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Le Mépris

Homère vu par Godard

Patrizia LOMBARDO

Université de Genève

La littérature et la mythologie antiques le montrent à l’infini : le poète compose et recompose avec les chants et les récits d’autres poètes ; les histoires se repètent, les épisodes s’entassent, la tradition orale se condense dans l’écrit, les légendes se perpétuent, les variantes s’accumulent. La critique homérique pose un problème éternel en littérature : l’emprunt. Or, cette question est fondadrice pour le cinéma, qui dès ses débuts serait impensable sans le rapport avec le théâtre, le cirque ou, plus tardivement, le roman. Le critique André Bazin l’a dit par une expression heureuse : le cinéma est un art impur. « Pour un cinéma impur. Défense de l’adaptation » est le titre d’un de ses essais les plus frappants1, où il trace le parcours de ce médium qui doit tant à l’imitation des autres arts jusqu’à devenir de plus en plus proche des textes littéraires. Depuis l’avènement du parlant, le cinéma non seulement est un art multimédia car il relève de l’image et du son, mais il se pose directement dans un lien de continuité avec les œuvres écrites, en dépit de la différence entre le langage et l’image. C’est comme si le film, dans son histoire même, répétait, au cœur de la relation entre le visuel et le symbolique, l’histoire du rapport entre l’oral et l’écrit – rapport certain dont il est néanmoins difficile de repérer les filiations exactes, les transformations précises, les échanges réglés.

Un court-circuit se fait entre quelque chose qui est de l’ordre du collectif et quelque chose qui relève de l’invention individuelle. Comme l’aède antique, le metteur en scène est pour ainsi dire à l’écoute de ce qu’on raconte, de ce qu’on a déjà raconté : il pille, il transpose et il crée. Bazin affirme que le style même d’un cinéaste se dessine par la manière dont il adapte des textes : c’est là qu’on voit son intelligence de l’œuvre littéraire dont il s’inspire, sa capacité de transformer une matière écrite en quelque chose d’autre, donnant parfois le souffle de l’art à ce qui n’était qu’un texte de deuxième ou de troisième ordre. Faire une grande œuvre à partir d’une grande œuvre ou faire une grande œuvre à partir d’une œuvre médiocre : voilà les deux défis de l’adaptation filmique. Les jeunes qui étaient influencés par Bazin, auteurs d’articles cruciaux dans Les Cahiers du cinéma et par la suite metteurs en scène de la Nouvelle Vague, étaient surtout attirés par l’idée de faire une grande œuvre cinématographique, et non pas un film de série B, en adaptant un roman de gare. L’invention heureuse d’un véritable artiste dépasse les limites des genres, métamorphose tout, entremêle le style haut et le style bas, combine l’intuition de l’imagination et la perspicacité de la critique : une partie importante de la célèbre politique des auteurs lancée par Les Cahiers du cinéma est fondée sur ce qu’on peut appeler : le génie de l’adaptation. Ainsi François Truffaut dans un article fulgurant de 1954, « Une certaine tendance », a attaqué la manière toute française d’adapter en suivant à la lettre les textes écrits, comme si cela était possible. Dans Les Cahiers du cinéma la polémique est alors vive : on blâme ce qui est couramment loué, on fait l’éloge de ce qui n’est pas compris, comme ce beau film américain de Fritz Lang, The Big Heat, que la critique n’a pas apprécié. Truffaut, en revanche, revendique la valeur de cet ouvrage d’auteur : en s’inspirant d’un roman policier médiocre de William P. McGivem, Lang a construit un grand film capable de poser des questions morales profondes dans le rythme endiablé de l’action.

