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L’initiation de Télémaque dans l’Odyssée

Jean-Michel RENAUD

Université de Liège

Paul WATHELET

Université de Liège

L’initiation dans les rites ou dans les mythes constitue un fait extrêmement répandu1.

Pour ne parler que des garçons, on considère en général qu’il y a trois espèces d’initiations :

– celle qui permet à un adolescent de passer à l’âge adulte

– celle par laquelle on accède à un groupe d’individus dotés d’une qualité particulière

– celle qui est réservée à des personnages isolés et qui leur confère une dignité extraordinaire2.

Les trois niveaux d’initiation comportent des épreuves plus ou moins pénibles, de natures diverses, et que le candidat initié doit remporter seul ou avec d’autres. Ces épreuves sont en général entourées de traits destinés à frapper les imaginations et dont la valeur symbolique est indéniable.

En se fondant sur les observations faites sur des cultures très diverses, on considère en général que certains faits relatifs à l’initiation se retrouvent pour les trois niveaux qui viennent d’être rappelés.

Ces derniers temps, la tendance a été d’expliquer par des traits initiatiques une série impressionnante de faits qui sont attestés dans les rites et dans les mythes. Sans minimiser l’apport de telles recherches, il convient de rester prudent et de tenter de définir autant que possible les modes d’initiation à l’intérieur de chacune des cultures. S’il existe en effet des tendances générales, chaque culture se développe dans un cadre donné avec ses caractéristiques propres. On s’en tiendra ici à la Grèce antique et spécialement à sa mythologie. Ceci ne veut pas dire qu’on nie le moins du monde l’intérêt de la comparaison entre cultures diverses ou des échanges entre cultures voisines et l’influence qu’elles peuvent exercer l’une sur l’autre, démarche dans laquelle Gabriel Germain notamment a excellé3.

L’étude de toute une série de mythes grecs – étude dans le détail de laquelle on ne peut entrer ici faute de temps4 – révèle, dans la mythologie et pour les hommes, une tendance à ne distinguer que deux types d’épreuves initiatiques, celle des adolescents qui entrent dans l’âge adulte et celle qui intéresse des êtres privilégiés qui, seuls ou en groupe, accèdent à une qualité particulière et éminente5. La première concerne normalement tous les garçons d’une classe d’âge, tandis que la seconde est réservée à certains privilégiés. Pour le passage de l’adolescence à l’âge adulte, le jeune homme quitte sa mère, sa maison, sa bourgade, qui deviendra la πόλις, en un mot le monde civilisé, pour se rendre dans la « forêt »6. Celle-ci est le domaine de la terre, génitrice universelle, dont la fécondité généreuse est proche de celle de la femme. Il s’agit de l’apanage d’Artémis, déesse à la fois de la nature-sauvage et de la féminité. Dans cette « forêt », le jeune homme doit tuer un gibier remarquable. Ainsi, il rompt avec la Terre-Mère, la domine et il prouve sa virilité. Parfois, au lieu d’un gibier, c’est un monstre ou un ennemi qu’il doit vaincre. Dans l’autre initiation, le héros connaît une sorte de mort, réelle ou symbolique, qui peut prendre des formes très diverses, spécialement celle d’un enfermement. Cette mort équivaut à une descente dans l’Au-Delà. Le héros est ensuite libéré, il connaît une naissance nouvelle, et il est doté d’une qualité extraordinaire.

Alors que la première initiation concerne des adolescents, l’autre intéresse des hommes de tout âge, beaucoup dans l’âge adulte, mais parfois aussi aux tout débuts de la vie : c’est le cas de nouveaux-nés comme Œdipe ou Pâris, exposés dès leur naissance et sauvés pour un destin hors du commun.

Les candidats à l’initiation peuvent être aidés par des gens d’expérience, qu’on qualifie le plus souvent de maîtres d’initiation, mais cette dénomination est susceptible de recouvrir plusieurs réalités : tantôt il s’agit, pour les adolescents, de parents proches, souvent les oncles maternels7 qui assistent les jeunes de leurs conseils et parfois qui vont jusqu’à juger de la réussite de l’épreuve, tantôt il s’agit de personnages extraordinaires, dotés de pouvoirs étranges et qui prodiguent leur enseignement à des jeunes aussi bien qu’à des adultes. Le centaure Chiron constitue un bel exemple d’un tel maître d’initiation8.

Dans les épreuves qui conduisent à l’âge adulte, le candidat doit agir par lui-même. Des maîtres d’initiation éventuels peuvent l’aider, mais jamais ils ne doivent se substituer à lui pour remporter l’épreuve, ni entrer en rivalité avec lui9. Si la condition n’est pas respectée, l’épreuve est ratée. Pour l’autre initiation, le candidat peut être aidé de manière directe. A la limite, une force supérieure est susceptible de remporter l’épreuve pour le candidat lui-même10, sans que celle-ci soit manquée. L’intervention d’une telle puissance, particulièrement d’une divinité, est, en soi, une marque de prédilection.

Normalement, et c’est vrai pour les deux formes d’initiations, il n’y a pas de « repêchage »11 ; on ne peut rater l’épreuve une première fois, pour la réussir en une autre occasion. L’épreuve devrait donc être unique. Toutefois, le mythe aime à souligner l’importance d’un fait en le décomposant ou en le répétant.

