Le pouvoir de Calypso
À propos d’une poétique odysséenne
Avertissement : tout au long de ces pages, je m’efforce de distinguer le compositeur ou poète de l’Odyssée – la personne à qui l’on doit l’Odyssée telle qu’elle nous est parvenue – de l’aède tel que pouvaient l’être des figures comme Démodocos ou Phémios décrites dans l’Odyssée. Pour des raisons que cette étude justifiera, j’évite donc de parler de l’aède de l’Odyssée pour désigner son compositeur. J’évite également le nom d’Homère pour ne rien suggérer d’un poète générique à qui l’on devrait et l’Iliade et l’Odyssée.
1. Introduction
Dans son livre sur La Genèse de l’Odyssée, paru en 1954, Gabriel Germain s’arrête quelques pages durant sur la figure de l’aède dans les poèmes homériques. Après d’autres, il relève et souligne à ce propos un contraste frappant : si l’Iliade « donne peu de relief aux poètes de métier » et ne désigne « nommément d’autre aède que Thamyris », l’Odyssée, « tout au contraire, a tracé de façon très développée deux portraits d’aèdes qui concordent dans leurs grands traits » et qui insistent sur la dimension divine de l’inspiration poétique1.
Rien de très nouveau jusqu’ici. Germain rappelle lui-même que ce contraste avait été reconnu, bien avant lui, par des commentateurs aussi différents qu’Eustathe et Sainte-Beuve qui voyaient chacun, dans cet éloge odysséen de l’aède, une vanité d’auteur, un procédé habile par lequel le poète de l’Odyssée aurait indirectement procédé à sa propre publicité. C’est à mon avis tout au mérite de Germain que d’avoir insisté, dès 1954, sur la faiblesse de cette explication à la fois trop simple et trop simpliste. Pour Germain, c’est la conception même de la poésie qui est en cause. S’inspirant d’une suggestion de M. P. Nilsson, il propose, avant bien d’autres, de chercher dans le contexte socio-économique et dans l’évolution des idées religieuses de l’époque les raisons qui ont pu pousser le compositeur de l’Odyssée à évoquer si directement la valeur et la dimension divine du travail des aèdes. Citons ici sa conclusion :
On peut voir là autre chose qu’une émancipation personnelle. L’aède, en se campant lui-même sous les traits de l’inspiré, défend tout aussi bien sa profession. Dans une société dont on sent, même à travers le poème, le développement économique, l’épopée qui ne peut plus réclamer de prestige proprement religieux comme en des temps plus primitifs, risque de passer pour une distraction d’un moment, l’aède pour un amuseur. La dignité sacrée de l’inspiration éprouve alors le besoin de s’affirmer avec d’autant plus d’énergie2.
A l’époque de Germain, il était difficile d’en dire plus en si peu de mots. Un demi-siècle plus tard, plus que la formulation précise de cette conclusion qui mérite d’être revue, c’est à l’intuition qui l’habite que je voudrais rendre hommage : elle ouvre une piste que la multitude des études consacrées à l’aède homérique a omis d’explorer et qui n’en est pas moins essentielle3. Germain est, dans le monde francophone au moins, le premier à avoir nettement perçu que les multiples références de l’Odyssée à la poésie et aux aèdes devaient être comprises en fonction d’un développement économique et social qui obligeait l’aède à redéfinir sa fonction. L’intention était-elle vraiment de réaffirmer avec plus d’énergie la dignité sacrée de l’inspiration ? Sur ce point, j’irai moins vite que Germain parce qu’ici les choses apparaissent aujourd’hui beaucoup plus complexes. Et l’on verra que le compositeur d’un poème comme l’Odyssée devait défendre son art en jouant sans doute un double jeu. C’est ce dont j’aimerais traiter ici en m’inspirant de l’intuition initiale de Germain.
2. Conceptions poétiques de l’Iliade et de l’Odyssée : l’invocation aux Muses
Partons du consensus que nous avons évoqué : il est indiscutable que l’Odyssée accorde à la musique, aux chants et aux aèdes une attention toute particulière. Si l’Odyssée ne fait que suivre la tradition épique dont elle est l’héritière quand elle parle de l’aède « divin » (θεῖος) ou du chant « inspiré par les dieux » (θεσπέσιος)4, dans le cas des aèdes qu’elle décrit dans son intrigue, elle se plaît à souligner avec insistance cette image d’une origine divine de la musique chantée5. Démodocos doit son art à la Muse qui lui « a donné (δίδου) la douceur du chant » en contrepartie de la cécité ; quand il prend sa cithare, c’est la Muse qui l’entraîne à chanter (ἀνῆκεν ἀειδέμεναι) les exploits des héros6. De son côté, tout en se disant αὐτοδίδακτος, Phémios précise en XXII 348 : « Un dieu fait naître (ἐνεϕύσεν) en moi des poèmes de toutes sortes ». Un peu différemment Ulysse se plaît, lui, à constater que la Muse « a enseigné (ἐδίδαξε) leurs chants aux aèdes » ; Eumée constate enfin qu’il n’y a rien de plus beau que d’écouter l’aède « instruit » (δεδαώς) par les dieux7. Mais tout le problème est de savoir si le compositeur de l’Odyssée s’est véritablement identifié à ces aèdes inspirés ou instruits par les Muses qu’il décrit dans son poème. Contrairement à la grande majorité des critiques, je crois que ce n’est absolument pas le cas.
Pour avancer, il importe ici de distinguer la poétique de l’Iliade de celle de l’Odyssée. Si le compositeur de l’Iliade semble peu enclin à mêler des aèdes à l’intrigue de son récit et s’il ne s’attarde guère à décrire ce que pourrait être l’origine de leur inspiration, il ne manque pas en revanche de nous rappeler à plus d’une reprise la dimension divine de son propre chant. Après avoir invoqué la Muse dans le vers inaugural de son poème, il éprouve à plusieurs reprises, dans la suite de son chant, le besoin de renouveler cet appel initial pour s’assurer du soutien constant de sa protectrice divine, notamment avant le Catalogue des vaisseaux, véritable exercice de virtuosité mnémonique8. Ce n’est sans doute pas une coïncidence si l’on trouve au milieu même de ce catalogue l’unique aède dont l’Iliade se soucie de préciser le nom et l’histoire : Thamyris dont la mésaventure constitue l’exemple parfait du danger qu’encourt tout poète qui conteste ou défie l’autorité des Muses. Car, en plus de la vue, les Muses ont ravi à Thamyris qui les provoquait son chant divin (ἀοιδὴν θεσπεσίην) et son art de citharède9. Placée sous le signe d’un appel répété aux Muses, l’Iliade affirme pleinement son origine divine. En cela, il y a une analogie évidente entre le compositeur de l’Iliade et une figure comme Démodocos : l’un et l’autre reconnaissent pleinement l’autorité de la Muse. Est-ce également le cas pour le compositeur de l’Odyssée ? Ici les choses se révèlent beaucoup plus complexes.
