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Les Phéaciens avant l’Odyssée

Bernard SERGENT

CNRS, Paris

Il est couramment admis que les Phéaciens jouent le rôle, ou sont littérairement issus du thème, des passeurs des morts1.

Les arguments pour ce sont nombreux, et denses vu la petitesse du « dossier Phéacien » :

Les Phéaciens sont des marins, exclusivement : Poséidon leur a concédé l’espace maritime, les métiers mentionnés sont ceux de l’armement des navires, car il ne faut parler aux Phéaciens « ni de carquois, ni d’arcs, mais de mâts, d’avirons » et de navires (Od., VI, 267-271), les noms des Phéaciens ont presque tous une connotation maritime (VIII, 111-116) ; Et, lit-on, leurs vaisseaux sont plus prompts que l’aile ou la pensée (VII, 34-35), et ils sont plus rapides que le plus rapide des oiseaux (XIII, 86-87) : or, la rapidité du vaisseau des morts est souvent mentionnée (cf. ci-dessous, le récit de Procope) ; elle repose sur l’idée que le voyage de ce monde-ci à l’autre est « hors temps » ;

Ils ont la réputation d’infaillibles passeurs, ce qu’est naturellement le passeur des morts, car il ne peut pas se tromper d’endroit ;

Skhériê est dite « loin des pauvres humains » (VI, 8), mais toutes les terres des aventures d’Ulysse appartiennent à cet Autre Monde transmarin que ne croisent jamais – sauf Ulysse, précisément – les humains. Dans l’Odyssée, Télémaque, naviguant sur la côte occidentale de la Grèce, rencontre des Taphiens, mais non des Phéaciens. Pourtant le texte mentionne les relations de leur royaume avec la Grèce : d’une part, les Phéaciens ont enlevé en Epire une femme, Eurumédousâ, dont ils firent la servante d’Alkinoos (VII, 8-11), d’autre part ils ont mené jusqu’à l’île d’Eubée, à l’est de la Grèce, et en un seul jour – tant leurs vaisseaux sont rapides – le blond Rhadamanthus pour rendre visite à Tituos, « l’un des fils de la Terre » (VII, 321-328). Ce dernier passage est le plus déterminant :

Alkinoos voyant son navire pétrifié après avoir ramené Ulysse chez lui rappelle que Poséidon devait leur reprocher leur « renommée d’infaillibles passeurs et, lorsque reviendrait de quelque reconduite un solide croiseur du peuple phéacien, le dieu le briserait dans la brume des mers » (ΧΠΙ, 174-177). Or ces « passeurs » ne passent personne, à l’exception de Rhadamanthus – lequel est un juge des morts – pour aller rendre visite à Tituos – qui est, lui, un géant enseveli –, et évidemment Ulysse – mais ce dernier service, en faveur d’un vivant, leur vaut ipso facto la punition et la menace d’anéantissement que l’on vient de signaler : tout se passe donc comme s’il était interdit à ces navigateurs ultra-rapides de passer des vivants, dans le sens Phéacie-pays des humains, mais qu’il leur est possible de passer des défunts, de l’Autre Monde situé, par l’Odyssée elle-même, au-delà du fleuve Okéanos qui ceint la Terre et au sein duquel se trouvent toutes les îles rencontrées successivement par le héros, en une autre aire maritime (l’Eubée) pour y visiter un mort.

les Phéaciens ont le privilège, donné par Poséidon, de « traverser le grand abîme des mers » (VII, 35), et, phénomène a priori étonnant, leurs vaisseaux sont intelligents (VIII, 559-563), capables de naviguer « sans pilote et sans gouvernail » (VIII, 557-558)… Ces traits sont ceux mêmes du navire des morts puisque, je l’ai dit, le nautonier ne peut pas se tromper : le navire peut bien aller tout seul ; et l’on comparera sur ce un récit manifestement d’origine celtique, rapporté par Procope :

« Sur le littoral de l’océan qui entoure la Bretagne habitent des pêcheurs sujets des Francs mais qui ne leur payent pas tribut. Pendant leur sommeil, ils entendent autour de leur maison une voix qui les appelle et ils ont l’impression qu’un bruit se fait à leur porte ; ils se lèvent, trouvent des embarcations étrangères pleines de passagers, montent à bord et, d’un trait, parviennent en Bretagne à l’aide du seul gouvernail, alors que c’est à grand peine qu’ils font le trajet en un jour et une nuit, toutes voiles déployées, quand ils utilisent leurs propres bateaux. Ils débarquent là-bas les passagers inconnus qu’ils ont conduits. Sans voir personne, ils entendent les voix de ceux qui les accueillent, qui les appellent pas leur nom, par leur tribu, par leurs liens de parenté et par des signes convenus. Ils entendent les passagers leur répondre. Puis, d’une seule impulsion, ils retournent vers leur pays en s’apercevant que leur vaisseau est allégé du poids de ceux qu’ils ont conduits. »2

On reconnaît en ce navire celui des morts3, et il partage trois traits avec les navires phéaciens : la rapidité, la capacité de se diriger seul, infailliblement, et son rôle de passage de personnes qui sont assurément des défunts.

Cette croyance au navire des morts qui se meut sans pilote est bien attestée dans le monde indo-européen, chez les Celtes par le texte qu’on vient de lire, ou encore, dans le roman médiéval La Mort le Roi Artu, où, mortellement blessé par son fils Mordred à la bataille de Salesbières, Arthur est emmené dans une nef sans pilote jusqu’à l’île d’Avalon pour y être soigné, motif en lequel on reconnaît le navire des morts4 ; en Scandinavie par l’histoire du premier navire funéraire, nommé Hringhorni, qui, conduisant le premier mort, Baldr, est violemment projeté en avant par une géante et, sans le moindre pilote, conduit le défunt à sa bonne destination5. Pour la Grèce, signalons aussi un sceau minoen qui figure une déesse assise seule dans un bateau : il faut croire qu’il avance seul, ici par la volonté de la divinité6.

Telles sont donc les raisons de voir dans les Phéaciens quelque chose comme le souvenir des passeurs des morts, ou, plus exactement, puisque la tradition grecque connaît parfaitement un tel passeur, le nocher Kheirôn, on doit voir dans les Phéaciens une sorte d’euphémisation de Kheirôn.

Mais alors, cela mène à une question qui, à ma connaissance, a peu été envisagée. Si les Phéaciens sont des passeurs des morts, qu’est donc leur pays, l’île de Skhêriê ?

Ne serait-ce pas tout simplement une image, elle aussi euphémisée, du monde des morts ?

La supposition, dès que faite, reçoit l’appui de plusieurs éléments du « dossier » Phéaciens.

Il y a, d’abord, les merveilleux jardins, à la fois verger et vigne, qui jouxtent le palais d’Alkinoos (VII, 114-132). Ils sont spontanés, car « tels étaient les présents magnifiques des dieux au roi Alkinoos » ; jamais leurs fruits ne meurent ni ne manquent, hiver comme été ; « là poussent de grands arbres florissants, poiriers, grenadiers, pommiers aux fruits éclatants, figuiers domestiques et luxuriants oliviers » : cette description rappelle directement la description de la Prairie Elyséenne. Dans l’Odyssée même, en IV, 563-569, Proteus annonce à Ménélas qu’il sera emmené « dans la plaine Elyséenne, au bout de la terre, chez le blond Rhadamanthus, où la douce vie est offerte aux humains, où sans neige, sans grand hiver, toujours sans pluie, on ne sent que zéphyrs, dont les risées sifflantes montent de l’Océan pour rafraîchir les hommes ». Selon Hésiode, en Travaux, 165-168, parlant des Iles des Bienheureux, là, dit-il, « le sol fécond porte trois fois l’an une florissante et douce récolte ». De même dans Pindare, Olympiques, II, 66-80, texte important s’il en est sur les conceptions eschatologiques grecques : la route de Zeus mène « tous ceux qui ont eu l’énergie, en un triple séjour dans l’un et l’autre mondes, de garder leur âme absolument pure de tout mal », au château de Kronos. « Là, l’île des Bienheureux est rafraîchie par des brises océanes ; là resplendissent des fleurs d’or, les unes sur la terre, aux rameaux d’arbres magnifiques, d’autres, nourries par les eaux ; là ils tressent des guirlandes pour leurs bras, là ils en tressent des couronnes, sous l’équitable surveillance de Rhadamanthus, l’assesseur qui se tient aux ordres du puissant ancêtre des dieux, de l’époux de Rhéa, déesse qui siège sur le plus haut des sièges » (traduction d’Aimé Puech).