On pourrait dire que Le Mépris est l’exemple le plus réfléchi du problème de l’adaptation, du passage d’un médium à l’autre : dans un jeu vertigineux de mise en abyme et de correspondances à la fois symétriques et dissymétriques, ce film, qui s’annonce comme conçu « d’après un roman d’Alberto Moravia », affronte la question artistique la plus obsédante pour Les Cahiers du cinéma. Godard adapte ce qu’il appelle « un vulgaire et joli roman de gare, plein de sentiments classiques et désuets, en dépit de la modernité des situations », en sachant que « c’est avec ce genre de roman qu’on tourne souvent des beaux films »2. Mais, en reprenant le sujet de Moravia, Le Mépris se compose autour de l’adaptation cinématographique de l’Odyssée : c’est ainsi que les questions esthétiques les plus générales sont abordées, en mettant en relation le monde antique et le monde moderne, le poème d’Homère et le cinéma. Fritz Lang joue le réalisateur qui veut tourner le voyage d’Ulysse : personnage fictif et réel à la fois, « poète » mythique comme Homère, il est pour le cinéma ce qu’Homère a été pour la poésie. Dans un article des Cahiers de 1963, Godard avoue que son film « aurait pu s’intituler A la recherche d’Homère » (Godard par Godard. Les années Karina, p. 86), et développe le parallélisme entre le passé et la modernité :

Quand j’y réfléchis bien, outre l’histoire psychologique d’une femme qui méprise son mari, le Mépris m’apparaît comme l’histoire de naufragés du monde occidental, des rescapés du naufrage de la modernité, qui abordent un jour, à l’image des héros de Verne et de Stevenson, sur une île déserte et mystérieuse, dont le mystère est inexorablement l’absence de mystère, c’est-à-dire la vérité. Alors que l’odyssée d’Ulysse était un phénomène physique, j’ai tourné une odyssée morale : le regard de la caméra sur des personnages à la recherche d’Homère remplaçant celui des dieux sur Ulysse et ses compagnons (pp. 86-87).

Une réflexion sur le film de Godard dans la perspective de cet « Hommage à Gabriel Germain » permet aujourd’hui une autre interprétation de ce « classique » des années soixante (Le Mépris sort en décembre 1963) qui puisse souligner son caractère aristotélicien en se concentrant moins sur la tragédie contemporaine de l’incommunicabilité et de l’incompréhension. A travers le drame du couple moderne – Paul et Camille (joués par Michel Piccoli et Brigitte Bardot) –, à travers l’utilisation de Fritz Lang comme personnage de sa fiction, Godard construit une tragédie antique qui obéit à une poétique aristotélicienne. Cette lecture induit ainsi à mitiger la vision nihiliste de plusieurs vagues de spectateurs et de critiques (dans les années 1980 un numéro des Cahiers reprend les motifs du naufrage du monde occidental). Godard a certes fourni lui-même, ne serait-ce que par le passage qui vient d’être cité, les éléments qui semblent avoir dirigé la perception la plus habituelle de son film ; néanmoins il n’a pas manqué de suggérer une vision rationaliste au-delà de l’approche négative :

Film simple et sans mystère, film aristotélicien, débarassé des apparences, Le Mépris prouve en 149 plans que, dans le cinéma comme dans la vie, il n’y a rien de secret, rien à élucider, il n’y a qu’à vivre – et à filmer (p. 87).

Le parti pris aristotélicien régit déjà l’adaptation du roman de Moravia. L’histoire de fond reste la même, car, dans le film comme dans le roman, il est question de tourner l’Odyssée, même si dans le roman ce tournage est un projet pour le futur alors que dans le film il est presque terminé. Mais Godard procède à une réduction considérable du temps de l’histoire : les vingt-trois chapitres de Il disprezzo représentent neuf mois à Rome et trois jours à Capri ; l’action du Mépris est en revanche concentrée dans l’unité de temps : un après-midi à Rome et une matinée à Capri. Les changements de Godard par rapport à Moravia visent à la répartition des scènes dans le temps aussi bien qu’à leur longueur. Il y a moins de scènes dans le film que dans le livre : elles sont réduites de soixante à quinze scènes, qui durent plus longtemps : « Ce sont les sentiments dans leur durée, dans leur évolution créatrice – donc dramatique, qui seront mis en valeur » (p. 84).