Si le compositeur de l’Odyssée se plaît à rappeler le lien qui unit un aède comme Démodocos à la Muse, il semble beaucoup moins enclin à rappeler l’influence que la déesse de la poésie exerce sur son propre chant. Certes, comme l’Iliade, l’Odyssée s’ouvre sur une invocation à la Muse ; mais alors que le poète de l’Iliade ne manque pas, tout au long de son chant, de renouveler à plusieurs reprises son invocation, le poète de l’Odyssée, lui, ne le fait jamais. Tandis que le poète de l’Iliade se soucie de rappeler la subordination de sa voix à une instance divine, le poète de l’Odyssée en arrive lui à oublier, au fil de son chant, la divinité censée gouverner sa mémoire. Comment, dans un chant aussi long, le poète peut-il progresser sans se rappeler à l’autorité de la divinité traditionnellement reconnue comme la patronne de la mémoire ? Faut-il soupçonner, dans l’Odyssée, une volontaire mise à distance de la Muse en tant qu’inspiratrice ? Le fait est qu’à la fin du poème la Muse n’occupe plus la position d’inspiratrice mais celle de simple personnage pleurant aux funérailles d’Achille telles que les décrit l’âme d’Agamemnon10. Mais jusqu’à quel point assiste-t-on vraiment, dans l’Odyssée, à une relégation de la Muse en tant qu’instance inspiratrice du poème ? D’autres indices permettent-ils de creuser cette voie ?
3. L’infortune des aèdes odysséens
Dans une poésie remettant en cause l’autorité inspiratrice de la Muse, l’évocation de différentes performances musicales ne risque-t-elle pas de revêtir une dimension critique ? Dimension critique qui serait alors la conséquence logique de la mise en cause du pouvoir inspirateur des Muses ; pour avoir une vue critique sur la poésie, il importe d’abord de se soustraire à l’autorité de sa patronne.
Qu’en est-il alors des chants des différents aèdes évoqués dans l’intrigue de l’Odyssée ? A bien y regarder – à une exception près mais qui n’en sera pas moins révélatrice –, ces chants idéalisent moins l’inspiration d’une Muse toute puissante qu’ils ne dénoncent les limites ou l’envers du plaisir musical. Commençons par Phémios, l’aède d’Ithaque. Quand il prend sa cithare au tout début du poème, le compositeur de l’Odyssée précise d’emblée qu’il va chanter « sous la contrainte des prétendants »11. Chantée à contrecœur pour réjouir un public impudent, sa musique, qui évoque – on le saura plus tard – le retour malheureux des Achéens, apparaît comme le contrepoint antinomique de l’Odyssée : au chant qui réjouit les prétendants12 et qui fait pleurer Pénélope s’oppose bien sûr l’Odyssée dans son ensemble. Ainsi la voix de Phémios est-elle recouverte par la conversation de Télémaque et d’Athéna ; entre le chant de Phémios et celui du compositeur de l’Odyssée, il n’y a ni recoupement ni correspondance mais opposition. En XXII 330, Ulysse retrouve Phémios. Peu sûr de lui et témoin du massacre des prétendants, l’aède craint pour sa propre vie ; embrassant les genoux de son maître, il le supplie de l’épargner. C’est une image forte et significative. Dans l’Iliade, un héros comme Hector meurt avec l’espoir que les aèdes du futur le chanteront et le feront passer à la postérité : c’est que l’aède iliadique détient le pouvoir de sauver d’un oubli pire que la mort le renom des héros. Dans l’Odyssée, tout au contraire, on rencontre un aède impuissant qui s’en remet au héros. L’Iliade chantait le pouvoir de l’aède sur l’histoire des héros ; l’Odyssée chante le pouvoir de vie ou de mort détenu par un héros comme Ulysse sur un aède comme Phémios.
Le deuxième aède évoqué par l’Odyssée est encore plus malheureux que Phémios. Il s’agit du chanteur qu’Agamemnon, avant son départ pour Troie, avait laissé auprès de Clytemnestre pour qu’il veille sur elle. Agamemnon parti et son épouse séduite par Egisthe, l’aède est chassé sur une île déserte, livré en pâture aux oiseaux13. Quel que soit leur pouvoir, les Muses ne peuvent rien pour ce pauvre aède dont le chant n’a pas su séduire ses ennemis.
Le dernier aède qu’on peut citer, le plus important aussi, est Démodocos, l’aède des Phéaciens, attaché à la cour d’Alcinoos et d’Arété. Il est lui plus fortuné que les deux autres ; mais une série de détails invite ici encore à nuancer la thèse d’un processus d’autocélébration qui voudrait reconnaître en Démodocos l’image idéale du poète de l’Odyssée. Durant la visite d’Ulysse, Démodocos est invité à chanter à quatre reprises mais, une fois seulement, il aura la chance de conduire son chant jusqu’au bout, lorsqu’il évoque les amours adultères d’Arès et d’Aphrodite et le savoir technique d’Héphaïstos qui conçut un piège ingénieux pour surprendre les deux amants : c’est l’exception que je viens d’évoquer et l’on verra que ce n’est sans doute pas un hasard si ce chant qui célèbre l’intelligence technicienne est le seul que l’Odyssée reproduise en entier14. A deux autres reprises, parce qu’il chante des événements de la guerre de Troie qui réveillent le chagrin d’Ulysse, Démodocos est interrompu par Alcinoos qui a surpris les larmes de son hôte. On peut alors s’interroger sur la prétention du roi phéacien qui avait présenté Démodocos comme cet aède « à qui une divinité donnait de pouvoir charmer (τέρπειν) son auditoire quelle que fût la manière dont il conduisait sont chant » (Od. VIII 44-45). Sans mettre en doute la qualité du chant de Démodocos qui semble d’autant plus grande qu’il sait émouvoir Ulysse, on peut, en revanche, noter que l’art de la Muse échoue ici à transformer le chagrin en joie contemplatrice15. Le pouvoir enchanteur de la « mimésis » dont Aristote se fera le théoricien est ici mis en échec. Les Sirènes aussi chantent les malheurs des Achéens – le sujet de leurs chants est le même que celui de Démodocos – mais leur voix est telle qu’Ulysse brûle alors du désir de les entendre jusqu’au bout16.