Au cours de son périple que raconte l’Odyssée, Ulysse connaît toute une série d’aventures qui sont autant d’épreuves initiatiques12. Une seule aurait suffi pour garantir la réussite du héros, mais le poète aime à faire des variations sur un thème donné et il a multiplié, comme à plaisir, des épreuves diverses dont Ulysse se tire toujours à son honneur, tantôt par ses seules forces, comme quand il échappe à Polyphème (ι 192-479), tantôt avec l’aide d’un dieu, en l’occurrence Hermès, qui lui permet de dompter Circé (κ 277-427). De toute manière, chaque fois, le héros remporte l’épreuve. Quand ce ne paraît pas être le cas, comme dans l’épisode des outres qui contiennent les vents (κ 19-55) ou dans l’épisode des vaches du Soleil (μ 333-419), l’échec n’est pas imputable à Ulysse, mais bien à ses compagnons, qui finiront d’ailleurs par disparaître.

L’évocation du cas d’Ulysse fournit une transition commode pour passer aux problèmes que pose Télémaque dans l’Odyssée. L’épopée comporte trois parties de longueurs inégales. Les quatre premiers chants et le chant XV constituent la Télémachie. La partie qui va du chant V au chant XIV est consacrée au périple d’Ulysse, qui commence chez Calypso et qui narre l’arrivée d’Ulysse dans l’île des Phéaciens, l’accueil qu’ils lui réservent et le récit qu’il leur fait de ses aventures, puis enfin son retour à Ithaque. La dernière partie de l’œuvre est consacrée à la vengeance exemplaire qu’avec l’aide de Télémaque Ulysse tire des prétendants de Pénélope et aux conséquences du massacre des prétendants.

Comme on vient de le rappeler, le périple d’Ulysse a un caractère initiatique marqué. Tel Héraklès, le héros se rend dans l’Autre Monde et en revient vivant. A l’inverse d’Héraklès, Ulysse ne gagne pas l’immortalité, mais un κλέος, une gloire immortelle. A l’époque de la guerre de Troie, Ulysse est à l’âge adulte et les épreuves qu’il affronte au cours de son périple (Polyphème, Circé, la Nekyia, etc.) sont des épreuves initiatiques du second type. Toutefois, au chant XIX (τ 392-466), l’Odyssée évoque une autre épreuve que le héros a affrontée bien des années auparavant, alors qu’il sortait de l’adolescence. Ulysse s’était rendu chez son grand-père maternel Autolykos et il y avait participé à une chasse au sanglier, en compagnie de ses oncles maternels. Ulysse avait tué lui-même le sanglier, non sans avoir été blessé par lui. Ses oncles l’ont soigné, ils ont guéri sa blessure, mais Ulysse en a conservé une cicatrice à la jambe. C’est cette cicatrice qui permettra plus tard à sa vieille nourrice de le reconnaître lors de son retour à Ithaque. Ainsi, Ulysse a réussi l’épreuve, il est passé de l’adolescence à l’âge adulte en tuant un gibier redoutable. Plus tard, comme adulte, il remportera d’autres épreuves qui assureront sa qualité de héros exceptionnel.

Le cas d’Ulysse illustre bien les deux types d’initiation dans la mythologie grecque, types auxquels on a fait allusion plus haut.

Le problème de Télémaque est moins clair. Ulysse est un héros très ancien, sûrement préhellénique, dont le nom ne peut être expliqué par le grec et qui présente des variations révélatrices d’influences étrangères à l’usage hellénique : en effet, on trouve les variantes Ὀδυσσεύς / Ὀλυσσεύς / Ὀλυξεύς / Οΰλυξής (cette dernière forme est à l’origine de l’Ulixes des Latins et, partant, de notre Ulysse)13. Comme d’autres fils de héros préhelléniques et qui portent des noms grecs, Télémaque est doté d’un anthroponyme grec normalement constitué et qui, de plus, est chargé de sens : Τηλε-μαχος est « celui qui combat au loin »14. Comme souvent dans le mythe, le nom propre est chargé de sens. Cependant, « celui qui combat au loin » n’est pas Télémaque, mais bien son père Ulysse. Il est significatif que, d’entrée de jeu, Télémaque est lié à son père.

On l’a rappelé plus haut, Télémaque est le personnage principal des quatre premiers chants de l’Odyssée. Il est présenté comme un adolescent qui, en l’absence de son père, tarde à s’affranchir de la tutelle de sa mère Pénélope. Sous les traits de Mentès15, puis de Mentor16, Athéna intervient. Elle exhorte le jeune homme à sortir de l’adolescence, à affirmer son autorité et à défendre sa maison contre les prétendants de Pénélope. Afin de lui permettre de s’affirmer, Athéna l’invite à faire un voyage à Pylos et à Sparte, soi-disant pour recueillir des nouvelles de son père disparu (α 179-318). En fait, ces nouvelles, Athéna17 aurait pu les donner directement à Télémaque, sans lui imposer le voyage. De plus, Télémaque reviendra de son périple sans rien avoir appris de récent sur Ulysse18. En revanche, son voyage évoque en petit celui de son père et il aura pu mesurer, chez des hôtes prestigieux, combien son père était tenu en grande estime et amitié. Sur ce point, l’expérience était sûrement des plus enrichissantes.

