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Le traitement du matériau homérique dans l’Adresse aux Justes

André-Louis REY

Université de Genève

1. Place de l’Adresse aux Justes dans le Codex des Visions et importance de cette pièce

L’Adresse aux Justes semble bien être le texte-charnière du recueil, par la référence à Dorothéos et à son expérience personnelle, puis à son martyre, ce qui permet le passage de la thématique des visions (Hermas, Dorothéos) à celle du martyre et du salut, sous-jacente au reste de la collection. L’autre thème majeur du poème, celui de la conversion intérieure, de la repentance (μετάνοια, mais le terme n’apparaît pas dans les parties conservées de l’Adresse aux Justes), du salut assuré par la foi (J 137. 140. 143) qui s’exprime dans la prière (J 104), et par la miséricorde (pitié, ἐλεεῖν J 106) de Dieu qui lui répond, est commun à l’ensemble.

Or l’expérience religieuse de Dorothéos, qui est selon toute vraisemblance originale, s’exprime dans une forme poétique traditionnelle, celle de la poésie épique1 didactique, mise en œuvre dans l’ensemble du recueil si l’on excepte les trois visions du Pasteur d’Hermas, texte préexistant recopié sans altération. Cette forme se définit de manière minimale par le recours à l’hexamètre dactylique d’une part, au vocabulaire et aux formes dialectales de la tradition homérique d’autre part. Dans la collection que nous a conservée le Codex des Visions, la prosodie, la versification, le choix du vocabulaire et des formes employés peuvent suivre des critères plus ou moins rigoureux, en fonction des intentions et de l’habileté des rédacteurs des diverses pièces. Ces critères techniques, là où nous pouvons considérer qu’ils expriment avec une certaine constance des préférences ou des compétences individuelles, et non pas la réponse ponctuelle à des contraintes qui varieraient, pour un même poète, d’une composition à une autre, pourraient d’ailleurs constituer un critère d’individualisation des auteurs. Des choix morphologiques (participes en -όων des verbes en -άω2) distinguent ainsi notamment, pour prendre un exemple dans le corpus poétique du Codex des Visions, l’auteur de la Vision de Dorothéos de celui ou de ceux des autres poèmes du recueil.

A l’intérieur du champ épique que nous venons de définir ainsi très largement, divers procédés et contraintes déterminent des groupes de textes plus restreints. L’emploi plus ou moins exclusif de matériaux homériques d’étendue diverse – mots isolés, formules entières ou hémistiches et vers entiers – va rendre les emprunts plus ou moins reconnaissables et laisser une place variable au style propre de l’auteur. Outre cette dimension stylistique et formelle, le rapport entre le texte épique et les sources littéraires éventuelles de sa thématique constitue une deuxième caractéristique essentielle de la poésie épique chrétienne grecque, et il convient ici de replacer les poèmes du Codex des Visions dans l’ensemble de cette tradition littéraire3. A une extrémité de la gamme des situations possibles, la Vision de Dorothéos semble bien être une composition originale, qui dépend en dernière analyse pour sa thématique de l’expérience personnelle de Dorothéos, quels que soient les éléments empruntés à son milieu ambiant et aux traditions qui l’ont formé ; à l’autre extrême, les paraphrases épiques des Psaumes et de l’Evangile de Jean sont tributaires d’un texte préexistant dont elles ne prétendent pas faire autre chose que de transcrire le sens sous une forme littéraire qui relève d’une tradition différente de celle du texte paraphrasé. Nous verrons plus loin le cas particulier que constituent les centons, hypertrophie matérielle de la paraphrase, impliquant de telles contraintes formelles que le rapport de signification entre les textes-source et le résultat du travail du centoniste se relâche quelque peu.

Essayons de situer brièvement l’Adresse aux Justes, en fonction de ces critères, contraintes formelles et sources ou références parmi les autres pièces du recueil. Nous pourrons faire les observations suivantes, en résumant avec quelques compléments de détail les remarques des auteurs de l’introduction générale de la première édition4 : après le long texte original en prose que constituent les trois premières visions du Pasteur d’Hermas, la poésie fait son irruption avec la Vision de Dorothéos, qui est également une vision originale, mais dont le contexte historique, personnel et thématique est clairement distinct, ce que vient souligner la différence des moyens littéraires mis en œuvre.

Les pièces suivantes se caractérisent généralement par une double référence thématique à des éléments du Pasteur (notamment l’image de la tour) et de la Vision de Dorothéos, et par la ressemblance de leur forme poétique avec celle de cette dernière. Elles se rapprochent toutefois davantage de jeux ou d’exercices littéraires établis, par l’utilisation de la contrainte de l’acrostiche alphabétique (Abr., Jes., D.), par leur caractère d’éthopée (C., A.), par des réminiscences des Psaumes touchant à la paraphrase (A., X probablement), tout en présentant aussi un caractère parénétique ou édifiant marqué. L’Adresse aux Justes manifeste particulièrement ce caractère, ce qui est en accord avec le recours à la forme métrique du distique élégiaque, courante dans la poésie épigrammatique et bien adaptée à l’expression gnomique, mais isolée dans le corpus poétique du Codex des Visions. Les deux visions (le Pasteur d’Hermas, y compris peut-être aussi les parties qui ne se trouvent pas dans le Codex des Visions, et la Vision de Dorothéos) semblent bien constituer des références essentielles pour son auteur. L’absence d’acrostiche, de référence scripturaire majeure directe, et le fait qu’il ne s’agit pas d’une éthopée tendraient à distinguer l’Adresse aux Justes des autres petites pièces du recueil, mais la thématique de la condition humaine et du Jugement pourraient la rapprocher du Poème au titre mutilé, pour autant que l’état fragmentaire de celui-ci nous permette d’entrevoir son contenu. Notons enfin que l’Adresse aux Justes, longue de 164 vers (ou plutôt 82 distiques), est la pièce poétique la plus ample du recueil après la Vision de Dorothéos ; le Poème au titre mutilé, avec ses 75 vers au moins5, puis les Paroles d’Abel, avec 69 vers au moins formant ensuite un groupe d’ampleur intermédiaire, tandis que les autres pièces, limitées par l’acrostiche à l’exception des Paroles de Caïn, ne comptent que de 19 à 30 vers. Selon ce critère aussi, la position de charnière de l’Adresse aux Justes ressort donc clairement.

2. Approches possibles des rapports entre les textes épiques, le matériau qu’ils fournissent, et les poèmes épiques chrétiens

Il est possible de prendre le texte homérique6 comme point de départ, et d’analyser les altérations qu’on lui fait subir, ce qui pourrait être sur tout justifié dans le cas de l’étude de centons, dont l’idéal de composition est la reprise inchangée des vers du texte-source. On peut ainsi aboutir à une typologie des méthodes de reprise du matériau épique, utile pour les éditeurs des textes dérivés, paraphrases ou centons, et dans certains cas aussi pour les éditeurs des textes épiques originaux, dont ces divers textes dérivés constituent une forme de tradition indirecte7.