Reste le dernier chant de Démodocos, celui qu’il entonne lors du festin d’adieu, mais déjà Ulysse ne l’écoute plus. Quoi qu’il en soit de la qualité de ce chant, le héros n’a cesse de « tourner la tête vers le soleil radieux, impatient de le voir se coucher », puisque alors serait l’heure de son départ17. Est-ce à dire que ce dernier chant a perdu tout pouvoir enchanteur ? Le fait est que l’Odyssée n’a rien à en dire sinon qu’il échoue à calmer l’impatience du héros. Mais on peut aussi penser qu’après le récit d’Ulysse, rapporté dans l’épisode précédent, il n’est plus aucun chant ni récit qui mérite d’être entendu. Mais, justement, attardons-nous sur ce récit d’Ulysse aux Phéaciens.
4. L’identification du compositeur de l’Odyssée avec Ulysse
Si le compositeur de l’Odyssée marque quelque réticence à se reconnaître comme le porte-parole de la Muse, si parmi les performances poétiques qu’il évoque il n’en rapporte dans le détail qu’une seule, on peut observer, en contrepartie, qu’il n’hésite aucunement à prêter sa voix à Ulysse et cela pour un récit qui occupe plus de 2200 vers. Dans la perspective d’une analyse attentive à la dimension psychologique de l’activité créatrice des poètes antiques, le passage du style indirect au style direct, l’identification du compositeur avec l’un ou l’autre de ses personnages est un fait important. Dans la République, Platon a été l’un des premiers à le comprendre en dénonçant le danger, en poésie, du discours « mimétique ». En prêtant sa voix à ses personnages, en s’identifiant trop directement à eux, l’aède épique court le danger, selon Platon, de s’oublier lui-même et de perdre le contrôle de son chant. Pour aller dans le sens de cette thèse platonicienne, il n’est pas sans intérêt de relever que le compositeur de l’Iliade évite systématiquement de prêter trop longtemps sa voix à un même personnage comme s’il était conscient du danger souligné, plus tard, par Platon. Les plus longues tirades des personnages de l’Iliade n’excèdent jamais plus de 400 vers. A l’opposé de cette prudence iliadique, le compositeur de l’Odyssée n’hésite pas, lui, à prêter sa voix à Ulysse pour une tirade de plus de 2200 vers (chants IX-XI), une tirade qui n’est interrompue un bref instant que pour être relancée aussitôt par la reine Arété ainsi que par le roi Alcinoos qui ne manque pas d’encourager son hôte en le comparant à un aède18. Une comparaison qui n’a pas toujours été comprise à sa juste valeur. Mais avant d’y arriver, arrêtons-nous sur un point particulier. S’il est toujours important de vérifier auxquels de ses personnages un poète s’identifie le plus volontiers, dans l’Odyssée l’assimilation de la voix du compositeur avec celle de son héros est d’autant plus importante qu’Ulysse est le représentant d’une forme de rhétorique qui s’oppose nettement à l’art poétique et musical des aèdes tel qu’il est défini au moins dans l’Iliade. On devine ici la tension plus particulière dont va se révéler l’objet la comparaison, à peine mentionnée, d’Ulysse à un aède.
5. Chant des aèdes et parler d’Ulysse
Les aèdes et les compositeurs épiques étaient parfaitement conscients du travail et du savoir technique nécessaires à la composition de leurs chants. Mais singulièrement, si l’on s’en tient à l’Iliade, il apparaît que la dimension technique de ce savoir n’est pas mise en avant19. C’est que l’aède traditionnel (auquel le compositeur de l’Iliade peut être comparé) est obligé, s’il veut donner à son chant une caution divine, de se présenter comme le porte-parole d’une divinité. A en croire l’invocation iliadique du catalogue des vaisseaux, le compositeur de l’Iliade ne sait rien par lui-même : οὐδέ τι ἴδμεν20. Allons plus loin, dans l’Iliade (je ne parle pas ici de l’Odyssée), les verbes « apprendre » (μανθάνω, *δάω), « enseigner » (διδάσκω, *δάω avec valeur causative), « savoir » (οἶδα) concernent la chasse, l’art du charpentier ou du forgeron, la médecine, la guerre, l’art équestre, l’art mantique ou les travaux du tissage mais jamais l’art du chant21. Car la musique est perçue comme un « état d’esprit »22 analogue, par exemple, au courage qui est aussi communément dans la poésie homérique le résultat d’une intervention divine. La Muse « donne » (δίδωμι) le chant à l’aède comme Athéna « donne » l’« ardeur » (μένος) et la « bravoure » (θάρσος) à Diomède23. Phémios parle, lui, de la Muse qui lui « insuffle » (ἐνέπνευσε) son chant ; or ce verbe « insuffler » (ἐμπνέω) est régulièrement employé pour signifier l’action du dieu qui insuffle le μένος ou le θάρσος au guerrier qui se lance au combat ; dans la poésie homérique, courage et bravoure se reçoivent et se méritent plus qu’ils ne s’apprennent24. Entendons bien, il ne s’agit en aucun cas de suggérer ici que l’aède homérique était inconscient de la dimension technique et du travail d’apprentissage que son art exigeait. C’est uniquement la façon dont il se représente son activité qui est en cause : il apparaît ainsi que le compositeur de l’Iliade a passé sous silence ou refoulé les expressions ou les métaphores qui pouvaient assimiler trop directement son chant à un produit technique pour privilégier en revanche l’image d’un chant transmis (et non enseigné25) par la Muse.
