Book Title

La mythologie et l’Odyssée

Hommage à Gabriel Germain

André HURST

Genève

Françoise LÉTOUBLON

Grenoble

La profondeur de la relation entre la mythologie et l’Odyssée fait partie des raisons qui expliquent le succès constant de l’épopée homérique à travers les siècles. Le colloque qui a eu lieu à Grenoble (MSH-Alpes) du 20 au 22 mai 1999 réunit une bonne quantité des spécialistes internationalement renommés sur la question, qui reste au premier plan des « questions homériques ». La problématique précise consistait à rechercher les relations entre le texte de l’Odyssée et ce que nous savons de la mythologie grecque par d’autres textes, postérieurs à lui ou au mieux contemporains comme la Théogonie d’Hésiode.

Organisé par le Centre d’études homériques en collaboration étroite avec l’équipe franco-italo-suisse qui a déjà coordonné plusieurs rencontres transfrontalières et interdisciplinaires, ce colloque a voulu rendre hommage à la personnalité scientifique d’un homériste français fécond, mais trop peu connu, Gabriel Germain ; sur le plan scientifique, cette rencontre constituait une sorte de « première » : il n’existe aucun ouvrage, individuel ou collectif, publié en français sur la question des relations de l’Odyssée et de la mythologie depuis l’ouvrage publié justement par Gabriel Germain en 1954. Aucun ouvrage, individuel ou collectif n’a adopté cette perspective, pas plus d’ailleurs que celle des relations entre l’Iliade et la mythologie Cette dernière question, à notre sens, aurait risqué de nous entraîner plus loin que nous ne le souhaitions, et de donner un volume impossible à publier, mais nous pourrions l’envisager pour prolonger la perspective inaugurée ici.

Rendre hommage à Gabriel Germain, savant peu connu du grand public, réclame une justification : il est à notre sens l’un des rares homéristes francophones dont l’œuvre ait véritablement marqué le vingtième siècle. Professeur de langue et littérature grecques à l’Université de Rennes, il n’a guère quitté la Bretagne, et n’a peut-être pas fait une « grande carrière » au sens parisien du terme, mais, bien qu’ils n’aient pas été traduits dans les langues étrangères ni réédités, ses deux ouvrages majeurs restent à notre avis aujourd’hui sans véritable concurrent en langue française : il s’agit de Genèse de l’Odyssée. Le fantastique et le sacré, Paris, PUF, 1954, et d’Homère, Paris, éditions du Seuil, collection « Ecrivains de toujours », 1961.

Le premier ouvrage (699 pages) est cité à plusieurs reprises par des spécialistes étrangers internationalement reconnus comme Charles Segal (Singers, Heroes, and Gods in the Odyssey, Ithaca, Comell UP, 1994) ; le second (191 pages, nombreuses illustrations en noir et blanc) serait parfait encore aujourd’hui comme manuel attrayant pour nos étudiants… Dans le site internet Homerica, nous avons retenu sa carte des voyages d’Ulysse (réalisée à partir de Genèse de l’Odyssée) comme alternative la plus plausible aux cartes « réalistes » proposées par exemple par Victor Bérard. Germain a publié en outre en 1954, la même année que Genèse de l’Odyssée, un autre ouvrage, tiré de sa thèse complémentaire, lui aussi injustement oublié, Homère et la mystique des nombres. Le titre de ce livre fait parfois croire bien à tort qu’il s’agit de spéculations fumeuses sur la fonction de cette numération : Germain observe la constance du retour de certains nombres chez Homère (trois, sept, neuf en particulier), alors que d’autres ne s’y rencontrent pas, et par la comparaison avec d’autres traditions, il en conclut que ces nombres ont une valeur religieuse, un caractère sacré et rituel, sans jamais tomber dans le péril de la spéculation gratuite auquel son sujet l’exposait. Son analyse reste constamment claire, constatant parfois nos apories, comme pp. 91-92 : « … le secret, qui est souvent de rigueur, peut subsister autour de tels enseignements et défier les siècles. […] Nous ne sommes donc pas en droit de nier – ni d’ailleurs d’affirmer – l’existence de traditions mystiques au fond d’un sanctuaire ou dans l’intimité d’un genos. Les Anciens ne nous ont pas tout dit. Mieux vaut déclarer que nous sommes incapables de trancher la question. »

Pour composer le programme du colloque, puis établir le plan du présent ouvrage, qui ne pouvait bien sûr pas se limiter à une collection d’articles divers, nous nous sommes inspirés d’une manière assez libre du plan de Genèse de l’Odyssée sans en faire un carcan rigide.