L’effort de construire une œuvre de manière aristotélicienne ne saurait se limiter à l’application plus ou moins précise de la règle de l’unité de temps. C’est comme si Godard, défenseur d’un cinéma classique comme il aimait à dire, avait réfléchi dans Le Mépris aux questions les plus essentielles de la Poétique. Dans le chapitre vi, la tragédie est définie comme la mimèsis d’une action noble, et Aristote juge que l’élément le plus important est « l’agencement des faits en système ». Cet agencement est conçu par Godard avec les mêmes précision et invention qu’un poète travaillant les mètres et les rimes avant le vers libre. Les séquences du Mépris frappent par la structuration parfaite entre les scènes, le parallélisme continuellement soutenu entre le moderne et l’antique : les murs et les bâtiments de Cinecittà des années soixante sont les vestiges d’un passé du cinéma désormais révolu à l’époque de la projection des rushes de l’Odyssée de Fritz Lang ; le cache de la caméra des premières minutes à Cinecittà s’ouvre sur le ciel bleu comme les yeux creux des statues antiques qui font partie du tournage de l’Odyssée ; le défilé de ces statues culmine avec le buste d’Homère et son regard aveugle. Ce regard troublant de celui qui ne voit pas mais est capable de faire voir, par le chant en vers – ou par l’art de l’image en mouvement – est repris dans la séquence suivante, lorsque Fritz Lang apparaît avec son monocle dans la salle de Cinecittà où quelques scènes de son film sont projetées devant les personnages du Mépris : Fritz Lang, Paul, Camille, le producteur Jérémie Prokosch, qui n’approuve pas le type d’adaptation réalisé par Lang et voudrait embaucher Paul pour écrire le scénario de l’Odyssée, enfin la traductrice Francesca. L’enchevêtrement des deux niveaux – l’antique et le moderne, le film que Lang serait en train de tourner et le drame actuel du Mépris – est réglé selon une composition précise, comme s’il s’agissait d’un exercice de traduction simultanée d’une langue à l’autre – ce que Francesca Vanini, l’interprète, fait d’ailleurs continuellement dans le film, où des langages et des accents différents s’entremêlent, où Dante est cité en français et Hölderlin en allemand et en français.

Le parallélisme entre le monde antique et le moderne est balancé entre les rapprochements et les contrastes. Comme le remarque Godard lui-même, les scènes de l’Odyssée de Fritz Lang ont des couleurs « plus éclatantes, plus violentes, plus vives, plus contrastées, plus sévères aussi quant à leur organisation ». Elles peuvent faire « l’effet d’un tableau de Matisse ou Braque au milieu d’une composition de Fragonard ou d’un plan d’Eisenstein dans un film de Rouch ». La lumière aussi est différente : celle du monde antique dure et nette, celle du monde moderne plus diffuse et teme. Mais, dans cette lumière « où s’agitent nos héros (ou plutôt nos pantins – car les héros ce sont Ulysse et ses compagnons) » (p. 82), il ne manque pas d’éléments du décor qui renforcent le rapprochement entre les drames antique et moderne. Il suffit de penser aux séquences où Paul et Camille, dans leur appartement de Rome, au moment où leur entente s’effrite de plus en plus, se drapent dans de grandes serviettes blanches comme s’ils portaient des tuniques grecques. Enfin la tension entre eux devient irrémédiable sous le soleil resplendissant de la villa de Prokosch à Capri ; c’est là que la crise moderne explose sur le fond de cette même mer où le film de Lang est tourné. La mer entoure le moment culminant de la crise entre Paul et Camille, et Godard ne manque pas de le rappeler dans son texte : Poséidon est le dieu qui n’aime pas Ulysse. La situation géographique ne cesse de suggérer l’idée d’un monde odysséen, tandis que le personnage de Lang, avec son monocle et son regard lucide, marque le lien entre le moderne et l’antique ; il est « la conscience du film, le trait d’union moral qui relie l’odyssée d’Ulysse à celle de Camille et de Paul » (p. 78).