Venons en au parler d’Ulysse auquel le compositeur de l’Odyssée a tendance à s’identifier. Le héros « aux mille tours » est aussi celui qui sait jouer à retourner les mots comme l’a justement démontré P. Pucci : Ulysse « aux discours fallacieux, aux paroles rusées, à la pensée tortueuse »26 est indiscutablement un maître du parler. Lui qui connaît les ruses variées et les pensées solidement jointes (μήδεα πυκνά)27 construit son discours comme le charpentier qui assemble les pièces de bois ou comme l’ouvrière qui tisse une trame28. Au chant III de l’Iliade, Anténor parle de lui en ces termes :
Quand l’industrieux Ulysse à son tour se dressait, il restait là, debout, sans lever les yeux, qu’il gardait fixés à terre ; il n’agitait pas le sceptre ni en avant ni en arrière, il le tenait immobile et semblait lui-même ne savoir que dire. Tu aurais cru voir un homme qui boude ou, tout bonnement, a perdu l’esprit. Mais à peine avait-il laissé sa grande voix sortir de sa poitrine, avec des mots tombant pareils aux flocons de neige en hiver, aucun mortel alors ne pouvait plus lutter avec Ulysse, et nous songions moins désormais à admirer sa beauté29.
Dans l’Iliade, l’image de la neige qui tombe est associée aux adjectifs θαμέες et ταρϕέες, deux adjectifs synonymes qui indiquent la qualité d’objets disposés en ordre serré ou intervenant à des intervalles courts et réguliers30. L’image de la neige qui tombe évoque un parler au débit régulier et ordonné. Ajoutons qu’Ulysse est aussi le représentant le plus parfait, avec Nestor, de cette intelligence combinatrice qui est le propre d’Athéna, d’Héphaïstos, des charpentiers et des tisseurs. Ulysse n’est jamais l’homme d’un langage inspiré mais tout au contraire le champion d’une maîtrise verbale qui relève du savoir technique. Mais, parmi les qualités de son parler, il en est une qui m’intéresse plus que les autres, celle de la pertinence et du bel agencement de son propos, exprimée par deux formules qui vont ici retenir mon attention : κατὰ μοῖραν et κατὰ κόσμον, deux formules qui ne sont pas exactement équivalentes, ni point de vue métrique ni du point du vue du sens, mais qui semblent bien renvoyer à une même idée de bon ordre31.
6. Κατὰ μοῖραν, κατὰ κόσμον
Est κατὰ μοῖραν ou κατὰ κόσμον ce qui correspond au bon ordre des choses et qui est fait aussi en bon ordre. D’un sacrifice exécuté selon les règles, l’Iliade dit qu’il est accompli κατὰ κόσμον, alors que l’Odyssée parle d’un animal sacrificiel découpé comme il sied, κατὰ μοῖραν ; κατὰ κόσμον décrit les armes qui sont bien rangées et bien alignées ; d’Arès qui est intervenu dans la bataille sans avoir l’assentiment de Zeus, ou bien d’Hector qui prend les armes de Patrocle, il est dit qu’ils n’agissent pas κατὰ κόσμον ; au Cyclope qui vient de dévorer deux de ses compagnons, Ulysse reproche de n’avoir pas agi κατὰ μοῖραν ; Thersite prononce des paroles ἄκοσμα et parle οὐ κατὰ κόσμον quand il défie Agamemnon (notons qu’il revient à Ulysse de le faire taire)32, en revanche, d’un héros qui dit ce qu’il faut, quand il faut et comme il faut, il est dit qu’il parle κατὰ μοῖραν33. Parmi les déesses, Athéna est plus qu’une autre, celle qui sait parler κατὰ μοῖραν et, parmi les hommes, ce sont Nestor et Ulysse, deux protégés d’Athéna, connus pour leur intelligence sage et ingénieuse.
Dira-t-on toujours que l’oubli de la Muse en tant qu’inspiratrice est dans l’Odyssée une simple coïncidence ? En aucun cas, on ne saurait négliger le fait que le compositeur de l’Odyssée n’hésite pas, en revanche, à confondre sa voix avec celle d’un héros qui se révèle être le représentant modèle d’une forme de rhétorique caractérisée par une intelligence ingénieuse et habile à combiner, d’un héros, on va le voir, qui sait parler conformément à l’ordre des choses : κατὰ μοῖραν ou κατὰ κόσμον.
7. La joute entre l’aède et le héros au parler habile
Avant de retrouver la comparaison qui assimile Ulysse à un aède – une comparaison dont on devine mieux l’enjeu maintenant qu’Ulysse nous est apparu comme le détenteur d’une technique oratoire qui lui est propre – il m’importe de m’attacher encore aux deux formules κατὰ κόσμον et κατὰ μοῖραν pour examiner l’épisode où elles reviennent avec le plus d’insistance. Il s’agit de la première partie du séjour d’Ulysse chez les Phéaciens, jusqu’au moment où Ulysse invite Démodocos à chanter le récit de la construction (κόσμον) du cheval de Troie. La première occurrence est en Od. VII 227, lorsqu’Ulysse vient de parler pour la première fois devant les Phéaciens qui lui sont aussitôt favorabies car il a parlé κατὰ μοῖραν. Un peu plus tard, alors que se déroule le spectacle des jeux, Laodamas, fils du roi Alcinoos, propose à ses jeunes camarades d’éprouver leur hôte aux jeux et Euryale l’encourage dans ce défi en lui disant qu’ainsi il parle bien, κατὰ μοῖραν (VIII 141). Comme Ulysse repousse le défi, c’est Euryale qui vient le relancer avec une arrogance qui tient de l’insulte ; Ulysse rétorque alors qu’Euryale n’a pas parlé κατὰ κόσμον (VIII 179) et que l’art du beau et du bon parler n’est pas donné à qui veut. Enfin après qu’Ulysse a malgré tout répondu à la provocation et fait connaître sa force, c’est le roi Alcinoos lui-même qui, avec un certain retard, exige d’Euryale qu’il présente ses excuses à leur hôte pour n’avoir pas su lui parler κατὰ μοῖραν (VIII 397)34. Κατὰ κόσμον, κατὰ μοῖραν, les formules alternent et se succèdent pour évoquer, parallèlement aux concours athlétiques des jeunes Phéaciens, une dispute verbale entre Ulysse et Euryale : au héros qui sait parler comme il convient s’oppose le langage mal à propos d’Euryale. Or toute cette scène est aussitôt suivie d’un banquet où Ulysse invite l’aède Démodocos à produire un nouveau chant :
Démodocos, je t’estime bien au-dessus de tous les mortels : ou c’est la Muse, fille de Zeus, qui t’enseigna (ἐδίδαξε) tes chants, ou c’est Apollon ; car tu chantes avec une trop belle ordonnance (λίην γὰρ κατὰ κόσμον) le malheur des Achéens, tout ce qu’ils ont accompli, tout ce qu’ils ont souffert, tous leurs travaux ; on dirait que tu étais présent en personne, ou bien tu as entendu le récit d’un témoin. Allons, change de sujet, chante (ἄεισον) l’arrangement du cheval de bois (ἵππου κόσμον), qu’Epéios construisit avec l’aide d’Athéna, et que par ruse l’illustre Ulysse introduisit dans l’acropole après l’avoir rempli d’hommes, qui mirent Ilios à sac. Si tu me contes cette aventure dans l’ordre exact (κατὰ μοῖραν καταλέξῃς), je proclamerai aussitôt devant tous les hommes, que la faveur d’un dieu t’a octroyé ton chant divin35.