L’ouvrage de Germain se compose en effet de deux grandes parties : « Préhistoire de quelques thèmes odysséens » et « La genèse de l’œuvre et l’auteur ». La première partie se subdivise en cinq éléments, « Rituels archaïques », comportant trois chapitres « Un rituel royal des steppes : l’arc de la royauté et les ‘mariages au concours’ », « Un rituel pastoral : le Cyclope et le culte du bélier », « Un rituel agraire : les pourceaux de Circé » ; puis « Techniques et croyances. La métallurgie, les dieux et les héros », en comporte deux, « Les demeures de bronze » et « Eole et les soufflets à outre » ; « Magie et yoga » se compose de quatre chapitres, « Les troupeaux du Soleil et la magie des chasseurs », « Lit et magie », « Plantes magiques, nourritures d’oubli et toxiques sacrés », « Merveilles du yoga. Magiciens et objets magiques » ; « Quelques êtres surnaturels » est constitué aussi de quatre chapitres, « Circé », « Les Peuples qui ne mangent pas de sel », « Les sujets du roi Force-de-pensée », et « Les animaux voyants » ; « Spéculations archaïques » regroupe la Nekyia et les Sirènes en trois chapitres, « Le Voyage au Pays des Morts », « L’évocation des morts », « Les Sirènes et la tentation du savoir ». Nous avions là une sorte de guide pour structurer les journées de travail et le livre qui les reflète : dans notre première partie, sous le titre « les récits de l’Odyssée et la mythologie », nous avons regroupé les communications correspondant en gros aux premiers chapitres du livre de Germain, mais non au premier chapitre lui-même, car le « rituel de l’arc » qui fait de Pénélope l’objet d’un concours, épisode des chants XIX à XXI de l’Odyssée, par l’aspect comparatif des articles qui en traitent, nous a semblé devoir se placer à la fin du volume plutôt qu’en ouverture, comme chez notre auteur. Nous avons à peu près suivi l’ordre de l’Odyssée avec les articles de Georg Danek sur Charybde et Scylla et de Franco Ferrari sur Circé. Le thème de Protée, qui se situe dans le récit de Ménélas au chant IV de l’Odyssée, parce qu’il comporte des métamorphoses au sens ovidien du mot, nous a semblé se placer de lui-même ici (article d’Apostolos N. Athanassakis). Pour le colloque, nous avions respecté plus rigoureusement l’ordre de l’Odyssée en commençant la première séance par la communication de Christian Abry sur l’épisode du Cyclope, au chant IX. Pour l’ouvrage, nous avons préféré placer cet article, qui interprète la ruse sur le nom propre Outis comme manifestant une sorte d’« Histoire de l’esprit », – Polyphème étant resté à un stade primitif de cette histoire alors qu’Ulysse est parvenu au terme de l’évolution – à la fin de la première partie.

Notre deuxième partie, « L’Aède, le Poète et le Critique », correspond partiellement au livre II de Germain, « La genèse de l’œuvre et son auteur », tout en incluant une dimension qui ne pouvait pas prendre place dans son œuvre, celle de la réception de l’Odyssée jusqu’à l’époque moderne. Cette deuxième partie commence par l’analyse de la poétique odysséenne symbolisée par le pouvoir du chant de Calypso (David Bouvier). Antonios Rengakos analyse ensuite la fonction narrative de la Télémachie. Dimitri N. Maronitis réfléchit sur la relation entre le mythe et l’intrigue (mythos et plokè), à partir d’un épisode-clef du chant XVIII de l’Odyssée : ces trois articles relèvent du point de vue de la « genèse », tandis que l’analyse de l’Alexandra de Lycophron par André Hurst, des scholies du « mythographus homericus » par Franco Montanari, et de la présence d’Homère dans le Peri Apistôn de Palaiphatos par Anna Santoni, se rattachent au point de vue de la réception. C’est également dans cette perspective que nous avons situé l’étude présentée par Patrizia Lombardo sur « Le mépris », un film dans lequel un tournage de l’Odyssée s’inscrit comme référence constante.