Ce mouvement ne suit toutefois pas la démarche des auteurs des textes épiques chrétiens, et même pas celle des auteurs de centons, puisqu’ils procèdent pour l’essentiel à partir d’une pensée qu’ils souhaitent communiquer ou à partir d’un texte préexistant qu’ils paraphrasent. Ils cherchent alors dans le langage épique au sens large les moyens de l’exprimer, par des mots, expressions ou vers de forme et de sens adéquats : leur mouvement de composition part donc d’une thématique ou d’un contenu, pour aller au devant des matériaux disponibles. Ceux-ci apparaissent comme les instruments appropriés à l’expression de cette thématique avec un surcroît stylistique, esthétique ou autre qui résulte de l’emploi de la forme épique, et qui peut conférer un nouveau statut littéraire au texte dérivé. Justifiée dans le cas des paraphrases ou des centons, l’analyse théorique esquissée ici doit bien sûr être nuancée dans le cas de compositions qui ne reposent pas sur un modèle textuel étranger à la tradition épique : la distinction de la forme et du « fond » risque alors d’être assez artificielle.

Il n’en demeure pas moins que les auteurs de textes épiques chrétiens, en mettant à profit non sans artifice une tradition constituée de longue date, s’inscrivent dans le caractère formulaire de celle-ci ; travaillant sur un corpus épique depuis longtemps fixé par écrit, ils puisent dans ce répertoire de référence des matériaux qui, dès qu’ils sont reconnaissables, ont l’allure de formules, bien que souvent mis au service d’idées étrangères à leur tradition d’origine8. Compte tenu de ces remarques, l’approche qui nous paraît la plus adéquate est celle qui, partant de la thématique du texte chrétien et des éléments de tradition épique reconnaissables dans celui-ci, essaie d’identifier les raisons du choix de l’utilisation de ces éléments et donc d’en comprendre la signification dans le texte dérivé, ainsi que parfois la valeur perçue dans les texte épiques de référence par leurs réélaborateurs chrétiens. Dans cette approche, l’analyse des altérations subies par le matériau homérique n’est pas conduite en soi, mais est un instrument de l’étude du texte dérivé.

Sans entrer dans le détail des procédés mis en œuvre par les poètes chrétiens, nous pouvons esquisser brièvement une typologie des adaptations de vers préexistants (cas des centons) et des emplois de formules et de termes épiques (cas des paraphrases, des poèmes originaux), disposée ci-dessous dans l’ordre d’altération et d’intervention croissantes sur le matériau épique qui constitue la donnée de base :

CentonsParaphrases et compositions de style épique
Reprise du vers à l’identiqueUtilisation d’éléments de vocabulaire isolés
Adaptation du vers (harmonisation syntaxique, suppression d’éléments inadéquats du vers-source)Utilisation de formules, de noms propres épiques
Assemblage d’hémistichesAssemblage de mots et d’expressions partielles
« Condensation » (création de vers par combinaison d’emprunts multiples)Recréation de vers de type épique

3. Importance de la thématique

Si la thématique du texte dérivé s’avère déterminante pour le choix des matériaux épiques à mettre en œuvre, ce en quoi les poètes épiques chrétiens ne se distinguent guère de la tradition épique ancienne, il leur arrive aussi de choisir de se donner des contraintes supplémentaires, en particulier celle de l’acrostiche, présente dans trois pièces du Codex des Visions. Il s’agit d’une contrainte prioritaire et exceptionnelle, qui rend la tâche du poète particulièrement malaisée, mais qui est librement choisie et constitue également une partie du sens9. Subordonnés d’une part à cette contrainte première, d’autre part aux exigences d’une thématique chrétienne, les éléments homériques du texte dérivé sont choisis et mis en œuvre selon des modalités qui ne laissent guère de place à la prise en compte de la thématique originelle du texte homérique. Le même phénomène peut généralement être observé dans les centons homériques chrétiens, où la contrainte du remploi de vers homériques entiers, dans la mesure du possible, s’accompagne de distorsions sémantiques considérables, dues à la primauté du contexte thématique du texte dérivé. Les références aux textes fondamentaux (textes scripturaires, mais aussi le Pasteur d’Hermas et dans une certaine mesure la Vision de Dorothéos) sont enfin très étroitement liées à la thématique des pièces qui nous intéressent ici.

4. Thématique de l’Adresse aux Justes

Il convient donc de s’intéresser à la thématique du texte que nous allons examiner plus en détail, l’Adresse aux Justes, et de rester attentif aux raisons possibles du choix formel singulier, déjà mentionné, de ce poème, celui de la forme élégiaque. La principale difficulté, que la mutilation de certains passages rend plus épineuse encore, mais qui semble résulter de toute manière d’un certain flou du texte à cet égard, est de déterminer la portée de l’essentiel de la partie centrale du poème : jusqu’où est-il question du destin individuel de Dorothéos, clairement présent aux deux extrémités du texte, et quand s’agit-il de l’humanité en général, ou encore des croyants, et des justes ? Un critère possible pourrait être celui de l’emploi des temps des verbes, au passé pour le cas individuel, au présent et au futur dans les passages de portée générale.

La lecture du texte amène à distinguer assez aisément trois niveaux thématiques : celui des grandes articulations du texte (évocation de destins individuels ou collectifs, prescriptions, prière) et ceux des motifs généraux (justice, richesse, paradis, etc.) et détaillés (les modalités de l’évocation et de la description des motifs généraux).

Les données de la « brève analyse du poème » de l’introduction de la première édition10 permettent, avec les quelques remarques complémentaires ci-dessous, de préciser le contexte des principaux passages que nous discuterons dans la section suivante :

Pour les vers 1-4, on soulignera que le destin individuel (mais sans doute aussi exemplaire) évoqué l’est au passé ; l’association des motifs du martyre et du salut y est très forte.

A l’intérieur de la partie suivante, les vers 5-75, les allusions au destin individuel d’un homme faillible, que Dieu fera cependant échapper au diable, alternent avec des expressions plus générales qui présentent le pouvoir du diable, lui-même instrument de la justice divine ; l’état du texte ne permet pas toujours de saisir le détail des transitions entre ces divers motifs, notamment aux vers 17-26, où il semblerait que l’on passe du cas particulier évoqué aux vers 5-6 à une évocation générale des pouvoirs du diable. A l’intérieur de cette évocation, on retrouve des individus, mais il s’agit alors de deux personnages-types injustes, un mauvais riche qui accapare sans mesure et un pauvre cupide, prêt à voler pour jouir à court terme du bien d’autrui. Après la mention développée du jugement divin, un passage soigneusement lié par des enjambements, aux vers 54-58, semble assurer une nouvelle transition vers un destin individuel, que l’état des vers 59-62 ne permet pas d’identifier avec certitude comme étant celui du personnage mentionné au début, bien que ce soit probable. Après une nouvelle évocation de l’ange et du diable, bergers opposés, il est question jusqu’au vers 75 du destin d’un personnage sauvé, alors qu’il succombait dans des luttes inspirées par le diable. Dans toute cette section, le poète se sert surtout des temps verbaux du passé, mais recourt à des présents pour l’évocation centrale du jugement, jusqu’au vers 53, revient au passé dans le passage de transition qui suit, puis se sert de ce que nous percevons comme un présent historique pour décrire le salut du personnage des vers 67-75.

La partie suivante du poème, les vers 76-9811, commence par un contraste affirmé, autant par l’emploi de la particule ἀλλά que par le passage au futur, qui situe clairement le Jugement dernier dans l’avenir. C’est le sort des condamnés qui est mis en avant, avec le rôle du diable ; l’usage du présent et du futur contribue à souligner la portée générale de cette partie.