Aidé par Athéna, qui prend la forme de Mentor et qui trouve un vaisseau et réunit un équipage, Télémaque quitte discrètement Ithaque à la tombée du jour (β 388-434)19. Le bateau fait la traversée vers Pylos durant la nuit et l’aurore et, alors que le soleil levant apparaît, les voyageurs débarquent à Pylos, chez le vieux roi Nestor. Ce dernier est en train d’offrir à Poséidon, le Maître de la Terre, un sacrifice de taureaux noirs (γ 1-11). La couleur des taureaux constitue un rappel du caractère chthonien du dieu. Pylos (Πύλος), comme πύλη, signifie « la Porte », en l’occurrence « la Porte des Enfers ». Le nom correspond à une croyance répandue selon laquelle une grotte, qui se trouvait à cet endroit, était une des portes de l’Autre Monde, dont Nestor (étymologiquement « Celui qui sauve »)20 aurait été le gardien bienveillant. Il accueille avec beaucoup d’amabilité Télémaque et Mentor.

En fait, le voyage de Télémaque à Pylos et à Sparte est présenté comme une descente aux Enfers. Avec Mentor, Télémaque atteint Pylos, la porte de l’Au-Delà, qu’il franchira pour atteindre Sparte où il rencontrera Ménélas et Hélène21.

Dès qu’il a vu qui était son visiteur, Nestor suggère que Télémaque gagne Sparte par la route en compagnie de son fils cadet, Pisistrate, qui lui servira de guide. Considérant que la première partie de sa mission est remplie, Mentor prend congé et, au vu de toute l’assistance, Athéna perd la forme de Mentor et adopte celle d’un oiseau marin (γ 371-374)22. Chacun a reconnu la déesse et Nestor décide que, dès le lendemain, un sacrifice solennel lui sera offert. Le départ d’Athéna est remarquable à deux points de vue : en se donnant à connaître, la déesse tient à souligner l’appui qu’elle a accordé à Télémaque ; de surcroît, elle quitte le jeune homme au moment où il est à Pylos. A l’exception d’Hermès, les Olympiens manifestent une répugnance certaine à aller dans l’Autre Monde23.

Tant qu’Athéna/Mentor se trouve auprès de Télémaque, elle le dirige et le conseille sans arrêt. Sans l’aide de la déesse, le jeune homme aurait été bien incapable d’effectuer son voyage.

Conduit par Pisistrate, Télémaque gagne Sparte en char, par la route. Qu’ils effectuent le trajet par terre et non par mer pour aborder au sud de la Laconie, non loin de Sparte, peut être expliqué de plusieurs manières. Ce pourrait être une réminiscence de l’époque mycénienne. Nous savons par les tablettes en linéaire B que les Mycéniens utilisaient des chars légers comme véhicules24. De plus, il existait un réseau routier et, dans la région, il en subsiste parfois des traces en-dessous de la route moderne. Sans écarter cette première raison, on peut aussi invoquer une explication symbolique : passé la « Porte » Πύλος, les voyageurs s’engagent au travers des Terres25.

Le deuxième jour au soir, les jeunes gens parviennent à Sparte (γ 497-δ 1). De même toute la scène qui suit se déroulera la nuit. C’est également de nuit qu’aura lieu l’entrevue de Priam et d’Achille, au dernier chant de l’Iliade, entrevue qui se situe dans un contexte analogue26.

Autre symbole riche de sens, Télémaque et Pisistrate arrivent au palais de Ménélas au moment où celui-ci célèbre un double mariage (δ 3-14), celui de sa fille Hermione, seule enfant qu’il avait eue d’Hélène, et celui de son fils bâtard, Mégapenthès. Hermione partait pour épouser le fils d’Achille, conformément à un accord conclu en Troade. On sait que, quelles que soient les variantes du récit, ce mariage n’aura rien d’heureux, mais Homère ne nous en dit rien ici. Il se borne à signaler qu’Hélène n’a pas donné d’autre enfant à Ménélas et que Mégapenthès, au nom peu auspicieux puisqu’il signifie « grand Deuil »27, était un fils que Ménélas avait eu d’une esclave. Pour Mégapenthès, Ménélas avait choisi, à Sparte, la fille d’Alector. Dans toute la suite du passage, il ne sera plus jamais fait mention de ces deux mariages28.

Pour Ménélas et pour Hélène, leur rôle de parents est terminé, de même que, depuis la fin de la guerre de Troie et leur retour à Sparte, leur rôle politique est achevé.

Le palais de Ménélas est décrit avec quelque précision. Sa richesse est remarquable et le jeune provincial qu’est Télémaque en est tout ébloui. L’opulence, l’atmosphère de mystère qui l’entoure est encore renforcée par l’usage de la drogue calmante qu’Hélène verse dans le cratère pendant la soirée (δ 219-232). Tous ces éléments suggèrent un monde d’immobilité, analogue à celui d’Hadès. La vie active de Ménélas et d’Hélène est terminée. Ils en sont à évoquer les souvenirs de leur vie passée.

S’ils ont peu de nouvelles d’Ulysse à apprendre à Télémaque, Ménélas et Hélène célèbrent tour à tour les vertus et les qualités du héros.

Après un séjour à Sparte, et sur l’injonction d’Athéna qui se manifeste à lui durant la nuit (o 1-43), Télémaque regagne le plus vite possible le monde de la réalité, c’est-à-dire Ithaque, où l’attend Ulysse, rentré incognito. Toujours grâce à Athéna, Télémaque avait évité l’embuscade mortelle que lui avaient tendue les prétendants de Pénélope29.

Le périple de Télémaque est une sorte de raccourci de celui d’Ulysse. Mené par Mentor, puis conduit par Pisistrate30 et, enfin, rappelé par Athéna, Télémaque fait une descente aux Enfers, symbolique sans doute, mais dont il revient avec des qualités extraordinaires et qui lui permettent de tenir son rang à côté de son père, sans toutefois l’égaler, ce qui serait contraire à l’ordre des choses. L’expédition de Télémaque n’a pas rencontré les mêmes obstacles et les mêmes dangers que celle d’Ulysse. Cependant, outre les aléas du voyage, il y avait la menace que les prétendants faisaient peser sur la vie du jeune homme.