Notre troisième partie s’intitule « l’Odyssée et les Autres mondes », et elle correspond à ce que Germain mettait dans ses chapitres sur « le Voyage au Pays des Morts » et dans sa section intitulée « les deux mondes odysséens » : deux articles portent sur la Nekyia, « Le Pays des Cimmériens », par Pierre Brunei, et « Thesphata pant’ eiponta », par Ezio Pellizer. Un article porte sur le monde des Phéaciens et la préhistoire du thème (Bernard Sergent), un quatrième article analyse la difficile question des portes de corne et d’ivoire donnant accès au monde des rêves (Joseph Russo). Caroline Eades, spécialiste des relations entre cinéma et littérature, clôture cette section avec une réflexion sur la réception de la Nekyia homérique dans quelques films importants, montrant l’importance d’Homère pour le Septième art.

Notre quatrième partie enfin innove par rapport au plan adopté par Germain : l’abondance des propositions que nous avions reçues portant sur le thème des rapports entre les sexes et les problèmes familiaux montre bien que c’est l’un des problèmes qui occupent actuellement de nombreux spécialistes d’Homère, dans le cadre des gender-studies à la mode américaine mais non exclusivement : nous avons intitulé cette partie « Dans et autour de l’oikos en Ithaque et ailleurs, ou les hommes, les femmes et la famille », et nous y regroupons la recherche de John M. Foley sur le vrai héros ou la vraie héroïne de l’Odyssée, celle de Nancy Felson sur le paradigme de la paternité dans l’Odyssée, puis celle, élaborée et présentée en commun, de Jean-Michel Renaud et Paul Wathelet sur l’initiation de Télémaque.

Comme on l’a vu plus haut, le livre de Gabriel Germain commence par un chapitre sur le rôle de l’arc dans le « rituel royal des steppes » : c’est par ce point que nous avons choisi de terminer le volume, en mettant les deux recherches portant sur ce thème, signées respectivement par Pierre Sauzeau et par Nick Allen, dans la perspective des relations entre hommes et femmes et de l’initiation de Télémaque : ces deux articles permettent en effet dans la dernière partie du volume une ouverture sur les recherches de mythologie comparée (déjà représentée dans les articles précédents, par exemple par l’article d’A.N. Athanassakis), telle que Gabriel Germain la pratiquait déjà avec une qualité d’information et de méthode, ainsi qu’une largeur de vue que nous pouvons encore tenir pour des modèles.

La préparation des index a aussi réclamé du temps et de la patience : nous espérons qu’ils faciliteront la consultation de l’ouvrage.

Remerciements

Dans la mesure du possible, les articles des spécialistes non francophones ont été traduits en français avec des collaborations diverses : ainsi, dans l’ordre du volume, pour Ezio Pellizer, Nancy Felson et Nick Allen. Pour la plupart des articles présentés oralement en allemand, anglais ou italien, nous avons toutefois préféré conserver la langue dans laquelle chaque article a été pensé et écrit : ces langues se côtoient et alternent donc au cours du volume avec le français, ce qui témoigne de la diversité des influences exercées par l’auteur auquel nous rendons hommage et des intérêts que son œuvre a suscités tout en manifestant le caractère de plus en plus international des rencontres organisées par notre équipe, d’abord franco-suisse, puis franco-italo-suisse, développant maintenant des relations dans de nombreux pays européens ou non. Nous remercions vivement tous les participants de leur collaboration enthousiaste et de la qualité scientifique qu’ils ont apportée à nos échanges, et particulièrement les membres du comité scientifique qui ont suscité des collaborations et animé les discussions. Nous ont apporté une aide précieuse pour la traduction orale et écrite de certains articles plusieurs collègues et collaborateurs du centre d’études homériques, en particulier Isabelle Cogitore pour l’italien, Caroline Eades pour l’anglais, et Katerina Alexopoulou qui a servi d’interprète pour toute la durée du colloque au Professeur Dimitri N. Maronitis. Plusieurs étudiants-chercheurs ont participé à l’accueil et l’organisation au cours du colloque, qu’ils trouvent ici l’expression de notre gratitude.

Enfin, nous remercions les organismes qui nous ont aidés et soutenus pour l’organisation du colloque et sa publication : le conseil scientifique de l’Université Stendhal – Grenoble 3, la Ville de Grenoble pour l’organisation, la Région Rhône-Alpes et l’Association Transfrontalière Universitaire pour la publication, et les éditions Droz pour leur compétence éditoriale. Tous ces concours ont pris du temps, nous espérons que le délai entre le colloque et sa publication sera compensé par la qualité du volume, du point de vue du contenu comme de la présentation matérielle.