis, nous tenterons de dégager d’autres éléments qui s’accorderont avec ces données de départ.

Le pôle panopolitain<

Nous devons à Alan Cameron d’avoir dressé un riche tableau de l’activité des poètes panopolitains sous l’Empire romain12. Outre Nonnos, Cameron relève le nom d’au moins six autres poètes provenant de Panopolis ou des environs de cette ville entre le IVe et le Ve siècle, et dont les noms et l’activité nous sont relativement bien connus : Cyros, Pamprepios, Horapollon, Triphiodore (III-IVe s.), Andronicos d’Hermopolis (à env. 100 km en aval de Panopolis) et Olympiodore de Thèbes (à env. 100 km en amont de Panopolis).

Cameron rappelle par ailleurs que ces noms ne correspondent probablement qu’à une fraction des poètes issus de ce milieu, dont un nombre considérable a dû se muer en poètes itinérants pour assurer leur fortune. Il mentionne également les poèmes qu’un dénommé Ptolemagrios a fait graver sur des piliers dressés dans son jardin, toujours à Panopolis. Il s’agit pour la plupart de poèmes hexamétriques, mais on y trouve aussi des pentamètres, des distiques élégiaques et des trimètres iambiques13. L’intérêt de ces fragments poétiques réside dans le fait qu’ils datent non pas du IVe siècle, mais du Haut empire (Cameron 1982, 219), et témoignent d’une activité poétique antérieure sur le site de Panopolis.

Dans le prolongement de cette remarque, il faut bien entendu signaler la publication récente du papyrus d’Empédocle, provenant lui aussi de la région de Panopolis, et datant de la fin du Ier siècle ap. J.-C. Les éditeurs de ce papyrus ont approfondi l’étude de l’activité littéraire à Panopolis entamée par Cameron, mettant ainsi en évidence une continuité dans la production, mais aussi dans la transmission des œuvres poétiques14.

Finalement, un élément non négligeable vient désormais s’ajouter au dossier, avec les nouveaux fragments de la Blemyomachie, publiés par Martin Steinrück15. Les fragments du codex de la Blemyomachie sont déposés pour l’essentiel à Berlin ; or Steinrück a identifié des fragments supplémentaires de ce codex, dans la collection de la Bibliothèque Publique et Universitaire de Genève, mais aussi dans le matériel de fouille du monastère de Phoibammon, près de Thèbes. La provenance thébaine était déjà sinon assurée, du moins supposée, lors de l’acquisition des fragments de Berlin. Or les nouveaux fragments prouvent de manière indubitable que le codex de la Blemyomachie, poème hexamétrique de contenu païen, a été découvert dans les ruines d’un monastère chrétien, à une distance d’environ 100 km en amont de Panopolis. Ces fragments datent du tournant entre le IVe et le Ve siècle, soit plus ou moins la période où le Codex des Visions a été copié.

Les païens et les chrétiens

Avec ce bref survol de ce que l’on pourrait surnommer le « pôle panopolitain », nous avons pu constater la présence de poètes païens, dans une Egypte qui est, pour l’essentiel, un pays chrétien au IVe siècle. Cette généralisation demande toutefois à être un peu nuancée. De même que les textes des poètes dont il a été question ici sont manifestement destinés à une portion réduite de la population égyptienne, appartenant à un milieu favorisé, de même les papyrus documentaires, qui forment l’essentiel du matériel papyrologique dont nous disposons, permettant de juger du degré de christianisation du pays, reflètent de manière disproportionnée les affaires de ce même milieu favorisé. Les transactions exigeant le recours à l’écrit concernent en effet le plus souvent des personnes dont le niveau d’éducation est relativement élevé.