Dès le vers 99, le poète envisage le cas où le diable voit des justes, qu’il essaie de perdre par l’orgueil ; le texte va de nouveau osciller entre les expressions de caractère général et le cas particulier d’un personnage, qui reconnaît le diable et invoque Dieu aux vers 103-110, puis que le poète va exalter dès le vers 135, et nommer, au moment de conclure, au vers 160 : Dorothéos. Les verbes au passé et au présent alternent, y compris dans des passages où il est question de l’action de Dieu et du diable.

La prière finale, déjà évoquée avec le mouvement de la partie précédente, couvre les vers 157 à 164 et se termine par l’exaltation de la puissance salvatrice de Dieu, dont la fin heureuse de Dorothéos, évoquée au passé, illustre la présence pour les justes.

5. Analyse de cas de mise en œuvre du matériau homérique, et parallèles avec des centons homériques chrétiens

a) Les phénomènes observés dans le corpus du Codex des Visions lors d’études précédentes12 dessinent une tendance générale que l’on peut caractériser ainsi : dans le cas d’un poème original de style épique, comme la Vision de Dorothéos, la reprise de formules et d’expressions épiques étendues se fait en leur conservant généralement une valeur apparentée à leur valeur originelle. Pour les poèmes dérivés plus étroitement de modèles bibliques, et qui présentent un caractère de paraphrase ou d’éthopée, la reprise des éléments épiques est sémantiquement plus libre, et peut aboutir, dans les pièces dont les contraintes formelles sont les plus fortes, de même que dans des centons, pièces certes extérieures au corpus du Codex des Visions mais qui peuvent en être proches par la thématique, à des transpositions de valeur radicales. Le cas extrême que constituent les centons montre comment une expression ou un vers entier peuvent en quelque sorte accompagner le mot ou l’image dont le centoniste avait besoin en fonction de la thématique du texte qu’il compose, et qui justifie le choix d’un élément seulement de l’expression ou du vers importé. Le contexte d’origine est alors généralement neutralisé, comme désactivé, puisque non significatif pour le choix et le sens, au sein du nouveau contexte où il s’insère, de l’ensemble du passage importé.

b) L’examen de cas significatifs d’utilisation du matériau épique dans l’Adresse aux Justes va nous permettre de situer ce poème par rapport aux divers types de mise en œuvre d’éléments épiques que nous venons d’évoquer. Les premiers vers de l’Adresse aux Justes nous présentent la donnée « historique » de départ : Dieu a accordé un statut priviliégié à un personnage qu’il aimait, à cause de son martyre, lié aux enseignements du Christ.

Dès le vers 1, l’expression ῝Oν φίλεεν θεὸc fait écho à des tournures dont le vers Od. 15, 245, ὃv περὶ κῆρι φίλει Zεύc τ’ αἰγοχοc καὶ ’Απόλλων, est l’exemple le plus proche de la formulation de J 1, car il est le seul à présenter le pronom relatif en tête du vers. Dans le passage homérique en question, le personnage cher aux dieux est le devin Amphiaraos, évoqué dans la généalogie de Théoclymène, et une allusion à ces personnages ne serait pas déplacée dans le contexte de notre poème13, mais les termes impliqués sont trop peu spécifiques pour que cet écho, qui n’est pas une reprise textuelle exacte, soit significatif. Pour la suite du même vers, le verbe ἀφαρπάζω se trouve une fois dans les poèmes homériques, II. 13, 189, où Hector cherche à arracher le casque d’un guerrier qu’il vient de tuer ; la forme du verbe et sa place dans le vers diffèrent, si bien que nous sommes en présence de la simple reprise d’un élément de vocabulaire attesté dans la poésie épique. Avec le dernier mot du vers, ἐκόμιccε, les parallèles homériques sont formellement plus proches, puisque cette même forme se trouve deux fois en fin de vers dans l’Iliade, 2, 183 et 13, 579 ; mais aucun rapprochement de contexte significatif n’est possible : dans les deux cas, il est question d’objets qu’on ramasse sur le sol.

Au v. 2, nous rencontrons un terme qui sert tantôt d’adjectif, tantôt de nom propre dans la littérature grecque : l’adjectif ὠγύγιοc, glosé habituellement en « très ancien », mais également utilisé dans l’Odyssée pour nommer l’île où réside Calypso14. Il convient d’ajouter aux références citées par les éditeurs un argument qui rend d’autant plus sûre l’identification de cette île, dans notre texte, au paradis chrétien : il s’agit du caractère boisé de l’île de Calypso, clairement affirmé dès sa première mention (Od. 1, 50-1), puis développé lors de la visite d’Hermès (Od. 5, 59-64) et du départ d’Ulysse, dont le radeau est construit avec le bois des arbres de l’île (Od. 5, 241, mais il est vrai qu’il s’agit alors d’arbres secs). Il faut relever que les vers 64 et 241 du cinquième chant de l’Odyssée ont été utilisés dans les Homerocentra, pour évoquer respectivement la Création (centon LIV, 24) et les arbres du jardin d’Eden (L V, 20). Sans préjuger de la chronologie relative des deux textes chrétiens, et sans qu’une connaissance directe de l’un par l’autre ne soit nécessaire, nous pouvons constater le pouvoir d’évocation paradisiaque, pour un auteur chrétien, de ces vers homériques relatifs à l’île de Calypso.

La seconde moitié du vers 2, εἵνεκα μαρτυρίηc recourt à une construction homérique courante, εἵνεκα suivi de son régime en finale du vers. L’emploi de μαρτυρίη est bien plus rare dans les poèmes homériques, puisqu’on ne trouve qu’une seule fois ce terme, lorsqu’Ulysse rencontre les ombres des femmes, Od. 11, 325 : il est question d’Ariane. La version du mythe donnée dans le texte homérique insiste sur l’infortune de Thésée, à qui Ariane est soustraite par les coups d’Artémis, à la suite du témoignage (accusateur) de Dionysos, Διovύcου μαρτυρίῃσι. Il y a donc bien reprise d’un mot, sous la forme dialectale ionienne attestée dans la tradition épique, mais aucune analogie de contexte, et le poète chrétien a mis en œuvre ce mot dans le second vers du distique, au génitif, qui convient à son rythme, sans chercher à le reprendre sous la forme où il se trouve dans l’Odyssée, en fin d’hexamètre. Si l’on étend à Hésiode la recherche des parallèles, on trouve un cas d’emploi du datif pluriel, mais à une autre place du vers, Erga 282-3. Il est question de la justice de Zeus et des hommes qui tentent de faire violence à la justice humaine qui en émane : ὂc δέ κε μαρτυρίῃcι ἑκὼν ἐπίορκον ὀμόccαc / ψεύcεται. Dans un cas comme dans l’autre, le témoignage a des effets négatifs, voire contraires à la justice, et la valeur du mot dans le texte chrétien est indépendante de cette origine épique.

Le début du vers 3 n’a pas de modèle homérique, le mot παράδειcοc n’apparaissant dans la littérature grecque qu’avec Xénophon, dans le contexte des parcs-jardins d’Orient. Pour la possibilité d’évocation du paradis avec les mots de l’épopée, on peut se tourner vers les Homerocentra, où le séjour d’un verger riche en arbres (celui que cultive un vieux serviteur de Pénélope, Od. 4, 737) est promis au destinataire du dernier chapitre (centon L L, 29). Il est vrai que le paradis dont il est ques – tion dans l’Adresse aux Justes est défini comme celui des préceptes15 du Christ, c’est-à-dire celui qu’annoncent et impliquent ses enseignements. Dès lors, notre poète évite une expression trop concrète, que le centoniste, tenu à d’autres règles et procédant davantage par images, accepte volontiers.