On remarquera également que, dans toute la première partie du voyage, Télémaque n’a guère l’initiative. Il est conduit d’abord par Mentor, qui se charge de toute la besogne, puis par Pisistrate, qui le mène jusqu’à Sparte, où il est pris en charge par Ménélas et Hélène. Ce n’est qu’au retour que Télémaque fera preuve d’indépendance et qu’il prendra lui-même les décisions, non sans créer quelques problèmes. Ainsi, dans sa hâte, il négligera de saluer Nestor au passage, hâte ou précaution, suivant la présentation qu’on donne des faits. Les personnages liés à l’Autre Monde sont, comme Hadès, accueillants, mais seulement dans un sens, celui qui conduit vers l’Au-Delà31.

En somme, le voyage de Télémaque présente les mêmes caractéristiques que celui de son père, une initiation du second degré, qui doit octroyer au héros une qualité exceptionnelle. Dans le cas d’Ulysse, on a vu que celui-ci avait connu deux initiations : l’une destinée à le faire passer de l’adolescence à l’âge adulte – c’est la chasse au sanglier chez son grand-père maternel Autolykos – ; l’autre, qui devait lui conférer un statut extraordinaire – c’est son périple, tout marqué d’épreuves et de dangers. Dans la mesure où le voyage de Télémaque à Pylos et à Sparte a pu être analysé comme le périple de son père, Télémaque a-t-il connu une initiation qui aurait pu le faire passer de l’adolescence à l’âge adulte ? A première vue, le récit peut ne pas sembler explicite et on serait tenté de répondre que les deux épreuves ont été mêlées en une seule, ce qui ne manquerait pas d’étonner. Toutefois, en regardant le texte de plus près, on constate que Télémaque a effectivement connu auparavant une épreuve du premier type.

Quand, sous les traits de Mentès, hôte d’Ulysse, Athéna se présente au palais d’Ithaque, elle est accueillie dans les formes par Télémaque, alors que les prétendants qui jouent et festoient ne semblent pas l’avoir remarquée32. Pendant que Mentès se restaure, Télémaque ne peut s’empêcher de déplorer qu’en l’absence de son père les prétendants de Pénélope dévorent ses biens. Après s’être soi-disant présenté, Mentès/Athéna souligne la ressemblance entre Ulysse et son fils, elle l’assure qu’Ulysse est encore vivant et qu’il reviendra et elle s’interroge sur la présence et l’attitude des prétendants. Comme Télémaque répond à cette dernière question, Mentès/Athéna s’indigne et exhorte fermement son interlocuteur à renvoyer les prétendants : qu’il convoque dès le lendemain une réunion des gens d’Ithaque pour les sommer de rentrer chez eux. Elle exhorte aussi Télémaque à accomplir le voyage à Pylos et à Sparte. La déesse termine ses recommandations en invitant Télémaque « à laisser les jeux d’enfants, qui ne sont plus de son âge » (a 296-297 οὐδέ τί σε χρὴ ǁ νηπιάας ὀχέειν, ἐπεί οὐκέτι τηλίκος ἐσσί). Puis, Mentès / Athéna annonce son départ, reporte à plus tard le cadeau que Télémaque veut lui offrir et disparaît « comme un oiseau marin » (α 320 ǁ ὄρνις δ’ ὥς ἀνοπαι̑α διέπτατο). Elle avait mis la force et le courage au cœur du jeune homme (α 320-321 τῳ̑ δ’ ένί θυμῳ̑ ∕∕ θήκε μένος καὶ θάρσος), qui s’étonne33 (α 323 ∕∕ θάμβησεν κατὰ θυμόν) et comprend qu’il a eu affaire à une divinité.

Télémaque va avoir rapidement l’occasion de montrer son énergie nouvelle. La première démarche d’un jeune homme qui passe à l’âge adulte est de se séparer de sa mère. Or Pénélope était descendue de ses appartements à un moment où l’aède Phémios chantait le retour des Achéens de Troie et leurs difficultés. Pénélope lui demande de s’attacher à un autre sujet, mais, au grand étonnement de sa mère, Télémaque prend vivement la défense de l’aède et il conclut son intervention en disant :

« Va ! rentre à la maison et reprends tes travaux,

ta toile, ta quenouille ; ordonne à tes servantes de se remettre

à l’œuvre ; le discours, c’est à nous, les hommes, qu’il revient,

mais à moi tout d’abord qui suis maître céans. »

(α 356-359 – trad. V. Bérard)34

ἀλλ’ εἰς οἶκον ἰου̑σα τὰ σ’ αύτη̑ς ἔργα κόμιζε,

ἱστόν τ’ ἠλακάτην τε, καί ἀμφιπόλοισι κέλευε

ἔργον ἐποίχεσθαι μυ̑θος δ’ ἄνδρεσσι μελήσει

πα̑σι, μάλιστα δ’ ἐμοί του̑ γὰρ κράτος ἔστ’ ένι ο’ίκω.

Continuant sur sa lancée, à la grande surprise des prétendants, Télémaque les invite au festin, tout en leur annonçant son intention de réunir l’assemblée d’Ithaque dès le lendemain.