Ainsi Rhadamanthus est un personnage commun à la Plaine Elyséenne, à l’île des Bienheureux, et au récit sur les Phéaciens. La pérennité des fruits est un don des dieux à Skhériâ, elle repose sur un climat toujours printanier dans la plaine Elyséenne, elle s’exprime dans le métal précieux dans l’île des Bienheureux.

Or, de même que la notion d’un navire des morts n’est pas uniquement grecque, mais se retrouve ailleurs dans le monde indo-européen, il en est exactement de même de la notion du verger ou de la douce prairie de l’Autre Monde. On parle, en Grèce, de la plaine (pedion) ou de la prairie (leimôn) élyséenne. Sa première mention est la « Prairie d’asphodèles », dans l’Odyssée, qui est une des parties que découvre celui qui parvient au royaume d’Hadès : ayant conversé avec Ulysse, l’âme d’Achille s’éloigne « à travers la Prairie d’asphodèles » (IX, 539) ; non loin Oriôn chasse, à travers la même Prairie, les animaux que, vivant, il avait tués (XI, 574). C’est tout simplement, lorsque Hermès conduit les âmes des Prétendants, le séjour des défunts (XXIV, 13). Dans Platon, la Prairie est le lieu d’où bifurquent les routes, soit vers le Tartare, soit vers les îles des Bienheureux. En Inde, le royaume des morts est celui du dieu Yama : un hymne védique le décrit comme un « pâturage »7, un autre montre le dieu assis sous un bel arbre couvert de feuilles8. De même chez les Hittites, le rituel funéraire royal parle du lieu où arrivera le roi défunt : c’est une prairie où paissent des bœufs, des moutons, des chevaux, des mulets, ce qui rappelle à nouveau la Grèce, puisque Hadès est dit Klutopolos, « célèbre par ses poulains »9. Quant à l’Autre Monde celtique, c’est fondamentalement un verger, puisqu’il est le lieu de pommiers, à savoir Emain Ablach, textuellement « l’Ile des Pommes », en irlandais, Avallon, le « lieu des pommes », dans la tradition galloise, ce qui, dans certains textes du cycle arthurien, est traduit par Insula Pomorum (c’est là qu’Arthur fut enterré, selon la Vita Merlini). Des récits irlandais exposent comment on rapporta une branche, ou une pomme, de ces arbres merveilleux, pour qualifier un roi10. Et on y boit, au son d’une musique délicieuse11, ce qui se produit aussi dans le paradis iranien, qui a nom « Maison des chants »12, et rappelle Skhériâ, puisque Ulysse reçoit là un accueil comprenant musique et danse. Dans le même pays, on parle du Vara de Yima, forteresse construite lors de la destruction du monde par Yima, lequel est l’équivalent du dieu indien Yama ; ce Vara contenait des représentants de toutes les espèces végétales.

Dans le monde germanique, l’accent est mis sur la chasse et l’élevage plutôt que sur la production agricole : aux Einherjar, c’est-à-dire les guerriers morts au combat et admis pour cela dans la Walhalla d’Odhinn, il est donné de chasser et de festoyer chaque soir du sanglier Saehrimnir, car il renaît chaque jour, et les pis de la chèvre Heidrun remplissent chaque soir un grand bassin d’hydromel13.

Ainsi l’aspect végétal de Skhériê s’intègre-t-il pleinement dans une imagerie funéraire commune aux Grecs et aux autres populations de langue indo-européenne.

La capitale phéacienne est aussi entourée de murailles (VI, 9, 262-263 ; VII, 45) : image funéraire classique encore : en Οl., II, citée ci-dessus, Pindare met l’île des Bienheureux sous la protection de Kronos, et parle alors du « château de Kronos » (77-78). Cette représentation du monde des morts comme une forteresse, ainsi attestée en Grèce, se retrouve également ailleurs dans le monde indo-européen. En Iran, le vara de Yima est, de par son nom, une forteresse14. L’une des représentations celtiques du monde des morts est celle du château (rath) de Donn, en Munster, c’est-à-dire au sud-ouest de l’île, région traditionnelle, là comme en Grèce, du monde infernal15. Selon des hymnes de l’Atharva-Veda les Pères, c’est-à-dire les défunts, vont à une forteresse, pur-, lieu explicitement décrit comme ceint d’un rempart de terre (déhi-)16, ce qui est également le cas d’un fort celtique ancien tel le rath de Donn, et, selon le texte cité du Vidêvdât, celui du vara de Yima17. Les plus tardives Upanisad attribuent toujours au royaume céleste (qui accueille les Pères) un mur d’enclos, sétu-, terme apparenté à l’avestique haêtu-, qui désigne l’enclos où mène le Pont Cinvat, « pont de la Séparation », que doivent emprunter tous les morts18. Selon un texte islandais médiéval, le Fjôlsvinnsmal (11-12), le monde des morts est enclos de parois d’argile. Les murailles de pierre des Phéaciens et celles qu’il faut naturellement supposer à la « forteresse de Kronos » sont donc une modernisation d’un état plus ancien où ces forteresses du monde des morts (comme celles des vivants) étaient faites de terre19. La modernisation plus poussée encore, et plus mythique en fait, parle de murs de métal : déjà la Théogonie parle des murs de bronze du Tartaros où sont jetés les Titans vaincus, mais il est intéressant que le terme employé pour désigner ces murs, teikhos, soit apparenté au vieil indien déhi-, ces termes étant l’un et l’autre formés sur une racine qui signifie « amonceler la terre »20. Et un autre texte islandais dit de la déesse des Enfers, Hel, qu’elle « possède à Niflheim de vastes résidences, qui sont entourées de clôtures extrêmement hautes et munies de grandes grilles »21. Murs de pierre ou de métal sont deux actualisation d’une même idée centrale : d’un bout à l’autre du monde indo-européen, Grèce comprise, une conception du domaine des morts le représente entouré de parois.