Parmi les papyrus documentaires qui nous permettent de mieux appréhender ce milieu favorisé dans lequel l’auteur de la Vision de Dorothéos a pu composer son poème, on peut retenir en particulier les archives de Théophanès, qui illustrent bien l’ambiguïté des rapports entre chrétiens et païens à cette époque16. Originaire d’Hermopolis (à 100 km en aval de Panopolis), Théophanès est un personnage fortuné. Il assume, vers les années 321 à 324, la fonction de scholasticus auprès du catholicus d’Egypte ; en d’autres termes, il est juriste au service du responsable des finances de l’Egypte entière. Nous ne savons pas avec certitude si Théophanès est païen ou chrétien. Ses archives mettent plutôt en évidence une certaine forme de coexistence entre les milieux païens et chrétiens dans cette couche privilégiée de la population égyptienne. Dans la première moitié du IVe siècle, on trouve à Panopolis le témoignage d’un des derniers bastions du paganisme fortuné en Egypte, grâce à une famille dont trois membres portent des noms évocateurs : Harpocration, Apollon et Ammon17. Harpocration est connu comme auteur de panégyriques, et s’est rendu à la cour impériale ; Apollon est poète ; quant à Ammon, il est scholasticus, comme Théophanès.

La coexistence des courants païens et chrétiens au IVe siècle en Egypte ne nous est pas attestée seulement par des sources écrites. Dans le domaine iconographique, il faut relever en particulier la trouvaille, dans une même tombe, d’une tenture murale de très grandes dimensions, en laine, représentant une initiation aux mystères dionysiaques, et d’un tissu de soie, représentant quatre motifs relatifs à la Sainte Famille (entrée de Marie dans le temple, choix de Joseph, annonciation, naissance de Jésus)18. Bien que les circonstances précises de cette trouvaille ne soient pas connues, il est néanmoins établi que ces deux textiles datent du IVe siècle, et qu’ils proviennent de la région de Panopolis. Il s’agit donc d’un élément de plus à verser au dossier du « pôle panopolitain ».

Dans le cadre du « pôle panopolitain », il faut supposer non seulement la présence de poètes, mais aussi d’enseignants. Les cas évoqués précédemment ont permis de montrer que, précisément au IVe siècle, les milieux chrétien, respectivement païen, ne sont pas des ensembles imperméables l’un à l’autre.

Conclusion

En conclusion, pour tenter de concilier la datation de Bremmer pour la Vision de Dorothéos avec ce que la publication de la seconde partie du Codex des Visions nous apprend, je proposerais d’accepter une rédaction de la Vision de Dorothéos dans la seconde moitié du IVe siècle. Le poème a pu être rédigé sur la base du souvenir, encore présent dans certains esprits, des persécutions du début du siècle, et aussi sur la base de témoignages écrits, peut-être sous une forme plus simple, au début du siècle. La mise en forme versifiée du poème a pu se faire dans le contexte de ce que j’ai appelé le « pôle panopolitain ». La désignation de « textes scolaires » est trop tranchée pour caractériser ce type de texte. Ils sont assimilables à des textes scolaires dans la mesure où leur valeur paradigmatique n’a pas pu échapper aux enseignants d’une région où la production de poèmes sous une forme épique constituait une spécialité régionale.

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1 Ainsi, la Vision de Dorothéos a déjà fait l’objet d’une reprise complète ; cf. A.H.M. Kessels / P.W. van der Horst, « The Vision of Dorotheus (Pap. Bodmer 29), Edited with Introduction, Translation and Notes », Vigiliae Christianae 41 (1987) 313359. Pour une synthèse sur la Vision de Dorothéos, cf. J.N. Bremmer, « The Vision of Dorotheus », in J. den Boeft / A. Hilhorst (ed.), Early Christian Poetry. A Collection of Essays (Vigiliae Christianae Suppl. 22, Leiden 1993) 253-261.

2 Cf. A. Hurst / O. Reverdin / J. Rudhardt, Papyrus Bodmer XXIX. Vision de Dorothéos (Cologny-Genève 1984) 47 et A. Hurst / J. Rudhardt, Papyrus Bodmer XXX-XXXVII. « Codex des Visions », Poèmes divers (München 1999) 14-15 ; Eus. Hist. eccl. 8, 2, 1.