Au terme de la soirée, Télémaque se retire dans sa chambre pour se coucher. Homère décrit longuement le « petit coucher » du jeune héros, qui est aidé par la vieille nourrice Euryclée. Elle porte des torches pour l’éclairer, plie les vêtements qu’il enlève et finalement se retire en enfermant soigneusement le jeune homme dans sa chambre (α 425-444). Pendant toute la nuit, Télémaque rêve au voyage que lui recommande Athéna.

La description assez détaillée du coucher de Télémaque est d’autant plus remarquable qu’il s’agit de gestes somme toute assez banals et qui n’avaient rien d’extraordinaire pour un jeune prince dans la société homérique. Le passage a certainement une valeur symbolique. Ce n’est pas une épreuve d’enfermement, Télémaque ne fait rien d’inhabituel, mais il s’agit d’une réclusion qui précède et qui prépare l’épreuve, épreuve qui, en l’occurrence, sera double, la convocation de l’assemblée, puis le voyage35.

Dès l’aurore, Télémaque se lève, s’habille, il donne aux hérauts l’ordre de convoquer les Achéens à l’agora. Il s’y rend en portant une lance de bronze (β 10 χάλκεον ἔγχος). Le texte spécifie qu’il n’y va pas seul, mais deux chiens rapides l’accompagnaient (β 11 οὐκ οἶος•ἄμα τῷ γε δύω κύνες ἀργοί ἓποντο• ν.l. γε κύνες πόδας ἀργοὶ).

La lance pourrait être une précaution en cas de rixe, mais une épée ou un poignard aurait été plus utile. Quant aux chiens rapides, ils conviennent mieux à la chasse qu’à une assemblée délibérante. En somme, partant dès l’aurore36, Télémaque semble plus prêt à chasser un gibier qu’à défendre sa cause contre des adversaires.

Or l’assemblée se passe mal pour Télémaque. Ce dernier commence par lancer aux gens d’Ithaque un appel contre l’attitude des prétendants, mais Antinoos rejette vivement ses arguments. Si les prétendants se sont installés dans le palais d’Ulysse, c’est de la faute de Pénélope qui, contre tout bon sens, évite de prendre une décision et les traîne en longueur. Ce à quoi Télémaque répond qu’il ne peut chasser sa mère de chez lui. Zeus envoie un prodige, deux aigles qui se déchirent au-dessus de l’assemblée. Le devin Halithersès interprète le prodige de manière très défavorable aux prétendants, mais, au nom de ceux-ci, Eurymaque rejette son interprétation37. Devant la vivacité de sa réponse et l’inertie des gens d’Ithaque autres que les prétendants38, Télémaque en appelle aux dieux et introduit une seconde demande : il souhaite obtenir « un vaisseau rapide et vingt compagnons »39 pour se rendre à Pylos et à Sparte, afin de recueillir des nouvelles de son père. Mentor en appelle au peuple contre les prétendants, mais il est attaqué avec violence par le prétendant Léocrite, qui met brusquement fin à l’assemblée.

Télémaque a échoué dans sa double entreprise. Les prétendants restent et il n’a ni vaisseau, ni équipage pour son voyage.

Comme on l’a rappelé plus haut, l’adolescent en instance de passage à l’âge adulte doit tuer un gibier redoutable ou un ennemi. Télémaque devait, quant à lui, obtenir le départ des prétendants de Pénélope. Les diverses indications qui dépeignent Télémaque avant son action, notamment quand il prend son indépendance par rapport à sa mère, annoncent l’importance de la scène de l’assemblée. Que Télémaque se rende à l’assemblée dès l’aurore, avec une lance et des chiens, montre qu’il y va comme s’il se rendait à la chasse, rappel de la fonction que l’assemblée joue dans la vie du jeune héros.

Devant l’assemblée, Télémaque est seul, comme le jeune Ulysse l’avait été devant le sanglier du Parnasse. Athéna n’intervient pas pour le soutenir sous une forme quelconque. Celui qui parle en sa faveur à la fin de l’assemblée est le vrai Mentor et non Athéna déguisée.

Bien sûr, Télémaque ne pouvait, d’entrée de jeu, se débarrasser des prétendants de sa mère, ce sera la besogne d’Ulysse quand il rentrera. Il n’empêche, comme Achille et d’autres héros prestigieux, Télémaque a raté l’épreuve initiatique qui aurait dû le faire passer de l’adolescence à l’âge adulte. En revanche et avec la protection d’Athéna/Mentor puis de Pisistrate, il franchira la mer et fera un voyage à Pylos et à Sparte, pour en revenir sans encombres. En d’autres termes, il fera sa descente aux Enfers, qui, comme on l’a dit au début, représente une initiation d’un autre type.

Ainsi, malgré son premier échec, Télémaque reviendra à Ithaque, confirmé dans sa qualité de héros extraordinaire, digne et capable d’aider son père à reconquérir sa maison. Comme on a pu le voir, les détails, parfois d’apparence insignifiante, doivent être pris en considération.

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1 M. Eliade, Initiation, rites, sociétés secrètes. Naissances mystiques. Essai sur quelques types d’initiation, Paris, Gallimard, 1959. – De nombreuses études ont été consacrées à l’initiation ces dernières années. Signalons, entre autres, A. Moreau, « Initiation en Grèce antique », DHA, 18, 1 (1992), pp. 191-244, et les actes de deux colloques : [J. Ries-H. Limet, éd.], Les rites d’initiation. Actes du Colloque de Liège et de Louvain-la-Neuve, 20-21 nov. 1984, Louvain-la-Neuve, 1986 (Homo religiosus, 13) et [A. Moreau, éd.], L’initiation. Actes du Colloque international de Montpellier, 11-14 avril 1991, 2 vol., Université Paul Valéry, Montpellier III, 1992.