Un autre élément est que les métaux précieux abondent à Skhériâ : le seuil du palais du roi et ses immenses murailles sont de bronze (VII, 83, 86-87), le corbeau qui soutient le linteau au-dessus de la porte est d’or, les chiens qui encadrent cette dernière sont d’or et d’argent (VII, 84-92), la grande salle est éclairée par des statues en or de kouroi tenant des torches (VII, 100). Et « sous les hauts plafonds du fier Alkinoos, c’était comme un éclat de soleil et de lune. Du seuil jusques au fond, deux murailles de bronze s’en allaient, déroulant leur frise d’émail bleu. Des portes d’or s’ouvraient dans l’épaisse muraille : les montants, sur les seuils de bronze, étaient d’argent… » (VII, 85-90). Ces murs de bronze du palais rappellent ceux du Tartaros, mais il est là question aussi de métaux précieux. Représentation traditionnelle encore, car Hésiode décrit la demeure de Stux – rivière infernale, ailleurs – comme édifiée sur des colonnes d’argent22, et Pindare, dans le passage cité de la seconde Olympique, parlant de l’Ile des Bienheureux, rafraîchie par des brises océanes, précise : « là resplendissent des feuilles d’or, les unes sur la terre, aux rameaux d’arbres magnifiques, d’autres nourries par les eaux ; ils en tressent des guirlandes pour leurs bras ; ils en tressent des couronnes, sous l’équitable surveillance de Rhadamanthus ». De même en un autre texte, le poète évoque les fruits d’or de l’arbre à encens, dans l’Au-Delà des sages23. L’idée peut être indo-européenne, et donc héritée en Grèce, car on en trouve l’analogue dans le domaine nordique. Dans un texte, les Baldrs draumar, « Songes de Baldr », 6, quelqu’un pose la question : « Pour qui sont les bancs parsemés d’anneaux, bancs superbement recouverts d’or ? » – la réponse est qu’ils sont prévus pour Baldr, le premier mort ; dans un autre24, c’est le pont franchissant la rivière qui entoure le domaine de Hel qui est recouvert d’or.

On rappellera ici, point dont la pertinence apparaîtra plus tard, que les grandes tholoi mycéniennes, tombes royales, étaient initialement parfois revêtues intérieurement de feuilles d’or.

Quant à l’importance du seuil, des vantaux et du portail du palais d’Alkinoos – en bronze, or, argent – on ne peut qu’en rapprocher la notion si essentielle des portes du monde infernal : en l’Odyssée même, au chant XXIV (9-14), en ce qu’on a appelé la « seconde Nekuia », on voit Hermès conduire, verge d’or en main, les Prétendants morts : suivant le cours de l’Okéanos, ils dépassent le Rocher Blanc, franchissent les Portes du Soleil, et parviennent alors à la Prairie d’Asphodèle où errent les ombres. Et on a repéré depuis longtemps que le héros nommé Eurupulos, fils de Poséidon, localisé dans les Iles des Bienheureux ou en Libye, représentait une ancienne figure du monde infernal, les « larges portes » auxquelles fait allusion son nom étant celles de l’Hadès25. Dans un article antérieur, je montrai également, en reprenant une ancienne thèse des philologues allemands, et en montrant qu’elle n’était pas incompatible avec la réalité historique, que le nom de la ville de Pylos, fondée à l’époque mycénienne en Messénie, renvoie directement au monde des morts, car les Grecs, comme les Celtes (ci-dessus), localisaient vers le sud-ouest des passages vers le monde infernal26. Ce n’est pas un hasard qu’un texte mentionne Hadès combattant pour défendre les murs de Pylos…27

Un point important est celui des chiens du palais d’Alkinoos : « D’or et d’argent étaient de chaque côté les chiens, qu’Héphaïstos avait sculptés avec une savante adresse pour garder la maison du magnanime Alkinoos, immortels et toujours à l’abri de la vieillesse » (VII, 91-93). Soulignons d’abord que la notion d’un chien pour garder le monde des morts est la plus connue des idées des anciens Grecs, puisque tout le monde a entendu parler du chien Kerbêros (« Cerbère »), chien à plusieurs têtes qui gardait l’entrée d’Hadès. Ensuite, que cette notion étrange de chiens qui sont en or (en métal !) et qui pourtant gardent est typiquement grecque ancienne : innombrables sont les animaux faits par Hèphaïstos, comme ceux-ci, donc forgés, parfois explicitement en métal (en or le plus souvent), et qui s’animent tout comme n’importe quel animal de ce nom : ainsi le chien de Képhalos, forgé par le dieu du feu dans certaines versions, et que le héros lança à la chasse du Renard de Teumessos28 ; ou le chien de Pandareôs, en or, promu à la garde du petit Zeus contre les entreprises de Kronos, puis à celle du temple de Zeus en Crète, enfin donné comme chien de garde par Zeus à Eurôpê29. Ces chiens, comme ceux de Skhériâ, sont en or et pourtant capables de remplir les offices, garde, chasse, d’authentiques canidés. Plus généralement, que les statues aient pu bouger et vivre, c’est assurément l’une des idées grecques les plus archaïques et les plus ancrées : c’est pour qu’elles ne partent pas qu’en certains lieux on liait les statues, et ce de quoi Daidalos était crédité, c’était d’avoir fait des statues animées30. On doit bien sûr rappeler ici que l’or, aux yeux des Grecs, était un moyen apotropaïque : des chiens en or représentent la même fonction redoublée.

Mais, ce qui interroge ici, c’est la notion de deux chiens. La représentation grecque connue est celle d’un chien, à plusieurs têtes certes, mais unique. Ces deux chiens d’or, des statues, pour nous, rappelleraient bien plus alors les couples d’animaux – généralement, des lions – que les souverains proche-orientaux, de Mésopotamie ou du pays hittite, faisaient installer aux portails de leurs palais pour les garder. Mycènes même, c’est bien connu, à camper deux lions dans la partie supérieure de sa « Porte des Lionnes ». Loin, alors, d’une imagerie funéraire. Alkinoos est plutôt, avec ses deux chiens de garde, un potentat du IIe millénaire qu’un roi des morts !

Je dirai tout à l’heure que cette dernière impression n’est pas fausse. Cependant, il y a moyen de montrer que les deux chiens renvoient bien, eux aussi, à une représentation funéraire. Dans les pages qui précèdent, je n’ai cessé de relier les représentations eschatologiques grecques à celles d’autres peuples de langues indo-européennes. Cela engage à examiner si, ailleurs qu’en Grèce, n’existe pas la notion d’un couple de chiens gardiens du monde infernal.

De fait, cette notion est bien attestée, en Inde, en Iran, et chez les anciens Germains. Pour la première, voici le passage essentiel, du Rg Veda, X, 14, 10 :

« Evite les deux chiens, les fils de Saramâ,

corps bigarrés, quatre yeux ! Va par le droit chemin !

va jusqu’à ceux-là qui t’attendent là-bas,

mes Mânes qui festoient au palais de Yama. »31

Ces chiens sont « à quatre yeux », car ils regardent dans toutes les directions : ce sont des chiens de garde, donc, comme ceux d’Alkinoos.

En Iran, dans l’eschatologie mazdéenne, il est dit qu’un défunt doit passer sur le pont Cinvat, fin comme un rasoir, et où il rencontre sa propre religion, Daênâ, personnifiée par une jeune fille, qui le juge. Or, selon un texte, elle est assistée de deux chiens, qui crient et se lamentent pour l’existence future du défunt32. Le chien à quatre yeux est également connu, mais, en fonction d’une inversion due à la valeur de cet animal dans le zoroastrisme, il protège le corps d’un défunt contre Nasu, la Mort33.

Quant à la Scandinavie, elle présente la double tradition que nous observons en Grèce si, comme je le propose ici, à côté de l’unique Kerbêros les chiens d’Alkinoos forment un couple de chiens infernaux : un texte islandais, déjà cité, les Baldrs draumar, 2-3, mentionnent un seul chien34, tandis qu’un autre, le Fjölsvinnsmal, 19-24, mentionne deux chiens, Gif (« Sorcier » ou « Redoutable ») et Geri (« Glouton »), qui « dans l’enclos », dorment à tour de rôle pour le garder35.

Le domaine celtique, enfin, connaît aussi les chiens infernaux, mais le texte qui les mentionne les donne comme chiens de chasse : dans le Mabinogi de Pwyll, texte médiéval gallois, le roi du monde infernal, Arawn, mène une meute de chiens blancs à l’oreille rouge36.