Après la mention du Christ16, le vers se conclut sur l’utilisation d’un mot bien attesté dans l’épopée, notamment sous la même forme et à cette place du vers : ainsi, II. 1, 495, Θέτιc δ’ oὐ λθετ’ ἐφετμέων. Plus loin, Il. 5, 818, c’est Diomède qui reste fidèle aux prescriptions d’Athéna ; mais le vers qui se prête le mieux à un rapprochement avec le passage examiné ici est probablement celui où Ménélas explique à Télémaque que les dieux l’avaient retenu sur les rivages égyptiens parce qu’il avait omis de leur offrir des hécatombes, alors qu’ils veulent qu’on se souvienne de leurs préceptes : oἱ δ’ αἰεὶ βούλοντο θεοὶ μεμνῆσθαι ἐφετμν (Od. 4, 353). Έφετμή semble bien être utilisé ici à la place d’un terme important du Nouveau Testament et de la langue chrétienne, ἐντολή, qui n’est pas un mot épique.

Le vers 4 ne présente pas d’échos épiques significatifs : la forme ἕνεκεν n’apparaît qu’à deux reprises dans l’Odyssée, πλήρηc n’est pas un mot épique, et cοφία ne se trouve qu’une seule fois, dans l’Iliade (15, 412), dans une comparaison où il est question d’un charpentier qui connaît bien tout son art grâce aux leçons d’Athéna, outre deux occurrences dans l’Hymne homérique à Hermès (vv. 483 et 511). Le contexte du vers de l’Iliade présente certes un certain parallélisme avec le texte chrétien, mais les ressemblances formelles s’arrêtent à l’emploi du mot cοφία, utilisé à un cas et une place différents. On notera que le vers de VIliade a été repris dans les Homerocentra, avec quelques altérations, pour qualifier le Christ et son rapport avec le Père17.

L’examen détaillé du texte pourrait être poursuivi au delà de ces quatre vers introductifs, mais l’importance thématique de ceux-ci permet déjà de constater que le poète, s’il se sert volontiers de matériaux épiques, ne pousse pas le respect du style jusqu’à exclure des mots qui sont importants pour lui mais qui sont absents de l’épopée : bien davantage qu’un centoniste, il reste libre de ses choix, et refuse la prolixité ou l’approximation dans les vers introductifs où il exprime sous une forme ramassée la donnée initiale de son poème.

A la suite du vers 2, nous pouvons examiner rapidement les autres passages où des noms propres classiques et des termes renvoyant au moins potentiellement au paganisme sont présents, non sans observer qu’il s’agit de termes désignant d’une manière ou d’une autre le monde infernal, et qu’ils sont plus courants que ὠγυγίην (νῆcoν). On notera aussi que certains de ces noms se trouvent dans d’autres poèmes du recueil, mais jamais dans la Vision de Dorothéos. C’est ainsi que nous trouvons en J 24 et J 32 ῎Eρεβοc, qui doit peut-être aussi être restitué en J 134, ].εβοιc ; le même terme se trouve en Jes 23, à proximité de ’Aΐδηc, Jes 24, présent dans notre poème aux vers J 26 et J 83, dont il faut probablement rapprocher un terme présent au vers J 87, ἀϊδωνίων. Nous trouvons enfin au vers 24 le mot Tάρταρον, qui revient en J 82, et que l’on trouve aussi en C 19, dans un bref poème particulièrement riche en réminiscences épiques.

Pouvons-nous percevoir des distinctions dans l’utilisation de ces termes ou des échos spécifiques de leurs origines épiques, ou faut-il se contenter d’y voir des équivalents poétiques d’un enfer confus ? Dans le premier passage à considérer, les vers 23 à 26 de l’Adresse aux Justes, il est question d’éviter la damnation d’un personnage unique, mais ce passage semble également déboucher sur l’évocation des pouvoirs du diable. Erèbe et Tartare se trouvent en quelque sorte accumulés, au vers 24, de part et d’autre de la césure du vers catalectique, pour caractériser les enfers, qui apparaissent comme le lieu du séjour que l’on cherche à éviter. Le vers 25 est malheureusement endommagé, et l’on ne comprend pas très clairement l’articulation du texte à cet endroit, mais la mention d’Hadès, au vers 26, est clairement celle d’un personnage, associé au monde infernal mais agissant parmi les humains. Ce qui est dit de son action, et les développements qui suivent, montre bien qu’il s’agit du diable, qui se confond avec le « diable-tromperie » des formules ultérieures du texte chrétien. Le seul écho textuel qu’il est envisageable de déceler dans ce passage est à la fin du vers 24, Τάρταρον ἀμφινέμηι, qui peut faire penser à Il. 8, 481, τέρποντ’ οὔτ’ άνέμοτνι, βαθὺc δέ τε Τάρταροc ἀμφίc, passage où Zeus évoque le séjour des Titans vaincus : d’un texte à l’autre, la fonction du Tartare ne change guère, et la sonorité du passage homérique pourrait avoir mis le poète chrétien sur la piste de l’expression brève par laquelle il clôt son distique.

En comparaison de ce passage, les vers 23-4 de l’Eloge] du Seigneur Jésus semblent moins complexes, puisqu’il n’y est pas question de l’action du diable sur terre, mais seulement de la fonction salvatrice du Christ, envisagée en deux mouvements complémentaires : au vers 23, il est dit que le Christ a ramené de nombreuses âmes à la lumière, tandis que le vers 24 montrerait (le vers est endommagé) son dessein d’amener la lumière dans l’Hadès. Si ῎Eρεβοc est un mot rare chez les auteurs chrétiens, qui semblent lui préférer Τάρταροε et ’Aΐδηc pour évoquer les enfers sur un ton classicisant, la présence de ce mot dans des textes de forme épique s’explique par l’existence d’expressions épiques signifiant « hors des enfers ». Lorsque la thématique du texte chrétien insiste sur la sortie, et non sur le séjour des enfers, ce sont des échos de V Odyssée (11, 37 ψυχαὶ ὑπὲξ Έρέβευc νεκύων κατατέθνεώτων18), de l’Iliade (8, 368, où il est question d’Héraclès ramenant Cerbère) ou de l’Hymne homérique à Déméter (349 et 409) qui donnent la forme adéquate, alors que le corpus homérique ne comporte pas d’expressions indiquant la sortie du Tartare. Le vers 23 de l’Eloge] du Seigneur Jésus se termine par ailleurs sur un écho probable, dont la portée est incertaine, d’un vers de l’Iliade (2, 309 cμερδαλεοc, τον ῥ αὐτὸc ’Oλύμπιοc ἧκε φόωcδε) qui s’applique à Zeus faisant paraître un prodige devant les Achéens assemblés à Aulis. Il s’agit du seul vers du corpus homérique où la forme φόωcδε, attestée six fois en tout, se trouve à cette place du vers, et de sa seule association avec une forme de ἥκω. En ne reprenant que la seconde partie du vers, le poète chrétien ne semble pas jouer sur le parallélisme possible entre le prodige envoyé par Zeus et le prodige manifesté par le Christ, mais on ne peut exclure qu’il ait été perceptible pour un lecteur familier du texte homérique. Assez proche dans ce vers de la technique d’un centoniste, le poète de l’Eloge] du Seigneur Jésus brosse un tableau aux couleurs homériques, déjà atténuées dans le vers 24, autant que son état permette d’en juger.