2 Cf. notamment P. Wathelet, Synthèse du Colloque, dans [A. Moreau, éd.], L’initiation…, II, pp. 261-271.

3 G. Germain, Genèse de l’Odyssée. Le fantastique et le sacré, Paris, P.U.E, 1954.

4 Elle figurera dans la thèse de doctorat en voie d’élaboration de J.-M. Renaud sur le mythe d’Orion.

5 Voir déjà M. Eliade, Initiation, rites, sociétés secrètes… pp. 24-26.

6 Le terme ὔλη est symbolique dans la mesure où, comme le terme « bois » en français, ὔλη désigne la « forêt », mais aussi le « bois » en tant que matière. La pensée grecque allait élaborer un système où la « matière » (ὔλη) se double de la « forme » (μορφή). Celle-ci impose ses règles et ses lois à la matière. Dans le monde et la société, la forme serait représentée par la πόλις, dont la gestion est confiée à des hommes adultes, tandis que la matière est représentée par la forêt, domaine de la terre à la fécondité exubérante et désordonnée, elle-même proche de la femme. – J.-M. Renaud, Le mythe de Méléagre. Essai d’interprétation, Liège, 1993, chez l’auteur, 37, rue Naimette, B-4000 Liège, pp. 127-128.

7 J. Bremmer, « The Importance of the Maternel Uncle and Grandfather in Archaic and Classical Greece and Early Byzantium », ZPE, 50 (1983), pp. 173-186. – Dans la mesure où les filles se marient beaucoup plus jeunes que les garçons, les frères de la mère ont plus de chance d’être plus jeunes et plus aptes à une activité physique que ceux du père. De plus, les frères de la mère constituent un substitut de celle-ci auprès du candidat initié. C’est apparemment pour cette raison qu’Althaia, mère possessive, ne peut supporter que son fils Méléagre tue ses oncles maternels. – J.-M. Renaud, Le mythe de Méléagre…, pp. 83-85.

8 La liste des héros « initiés » par Chiron est considérable (A. Moreau, Le mythe de Jason et Médée. Le va-nu-pied et la sorcière, Paris, Les Belles Lettres, 1994, pp. 118-120) – Chiron se borne à instruire les jeunes, mais il ne surveille aucune épreuve.

9 C’est le cas de Méléagre dans certaines versions du mythe. J.-M. Renaud, Le mythe de Méléagre…, pp. 79-81.

10 C’est nécessairement le cas pour les nouveaux-nés exposés dès leur naissance, et qui sont miraculeusement sauvés, sinon il n’y aurait pas d’histoire.

11 Le caractère unique de l’épreuve en renforce l’importance et la solennité. Quand le mythe multiplie les épreuves initiatiques, en général du type II, elles sont toutes réussies et l’échec à l’une d’elles n’est pas corrigé par la réussite à une autre.

12 F. Robert, Homère, Paris, 1950, pp. 200 sqq. – A. Moreau, « Le voyage initiatique d’Ulysse », Uranie, 4 (1994), pp. 25-66.

13 H. von Kamptz, Homerische Personennamen. Sprachwissenschaftliche und historische Klassifikation, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1982, § 83, pp. 355-360 – P. Wathelet, « Le mythe d’Ulysse », dans [J. Boulogne, éd.], Les systèmes mythologiques, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 1997, pp. 283-293.

14 H. von Kamptz, Homerische Personennamen…, § 10 e 1, pp. 31-32 ; § 22 a 2, pp. 71-72 ; § 66, pp. 207 et 222-223 – ce qui ne fait pas nécessairement allusion à l’activité d’Ulysse comme archer.

15 H. von Kamptz, Homerische Personennamen…, § 10 a 1, p. 27 ; § 10 a 2, p. 28 ; § 53 a 1, p. 145 ; § 70 b 1, pp. 254-255. Les deux noms sont fondés sur la même racine *men-, qui implique la réflexion, l’action de la pensée, occupation habituelle d’Athéna – cf. P. Wathelet, « Mentor/Athéna, maître d’initiation dans l’Odyssée », Uranie, 4 (1994), pp. 11-23.

16 H. von Kamptz, Homerische Personennamen…, § 10 a 2, p. 28 ; § 53 a, p. 145 ; § 64, p. 172 ; § 70 b 1, pp. 254-255.

17 Exactement comme Circé, par exemple, aurait pu apprendre à Ulysse les informations qu’il devra aller chercher auprès de Tirésias. Le voyage de Télémaque est une sorte de réduction de celui de son père, ce qui accentue le parallélisme entre les deux.

18 Nestor a quitté Ulysse lors du départ de Troie (γ 162-164). Ménélas se trouve dans une situation analogue, mais, par Protée, il a appris qu’Ulysse était retenu dans son île par la nymphe Calypso (δ 555-560).

19 Télémaque a grand soin de ne pas prévenir Pénélope de son départ (cf. β 373-374).

20 C.J. Ruijgh, Etudes sur la grammaire et le vocabulaire du grec mycénien, Amsterdam, Hakkert, 1967, § 355, pp. 369-370.

21 A. Moreau, « Odyssée, XXI, 101-139 : l’examen de passage de Télémaque », L’initiation, I, pp. 93-104, sp. pp. 97-98. – P. Wathelet, « Mentor/Athéna, maître d’initiation… », pp. 13-14 – Nous ignorons la valeur originelle du nom de Pylos, mais, manifestement, c’est ainsi que le toponyme a été interprété.