La tradition des chiens funéraires doubles, ou multiples, est donc bien ancrée en domaine indo-européen, et ce sont le plus souvent des chiens de garde. Mais, puisque ce sont des traditions non grecques qui confirment l’existence d’une couple de chiens funéraires, je suis désormais fondé à voir dans ceux d’Alkinoos, plus que l’euphémisation directe de Kerbêros, le souvenir d’une représentation plus proche des traditions indo-iraniennes et germaniques que celle de la Grèce historique, partant d’un type plus ancien, et disparue dans les autres textes du Ier millénaire.

Ce n’est pas encore tout. On mentionne deux sources, dans le verger d’Alkinoos (VII, 129) : la tradition classique connaît bien une source célèbre, infernale, celle de la Stux. Elle a un net parallèle Scandinave, dans la fontaine Hvergelmir qui se trouve aux Enfers37. Mais la tradition grecque connaît parfaitement un couple de sources : ce sont celles dites habituellement d’oubli et de mémoire38 Une inscription funéraire situe bien ces deux sources dans l’Hadès : à celle située à gauche, près d’un cyprès, il ne faut pas boire ; à droite, une autre, fraîche, coule du lac Mnemosunè. Ce couple de sources a été comparé à des données de l’Inde ancienne, où l’on opposait deux chemins des défunts, soit la Prtri-Yana, « Porte des Ancêtres », qui entraînait l’oubli au sein de la collectivité des morts, et la Deva-Yana, « Porte des dieux », qui ouvrait à la divinisation. On a aussi rapproché, à Rome, Janua Coeli et la Janua Inferni39. Les deux sources paraissent ainsi une modalité grecque d’un motif de choix attesté par d’autres moyens en d’autres cultures indo-européennes. A Skhériê leurs fonctions se répartissent aussi, mais tout prosaïquement : l’une des sources arrose le jardin, l’autre alimente une fontaine publique urbaine.

Les Phéaciens sont des commensaux des dieux. Le roi Alkinoos se demande, voyant Ulysse, si ce n’est pas finalement un dieu, car « Ne les vîmes-nous pas, cent fois dans le passé, à nos yeux paraître ? Quand nous faisons pour eux nos fêtes d’hécatombes, ils viennent au festin s’asseoir à nos côtés, aux mêmes bancs que nous ; sur le chemin désert, s’ils croisent l’un des nôtres, ils ne se cachent point ; nous sommes de leur sang, tout comme les Cyclopes ou comme les tribus sauvages des Géants » (VII, 200-206) : on mentionnait à l’instant que l’un des chemins des morts des anciens Indiens était la « Porte des dieux », qui menait au ciel – ce qu’évoque encore précisément la Janua Coeli romaine, et c’est dans la compagnie d’Odhinn que chassent, banquettent, jouent les Einherjar germaniques.

Effectivement, ce monde phéacien est toujours en fête. « A l’intérieur de la grand-salle des sièges étaient adossés au mur à droite et à gauche du seuil jusqu’au fond, et sur eux avaient été jetées de légères housses, ouvrage des femmes. C’est là que s’asseyaient les chefs des Phéaciens, buvant et mangeant ; car ils pouvaient le faire tout le long de l’année » (VII, 95-99). Et il est dit en VIII, 247-248 : « pour nous, en tous temps, rien ne vaut le festin, la cithare et la danse » (pour la danse, v. aussi VIII, 370-380 ; pour la musique et l’aède Dêmodokos, VIII, 62-107, 253-369).

Textes fondamentaux, autant que le passage sur les chiens. Car, s’il existe, dans plusieurs mythologies indo-européennes, la notion d’un lieu qui est continuellement en fête, c’est, par excellence, l’Autre Monde des élus.

On citait ci-dessus un passage de la IIe Olympique de Pindare, où les Bienheureux passaient leur temps à tisser des guirlandes. Dans un autre, déjà évoqué, ils font plus. Voici ce texte important, de Pindare, connu parce que Plutarque l’a inséré dans une consolation funèbre :

« Pour eux, l’ardeur du soleil brille là-bas, pendant ce qui est ici la nuit, et des prairies fleuries de roses pourpres sont le faubourg de leur cité ; l’arbre à encens l’ombrage, et des fruits d’or y font plier les rameaux.

… « Et les uns se distraient aux courses de chevaux, ou aux exercices gymniques, d’autres au jeu des pessoi, ou au son des phorminx, et chez eux toutes sortes de prospérité verdoient en leur fleur. Dans ce lieu aimable, se répand sans cesse l’odeur des parfums de toute espèce, qu’ils mêlent sur les autels des Dieux et que la flamme, visible de loin, consume.

… « De là sortent, en vomissant des ténèbres infinies, les fleuves, au cours lent, de la nuit obscure. »40

Cette notion d’une fête continuelle au monde des morts est donc bien grecque. Elle est aussi indienne : le monde de Yama est en fête, lumineux, beau, jeune41. Et en fait partout dans le monde indo-européen se retrouvent ces notions : le pays des morts est un lieu où l’on banquette (selon les Scandinaves, on l’a dit, et aussi les Thraces, les Celtes), où l’on se livre à des sports (chasse au sanglier des Einherjar dans le Walhalla, courses de chevaux en Irlande comme en Grèce) et à des jeux (jeux dits « d’échecs » en Scandinavie)42. L’Odyssée, VIII, 109-130, mentionne les activités sportives des Phéaciens. On a dit aussi comment, dans l’imagerie funéraire des Celtes, on entend une divine musique dans les îles dites des Vivants, des Jeunes, etc.43.

Ulysse a rencontré, sur le rivage de Phéacie, Nausikaâ et ses compagnes, et plus tard Alkinoos proposera sa fille en mariage à Ulysse : que l’on puisse trouver femme dans le monde des morts est une idée attestée en Grèce, puisque plusieurs textes disent qu’après leurs morts, Achille et Hélène se retrouvèrent et s’épousèrent dans l’île de Leukê. L’idée est plus commune ailleurs : selon plusieurs cultures, on trouve dans l’Autre Monde des femmes pour le plaisir des défunts : c’est le cas en Inde, chez Yama ; et l’un des noms de l’Autre Monde en Irlande est Tir na mban, « Terre des femmes ». L’idée selon laquelle le défunt mazdéen rencontre une jeune fille sur le pont Cinvat, qui est sa propre religion chargée de le juger, est une moralisation sévèrissime du même motif.

Ainsi pour ainsi dire tous les traits qui caractérisent la Phéacie ont leur répondant, non pas dans la réalité prosaïque grecque, mais dans l’imagerie funéraire, aussi bien grecque qu’indienne, hittite, iranienne, celtique ou germanique. Si l’on s’en tient au texte de l’Odyssée, Skhériê représente bien l’inversion, l’euphémisation, de l’Hadès, lieu où il n’y a qu’arbres sauvages (X, 510 : saules aux fruits morts et peupliers), où la prairie est faite d’asphodèle, plante qu’on observait à l’entour des tombes dans les cimetières. Mais d’autres textes grecs, en particulier ceux de Pindare, et les idées attestées dans d’autres cultures de langue indo-européenne, présentent un monde des morts qui coïncide jusque dans les détails avec la description homérique du pays des Phéaciens.

On peut alors aller plus loin. Nausikaâ et ses compagnes mènent Ulysse au palais royal, à Alkinooos et Arétê. Ceux-ci accueillent magnifiquement le héros, le vêtent et le nourrissent, l’engagent à raconter ses aventures, et finalement le font ramener chez lui à Ithaque. N’est-ce pas là à la fois un doublet, et l’inversion radicale, du couple infernal formé par Hadès et son épouse Perséphonê ? Car ce sont là pareillement des souverains, qui trônent aux Enfers l’un à côté de l’autre, et accueillent les morts – mais pas du tout magnifiquement, ne le vêtent et ne le nourrissent pas44, et, surtout, ne le font pas raccompagner chez lui !