La recherche d’Homère par Godard se concentre dans l’architecture du drame, la cohérence de ses éléments, la compénétration de la technique et des contenus, la qualité du sujet. Le sujet du drame est un concept qui est également important dans la théorie de la tragédie de la Poétique et dans l’approche cinématographique des jeunes des Cahiers du cinéma. Rythmé par Homère comme « le classique » par excellence de la tradition occidentale – classique auquel les modernes ont fait appel, de Dante à Joyce, en passant par le romantisme allemand –, Le Mépris est une véritable leçon d’esthétique, un acte de foi dans le lien entre le classique et le moderne, car, comme le disait Baudelaire dans Le Peintre de la vie moderne, tout classique a été moderne au moment de son apparition, et tout moderne de qualité doit être digne de devenir classique. L’entrelacement de ces deux termes essentiels dans toute question artistique peut aussi être exprimé par les deux concepts parallèles d’éphémère et d’éternel, si chers à Baudelaire. Le relativisme des situations historiques, la spécificité de l’existence contemporaine, le flux des changements n’empêchent pas l’existence de quelque chose d’universel ; au contraire ils la permettent, car aucune généralité ne saurait être comprise dans l’uniformité. La beauté n’est-elle pas exactement un cas évident où ce qui est passager se conjugue à ce qui dure dans le temps ?

Le cinéma, art du XXe siècle, englobe tout – les caractères, l’histoire, le chant et l’expression, comme dit Aristote en parlant du spectacle du drame. Le cinéma ne saurait-il pas tisser à merveille le désir universel du beau et le contingent de la beauté caractéristique d’une époque ? La star du cinéma est le modèle même de la beauté éphémère et éternelle, c’est-à-dire double. Qu’on pense à la célèbre séquence du Mépris, dont l’érotisme reste inoubliable depuis presque quarante ans, où l’on voit, d’abord à travers des filtres colorés, puis dans la lumière la plus directe, Brigitte Bardot nue, étendue sur le ventre, en train de parler amoureusement à son mari en détaillant les grâces de son visage et de son corps. L’actrice est la véritable star de ces années glorieuses du cinéma français, beauté moderne présentée dès la première partie du Mépris comme une déesse du monde antique, comme l’idéal, la femme par excellence. Elle incarne toutes les figures féminines de l’Odyssée. Elle est le moderne absolu et le classique absolu : elle déploie sa féminité nue ou habillée, blonde ou brune, serrée dans les vêtements des années soixante ou enveloppée dans des serviettes qui ont l’air de tuniques et qui la rapprochent des statues ou des femmes qui, dans le tournage de l’Odyssée de Lang, jouent les personnages mythiques.

Godard combine donc, dans sa recherche d’Homère, l’exigence de composition dont parle la Poétique et le motif baudelairien de la beauté moderne, motif qui s’impose dans l’art le plus moderne – du moins jusqu’aux années soixante. Godard vise à l’équilibre entre la forme et le fond : « Le sujet devient alors les aléas de ces gens qui se contemplent les uns les autres et que le cinéma contemple à son tour, aléas modernes qui se confrontent toujours de par la grâce du cinéma avec l’harmonie et l’intelligence classique, laquelle, en fin de compte seule démeure » (p. 84).

Le cinéma lui-même est d’ailleurs un des véritables sujets de ce film, qui s’ouvre sur la caméra en travelling dans Cinecittà, lieu sacré d’un art qui commence à mourir, et se termine par le tournage de Fritz Lang en plein air, en bateau, dans la mer de Capri (Godard fait ici une brève apparition en jouant l’assistant de tournage). Une histoire des années soixante colorée d’absurde, sous le signe de l’incommunicabilité, se tresse à des moments cruciaux du voyage d’Ulysse, tandis que toutes les discussions entre Prokosch et Lang sont résumées par Godard dans son scénario comme l’opposition entre l’interprétation moderne, psychanalytique, et l’interprétation classique. Ce contraste est exactement celui des différentes lectures de l’Odyssée, ou des versions plus tardives concentrées sur la question de savoir si Pénélope est restée ou non fidèle à Ulysse. L’interprétation classique de Lang passe immédiatement par l’image, ainsi que dans ses conversations avec les autres personnages. Ce que Godard appelle le voyage « physique » d’Ulysse prend sa consistance dans le ciel splendide qui ouvre la projection des rushes de l’Odyssée, avec la Méditerranée toute bleue et ensoleillée. La clarté de la lumière montre les statues et les personnages de Pénélope, d’Ulysse et des prétendants, et ensuite les blocs de pierre blanche et rougeâtre de la villa de Prokosch. Cette spectaculaire villa de Capri (celle de l’écrivain Curzio Malaparte) tranche sur l’azur, elle-même semblable aux rochers qui plongent dans la mer : via Lang, Godard offre une vision mythique, toute la vision de la Grèce qui correspond à la manière dont Winckelmann s’est figuré le monde antique.