Je n’hésite pas à voir dans cette tirade d’Ulysse un véritable défi lancé à Démodocos. D’abord parce qu’Ulysse veut vérifier la qualité de l’inspiration divine de Démodocos et qu’en cela il la relativise nécessairement. Ulysse n’exclut pas la possibilité que Démodocos puisse tenir son chant non pas des Muses ou d’Apollon mais pour l’avoir entendu de quelqu’un d’autre (ἄλλου ἀκούσας)36. Ce qui revient à suggérer que l’inspiration divine ne peut être systématiquement reconnue ; elle n’est plus une donnée absolue mais peut être jugée au nom de critères techniques et peut même être confondue avec le simple savoir humain d’un témoin bien informé des faits. Ulysse a ainsi besoin de vérifier et de tester les compétences de Démodocos, alors seulement il ira dire que c’est un dieu qui l’inspire. En moins de dix vers, Ulysse emploie, avec ce qui ressemble à une insistance, chacune des deux formules que nous avons examinées. On est alors surpris de retrouver pour juger le chant de l’aède des formules qui viennent d’être employées pour juger le parler d’un jeune homme impudent. Le propos d’un aède inspiré par la Muse n’a pas à être κατὰ κόσμον ou κατὰ μοῖραν dans la mesure où il transcende ces critères par sa qualité absolue. Mais c’est tout le problème de ce passage qu’Ulysse y relativise l’inspiration de la Muse pour la comparer à une technique dont elle ne serait non plus l’inspiratrice mais l’instructrice. Notons que c’est Ulysse qui introduit l’idée que la Muse « enseigne » ses chants à l’aède ; là où la tradition parlait en termes de « don » et d’« inspiration », il parle lui en termes d’instruction37.
Mais surtout, il apparaît qu’Ulysse défie l’aède au nom d’une qualité qui est la sienne. Ce n’est pas une coïncidence s’il l’invite à chanter un épisode qui rappelle son génie inventif et comment il sut agencer la ruse du cheval de bois, véritable chef d’œuvre de charpenterie réalisé par Athéna et Epéios, selon le plan d’Ulysse. On devine aussi maintenant pourquoi Ulysse avait tant apprécié le chant des amours d’Arès et d’Aphrodite où triomphait l’habileté technicienne d’Héphaïstos. Or voilà que cette intelligence combinatrice, Ulysse veut, non plus en entendre le récit, mais pouvoir la retrouver dans la structure même du chant. Démodocos est éprouvé sur un terrain qui est celui de son auditeur et il ne faudra pas attendre longtemps pour vérifier que, mieux encore que Démodocos, c’est Ulysse qui s’impose comme le maître du discours bien agencé, qui sait dire ce qu’il faut comme il faut.
Si dans mon inventaire précédent des formules κατὰ μοῖραν et κατὰ κόσμον, nous avons rencontré maints exemples d’un « parler » (εἰπεῖν) conforme au bon ordre, dans sa tirade, Ulysse attend de Démodocos non pas qu’il « parle » mais qu’il « déroule » ou qu’il « énumère » (καταλέγειν) les parties de son chant dans le bon ordre : κατὰ μοῖραν καταλέξῃς. Or, l’expression κατὰ μοῖραν καταλέγειν n’est employée dans la poésie homérique que dans trois autres passages, tous trois odysséens. Une première fois au chant III 331, où Athéna félicite Nestor d’avoir si bien su « dérouler » à Télémaque le récit de son retour ; les deux autres occurrences sont bien plus intéressantes encore puisqu’elles sont employées par Ulysse dans le long récit qu’il adresse aux Phéaciens et pour décrire sa propre compétence. Il me suffit ici d’examiner la première de ces deux occurrences. En X 14-16, Ulysse rappelle à ses auditeurs phéaciens comment, chez Eole déjà, il avait su réciter dans le bon ordre tous les malheurs et les retours des Achéens :
Tout un long mois, Eole me fêta m’interrogeant sur tout, sur Troie, sur les vaisseaux des Grecs, sur leur retour ; et moi, je lui racontais tout dans Tordre (πάντα κατὰ μοῖραν κατέλεξα).
Savoir dire les choses dans le bon ordre, voilà le talent qu’Ulysse se reconnaît. Mais à propos, d’où tient-il ici le savoir entier qui lui permet de parler, non seulement de la guerre de Troie mais aussi du retour des Achéens en général ? Lorsqu’il est chez Eole, Ulysse n’a encore rencontré ni les âmes de l’Hadès ni les Sirènes. Il lui est donc impossible de savoir quoi que ce soit du retour des Achéens. D’où s’arroge-t-il alors la compétence de traiter d’un sujet qu’il ne connaît pas, lui qui n’invoque aucune Muse ?