Une autre notion est à explorer : les nombres qui caractérisent le monde phéacien paraissent connoter le temps. Alkinoos est entouré de rois (basilêes), au nombre de douze (VIII, 390-391) : « nous avons douze rois, et je suis le treizième », dit-il. Pour éviter plus tard que sa ville soit engloutie sous une montagne, il organise rapidement un grand sacrifice au dieu, de douze taureaux (XIII, 181-184). Ailleurs (VIII, 35) un navire phéacien à 52 rameurs. Douze, cela évoque le nombre de mois de l’année ; douze plus un = treize rappelle que les années grecques étaient lunaires, et qu’elles étaient donc trop courtes, douze mois lunaires ne formant pas une somme égale à 365 jours, et qu’il fallait donc périodiquement ajouter un treizième mois. Enfin le nombre 52 est celui des semaines de l’année, nombre dont il y a des raisons de penser qu’il a été connu des Grecs dès l’époque homérique45. Or, le rapport entre les morts et l’année est patent en certaines cultures : synthétisant des données indiennes, hittites, et grecques, Mme Emilia Masson a pu écrire : « Le passage à l’immortalité de l’homme est étroitement associé à celui d’une année à l’autre. Ceux qui arriveront à l’atteindre ou à « atteindre d’année », suivant une formule brahmanique, après avoir traversé une période de ténèbres, résideront éternellement dans un lieu privilégié (l’Elysée, l’Ile Blanche, l’Ile des Bienheureux) où la belle saison règne en permanence. Ce rapport entre le renouveau de la nature et la résurrection des humains explique sans doute que la conquête de l’au-delà soit liée de diverses manières au chiffre douze. Pour la même raison, elle est associée à une étendue d’eau, comme c’est le cas avec la traversée de l’année. Rappelons que la plupart des ethnies indo-européennes, dont les Hittites, situent l’autre monde au-delà de l’Océan »46.

Les noms peuvent être également parlant. Celui de Skhériê dérive de skheros, « terre ferme, continent, rivage ». Situé au-delà des mers, ce « continent » là rappelle le rivage du continent situé au-delà du fleuve Okéanos, celui, donc, du monde des morts. Le nom même des Phéaciens semble issu du mot phaios, « brun, sombre, obscur », ce que G. Germain a pertinemment rapproché du nom des Aithiopes, eux aussi peuple localisé – parfois – à l’ouest, et fort brun. Sans aborder davantage la question des Aithiopes, on rappellera que les poèmes homériques les présentent comme des commensaux des dieux47, et, on le soulignait ci-dessus, il en est exactement de même des Phéaciens. Que les régions occidentales et infernales soient sombres, c’est un lieu commun, exprimé dans l’Odyssée lorsqu’elle parle des sombres brumes du pays des Kimmérioi (XI, 12-18). En dehors de Grèce, mais toujours dans le monde indo-européen, le nom de ce Donn dont on a parlé plus haut, cet équivalent irlandais à Kronos ou à Hadès, est issu d’une formation *dhus-no, « le sombre, le noir »48 : Donn, en son rath, est un Phéacien irlandais !

Un autre motif nous donnera l’occasion d’évoquer un célèbre récit irlandais de voyage dans l’autre Monde. Ulysse fut déposé par les Phéaciens à Ithaque, alors qu’il était endormi, avec les trésors qu’ils lui ont donnés. Ces Phéaciens sont donc riches. – L’histoire irlandaise est la suivante :

« Ailill et Medb étaient, une nuit, de Samain, dans la forteresse de Cruachan avec toute leur suite. Ils commencèrent à cuire de la nourriture. Deux captifs avaient été pendus par eux le jour avant cela. Ailill dit alors : « Celui qui mettrait, dit-il, un lien à la jambe de chacun des deux captifs qui sont à la potence aurait de moi une récompense pour cela, comme il le désirerait. Grande était l’obscurité de la nuit et son horreur ; des démons se montraient toujours cette nuit là, et c’était très vite qu’il revenait à la maison. « J’aurai de toi la récompense, dit Nera, et je sortirai.

– Tu auras en vérité mon épée à pommeau d’or », dit Ailill.

Nera sortit alors et prit tout son courage pour aller aux captifs. Il attacha le lien à la jambe de l’un des deux captifs. Il sauta par trois fois : le captif lui dit alors que s’il n’y mettait pas un poinçon convenable, même s’il était là jusqu’au matin, il ne fixerait pas son propre poinçon. Nera fixa alors son poinçon après cela. Le captif dit à Nera depuis la potence : « C’est viril, ô Nera.

– C’est viril, en vérité, dit Nera.

– Par la vérité de ton héroïsme, emporte-moi sur ton dos, pour que j’ai de la boisson de toi. J’avais grand soif quand j’ai été pendu !

– Viens alors sur mon dos », dit Nera.

Il alla alors sur son dos. « Où vais-je alors te porter ? dit Nera.

– A la maison la plus proche de nous », dit le captif.

Ils allèrent alors à cette maison là. Ils virent quelque chose : un lac de feu autour de cette maison. « Notre boisson n’est pas dans cette maison là », dit le captif. Il n’y a jamais de feu sans provision. Allons à l’autre maison la plus proche de nous », dit le captif. Ils y allèrent. Ils virent un lac d’eau tout autour. « Ne vas pas à cette maison-là, dit le captif, il n’y a jamais un récipient pour se laver ou se baigner, ni un seau d’eau sale la nuit après le sommeil. Allons encore à l’autre maison ». [Nera] le déposa sur le sol. Il alla dans la maison. Il y avait là des récipients pour se laver et se baigner, et il y avait de la boisson dans chacun d’eux. Il y avait aussi un seau d’eau sale sur le sol de la maison. Il boit de la boisson dans chacun d’eux et il en jette la dernière gorgée de ses lèvres à la face des gens qui étaient dans la maison, si bien qu’ils moururent tous. Il n’est pas bon depuis cela d’avoir des récipients pour se baigner et se laver, ou du feu sans provision, un seau d’eau sale dans une maison après le sommeil ».

Nera ramène le pendu d’où il venait, et revient au palais royal de Cruachan. Mais alors il le voit détruit, brûlé, et, en tas, les têtes de tous les gens qui y étaient auparavant. Il aperçoit les ennemis responsables de ces crimes, les suit. Ils pénètrent dans la caverne de Cruachan, car ils ont été envoyés par le roi du sidh (Autre Monde irlandais). Il les suit. Voyant Nera, le roi l’appelle, le questionne, et l’envoie chez une femme (du sidh), en lui ordonnant d’apporter chaque jour du bois pour le feu chez le roi. La femme devient sa compagne. Nera apporte comme prévu chaque jour du feu, mais il rencontre alors toujours un aveugle portant un boiteux sur son dos. Il apprend de sa femme qu’ils ont la mission d’aller chaque jour voir la couronne d’or qui est dans une fontaine. Elle lui révèle aussi que Cruachan n’a pas brûlé réellement, ce qu’il pourra voir lors du prochain Samain (donc un an après son entrée dans le sidh). Nera a un fils de cette femme, et, lorsque la date approche, il quitte le sidh avec sa famille et ses troupeaux, et raconte tout à Ailill et Medb.