Le soleil aveuglant dans le ciel et la mer, la blancheur des statues, images puissantes du rêve classique de Winckelmann, ont dicté une lecture du monde classique qui n’a pas été niée par Hölderlin, souvent cité par Lang. L’espace de la Méditerranée apparaît dans une sorte d’intemporalité qui confirme l’absence de temps historique attribuée au monde antique par le classicisme européen, comme si l’on était proche de l’éternel. Mais l’éphémère habite toute éternité : l’immanquable chapeau de Paul suffit à casser l’uniformité idéale de la nature ou des corps nus. Comme sur un silkscreen célèbre d’Andy Warhol représentant un accident de voiture, les bustes de Camille et de Prokosh, tués en voiture, sont exhibés dans l’Alfa Romeo rouge écrasée par le camion. C’est une image presque fixe, toute luisante de couleur rouge et de soleil sur le bord de l’autoroute, qui marque l’impondérable destin dans les péripéties des héros.

La vision winckelmannienne qui remplit les yeux des spectateurs du Mépris, ainsi que les yeux de la petite assemblée dans la salle de projection avec Lang, combine l’éblouissement des prises de vue à l’extérieur aux couleurs sombres de cette même salle où le public restreint est visible dans l’obscurité. C’est dans une des séquences où Paul est montré dans le noir qu’il commence à réciter les vers célèbres du chant XXVI de L’Enfer de Dante, où Ulysse est un homme moderne, solitaire, plein d’ardeur, mené avec son petit groupe par les dangers de l’intelligence jusqu’à ce que la mer engloutisse son navire. Ulysse raconte à Dante et à Virgile la grandeur et la tristesse de son entreprise, dont rien n’a pu le détourner, ni la pitié pour son vieux père ni l’amour de Pénélope :

« O fratri », dissi, « che per cento milia

perigli siete giunti a l’occidente,

a questa tanto piccola vigilia

d’i nostri sensi ch’è del rimanente

non vogliate negar l’esperienza,

di retro al sol, del mondo sanza gente.

Considerate la vostra semenza ;

fatti non foste a viver come bruti,

ma per seguir virtude e canoscenza. »

Mais, dès qu’on entend la voix de Paul, le plan change, et, tandis que l’écran reparaît en montrant Ulysse nageant dans la mer transparente et arrivant au récif de son Ithaque, on entend les vers de la Divine Comédie. Ainsi, la vision moderne et la vision classique se juxtaposent comme deux lectures du voyage d’Ulysse : la nature et le corps classiques sont proposés à la vue, tandis que l’oreille suit une autre histoire d’Ulysse, celui qui perd tout et tous par amour de l’expérience et de la connaissance. Le bonheur du cinéma ne serait-il celui de faire cohabiter des mondes différents grâce à l’image et au son ? Le cinéma, avec ses média multiples, est d’une certaine manière l’héritier de la poésie orale ; il accumule les traditions et les lectures différentes. Il ne s’agit pas de proposer la vraie Odyssée mais un débat autour de ses interprétations. Raconter Homère dans un drame moderne signifie fondre le drame et l’épopée, donner corps et figure à des mythes, retravailler les scènes, les changer pour les multiplier dans le jeu des traditions et des variantes d’un récit et dans l’invention de l’adaptation. Il ne faut donc pas s’étonner que la courte scène qui représente dans les rashes de Lang le retour d’Ulysse à Ithaque ne se conforme pas du tout à la description du chant XIII. Le rocher de la Méditerranée où s’accroche l’acteur qui joue Ulysse se dessine clairement dans l’eau transparente, dans un bain de lumière : on ne trouvera pas ici le brouillard providentiel qu’Athéna envoie pour cacher son protégé. Fidèle, la transposition filmique a toutefois ses droits : c’est un esprit que Lang ne veut pas trahir, comme les jeunes des Cahiers du cinéma qui ont critiqué le pédantisme descriptif des adaptations au cinéma.