22 Elle prend l’aspect d’une φήνη, nom qui désigne apparemment le vautour barbu (bearded vulture ou lammergeyer, cf. D’Arcy Thompson, A Glossary of Greek Birds, p. 303). Le terme apparaît en π 217, dans une comparaison, pour dépeindre des oiseaux auxquels des paysans ont enlevé leurs petits et qui crient vivement. Selon P. Chantraine, Dict. Et., p. 1196, s.v. φήνη, il s’agit d’un grand rapace, mal identifié, qui, d’après Elien (Hist. An., XII, 4), est consacré à Athéna. Cela ne présente d’intérêt que si l’oiseau a une connotation dans le mythe, ce pourrait être l’amour d’un oiseau pour ses petits. Voir Aristophane, Oiseaux, 304 (cf. Nam Dunbar, Aristophanes Birds, Oxford, Clarendon, 1995 [1997], pp. 255-256), Aristote, Hist. An., 592 b 5, 619 b 23, où le Stagirite note que l’oiseau appelé φήνη s’occupe bien de ses petits. Il va jusqu’à élever les petits de l’aigle.

23 C’est ainsi que, pendant tout le périple d’Ulysse, Athéna ne lui apporte aucune aide directe. Le héros invoque la déesse dans la caverne de Polyphème, mais elle ne se manifeste pas. Quand Ulysse arrive chez Circé, c’est Hermès, le dieu psychopompe, et non Athéna, qui apporte au héros le fameux μῶλυ qui lui permettra de vaincre Circé. Ce n’est que quand Ulysse arrive chez les Phéaciens, c’est-à-dire à la sortie de l’Autre Monde, qu’Athéna intervient directement et elle le fera constamment jusqu’à la fin de l’Odyssée. D’autres explications ont été proposées pour l’absence d’Athéna : J.S. Clay, The Wrath of Athena. Gods and Men in the Odyssey, Princeton University Press, 1983, suggère notamment qu’Athéna est irritée contre les Achéens qui, lors de la prise de Troie, n’ont pas respecté les sanctuaires. Sans que les explications s’excluent nécessairement, cette dernière paraît moins vraisemblable.

24 Le nombre de chars et de roues de chars mentionnés sur les tablettes mycéniennes implique que ces véhicules étaient largement utilisés à l’époque mycénienne. – M. Lejeune, « Chars et roues à Cnossos. Structure d’un inventaire », Minos, IX (1968), pp. 9-61 (= Mémoires de Philologie Mycénienne, 3e série, 1964-1968, pp. 287-330) – M. Ventris-J. Chadwick, Documents in Mycenaean Greek, 2d ed., Cambridge Univ. Press, 1973, pp. 369-375.

25 On sait qu’à l’époque classique les Grecs préféraient un voyage par mer (cf. P. Wathelet, « Le retour de Néoptolème et les Grenouilles d’Aristophane », Kentron, 4, 2 [1988], pp. 27-31).

26 P. Wathelet, « Priam aux Enfers ou le retour du corps d’Hector », LEC, 56 (1988), pp. 321-335 – Pas plus que le camp d’Achille à Troie, Sparte n’est pas, en général, assimilée au royaume des morts. Néanmoins, dans les circonstances de la démarche de Priam ou du voyage de Télémaque, ces endroits prennent une valeur symbolique qui ne tient pas à la représentation donnée d’ordinaire de Pylos, de Sparte, d’Ithaque ou d’Argos, représentation que s’efforce de définir P. Sauzeau, « La géographie symbolique du voyage de Télémaque », dans [P. Sauzeau-J.-CL. Turpin, éd.], Télémaque et l’Odyssée, Montpellier, Univ. Paul-Valéry, 1998, pp. 77-102.

27 H. von Kamptz, Homerische Personennamen…, § 10 e 1, p. 32 ; § 31 a 2, p. 89 ; § 66, pp. 207 et 215 – Dans la société des héros d’Homère, les bâtards sont considérés comme inférieurs – P. Wathelet., Dict. des Troyens, n. 190 Κεβριόνης, pp. 678-679.

28 On sait peu de choses de ce Mégapenthès que les Lacédémoniens auraient écarté de la succession de Ménélas en raison de sa bâtardise. Ils lui auraient préféré Oreste, neveu de Ménélas (Paus., II, 18, 6). D’après une autre tradition d’origine rhodienne, Mégapenthès et son frère Nikostratos auraient aidé Hélène à fuir pour gagner Rhodes (Paus., III, 19,9). Les deux frères étaient représentés sur le trône d’Amyclées (Paus., III, 18, 13) – Sur l’opinion de certains Anciens qui critiquaient la mention de ces mariages, cf. St. West, A Commentary on Homer’s Odyssey, I, p. 193, en δ 3.