« Alors les hommes du Connaught et les Exilés noirs entrèrent dans le sidh. Ils [le] détruisirent et emportèrent tout [les trésors] qu’il contenait, [dont la couronne d’or]… Nera fut laissé avec son escorte dans le sidh. Il n’en est pas sorti jusqu’à maintenant et il n’en sortira pas jusqu’au jugement. »49

Sans que je puisse le développer ici – ce serait le sujet d’un autre article ! –, il y a une analogie profonde entre cette aventure du héros irlandais Nera et celle d’Ulysse à Skhériê. Comme Ulysse chez Alkinoos, Nera est accueilli par le roi de l’Autre Monde, il y reste un moment, il y obtient une femme (Ulysse s’en voit proposée une), en a un fils (après l’Odyssée, on a raconté qu’Ulysse épousa Nausikaâ, et en eut un fils, Persépolis). Ici un aveugle garde le talisman royal. Dans l’Odyssée, l’aveugle Dêmodokos est gardien de la mémoire. Il y a jeu dans les deux cas entre rêve et réalité : Nera découvre Cruachan détruite et tous ses occupants morts, mais ce n’est qu’une illusion ; Ulysse revient de chez les Phéaciens, endormi, et seuls les trésors qu’ils déposent à ses côtés garantissent qu’il n’a pas rêvé. Nera reste dans le sidh, dans le monde inférieur : une tradition, post-homérique, mais solidement attestée, voulait qu’Ulysse ne soit pas mort à Ithaque, mais dans un pays occidental (l’Italie, l’Etrurie, en interprétation évhémériste) : donc dans les pays même où il avait erré. Enfin, Nera s’est enrichi dans le sidh, et lorsqu’il revient sur cette terre, c’est avec ses troupeaux – tandis que ses concitoyens, guerriers du Connaught, vont piller les trésors du sidh : punition des gens de l’Autre Monde, qui rappelle la punition des Phéaciens par Poséidon.

Ainsi, un récit irlandais qui offre de nombreuses affinités avec l’histoire, homérique et post-homérique, d’Ulysse, est tout crûment un récit de voyage dans l’Autre Monde souterrain.

Enfin, une étude toute récente et remarquable a montré comment l’ensemble des douze étapes d’Ulysse au cours de son errance forme système, au sein duquel elles se répondent deux ou à deux ou à quatre, ce qui, au sein d’un cercle (ci-dessous), forme des carrés ou des rectangles ; dans ce cadre, quatre étapes, les passages dans l’île du Soleil, chez Aiolos, au pays des morts, et chez les Phéaciens, qui sont chaque troisième étape de l’ensemble et présentent des points communs entre elles, forment un système (un carré) : alors la Nekuia forme couple d’opposition avec l’étape phéacienne, l’une étant la plus lointaine des étapes d’Ulysse, l’autre la plus proche, l’une permettant le retour du héros grâce aux conseils de Tirésias, l’autre, grâce à Alkinoos, assurant effectivement son retour : l’Hadès et Skhériê sont en opposition et en équivalence structurale50.

Telles sont les indications, nombreuses et concourantes, qui inclinent à penser qu’effectivement les Phéaciens, souvenir littérarisé des passeurs des morts, ont un royaume qui n’est autre qu’une version euphémisée du monde des morts, un équivalent ancien et littéraire des îles des Bienheureux.

Mais cette conclusion induit à son tour une question : ce qui est dit des Phéaciens dans l’Odyssée, comme d’ailleurs de tous les autres êtres que rencontre Ulysse, à quelles croyances cela renvoie-t-il ? Je veux dire, sachant que la plupart des personnages des Voyages d’Ulysse n’ont pas d’existence dans la tradition grecque hors de l’Odyssée, doit-on penser qu’ils ont été créés de toute pièce par le poète, ou au contraire est-ce l’héritier, et l’unique témoin, d’anciennes croyances eschatologiques qui ont pu faire leur chemin dans une création littéraire avant de disparaître et de laisser la place à d’autres ?

Tout ce qui a été dit, précisément, ici, des Phéaciens, incline à penser qu’il y a bien une mythologie héritée, partant, une ancienne croyance. C’est à peu près systématiquement que des éléments de comparaison extérieurs au monde hellénique sont venus enrichir, conforter, les interprétations proposées, au point, parfois, d’être plus conformes au « dossier » phéacien hors de Grèce – chez les Indiens, les Celtes ou les Scandinaves – qu’en ce pays. Comme, dans les trois domaines indiqués, il s’agit de croyances qui étaient vivantes lorsque les textes en ont fait part, il s’ensuit que la description du royaume des Phéaciens dans l’Odyssée repose sur un ancien corps de croyances funéraires encore vivantes dans une Grèce préhistorique.

On ne saurait qu’être surpris que ces croyances n’aient laissé aucune trace dans la Grèce historique. Les Phéaciens ne sont pas un peuple mythique grec.

A y bien regarder cependant, il existe un lieu où l’on rencontre, sinon « les » Phéaciens, du moins leurs équivalents, dans un ensemble mythique et rituel : c’est à Athènes, où, selon Philochore, cité par Plutarque dans sa Vie de Thésée, lorsque ce dernier partait pour la Crète affronter le Minotaure, il « reçut de Skiros de Salamine un pilote appelé Nausithoos et un timonier du nom de Phaiax, parce que les Athéniens ne s’étaient pas encore appliqués à la marine, et que Skiros était le grand-père maternel de Ménesthès, l’un des jeunes gens qui partaient. Ce qui témoigne, selon lui, en faveur de cette tradition, ce sont les monuments des héros Nausithoos et Phaiax, que Thésée fit édifier à Phalère près de celui de Skiros, et la fête des Kubemêsia (fête des pilotes), qui est, dit-il, célébrée en leur honneur »51.

Phaiax est le nom « Phaiakoi » au singulier, et Nausithoos est le nom du premier roi des Phéaciens. Alors, de deux choses l’une, il y a là trace, soit d’un usage rituel et mythique des données concernant les Phéaciens dans l’Odyssée, soit d’un matériel mythique antérieur à l’Odyssée, matériel qui serait celui là même que l’auteur de celle-ci aurait utilisé pour construire son récit « phéacien ».

Un indice en faveur de cette seconde possibilité est qu’Athèna, après avoir pris les traits d’un jeune enfant pour guider Ulysse jusqu’au palais d’Alkinoos, à Skhériê, le quitte dès qu’il est parvenu au seuil, et s’en va « retrouver Marathon, les larges rues d’Athènes et, dans ses murs épais, le foyer d’Erekhtheus » (VII, 80-82). On s’est étonné de cette singulière mention de l’Attique, à cet endroit, alors que l’Odyssée, pas plus que l’Iliade, n’y fait fréquemment allusion52. On a bien sûr supposé un réaménagement, suite à l’une des révisions du texte traditionnel, par exemple à l’époque où le poème fut mis par écrit, en Attique précisément. Mais cela n’explique rien de ce qu’il faut expliquer, car Athèna apparaît un grand nombre de fois dans l’Odyssée, et c’est seulement en ce passage précis qu’il est dit qu’elle quitte un endroit pour se diriger ensuite vers Athènes. Tout se passe plutôt comme s’il y avait là, de la part du Poète, un « geste d’amitié à l’égard de l’Attique »53, c’est-à-dire, selon l’auteur que l’on vient de citer, qu’ici c’est bien le poème qui emprunterait à du matériel mythique athénien, et non l’inverse.

En fait, en nommant des pilotes mythiques Phaiax et Nausithoos, en honorant leurs statues, en célébrant une fête dont ils sont les héros, les Athéniens marquaient qu’ils se sentaient intimement proches des Phéaciens, et Thésée, le chef des deux marins aux noms phéaciens, est dans ce mythe celui qui sauve Athènes de la domination crétoise, si importante dans la tradition athénienne, à la suite de cette traversée maritime qui le fit accéder au Labyrinthe, autre image, assurément, de l’Autre Monde.