Nous rencontrons une dernière fois l’Erèbe au vers 32 de l’Adresse aux Justes, dans un vers catalectique qui semble combiner deux éléments épiques dont l’un permet lui-même deux rapprochements différents. La thématique est celle de l’envoi d’un pécheur en enfer, et le poète, au lieu d’utiliser comme un centoniste19 le vers de l’Iliade où Zeus promet de châtier les dieux qui prendraient part à la bataille (8, 13 ἤ μιν ἑλὼν ῥίψω ἐc Τάρταρόν ἠερόεντα), se contente d’en reprendre le début, puis de le combiner avec des éléments pris soit à l’Hymne homérique à Déméter (335 εἰc ῎Eρεβoc πέμψε χρυσόρραπιν Άργειφόντην), soit, ce qui semble plus probable, à la Théogonie hésiodique (515 εἰc ῎Eρεβoc κατέπεμψε βαλὼν ψολόεντι κεραυνῷ) le contexte de ce dernier vers, où il est question du châtiment du Titan Ménoitios, donnant un parallèle de sens possible, de même que la construction de la proposition, avec un participe présent, est identique à celle qu’il est logique de restituer ici. Erèbe et Tartare semblent bien être ici interchangeables.

Au vers 82, il est toujours question du sort d’un pécheur, riche sur terre, où il avait soin de la tromperie, mais envoyé par le destin (μοῖρα, terme utilisé dans ce poème seulement, au vers 52 et ici) dans le Tartare. Les éditeurs ont signalé les parallèles homériques et hésiodiques de la seconde moitié du vers 82, et l’utilisation du mot Τάρταρoν au genre neutre, dont on relèvera qu’il permet, au second vers du distique, de supprimer la syllabe finale de l’adjectif ἠερόεντα, utile en fin d’hexamètre mais surnuméraire dans le vers catalectique. L’utilisation par un centoniste du vers de l’Iliade (8, 13) qui a pu servir ici de source d’inspiration a été signalée au sujet du vers 32, et il convient de mentionner que la seconde moitié du vers 80 dérive d’un modèle homérique, modifié par le changement d’une seule lettre qui en altère toutefois le sens. Or le centoniste a aussi utilisé ce vers homérique dans son état d’origine, en le plaçant immédiatement à la suite de celui dont le vers 82 de notre poème est l’écho20. Faut-il croire à l’influence de l’un des textes chrétiens sur l’autre ? Vu le changement de sens subi par le matériau du vers 80 de l’Adresse aux Justes, cela ne semble pas très probable, et il faut plutôt considérer que la présence, dans la thématique des deux textes, des notions de Tartare-enfer et de tromperie, chère au pécheur dans un cas et détestée par Dieu dans l’autre, explique le recours aux mêmes éléments homériques. Au vers 83, nous retrouvons pour la dernière fois la mention d’Hadès, comme dénomination du monde infernal ; la situation originale d’Hadès parmi les hommes, qui apparaissait au vers 26, cède donc ici la place à la reprise d’une expression homérique qui se lit dans l’Iliade (22, 389… εἰν ’Aΐδαο) à la même place du vers.

Dans la suite du poème, il ne semble pas que l’adverbe ἀϊδωνίωc, si c’est bien ce mot qui doit être restitué au vers 87, doive être compris comme impliquant une personnalité particulière du diable, instrument du châtiment divin dès le vers suivant. Au vers 134, la restitution du mot Erèbe semble probable, tout à la fin d’un retour du texte à l’évocation des malheurs de la terre et du domaine de l’action diabolique.

Avec les réserves qu’impose l’état de conservation du texte, il apparaît clairement que les noms propres associés au domaine infernal représentent la nette majorité des emplois de noms propres homériques dans l’Adresse aux Justes, selon des modalités diverses ; chaque passage doit être compris en soi, sans que ce vocabulaire spécifique, contrairement à d’autres termes utilisés par le poète, ne semble posséder une cohérence qui s’étende d’un bout à l’autre de l’œuvre. Le nom de Dorothéos, le héros du poème, n’apparaît qu’à la fin de celle-ci, au vers 160, à l’opposé de l’introduction où son séjour bienheureux était caractérisé par un terme d’origine épique.

La situation est un peu différente dans les « petits poèmes » du Codex des Visions, où quelques noms épiques d’origine païenne, soit des personnifications, comme Héphaïstos (Abr.), soit Hadès et Erèbe (Jes., cas examiné ci-dessus), voisinent avec des noms de personnages bibliques (X ; C. ; A. ; Abr.), ou encore de lieux : Jérusalem, Sion (A., X).

c) Pour compléter les résultats de l’analyse des passages que nous avons examinés, nous pouvons donner quelques indications sur trois catégories de réutilisation du matériau homérique, qui diffèrent par l’étendue, la position ou la fréquence d’emploi des éléments textuels repris :

— Les reprises textuelles étendues (de l’ordre du vers entier ou de l’hémistiche) de type centonistique, sans modification formelle profonde des éléments repris. Ce cas est bien présent dans la Vision de Dorothéos, où quatre passages au moins présentent une forte densité de reprises de ce type21. Il s’agit des vers 137-42, qui se distinguent par la reprise de deux vers homériques consécutifs ; 176-7, reprise d’un vers d’Hésiode, lui-même très proche d’un vers homérique ; 291-2, reprise avec de légères adaptations de deux vers homériques aux origines distinctes ; et du vers final, emprunté à Apollonios de Rhodes, avec de légères modifications permettant de ramasser en un hexamètre une thématique répartie sur trois vers par Apollonios, avec des enjambements. La valeur sémantique de ces reprises est à apprécier de cas en cas, mais pourrait être plus affirmée que dans des centons purs. Il ne semble pas que des échos aussi développés se trouvent dans l’Adresse aux Justes, qui présente davantage de transpositions et de reprises partielles et variées, ne dépassant guère la longueur d’un hémistiche.

– Les reprises limitées (termes de vocabulaire ou expressions typiquement homériques), à la même place du vers que dans l’original homérique auquel elles font écho, sont présentes dans l’Adresse aux Justes (v. 3 e.g.) et dans la plupart des poèmes du recueil. Seule une analyse systématique des occurrences, avec un classement des interprétations de leur portée sémantique par degré de plausibilité, ce qui reviendrait à faire un commentaire spécialisé de l’ensemble du recueil sous cet angle, permettra de dépasser les constatations des éditeurs et les remarques provisoires que nous présentons ici, notamment au sujet de l’emploi de certains noms propres.

— Les éléments de caractère formulaire. Plusieurs cas doivent être distingués, selon le contexte dans lequel une expression possède un caractère formulaire. Il peut en effet être question de l’utilisation unique dans un texte chrétien de formules épiques bien établies, par exemple l’emploi au vers 10 de l’Adresse aux Justes de l’expression οὐρανόθεν καταβάc. Le changement de place dans le vers de cette formule, toujours présente en tête de vers dans les poèmes homériques, s’explique ici par son adéquation à une utilisation à la fin d’un distique élégiaque. De telles expressions semblent généralement ne pas posséder de valeur sémantique plus marquée que celle d’un simple élément de vocabulaire.