Godard ne lâche pas prise : le pari de soutenir l’harmonie entre l’antique et le moderne, d’agencer des éléments en un tout, est à la base de son « film aristotélicien », « simple et sans mystère ». Il n’y a qu’à vivre et à filmer, disait-il dans le passage déjà cité, en conclusion de son « Scénario du Mépris ». Toutefois la construction systématique, l’importance du sujet qui passe en revue les interprétations possibles de l’Odyssée sans jamais nous raconter tous les épisodes du poème, comme le font d’autres films de ces années-là, permettent d’accéder à un dernier élément aristotélicien, qui naît de l’alternance ou de la juxtaposition du classique et du moderne, d’une interprétation à une autre de l’Odyssée : c’est l’exigence d’action. Elle a à voir avec l’histoire et les caractères. Toujours dans le chapitre vi de la Poétique, Aristote remarque que la tragédie est mimèsis non d’hommes mais d’action, son but n’étant pas de représenter les caractères mais que ceux-ci se dessinent en agissant. Certes, Le Mépris n’est pas un film d’action comme le seraient les films américains aimés par les jeunes de la Nouvelle Vague, ni comme l’est l’autre grand film de Godard de quelques années antérieur, A bout de souffle ; mais l’action existe et elle est étalée, dans un temps concentré, sur les deux histoires (la crise amoureuse moderne et l’Odyssée de Lang), non sans coups de théâtre, ceux que Godard appelle les trois ou quatre rebondissements du film, provoqués par Camille. Tout conduit à la tragédie finale : la mort de Camille et de Prokosch en voiture, qui suit l’irrémédiable progrès du mépris qu’elle ressent pour son mari. Le film fait comprendre les caractères par leurs comportements, par leurs réactions : il n’y a aucune tirade psychologique, les tempéraments apparaissent dans l’évolution des événements.

Le cinéma est l’héritier à la fois du drame et de l’épopée, et, comme le suggère Aristote, l’épopée peut être incluse dans la tragédie. Mais surtout – comme les récits, la musique, la peinture, le théâtre –, le cinéma incorpore au degré maximum la tendance humaine à représenter (miméisthai) : Godard se plaît à y insister, car le film parle du travail de l’art, de la longue suite des représentations, d’Homère au metteur en scène, à l’écrivain qui doit écrire un scénario, au traducteur. Et si les hommes aiment représenter, ils y montrent en même temps un grand plaisir, car, toujours comme le pense Aristote, il leur est agréable de regarder les images les plus précises des choses dont la vue est pénible. La disposition naturelle de l’homme à représenter et à jouir de la représentation fonde le plaisir esthétique, qui est à l’œuvre même lorsqu’une tragédie, moderne ou antique, se déroule devant nos yeux. Lorsqu’Alcinoos demande à Ulysse de narrer son histoire et que celui-ci, en la racontant devant le peuple des Phéaciens, renouvelle sa douleur, une étincelle, le goût de la représentation, opère le renversement du récit des souffrances en plaisir, le plaisir même d’entendre. Le poète le sait, comme le conteur, comme le metteur en scène qui continue son tournage de l’Odyssée dans le bleu de la Méditerranée, au moment où de belles images représentent la mort de Camille et de Prokosch.

Le Mépris est un film simple et sans mystère ; film aristotélicien, débarrassé même de ses apparences de tragique moderne, il est la recherche d’Homère.

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1 André Bazin, « Qu’est-ce que le cinéma ? », Paris, Ed. du Cerf, 1990, pp. 81-106.

2 Jean-Luc Godard, « Scénario du Mépris », Godard par Godard. Les Années Karina : 1960 à 1967, Paris, Flammarion, 1990, p. 85. Les pages seront désormais indiquées entre parenthèses après les citations.