Tels sont les indices grecs d’une antiquité, pré-homérique, des Phéaciens. Ajoutons maintenant qu’une découverte décisive, quant aux origines de l’Odyssée, a été faite par le Professeur Nick Allen, d’Oxford : toute la série des rencontres féminines d’Ulysse, de Kirkê à son épouse légitime Pénélope, trouve un correspondant rigoureux dans le chant I du Mahâbhârata indien, lorsque Arjuna, héros principal du poème, rencontre, au cours d’une circumambulation de l’Inde, c’est-à-dire, bien entendu, aux yeux des auteurs, de la Terre entière, des créatures féminines qui correspondent à celles rencontrées par Ulysse, avec une telle précision qu’une inversion des personnages féminins entre l’un et l’autre récits est décelable54. La conclusion s’impose : le voyage d’Ulysse est la version grecque – et marine, ce qui n’étonne pas – d’un voyage dont la tradition est amplement pré-grecque, car, s’intégrant au vaste matériel mythique et épique commun à la Grèce et à l’Inde55, elle remonte nécessairement, et au plus tard, au temps du voisinage gréco-indo-iranien, puissamment marqué aussi dans le domaine linguistique56, c’est-à-dire vers le IVe millénaire avant notre ère57.

Tout récemment, un auteur qui, manifestement, ignore le travail d’Allen, Mme Lukinovich, a montré, je le signalais ci-dessus, que les étapes d’Ulysse, lors même que, dans le texte de l’Odyssée, elles se disposent toutes à l’ouest d’Ithaque, forment par les rapports qu’elles entretiennent un cercle idéel au sein duquel elles se répondent selon les figures géométriques, carrés ou rectangles58 : or, ce qui est ainsi un « modèle », en Grèce, est exactement la lettre du mythe, en Inde. Tout se passe comme si, en une antique version, préhistorique, Ulysse, comme Arjuna, s’était livré à une véritable circumambulation de la terre59.

Ainsi, il y eut une pré-Odyssée, ou plus exactement une série continue de pré-Odyssée(s), du IVe millénaire à l’époque historique. L’histoire du texte traverse donc – entre autres – tout le IIe millénaire, celui des siècles mycéniens.

Or, les références implicites au monde mycénien sont nombreuses dans le « dossier » phéacien. La royauté de ce pays, ce souverain riche, entouré de rois (basiléès), ce palais merveilleux, ces trésors d’orfèvrerie qui le caractérisent et même la richesse agricole, les aménagements hydrauliques qui font irriguer le jardin du roi par l’une des deux sources de Skhériê, tout cela rappelle cette époque de l’histoire grecque où existaient des rois supérieurs (wanakes) à des notables nommés kwasilewes, forme d’où est directement issu basiléès60, et où ces rois éminents se faisaient enterrer dans de superbes tombes en tholos, d’où ils pouvaient fertiliser la terre à l’entour61 – en un mot, l’époque mycénienne.

Et l’on doit ajouter :

– qu’il est frappant que deux noms de Phéaciens, Amphialos et Ponteus (VIII, 113-114) figurent dans l’onomastique mycénienne du XIIIe siècle62.

– qu’à Pylos, en Messénien, à la fin du XIIIe siècle, un nommé Te-seu, c’est-à-dire Theseus, était « esclave du dieu », te-o-jo do-e-ro, c’est-à-dire, certainement, de Poséidon, principal dieu de Pylos mycénienne. Il est vraisemblable que cette qualification le désigne comme membre d’une catégorie de prêtres de Poséidon63. Or, Thésée, le héros d’Athènes, était fils de Poséidon. Une telle « coïncidence » provient-elle de ce que le nom propre Theseus était traditionnellement, dès l’époque mycénienne, joint à Poséidon, voire, qu’un prêtre de ce dieu au IIe millénaire ait pris ce nom en référence, déjà, à un héros ainsi dénommé et lié à ce dieu ?64 Il semble, précisément, que Thésée représente, dans la mythologie attique, un apport péloponnésien65. Dès lors, il est tentant de penser qu’un Thésée mycénien, déjà héros de la navigation, pouvait avoir un lien avec les Phéaciens mythiques (objets de croyance, et non seulement de littérature), fils, comme lui, de Poséidon, et maîtres de la navigation. Allons plus loin : puisqu’il est leur frère, dans le mythe, et leur patron, à Athènes ; puisqu’il est aussi le héros d’une célèbre navigation dans une autre incarnation de l’Autre Monde, la Crète de Minôs ; puisqu’il est maître de l’eau, dont il a triomphé lorsque Minôs a jeté son anneau dans l’eau et demandé au héros d’aller le chercher66 ; et que d’ailleurs il mourut jeté à l’eau67 – retour à son élément –, pour toutes ces raisons, on se demandera si, dans la mythologie mycénienne, Thésée n’était pas lui-même un Phéacien…

Ces Phéaciens mythiques mycéniens seraient l’origine, à la fois, dans la littérature, de l’épisode phéacien des voyages d’Ulysse ; et dans le rite, du culte des pilotes Phaiax et Nausithoos à Athènes.

C’est ici qu’un élément signalé brièvement ci-dessus prend tout son sens : des fragments découverts sur le sol des tombes en tholos de la région de Mycènes ont permis de conclure que les parois en étaient intérieurement revêtues de feuilles d’or. L’or, les métaux précieux, caractérisent l’Autre Monde eschatologique grec, dans les textes de Pindare cités plus haut, et une autre manifestation de la même pensée consiste dans les textes sur feuilles d’or parfois déposés dans les tombes à époque hellénistique ou plus tardive. La tombe en tholos revêtue d’or matérialise, en quelque sorte, ces bancs, ce pont, du domaine funéraire de l’ancien monde Scandinave. Et elle confirme que la conception même de morts opulents, royaux, enrichissant les vivants (c’est bien ce qui arriva à Ulysse), remonte à l’époque mycénienne68.

En somme, cet article « remonte » par la comparaison aux plus hautes époques indo-européennes : c’est dans ces conceptions très anciennes que se développe une mythologie de l’Autre Monde dont les éléments conflueront dans la description de Skhériê par Homère. Mais, sur le chemin même de cette élaboration, une étape décisive, créatrice de l’image positive, euphémistique, du royaume des morts et de son souverain, est celle des siècles mycéniens, lorsque la réalité même, politique, économique, rituelle, fournissait le moyen de penser un Autre Monde grandiose et royal. Telle est l’origine des Phéaciens homériques.

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2 Procope, De Bello Gothico, IV, 20.

3 Le Roux et Guyonvarc’h, 1986, 309.

4 Walter, 1998,140.

5 Gylfaginnmg, XIXL (Dillmann, 1991, 91).

6 Sargnon, 1970, 51.

7 R.V., X, 14, 10. Traduction dans Renou, 1956, 59.

8 D’Arbois de Jubainville, 1899, 220.

9 La comparaison est faite par Puhvel, 1987, 138-139. Cf. aussi Sergent, 1995, 289.

10 D’Arbois de Jubainville, 1899, 220.

11 Ibid., 221.

12 Vidêvdât, XIX, 6-7.

13 Renauld-Krantz, 1972, 53.

14 Vidêvdât, II, 31. On rappellera que le hongrois var, de même sens, qu’on trouve dans des noms comme Temesvar (= roumain Timisoara), est un emprunt à l’iranien, au temps où les Magyar étaient, comme les Scythes, des nomades des steppes.