Pour l’utilisation formulaire de formules épiques, ce qui est le cas de ὡc τὸ παρόc περ dans la Vision de Dorothéos, nous nous heurtons à la brièveté et à l’état de plusieurs des poèmes du recueil22. Les mêmes raisons expliquent en partie l’absence, en tous cas dans l’Adresse aux Justes, de l’utilisation formulaire d’expressions uniques dans le corpus épique de référence, dont les Homerocentra présentent quelques cas remarquables, notamment l’utilisation formulaire d’un vers de l’Iliade (12, 242 ὃc πᾶcι θνητοῖcι καὶ ἀθανάτοιcιν ἀνάccει), qui se lit au vers 19 du centon L 1 et dans 13 autres occurrences !

En revanche, le texte de l’Adresse aux Justes présente des expressions et des associations de termes récurrentes, qui ne se répètent pas à l’identique à la même place du vers comme des formules au sens strict, et qui n’ont pas directement de modèle épique exact, mais qui produisent à la lecture un effet proche de celui de formules, soulignant la cohérence thématique de l’ensemble. Une grande partie de ces expressions se rapporte au diable et à la tromperie ; seuls les qualificatifs du diable peuvent être homériques, car le mot διάβολοc ne l’est pas. La tromperie, ἀπατη, se rencontre en revanche à trois reprises dans l’Iliade, soit dans un vers qui est en partie repris et varié au vers 80 de l’Adresse aux Justes (ἣν ἀπάτην κομέων, reprise de Il. 4, 168 τῆc δ’ ἀπάτηc κοτέων, commentée ci-dessus et à la note 20), soit dans un vers qui se trouve deux fois dans l’Iliade, dans des discours d’Agamemnon aux Achéens, lorsqu’il est question de l’attitude de Zeus dont les promesses de victoire se révèlent trompeuses23. Présent une quinzaine de fois dans l’Adresse aux Justes et absent du reste du recueil, ce terme souligne une certaine spécificité de notre poème. A l’opposé du diable et des expressions qui le caractérisent, seul ou en association avec la tromperie24, diverses expressions ou associations de termes relatives à Dieu produisent une impression formulaire analogue, mais moins exclusivement propre à l’Adresse aux Justes. Appliqués à Dieu, au Paradis ou plus généralement au domaine divin, les adjectifs ἄμβροτοc et ἀμβόcιoc se lisent sept fois dans l’Adresse aux Justes, mais se trouvent aussi à cinq reprises dans la Vision de Dorothéos et une fois dans l’Adresse à Abraham.

d) Il est ainsi possible d’esquisser très sommairement le caractère général de l’utilisation du matériau épique dans les diverses pièces du recueil ; les tendances et les regroupements suggérés seront à vérifier par des études de détail portant sur chaque poème ou groupe de poèmes. La Vision de Dorothéos présente une grande originalité thématique, mais se sert dans plusieurs passages de techniques proches de celles des centons, ce qui est en accord avec le caractère descriptif du poème, et présente par ailleurs une tendance marquée au remploi d’expressions et de termes isolés d’origine épique. L’Adresse à Abraham, soumise à la contrainte de l’acrostiche, présente de nombreux éléments épiques, plus étendus dans la première moitié du poème que dans la suite. L’Adresse aux Justes, caractérisée par l’emploi de distiques, utilise quantité de matériaux d’étendue plutôt limitée, avec une mise en œuvre assez habile qui varie l’expression d’une thématique souvent redondante et se rapproche d’un travail formulaire. Dans l’Eloge] du Seigneur Jésus, qui présente la contrainte de l’acrostiche, c’est la mise en œuvre de matériaux peu étendus qui prédomine, tandis que les Paroles de Caïn, dont l’allure générale épique est assez convaincante met en œuvre des éléments d’étendue diverse, comme la première moitié de l’Adresse à Abraham. La même impression prévaut devant Le Seigneur à ceux qui souffrent, caractérisé de surcroît par le recours à l’acrostiche, tandis que les Paroles d’Abel, qui présentent des noms géographiques bibliques, mettent plutôt en œuvre des éléments épiques de faible étendue, au service d’une thématique marquée par les références aux Psaumes. Enfin, pour le Poème au titre mutilé, on relèvera la mention de Jérusalem et d’Israel, qui tendrait à le rapprocher du poème précédent.

6. Examen de quelques passages des Homerocentra dont la thématique est parallèle à celle de l’Adresse aux Justes

Plusieurs fois mentionnés dans les pages qui précèdent, les centons homériques chrétiens constituent une forme extrême de paraphrase épique des données évangéliques et des représentations qu’on pouvait s’en faire. En attendant une édition critique de l’ensemble des traditions25, on nous permettra de renvoyer à l’édition critique que nous avons donnée de l’une d’entre elles, citée ici Homerocentra.

Par rapport aux poèmes originaux de style épique de notre recueil, les passages des centons qui présentent une thématique analogue nous montrent jusqu’où peut s’étendre l’utilisation de motifs et de matériaux homériques ; d’autre part, puisque l’ensemble des matériaux qui les composent provient des poèmes homériques et possède nécessairement un contexte originel épique, les centons nous amènent à réfléchir sur la portée des parallélismes et autres relations que l’on est tenté d’établir entre les contextes de départ et d’arrivée des éléments homériques transplantés dans des poèmes chrétiens, dont le contenu peut être radicalement étranger aux œuvres épiques originelles26.

Pour nous limiter à des motifs également présents dans l’Adresse aux Justes, nous mentionnerons ici des passages appartenant à quatre centons ou chapitres des Homerocentra, et qui permettent d’évoquer respectivement l’Economie du salut (centon L 1), le Paradis (centons L 4b et 5), l’Ascension et le Jugement (centon L 50).

Les fautes de l’humanité sont évoquées dans le centon L 1, mais c’est le culte païen et les sacrifices à Zeus et aux Titans qui sont mis en avant (vv. 10-17), alors que l’Adresse aux Justes, après une brève mention de ce mode d’action du diable (vv. 10-16) insiste sur des comportements sociaux, arrogance ou cupidité, suscités par Hadès (vv. 26-41), et concevables à l’intérieur d’une société déjà chrétienne. Le Christ, dont les centons L 1 et 2 vont évoquer l’envoi, et dont toute l’aventure terrestre sera traitée dans la suite des Homerocentra, est déjà venu dans l’Adresse aux Justes, et c’est l’observation de ses prescriptions qui est salvatrice (v. 3). Dans le centon L 1, nous trouvons toutefois un point de contact avec l’Adresse aux Justes, signalé ci-dessus à la note 20 : le Père vient de proposer au Fils d’assurer le salut de l’humanité en allant sur terre, où il sera diversement reçu ; pour ceux qui rejetteront Dieu (Père et Fils ensemble), peines et chagrins sont réservés, ils erreront sous l’emprise de la faim, ou bien encore ils seront jetés par Dieu, exaspéré par leur tromperie, dans le Tartare. Les vers 62-3 du centon correspondent ainsi à des éléments des vers 80 et 82 de l’Adresse aux Justes, et une thématique semblable a présidé à l’utilisation de ces éléments homériques.