29 Cf. o 27-42 et pp. 321-392.

30 Des pratiques homosexuelles sont parfois associées à l’initiation des adolescents. A deux reprises, Homère signale que Pisistrate et Télémaque passent la nuit ensemble, que ce soit à l’entrée du palais de Nestor à Pylos (γ 399-403) ou à l’entrée de celui de Ménélas à Sparte (δ 302-305 – o 44-45). Comme tous les détails que donne Homère sont significatifs, B. Sergent, L’homosexualité dans la mythologie grecque, Paris, Payot, 1984, p. 293, n. 31, en conclut qu’il y a là un souvenir d’homosexualité initiatique. Contrairement à ce que dit B. Sergent, le parallélisme avec un couple marié est loin d’être évident. Si la formule τρητοῖς ἐν λεχέεσσιν (γ 399) est effectivement employée pour Pâris et Hélène (Γ 448) et appliquée aux fils et filles d’Eole (κ 12), elle est utilisée pour le corps d’Hector qu’on dépose sur un lit à son retour à Troie (Ω 720), pour Télémaque (a 440) et pour Ulysse (η 345) qui, chacun, dorment seuls. De même, en δ 302, le verbe κοιμήσαντο, employé pour Télémaque et Pisistrate, est utilisé pour des gens qui dorment sans aucune connotation amoureuse : Priant et son héraut (Ω 673), les compagnons d’Ulysse (κ 479, μ 32), etc. De plus, le fait de loger un hôte dans l’entrée de la résidence est habituel chez Homère, ainsi qu’il est montré au chant XXIV (673-674) de l’Iliade, quand, très imprudemment, Priam se couche et s’endort à l’entrée de la « tente » d’Achille ou, dans l’Odyssée, quand Ulysse est logé à l’entrée du palais d’Alkinoos (η 345). On se gardera de tirer une conclusion sur un indice aussi mince.

31 Hadès est dit πολύξενος « celui qui a beaucoup d’hôtes ». Le nom de Πολυξένη, la plus jeune des filles de Priam immolée sur le tombeau d’Achille, est révélateur à cet égard – Dans le même ordre d’idée, le rôle de Cerbère consiste essentiellement à empêcher les morts de sortir.

32 Après vingt ans, l’attitude de Pénélope, qui s’obstine à attendre son mari, aurait pu paraître déplacée d’autant plus qu’en partant – et à l’inverse d’Agamemnon (cf γ 267-271) – Ulysse n’a mis sa femme sous la protection d’aucun homme. Dans la mentalité du temps, une femme ne peut être indépendante. L’attitude des prétendants aurait donc pu se justifier, mais, pour l’économie de l’ensemble de son poème, Homère s’acharne à les montrer sous le côté le plus défavorable : il s’agit de préparer la vengeance d’Ulysse et d’en justifier la violence. Entre Ulysse et Télémaque, les prétendants constituent une génération perdue, cf. E. Scheid-Tissinier, « Les prétendants de l’Odyssée, une génération perdue », L’initiation…, I, pp. 105-118.

33 A. Motte, « L’expression du sacré dans la religion grecque », L’expression du sacré dans les grandes religions, Louvain-la-Neuve, 1986, ΙII, pp. 170-172 (Homo religiosus, 3) – D. Aubriot, « Remarques sur l’usage de θάμβoς et des mots apparentés dans l’Iliade », Orpheus, 2 (1989), pp. 249-260.

34 Les vers sont répétés par le même Télémaque, en φ 350-353, quand il s’agit d’éloigner Pénélope, au moment décisif où, lors de l’épreuve du tir à l’arc, Ulysse va se donner à connaître. Faut-il dire que, depuis Aristarque, les analystes ont rejeté ces vers du chant a ? (cf. St. West, A Commentary on Homer’s Odyssey, I, Oxford, Clarendon, 1988, p. 120). Les trois premiers vers apparaissent déjà en Z 490-492, dans la scène justement célèbre des adieux d’Hector et d’Andromaque. Sur un tout autre ton que Télémaque, Hector renvoie Andromaque à ses occupations féminines. En Z 492, l’expression diffère par un mot – à vrai dire essentiel :

Hector dit :

… πόλεμος δ ἄνδρεσσι μελήσει Z 492

πᾶσι, μάλιστα δ’ έμοί, τοί ‘Ιλίω ἐγγεγάασιν. 493

35 L’enfermement de Télémaque, qui n’a rien d’une épreuve, n’est pas sans évoquer le séjour d’Achille à Skyros, où le héros est de même enfermé (dans une île et sous un déguisement féminin, à l’instigation de Thétis). Comme Télémaque, Achille sortira de cet enfermement.

36 La chasse semble avoir été pratiquée au petit matin. C’est sans doute ce qui explique que l’Aurore s’éprenne de chasseurs comme Céphale ou Orion.

37 Encore une fois, il s’agit de souligner l’impiété des prétendants et de les rendre odieux.

38 L’inertie du peuple d’Ithaque à se lever contre les prétendants répond à la méfiance, sinon au mépris que les poèmes homériques témoignent vis-à-vis de l’élément populaire : les citoyens d’Ithaque sont aussi inexistants qu’au chant II de l’Iliade Thersite a pu se montrer déplaisant et finalement ridicule. Le monde des héros d’Homère est un monde aristocratique.

39 La présence des compagnons de son âge qui iront avec Télémaque jusqu’à Pylos peut constituer un trait initiatique (A. Moreau, Odyssée, XXI, 101-139 : L’examen de passage de Télémaque, p. 97), mais ils représentent une autre classe d’âge que les prétendants et, auprès de Télémaque, ils font pendant aux compagnons qu’Ulysse tente, sans succès, de ramener de Troade. L’équipage de Télémaque reviendra sain et sauf à Ithaque. Il est tentant de rapprocher Télémaque et ses compagnons de héros comme Thésée qui se rend en Crète à la tête de sept jeunes gens et de sept jeunes filles, les sauve du Minotaure et accède ainsi à la royauté après la mort accidentelle d’Egée (mais il n’y a pas d’accident dans le mythe). En ce qui concerne Télémaque, il pourrait y avoir une amorce d’accession à la royauté.