15 Lincoln, 1991, 34 ; cf. Rees, 1961, 128, 134, 178-179 ; Sergent, 1986, 31-32.

16 A. V., XVIII, 1,54 et IV, 63.

17 V. sur cette question Lincoln, 1991, 107-118 : « The house of clay ».

18 Lincoln, id., 108-109.

19 Sur ce Sergent, 1995, 185-186. La thèse de Lincoln, dans l’étude citée n. 16, est que la « maison d’argile » (d’un thème indien) à laquelle il compare les différents cas d’enceintes eschatologiques auxquelles il vient d’être fait allusion sont issus de la tombe, naguère (chez les Indo-Européens) creusée en terre. C’est une hypothèse plausible, mais non nécessaire.

20 Hés., Théog., 726 et 733. Sur ce Lincoln, l. c., 110-111.

21 Gylfaginning, XXXIV (p. 62 dans Dillmann, 1991).

22 Théogonie, v. 779.

23 Thrènes, fragment 1 Puech = 129 Snell, cité dans Plutarque, Consolation à Apollonios, 35 (Mor., 120 c-d).

24 Gylfaginning, IL (p. 91 dans Dillmann, 1991).

25 Maass, 1891, 180, n. 2 ; cf. Sergent, 2002, 97-98.

26 Cf. n. 14.

27 Iliade, IV, 395-402.

28 Ovide, Métam., VII, 754-56 ; Paus., IX, 19, 1.

29 Antoninus Liberalis, XXXVI ; Schol. à Pind., Οl., I, 91 a ; Schol. V à Od., XIX, 518.

30 Euripide, Hék., 838 ; Kratinos, Les Thraces, fr. 74 ; Aristoph., fr. 194, dans Hésichios, s. v. Daidaleia ; Platon le Comique, fr. 188 ; Platon, Ménôn, 97, 2 ; Euthyphrôn, 11 c ; Aristote, Pol., I, 2, 3, p. 1253 b 35 ; rationalisations dans Eur., Eurustheus, fr. 838 ; Philippos le Comique, dans Thémistios, à Aristote, De l’âme, II, 39, 26 ; Eubouleus, fr. 22 Kock ; Schol. à Eur., Hék., 838 ; Diodore, IV, 76 ; Palaiphatos, 22 ; Schol. à Platon, ll. cc. ; à Luc., Philops., 19 ; Zénobios, III, 17 ; cf. Platon, Hippias majeur, 882.

31 Cf. aussi Atharva-Veda, XVIII, 2, 12 ; VIII, 1, 9 ; etc.

32 Vidêvdât, XIII, 8-9.

33 Vidêvdât, VIH, 14-18. Ir. Nasu est l’équivalent de breton Anku, la Mort, du radical de grec nekros, etc. Dans le rite funèbre, il était prescrit qu’un chien veille le corps, à la fois le regardant et regardant autour pour le protéger, cf. Vid., l. c., et Dênkart, V, 31 : « Pourquoi montre-t-on le cadavre à un chien ? » : c’est la cérémonie nommée en iranien avestique Sag-did, « le coup d’œil du chien ».

34 Boyer, 1974, 535.

35 Boyer, id., 454.

36 Lambert, 1993, 36-37.

37 Gylfaginning, IV, XV, XXXIX, LII (= Dillmann, 1991, 33, 46, 48, 71, 100) ; et sur des parallèles entre mondes des morts scandinave et grec, Sergent, 1988, 50.

38 Cf. Lincoln, 1991, 49-61 ; Iablokoff, 1976, 21. Magnien, 1950, 256-257, compare la source d’oubli et la source de mémoire de l’antre de Trophonios aux breuvages d’oubli et de mémoire des Mystères d’Eleusis

39 Lincoln, 1991, 119-130.

40 Cf. ci-dessus, n. 23 ; traduction d’A. Puech.

41 R. V., X, 14, 9 ; 135, 1 ; Atharva Veda, XVIII, 4, 31-2.

42 Sergent, 1995, 355.

43 Nutt, 1895 ; Hull, 1907.

44 Les morts grecs sont par excellence des assoiffés, cf. p. ex. Eschyle, Perses, 609-610, Porphyre, Antre des Nymphes, 10-11, ou Nonnos, Dionysiaques, XIX, 194-197, sur quoi cf. Daraki, 1985, 52, 55, 102-106, et Sadurska, 1990 ; c’est apparemment sous ce nom (dipsioi) qu’ils étaient honorés dans le monde mycénien (PY, Fr 1220.2, 1321.1, 1232, 1240.12, Xb 1338.2, et cf. Fr 1218.2), sur quoi Guthrie, 1959, 45-46. La soif des morts est attestée également dans le domaine celtique, par la demande du pendu dans l’histoire de Nera, ci-dessous ; dans les domaines indien, slave, européen traditionnel, etc.

45 Bader, 1997, 63-64.

46 Masson, 1989, 92 ; Sur quoi Haudry, 1987, 183-185, avec de nombreux exemples et bibliographie. Cf. Phédon, 112-114, sur la longue traversée cathartique qu’accomplissent les morts. Car ce passage de l’eau (n. 16 p. 101) équivaut à une lustration à travers l’eau, ce que n’a pas vu Haudry, lors de l’étude de ce qu’il a appelé la kenning indo-européenne « traverser l’eau de la ténèbre hivernale », 1987, 243-245, comme le note le même auteur, ibid.

47 47 Il., I, 423-425 ; ΧΧΠΙ, 205-207 ; Od., I, 22-26.

48 Pokomy, 1956,270-271.

49 Meyer, 1896.

50 Lukinovich, 1998, 15-17, 22-23. Cf. aussi Ballabriga, 1986, 112.

51 Plut., Vie de Thésée, XVII, 6-7 (Philochore, frg. I, 391 Müller).

52 Germain, 1954, 318-319.

53 Id., ibid. – qui en tire argument pour dater ce passage, sinon l’Odyssée entière, d’une époque basse. Cela ne me paraît nullement nécessaire.

54 Allen, 1993 ; 1996, et son article ici-même, pp. 305 à 312.

55 V. en particulier à présent la thèse de Vielle, 1996.

56 Sergent, 1995, 113-114, avec les références aux travaux des linguistes.

57 Id., 414-415.

58 Lukinovich, 1998.

59 Cela, comme le parallèle indien à lui seul, aide à résoudre la question du centre, que pose Mme Lukinovich in fine (p. 26) : ce qu’il y a « au centre » idéel du voyage d’Ulysse, c’est son épouse, sa ville, son Ithaque.

60 Ventris et Chadwick, 1976, 121-122, 409, 421, 510.

61 Cf. Sergent, 1988, 57 ; 1995, 237, 274, 280.

62 Respectivement PY An 192.1, Ea 109 = On 300.2, Ea 270, Qa 1257, Jn 478.3, et PY An 519.7, Cn 45.13 ; cf. Ventris et Chadwick, 1976, 104.

63 PY En 74.5, Eo 276.7. Cf. Ventris et Chadwick, 1976, 124, 246 ; Gérard-Rousseau, 1968, 78.

64 Sur l’existence d’un culte des héros dès l’époque mycénienne, cf. Sergent, 1979, 79.

65 Sakellariou, 1958, 294-295 ; Sergent, 1979, 63.

66 Bacchyl., Odes, XVII ; Paus., I, 17, 2-3. Une autre épreuve de Thésée consista à vaincre un taureau sauvage, envoyé par Poséidon, et qui ravageait l’Attique (Isocrate, X (Hélène), 25 : de même, les Phéaciens sacrifient à leur ancêtre Poséidon des taureaux.

67 Plut., Thésée, XXXV, 6-7 ; Paus., I, 17, 6 ; Diodore, IV, 62, 4 ; Apollodore, Epit., I, 24.

68 Polignac, 1996, 62 et n. 16, souligne par ailleurs les liens entre les Phéaciens et un antre chthonien, la grotte de Poli à Ithaque, fréquentée surtout au IXe siècle avant notre ère.