Le Paradis, que l’Adresse aux Justes évoque en le nommant d’un terme qui, on l’a vu, n’est pas épique, est caractérisé une fois dans ce poème par la présence de feuillages élevés (v. 73, avec un adjectif homérique mais sans écho précis de l’une de ses occurrences), mais apparaît plutôt comme un lieu céleste et angélique. Dans les Homerocentra, une partie de l’évocation de la création porte sur la création du monde végétal et énumère des fleurs (v. 22, après la mention de l’herbe au v. 21), puis des arbres, dans un lieu bien pourvu en eau (v. 23-5) ; les modèles homériques de ce passage qui semble bien caractériser le jardin d’Eden sont divers : la pelouse des ébats de Zeus et d’Héra (Il. 14, 347-8), les transformations de Protée (Od. 4, 458), le bois de l’île de Calypso, qui peut être impliqué, dans l’Adresse aux Justes, par l’adjectif du vers 2 (Od. 5, 64 ; voir ci-dessus et la note 14), et enfin le verger d’Alkinoos et ses arbres fruitiers (Od. 7, 115), mais aussi, le même vers étant repris plus loin dans l’Odyssée, les arbres chargés de fruits du supplice de Tantale (Od. 11, 589). On voit que le poète de l’Adresse aux Justes ne s’est que modestement servi dans le répertoire d’expressions qui lui aurait permis de développer l’image d’un paradis luxuriant. Le centon L 5 raconte les manœuvres du serpent et la faute d’Adam et d’Eve, en utilisant pour caractériser le Paradis (vv. 10-13 et 20) des vers empruntés aux descriptions du verger d’Alkinoos et de l’île de Calypso.

Examinons pour conclure, en laissant de côté les centons qui élaborent l’épisode du passage du Christ dans l’Hadès (fin de L 44, L 45 et 46) et qui mettent en scène un affrontement personnel très différent de la caractérisation du diable-tromperie dans l’Adresse aux Justes, le centon final de la collection des Homerocentra, qui évoque le Jugement et le sort des justes (« irréprochables », v. 23, qualifiés par l’adjectif homérique ἀμύμων, dont l’Adresse aux Justes ne fait pas usage), qui seront emmenés vers la plaine élyséenne, où un verger planté d’arbres les attend (vv. 27-9), et, à l’inverse, celui des personnages violents et injustes (v. 20), qui seront jetés dans le Tartare et le fleuve Cocyte (vv. 33-4). Les ressemblances thématiques sont nombreuses, et quelques détails, bien que traités avec des moyens différents, présentent un parallélisme significatif dans les deux textes, en particulier l’idée que le juste est emmené au paradis par un envoyé de Dieu (J 71-3 ; centon L 50, 26-9). Toute la fin du centon est d’une interprétation quelque peu énigmatique, et certaines ressemblances apparentes, dues à la mention de martyrs, s’expliquent peut-être par des allusions voilées à l’actualité : nous nous abstiendrons donc pour l’instant de développer ces éléments.

De ces comparaisons ponctuelles entre centons et poèmes épiques chrétiens originaux, il nous semble possible de retenir la diversité des solutions possibles pour développer dans des styles voisins des thématiques proches, ainsi que la prudence à garder dans l’analyse des relations entre les contextes homérique et chrétien dans lesquels certaines expressions peuvent être appelées à servir.

7. Conclusion : l’apport du matériau épique à l’Adresse aux Justes

L’analyse d’un choix restreint de passages et d’exemples significatifs a montré la complexité de la démarche d’adaptation de la forme épique à la thématique du texte, apparentée elle-même à celle d’autres textes chrétiens qui ont recours à des moyens d’expression plus variés ou différents. Les choix techniques et sémantiques effectués par chaque auteur, parfois même peut-être pour chaque poème, sont variables et nous échappent, faute de connaître l’ensemble des circonstances et des contraintes de leur composition. Il n’en reste pas moins légitime de chercher à caractériser les options de leurs auteurs. L’une des questions que les poèmes du Codex des Visions posent à la critique et celle des raisons qui peuvent avoir justifié le choix de la forme épique. A nouveau, un détour par les centons homériques chrétiens peut amener un éclairage utile à la compréhension de nos poèmes. En effet, pour les centons homériques chrétiens, l’usage scolaire semble bien avoir été le critère prépondérant de leur composition et de leur utilisation, bien attestée jusqu’à la Renaissance27. La lettre-traité de Saint Basile à ses neveux28, et l’ordre de l’étude des textes littéraires que suppose cet ouvrage, sont également révélateurs : il est d’abord question de lire les textes païens du cursus scolaire traditionnel, dont les poètes épiques, Homère et Hésiode, puis ensuite seulement les sublimes vérités de l’Ecriture ! On voit comment, même sans invoquer les circonstances particulières et fugaces du règne de Julien l’Apostat, il est possible d’imaginer que des auteurs aient cherché à mettre au point des ouvrages idéologiquement et moralement acceptables pour des chrétiens, et destinés à des phases précoces de l’instruction des jeunes élèves.

Dans le cas des paraphrases scripturaires composées dans l’Antiquité tardive, l’usage scolaire semble de même probable, mais la lecture de certaines d’entre elles par Photius, au IXe siècle, donne à penser qu’elles pouvaient être lues pour leur intérêt propre ; le critère de la fidélité au texte-source chrétien est important pour Photius29.

Pour des textes parénétiques ou doctrinaux tels que l’Adresse aux Justes, nous serions enclin à chercher les raisons de l’adoption de la forme épique, et, dans le cas particulier qui nous intéresse, élégiaque, de deux côtés à la fois : la fidélité au souvenir de Dorothéos, qui s’en est servi, d’une part, ce qui nous renvoie à la question épineuse du caractère de la communauté qui en a perpétué le souvenir ; la fonction mnémonique de la forme métrique d’autre part, surtout dans le cas des distiques élégiaques, d’usage courant dans le domaine de l’épigramme et dans des contextes gnomiques. Dans ce cadre, on relèvera la prégnance accrue qui résulte, pour certains thèmes, de leur expression formulaire. La répétition un peu monotone de certains schémas syntactico-métriques, notamment la fréquence de l’utilisation de καὶ pour introduire le second hémisitche des vers à double catalexe30, de même que le retour régulier de formes verbales au début du second hémisitche des hexamètres du début du poème31, pourrait alors relever d’une interprétation moins défavorable que celle que l’on est tenté de proposer de prime abord en taxant l’auteur de pauvreté d’invention.

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1 L’Adresse aux Justes utilise cependant le distique élégiaque, étroitement apparenté à la poésie épique, et traditionnellement associé à des textes parénétiques.

2 Cf. Papyri Bodmer XXX-XXXVII. « Codex des Visions », Poèmes divers, édités avec une introduction générale, des traductions et des notes par A. Hurst et J. Rudhardt (München 1999), p. 10. Cet ouvrage sera désormais cité en abrégé PBOD 30-37.

3 On consultera en particulier à ce sujet la contribution de G. Agosti au présent volume.

4 Cf. les remarques de PBOD 30-37, pp. 10-13, en particulier la table des matières donnée aux pp. 12-13.

5 Sous réserve que l’état du papyrus dissimule une subdivision du texte en deux poèmes, jugée peu probable par les éditeurs.

6 Il peut s’agir aussi de vers d’Hésiode ou d’Apollonios de Rhodes, cas moins fréquent mais attesté, même parfois dans des centons.

7 Cf. l’article d’A. M. Alfieri, « La tecnica compositiva nel centone di Eudocia Augusta », Sileno 14 (1988) 137-156, et la typologie proposée aux pp. 73-86 de mon édition d’une des traditions de centons homériques : Patricius, Eudocie, Optimus, Côme de Jérusalem, Centons homériques (Homerocentra), Introduction, texte critique, traduction, notes et index par A.-L. Rey (Paris 1998). Cet ouvrage sera désormais cité en abrégé Homerocentra.