Une chose est certaine en demandant à Démodocos de raconter l’histoire du cheval de Troie dans l’ordre, Ulysse demande à l’aède de faire preuve d’une qualité dont il est, sans l’aide d’aucune divinité, le maître incontesté. Dans la joute oratoire qui oppose indirectement Ulysse et Démodocos, je ne chercherai pas un vainqueur ni un perdant, il me suffit de constater que l’Odyssée se plaît à opposer deux conceptions rhétoriques différentes. Elle ne discrédite pas du tout l’art des aèdes mais elle le relativise et, en cela, je dirais volontiers que l’Odyssée esquisse une première forme de critique poétique. Plus qu’à une publicité de l’inspiration divine, on assiste, dans l’Odyssée, à la revendication d’une technique de composition dont le parler subtil d’Ulysse apparaît comme le parfait exemple. Mais n’omettons pas un point essentiel : si, dans l’Odyssée, Ulysse se révèle aussi bon conteur que Démodocos et si cela remet en cause le prestige traditionnel de la Muse, il importe de souligner avec force que, dans cette joute, le meilleur narrateur n’est ni Démodocos ni Ulysse mais bien le compositeur même de l’Odyssée.
Faut-il dire que nous assistons à une remise en cause fondamentale du pouvoir de la Muse ? Je crois qu’il faut nuancer la réponse. C’est sans nul doute une autre conception de la création poétique qui est en train de s’affirmer ici. Je parle bien d’une « autre » et non pas d’une « nouvelle » conception. A bien regarder le matériel indo-européen, il apparaît que la création poétique a été très tôt assimilée à un art de l’ajustement ou à une technique du bel agencement38. Ce qui est intéressant est que cette autre conception ou représentation du pouvoir et du savoir poétiques, refoulée dans un poème comme l’Iliade, ressort soudain dans l’Odyssée, sans doute – et ici je retrouve G. Germain – en raison d’une évolution économique, sociale et politique de la Grèce archaïque mais aussi parce que le sujet de l’Odyssée s’y prêtait.
Ce que l’Odyssée prouve, c’est qu’un héros comme Ulysse peut parler aussi bien qu’un aède alors même qu’il n’en est pas un : c’est tout l’intérêt de la comparaison faite par Alcinoos. Comprenons par là que le compositeur de l’Odyssée s’ingénie à suggérer habilement que son talent poétique peut relever tout aussi bien de l’art de la Muse que d’une intelligence combinatrice qui jusque-là était le propre d’Ulysse et que, pour des raisons religieuses, l’aède traditionnel n’aurait pas osé revendiquer trop haut : son chant devant être perçu comme une parole divine. On peut parler ici d’une forme d’autocritique de la tradition épique qui nous invite à réfléchir sur l’origine de l’autorité des Muses. Mais ce qui m’intéresse le plus – et ici je justifie enfin le titre de cette étude – c’est que cette autocritique de l’épopée est productrice de nouvelles données mythologiques.
8. Le pouvoir de Calypso
Examinons une dernière fois les récits d’Ulysse chez les Phéaciens. J’ai répété plusieurs fois que l’un des exploits du héros était de pouvoir dérouler ces récits fascinants sans l’aide d’aucune Muse. S’il est vrai que le long récit d’Ulysse se caractérise par l’absence de toute invocation aux Muses, il importe de noter que, dans ce récit, Ulysse évoque toute une série de rencontres qui sont placées sous le signe de la menace d’oubli. Ce sont d’abord les Lotophages qui pour tout repas d’accueil offrent à leurs hôtes un fruit d’oubli : « quiconque goûte de ce fruit doux comme le miel ne veut plus donner de nouvelles ni rentrer, mais rester là, parmi les Lotophages, à se repaître du lôtos, dans l’oubli du retour » (Od. IX 94-97). Puis Circé, la magicienne au chant séducteur qui offre aux compagnons d’Ulysse un repas drogué « pour qu’ils oublient définitivement la terre de leurs pères » (X 236). Ce sont enfin les Sirènes dont le chant funeste envoûte son auditeur, lui faisant tout oublier jusqu’à ce que mort s’ensuive. Autant de forces et de puissances qui ont, à chaque fois, menacé la vie du héros et qui semblent le hanter jusque dans le récit qu’il fait de ses aventures. Tout se passe comme si, dans le récit d’Ulysse, l’absence de la Muse avait pour corrélation l’émergence de puissances d’oubli. L’intérêt de cette observation est qu’elle offre une clé pour relire le début de l’Odyssée où la relativisation du pouvoir de la Muse a pour contrepartie l’évocation de la nymphe Calypso, au nom bien significatif, et qui n’est pas sans rapport avec ces autres nymphes au chant séducteur que sont les Sirènes ou Circé.
L’originalité de Calypso est qu’elle incarne en négatif tous les traits positifs de la Muse. Dans son île isolée, elle use de ses paroles « douces et malicieuses » pour séduire son hôte et « lui faire oublier » les liens qui l’attachent encore au monde des hommes (Od. I 56-7). Elle lui propose l’immortalité et l’ignorance de la vieillesse mais en contrepartie Ulysse devrait renoncer à sa patrie et aux siens, les oublier et se faire oublier d’eux. Alors que la Muse iliadique perpétue par son chant le renom de héros exemplaires, alors qu’elle les soustrait symboliquement à la mort en les faisant revivre dans les mémoire des nouvelles générations, Calypso agit de façon contraire et joue de son chant séducteur pour soustraire Ulysse à la mémoire des hommes, pour le confisquer aux générations à venir qui voudraient un jour invoquer son exemple. Le nom de la nymphe prend ici tout son sens. Calypso est « celle qui cache » et l’on rappellera que la pensée grecque assimile volontiers les sens de « cacher » et de « faire oublier » ; cachant et faisant oublier, la nymphe incarne un pouvoir qui est à l’opposé de celui des Muses.
En cédant aux accents séducteurs du chant de la nymphe, Ulysse cesserait d’exister dans son rapport au monde humain : tout pareil en cela à cette figure qui hante Télémaque quand il évoque l’absence de son père au début du poème. Plus encore que la mort d’Ulysse, le jeune homme pleure au début de l’Odyssée l’impossibilité de connaître le renom d’un père dont les os blancs, imagine-t-il, pourrissent à la pluie sur quelque rivage lointain (Od. I 161-2). C’est l’impossibilité de connaître le destin ultime de son père qu’il regrette par-dessus tout :
Mais aujourd’hui les dieux, aux mauvais desseins, en ont voulu autrement : ils ont fait de lui [Ulysse] le plus invisible de tous les hommes ; car je m’affligerais moins de sa mort s’il était tombé parmi ses compagnons, au pays des Troyens, ou dans les bras de ses proches, une fois la guerre finie. Les Panachéens lui auraient fait une tombe et il aurait gagné une grande gloire (κλέος) pour son fils. Mais les Harpyies l’ont enlevé sans gloire (ἀκλειώς), il est parti, invisible (ἄιστος), sans qu’on puisse rien apprendre de lui (ἄπυστος). Il ne m’a légué que des pleurs et des larmes. (Od. I 234-243).