3 Cf. Bremmer, art. cit., 258 ; du même auteur, « An Imperial Palace Guard in Heaven : The Date of the Vision of Dorotheus », ZPE 75 (1988) 82-88.

4 Cf. Hurst / Rudhardt, op. cit., 15.

5 Cf. F.L. Cross / E.A. Livingstone (ed.), The Oxford Dictionary of the Christian Church (Oxford 19973) 141.

6 Cf. H. Musurillo, The Acts of the Christian Martyrs (Oxford 1972) xlvi-xlviii et 328345 ; A. Pietersma, The Acts of Phileas Bishop of Thmuis (Genève 1984) [avec réédition de PBOD 20].

7 Cf. Musurillo, op. cit., xlvii.

8 Cf. en particulier R. Kasser, « Status quaestionis 1988 sulla presunta origine dei cosidetti Papiri Bodmer », Aeg. 68 (1988) 190-194.

9 Cf. Hurst / Reverdin / Rudhardt, op. cit., 7.

10 Pace A. Martin / O. Primavesi, L’Empédocle de Strasbourg (Berlin / New York 1999) 46-47.

11 Pour une bonne mise en situation de Nonnos, cf. P. Chuvin, « Nonnos de Panopolis entre paganisme et christianisme », BAGB 45 (1986) 387-396.

12 Cf. A. Cameron, « The Emperess and the Poet : Paganism and Politics at the Court of Theodosius II », YCS 27 (1982) 217-289, en particulier 217-221 ; R.S. Bagnall, Egypt in Late Antiquity (Princeton 1993) 109.

13 Cf. Cameron 1982, 219 ; E. Bernand, Inscriptions métriques de l’Egypte grécoromaine (Paris 1969) 442-462 [n° 114], corrigé par W. Peek, « Griechische Vers-Inschriften aus Àgypten », ZPE 10 (1973) 230-248.

14 14 Martin / Primavesi, op. cit., 43-51.

15 Cf. M. Steinrück, « Neues zur Blemyomachie », ZPE 126 (1999) 99-114. Pour les fragments de Berlin, cf. E. Heitsch, Die griechischen Dichterfragmente der römischen Kaiserzeit I (Göttingen 1963) 99-103 [n° XXXII ; = Page, Sel. Pap. III 142 = Pack2 1852 = LDAB 1998.5938] ; E. Livrea, Anonymi fortasse Olympiodori Thebani Blemyomachia (P. Berol. 5003) (Meisenheim am Glan 1978). Pour les fragments trouvés sur le site même du monastère de Phoibammon, cf. A. Khater / O.H.E. Khs-Burmester, « L’archéologie du site », in C. Bachatly (ed.), Le monastère de Phoebammon dans la Thébaïde I (Le Caire 1981), pl. CX ; L.S.B. MacCoull, « Fragments from the Monastery of Phoebammon », Proc. of the XVIth Int. Congr of Papyrology, New York 1980 (Am. Stud. Pap. 23, Chico 1981) 491-498.

16 Sur les archives de Théophanès, cf. H. Cadell, « Les archives de Théophanès d’Hermoupolis : documents pour l’histoire », in L. Criscuolo / G. Geraci (ed.), Egitto e storia antica. Atti Coll. Int. Bologna 1987 (Bologna 1989) 315-323 ; Bagnall, op. cit., 271272.

17 Cf. Bagnall, op. cit, 109 et 272. Sur Ammon en particulier, cf. W.H. Willis / K. Maresch (ed.), The Archive of Ammon Scholasticus of Panopolis, vol. I (Pap. Colon. 26.1 ; Opladen 1998).

18 Cf. D. Willers, « Dionysos und Christus – ein archaologisches Zeugnis zur ’Konfessionsangehorigkeit’ des Nonnos », MusHelv 49 (1992) 141-151.