8 Pour l’utilisation et l’extension de la notion de formule, cf. A. Hurst, « Hexamètres homériques du Codex des Visions de la Bibliotheca Bodmeriana », in : F. Létoublon (éd.), Hommage à Milman Parry. Le style formulaire de l’épopée homérique et la théorie de l’oralité poétique (Amsterdam 1997) 237-249.

9 Cf. A. Hurst, « Hexamètres homériques du Codex des Visions de la Bibliotheca Bodmeriana », cit., 246 s.

10 Cf. PBOD 30-37, 58-60.

11 Il nous paraît préférable de marquer une articulation dans le texte entre les vv. 98 et 99, ce que suggèrent les particules καὶ γὰρ δή, plutôt qu’entre les deux hémistiches du v. 102. Dans cette transition, le retour au cas particulier suit un enchaînement logique soigneusement construit, et la séparation analytique en sections est nécessairement artificielle.

12 Cf. A. Hurst, « Hexamètres homériques du Codex des Visions de la Bibliotheca Bodmeriana », cit., notamment pp. 244-247, et les notices de PBOD 30-37.

13 Amphiaraos est en effet un personnage juste, engagé malgré lui dans un conflit qui lui sera fatal ; le nom de Théoclymène est repris à sa valeur étymologique (Celui-que-Dieu-entend) dans les centons homériques comme épithète du Christ, cf. Homerocentra, XI, 11, et 14 autres occurrences. Il n’y a certes pas d’adéquation étroite entre ces personnages et le héros de l’Adresse aux Justes, mais on peut supposer qu’un connaisseur chrétien de la tradition épique pouvait les associer sans réticence à des personnages de référence de sa communauté.

14 L’hémistiche νῆcoν ἐc ’Ωγυγίην, parfaitement adapté à une reprise au second vers d’un distique élégiaque comme c’est le cas dans l’Adresse aux Justes, est utilisé de manière formulaire pour désigner l’île de Calypso dans l’Odyssée, 1, 85 ; 8, 254 ; 12, 448. L’expression se trouve aussi à d’autres cas ou dans d’autres positions, Od. 6, 172 ; 8, 244 et 23, 333.

15 Pour le terme utilisé et sa traduction, cf. PBOD 30-37, 64.

16 Au sujet de la forme utilisée, cf. PBOD 30-37, 30-31. On notera que χρηcτόc n’est pas un mot homérique, alors que diverses formes du verbe χρίω se trouvent dans l’épopée : la compatibilité avec le vocabulaire épique n’a pas été pour nos poètes un critère du choix de l’orthographe du nom du Christ.

17 Voici les vers en question, tout d’abord Il. 15, 411 / 2 : τέκτονοc … ὅc ῥά τε πάcηc / εὖ εἰδῇ cοφίηc ὑπoθημοcύνῃcιν ’Aθήvηc. Le vers devient, dans le centon L IVb 11 / 12 : πρωτότοκόc θ’, ὅcπερ γένεcιc πάντεccι τέτυκται / εὖ εἰδὼc cοφίηc ὑποθημοcύνῃcι θεοῖο.

18 Ce vers est d’ailleurs bien connu des centonistes, qui l’utilisent dans les Homerocentra, L XLIV 107 et XLV 19.

19 Ce vers homérique est repris à l’identique dans les Homerocentra, L I 62, lorsque le Père évoque devant le Christ le sort des hommes qui refuseront de les reconnaître tous deux ; il ne faut toutefois pas oublier qu’un hexamètre ne peut pas être repris tel quel au second vers d’un distique.

20 Homerocentra, vers L 1 62-3 : ἤ μιν ἑλὼν ῥίψω ἐc Τάρταρον ἠερόεντα / τῆcδ’ άπάτηc κοτέων τὰ μὲν ἔccεται ούκ ἀτέλεcτα.

21 Les deux premiers et le dernier cas sont présentés en détail par A. Hurst, « Hexamètres homériques du Codex des Visions de la Bibliotheca Bodmeriana », cit., 239-43.

22 Cet exemple est analysé par A. Hurst, « Hexamètres homériques du Codex des Visions de la Bibliotheca Bodmeriana », cit., 240 s.

23 On notera qu’il s’agit dans le premier cas, Il. 2, 114, du discours fallacieux d’Agamemnon à l’assemblée, qu’il met à l’épreuve en proposant la fuite ; lors de la seconde occurrence de ce vers, 9, 21, Agamemnon propose sérieusement aux Achéens de fuir, suite à la tournure que prend la bataille. Dans les remplois chrétiens, le diable et la tromperie sont parfois représentés au service de Dieu, et une certaine ambiguïté est commune aux deux textes.

24 L’exemple le plus remarquable se lit aux vers 132 et 162, qui ne diffèrent que par leur premier mot et dont le reste peut être considéré comme une vraie formule : διαβόλου καί ῤ ἀπάτηc κρυερῆc.

25 Le récent article de R. Schembra, « La tradizione manoscritta della I redazione degli Homerocentones », BZ 93 (2000) 162-75, qui prépare une telle édition, et la note bibliographique de nos Homerocentra, donnent accès aux principales informations sur ces textes ; on y ajoutera l’étude de M.D. Usher, Homeric Stitchings. The Homeric Centos of the Empress Eudocia, (Lanham, Maryland, 1998).

26 Cf. à ce sujet les observations présentées dans l’introduction des Homerocentra, pp. 68-72. Notre attitude est peut-être parfois un peu trop sceptique : les ressources de l’interprétation allégorique ont souvent permis aux exégètes du texte homérique de tirer un sens dérivé, généralement moral, des passages les plus scabreux, et il est possible que l’utilisation paradoxale de tels passages dans les épisodes les plus graves du récit évangélique (on pense ici à l’immobilité du Christ en croix, L 44, 44, exprimée par un vers qui se rapporte dans l’Odyssée, 8, 298, à l’immobilité d’Arès et d’Aphrodite enlacés, pris au piège par Héphaïstos !) ait été suggérée par les interprétations allégoriques de l’épisode homérique (cf. Proclus, in Tim., II, p. 27-28 Diehl ; in Rempubl., I, p. 141-2 Kroll ; Theol. Plat. VI, 22, p. 403 ; je remercie le Prof. Th. Gelzer pour ces références), qui peuvent avoir été connues de milieux chrétiens intéressés à la littérature épique.

27 La lettre-préface de l’édition aldine du recueil de poésie chrétienne qui comprend les centons mentionne explicitement cette utilisation.

28 Cf. S. Basile, Aux jeunes gens sur la manière de tirer profit des lettres helléniques, éd. F. Boulenger (Paris, C.U.F. 1935), avec un commentaire dans : Saint Basil on the Value of Greek Literature, ed. by N.G. Wilson (London 1975). La date de ce traité est à chercher vraisemblablement dans les années qui précèdent immédiatement la mort de son auteur, survenue en 379 ; cf. Wilson, cit., p. 9.

29 Photius, Bibl., Cod. 183-4.

30 Cf. les vers 30, 44, 54, 60 peut-être, 84, 90, 114, 130, 132, 136, 162.

31 Formes conjuguées ou participes, aux vers 1, 3, 5, 7, 9, 11.