Bien plus que l’absence d’Ulysse, les mots de Télémaque pleurent un père qu’aucun aède ne saurait plus chanter. Enlevé sans gloire par les Harpyies, invisible (ἄιστος) et indicible (ἄπυστος), l’Ulysse qu’il évoque est tout le contraire de ces héros dont l’histoire est transmise par les Muses aux générations à venir pour qu’on la dise et qu’on l’apprenne : ἐσσομένοισι πυθέσθαι39. Même s’il ignore l’existence de Calypso, le fils d’Ulysse pressent, à travers ses mots, tout le danger qu’elle incarne. En cédant à la nymphe aux paroles envoûteuses, Ulysse renoncerait à jamais devenir le héros d’aucune épopée40.
Les savants et les historiens des religions n’ont pas manqué de s’interroger sur l’origine de Calypso41. Certains ont vu dans ce personnage une création de l’Odyssée. Je n’ai ni les moyens ni l’intention de trancher ce problème. Ce qui m’intéresse, c’est que cette figure émerge pour nous dans la littérature grecque au moment où la Muse se trouve remise en cause. La crise de l’inspiration poétique est ici productrice d’une figure mythologique inventée ou redéfinie pour l’occasion.
Dans l’Odyssée, la Muse a rencontré sa rivale. L’heure est venue de conclure et de renouer avec Germain. Certes, la Muse odysséenne est contestée et défiée mais l’essentiel est qu’elle n’a pas disparu complètement. Je dirais même que le face à face avec Calypso la renforce par contraste. Si le compositeur de l’Odyssée avait voulu se débarrasser de la Muse définitivement, il l’aurait fait sans même qu’on s’en aperçoive. Le problème, comme l’avait bien vu Germain, c’est que les poètes ne voulaient pas perdre cette protectrice divine. Si l’époque et l’évolution sociale les ont obligés de faire la publicité de leur propre talent, ils ont tenté de le faire sans rompre définitivement le lien qui les unissait aux Muses et qui garantissait la dimension divine de leurs chants42. Ils ont seulement redéfini leur relation avec elle. Voilà ce que Germain avait parfaitement deviné.
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1 Cf. G. Germain, Genèse de l’Odyssée. Le fantastique et le sacré, Paris, 1954, p. 585.
2 G. Germain, op. cit., pp. 585-6.
3 Sur l’aède homérique, voir en dernier lieu et échappant à la tendance mentionnée, A. Dalby, « The Iliad, the Odyssey and their Audiences », CQ 45, 1995, pp. 269-279 ainsi que C. Segal, Singers, Heroes, and Gods in the Odyssey, Ithaca – London, 1994, pp. 113-141 et J. Svenbro, La parole et le marbre. Aux origines de la poétique grecque, Lund, 1976.
4 On sera attentif à l’étymologie de cet adjectif composé de *θεσ – (cf. θεός) + *σπετος (cf. ἐννέπω et l’adjectif verbal ἄσπετος avec valeur privative) : littéralement : « dit / énoncé par un dieu ».
5 Ainsi, G. Germain, (op. cit., p. 585), note-t-il qu’en un seul passage cinq expressions reviennent pour dire que Démodocos a reçu son génie de la Muse et d’Apollon : Od. VIII 44-5 ; 63-4 ; 480-1 ; 487-8 et 498-9.
6 Od. VIII 62-64 et 73.
7 Od. VIII 479-81 et XVII 518.
8 Il. I 1 ; II 484-493 ; II 761-63 ; XI 218-220 ; XIV 508-510 et XVI 112-113.
9 Il. II 594-600.
10 Od. XXIV 60.
11 Od. I 154 et XXII 330.
12 Voir aussi XVII 605 et XVIII 304.
13 Od. III 267 et ss. Je ne m’arrête pas sur l’aède, trop vite évoqué, qui chante lors des noces des enfants de Ménélas au début du chant IV.
14 Il conviendrait ici d’insister sur le parallélisme entre le savoir d’Héphaïstos et les qualités d’Ulysse comme charpentier. C’est précisément l’éloge de son savoir constructif qu’Ulysse veut entendre célébrer dans le troisième chant qu’il demande à Démodocos ; cf. infra, pp. 79-80.
15 La remarque vaut aussi pour le chant de Phémios qui fait pleurer Pénélope en I 325 et ss.
16 Sur le chant des Sirènes, voir la contribution de A. Hurst au présent colloque ainsi que L. Kahn, « Ulysse, ou la ruse et la mort », Critique 393, 1980, pp. 116-134 ; P. Pucci, « The song of the Sirens », Arethusa 12, 1979, pp. 121-132 ; Id., Ulysse Polutropos, Lectures intertextuelles de l’Iliade et de l’Odyssée, trad. J. Routier-Pucci, Lille, 1995, pp. 288-293 ; A. Iriarte, « Le chant-miroir des Sirènes », Metis 8, 1993, pp. 147-159, et, développant l’analyse menée ici, les remarques que j’ai faites dans « La mémoire et la mort dans la poésie homérique », Kernos 12, 1999, pp. 59-61 et 71.
17 Od. XIII 27 et ss.
18 Od. XI 364-372. Sur d’autres analogies entre Ulysse et l’aède dans l’Odyssée, cf. Od. XVII 518 et ss. et XXI 410 et ss.
19 Ce qui n’empêche nullement ici ou là l’affirmation plus ou moins nette de sa compétence revendiquée alors comme un talent propre ; cf. par exemple F. Frontisi-Ducroux, La cithare d’Achille. Essai sur la poétique de l’Iliade, Rome, 1986. Simplement cette compétence n’est jamais associée directement à un savoir d’ordre technique.
20 Alors que les Muses savent tout (ιστέ τε πάντα), cf. Il. II 485-6. Du point de vue de la linguistique de l’énonciation, il importerait de distinguer le compositeur de l’Iliade et la figure du narrateur (le « je » du discours qui ne correspond pas nécessairement à la personne réelle du compositeur) ; toutefois, dans le cas qui nous occupe et dans une perspective soucieuse de la dimension psychologique des procédures d’identification, la distance entre compositeur et narrateur est à ce point atténuée qu’on peut les confondre. Disons que, dans le cas du discours inspiré, le compositeur ne peut composer son chant que s’il s’identifie pleinement au « je » de son discours. Sinon, cf. C. Calame, Le récit en Grèce ancienne. Enonciations et représentations de poètes, Paris, 1986, pp. 35-40.
21 Pour la chasse (dont Artémis est l’instructrice), cf. Il. V 51 ; pour l’art du forgeron ou du charpentier, cf. Il. XV 411 ; Od. VI 233 ; XXIII 160 ; pour la médecine, cf. Il. IV 218 ; XI 381-2 ; XI 741 ; pour la guerre, cf. Il. VII 236-7 ; IX 442 ; XI 719 ; XVI 811 ; pour l’art équestre, cf. Il. XXIII 307 ; pour l’art mantique, cf. Il. II 382 ; XI 330 ; pour les travaux féminins, cf. Il. IX 128 ; 270 ; XIX 245 ; ΧΧIII 263 ; Od. XXII 422. Voir aussi, dans l’Odyssée, l’art de la navigation, Od. XI 124, et l’art d’un nœud que Circé enseigne à Ulysse, Od. VIII 448.
22 J’emprunte l’expression à E.R. Dodds, Les Grecs et l’irrationnel, trad. M. Gibson, Paris, 1977, p. 19.
23 Comparer Od. VIII 64 et Il. V 2. Pour une série d’analogies entre l’aède et le guerrier, cf. W. Pötscher, « Das Selbstverständnis des Dichters in der homerischen Poesie », Literaturwissenschaftliches Jahrbuch NF 27, 1986, pp. 9-22.
24 Avec μένος, cf. Il. X 482 ; XV 60 ; 262 ; XVII 456 ; XIX 159 ; XX, 10 ; XXIV 442 et Od. XXIV 520 ; avec θάρσος, cf. Od. IX 381. Voir toutefois Il. VI 444, qui constitue un exemple intéressant et qui mériterait un commentaire en soi.
25 Contrairement à la conception hésiodique qui mériterait une étude propre ; cf. cependant Théog. 22 ; 31 et Trav. 662.
26 P. Pucci, op. cit., p. 33-34 et 115 n. 2 ; les expressions entre guillemets sont empruntées à L. Kahn-Lyotard, « Ulysse », in Y. Bonnefoy (éd.), Dictionnaire des mythologies, vol. II, Paris, 1981, pp. 517-520.
27 Il. IIΙ 202.
28 Cf. F. Bettolini, « Odisseo Aedo, Omero carpentiere : Odissea 17 384-5 », Lexis 2, 1988, pp. 153-158.
29 Il. III 212-224.
30 Sur l’image de la neige dans la poésie homérique, cf. Il. XII 156 ; 278-86 et XIX 357.
31 La formule κατὰ κόσμον attestée 8 fois dans l’Iliade et 5 fois dans l’Odyssée présente les positions suivantes : uu 3 u (10 fois) et uu 6 u (3 fois) ; κατὰ μοῖραν est plus utilisée : 9 fois dans Il. et 26 fois dans Od. ; elle occupe à l’intérieur de l’hexamètres des positions métriques plus variées : 5x : uu 3 u ; 19x : uu 5 u ; 7x : u 2 – 3 et 4x : u 4 – 5. Beaucoup a été dit autour de ces deux expressions, je me contente de renvoyer à A. W. H. Adkins, « Truth, KOSMOS and ARETH in the Homeric Poems », Classical Quaterly 22, 1972, pp. 16-7.
32 Cf. dans l’ordre Il. XXIV 622 ; Od. IIΙ 457 ; Il. X 472 ; V 759 ; XVII 205 ; Od. IX 342 et Il. II 214 et ss.
33 Cf. Il. I 286 ; VIII 146 ; IX 59 ; X 169 ; XV 206 ; ΧΧIII 262 ; XXIV 379 ; Od. III 331 ; IV 266 ; VII 227, VIII 141 ; VIII 397 ; VIII 496 ; X 16 ; XII 35 ; XIII 48 ; 385 ; XVII 580 ; XVIII 170 ; XX 37 ; XXI 278 et XXII 486.
34 J’ai omis dans cet inventaire Od. VIII 54 où les Phéaciens préparent comme il faut le navire du retour.
35 Od. VIII 487-98. L’insertion de ce passage à cet endroit de l’Odyssée fait problème. A entendre Ulysse, on dirait que Démodocos vient à peine de terminer un chant relatif aux peines de la guerre de Troie.
36 Une remarque intéressante qui renvoie aussi au fait que les aèdes se transmettaient leur chant de génération en génération.
37 Cf. aussi supra note 7 le propos d’Eumée qui parle de l’aède « instruit » par un dieu. Sur le fait qu’Eumée partage l’avis de son maître, j’aurai à me justifier dans une prochaine étude. L’usage du verbe διδάσκω dans la poésie hésiodique pose le problème de la conception hésiodique de la poésie.
38 Cf. M. Durante, Sulla preistoria della tradizione poetica greca. Risultanze della comparazione indœuropea, vol. II, Roma, 1976, pp. 171-9 et F. Bertolini, art. cit., pp. 145-164.
39 C’est l’ambition même d’Hector en Il. ΧΧΠ 303-305.
40 Voir J.P. Vernant, « Le refus d’Ulysse », Le Temps de la Réflexion 3, 1982, pp. 13-18 ; ainsi que mes remarques dans l’article cité note 16.
41 Voir à ce propos les indications bibliographiques de J. B. Hainsworth in A Commentary on Homer’s Odyssey : Books 5-8, A. Heubeck, S. West & J.B. Hainsworth (éds.), vol. I, Oxford, 1988, pp. 252-3.
42 Dans ce sens, voir aussi mes remarques dans D. Bouvier, « ‘Mneme’. Le peripezie della memoria greca », in S. Settis (éd.), I Greci. 2 Una storia greca II : Definizione, Torino, 1997, pp. 1138-1142.