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L’Odyssée de Lycophron

André HURST

Université de Genève

κτενεῖ δε κούρας Τηθύος παιδὸς τριπλᾶς

οἴμας μελωιδοῦ μητρὸς ἐκμεμαγμένας

Il tuera les filles de l’enfant de Téthys, toutes trois

Qui de leurs chants imitaient leur mélodieuse mère

(Lycophron, Alexandra, 712-713)

Sur le ton de la prophétie, une voix nous dit ici comment Ulysse aura raison des Sirènes. Episode illustre de la geste du héros, la rencontre avec les Sirènes est sans doute l’un des moments les plus attendus par les auditeurs de l’Odyssée. Un poète qui se propose de reprendre ce sujet de manière allusive doit s’attendre à ce que ses auditeurs, eux aussi, guettent la façon dont il se tirera de l’évocation d’un pareil épisode. C’est, à l’époque des Ptolémées, la situation de Lycophron de Chalcis, dans les deux vers que nous venons de citer, et dont on peut immédiatement faire apparaître à quel point ils jouent sur l’horizon d’attente des auditeurs antiques formés à l’étude de l’Odyssée. En effet, lorsque Circé, au douzième chant, évoque les aventures qui attendent encore Ulysse et ses compagnons à présent qu’ils sont revenus de l’Hadès, elle commence par évoquer les Sirènes (Σειρῆνας μὲν πρῶτον ἀϕίξεαι, 12.39). Le nom de ces créatures légendaires va scander ce passage de l’Odyssée en une sorte de polyptote (Σειρῆνας 12.39… Σειρήνων 12.42… Σειρῆνες 12.44…) qui culmine dans la forme la plus étrange qu’il puisse revêtir : celui du duel, rareté dans la poésie épique archaïque déjà, comme on sait (Σειρήνοιϊν 12.52).

Du point de vue de la métrique, cette forme rare se trouve en fin de vers : c’est, dans ce passage, l’unique mention des Sirènes qui occupe cette position métrique. Il n’est donc pas déraisonnable de penser que le poète de l’Odyssée a non seulement voulu marteler le nom des Sirènes dans une progression morphologique dont le sommet se trouve constitué par la forme morphologiquement la plus rare, mais qu’il a souligné par le choix des positions métriques, et singulièrement par le choix de la position métrique qu’occupe la forme au duel, un fait qu’il met ainsi tout particulièrement en évidence : il y a deux Sirènes.

Or, on le constate, lorsque Lycophron aborde cet épisode tant attendu, il choisit justement la position métrique finale du vers pour dire qu’il y a trois Sirènes (… τριπλᾶς, dernier mot du vers 712). L’écart, par conséquent, ne saurait être plus appuyé : au moment où il faut donner un tour prophétique aux aventures d’Ulysse, au moment où l’on entre pour ainsi dire dans les eaux des Sirènes, ces dernières vont être nommées au travers d’une énigme mythologique (filles de l’enfant de Téthys car filles d’Achélôos, dont les parents sont Océan et Téthys) en fort contraste avec la nomination directe et répétitive dont elles sont l’objet dans l’Odyssée ; puis, pour intensifier le procédé, la fin de vers où l’on guette le nombre « deux » est justement occupée par le nombre « trois ». Forme et contenu s’appuient ainsi sur la connaissance que l’auditeur doit posséder de l’Odyssée pour atteindre à la pleine signification qui se dégage d’une confrontation implicite : celle qu’on observe entre les déclarations de la voix prophétique et les affirmations du texte de l’Odyssée.

2. Pour la voix prophétique elle-même, procédé qui permet à Lycophron d’écrire un poème énigmatique (le σκοτεινòν ποίημα, comme on l’appellera par excellence1), il convient peut-être d’en rappeler l’originalité, car on peut ainsi faire ressortir chez le poète des intentions qui rejoignent au niveau du projet formel ce qu’on observe dans le déroulement des parties individuelles du texte.

Poète tragique reconnu au travers de son appartenance à la Pléiade des tragiques alexandrins, Lycophron innove avec le monologue tragique intitulé Alexandra, et son innovation porte à la fois sur le domaine de la tragédie et sur celui de l’épopée.

Pour ce qui relève de la tragédie, le texte nous confronte avec la situation suivante : un serviteur s’adresse à un roi dont l’auditeur comprend bientôt qu’il s’agit de Priam (au vers 19) ; ce serviteur déclare qu’il va rapporter les paroles prononcées ce jour-là par une « jeune fille » (vers 3) saisie de délire prophétique ; personne n’hésite à reconnaître dans cette jeune fille Cassandre, mais lorsque son nom est prononcé (au vers 30), on l’entend nommer « Alexandra », indice d’une procédure constante de ce monologue et qui consiste à utiliser les noms rares, les faits les moins connus. Les surprises, cependant, ne sont pas terminées pour l’auditeur. En effet, placé devant un serviteur qui s’adresse à son roi et qui s’exprime dans un style où l’on sent toute l’influence d’Eschyle, l’auditeur est conduit à penser qu’il entend le prologue d’une tragédie, et que les éléments ordinaires vont faire suite : entrée du chœur, épisodes, stasima, et ainsi de suite. Il n’en sera rien : le prologue vire au récit de messager, et les proportions très amples de ce récit de messager finissent par occuper tout le temps nécessaire au déroulement d’une représentation de tragédie. Le morceau, en l’occurrence le récit de messager, a pris la place du tout auquel il se réfère pour exister (le tout dont il est justement un morceau, puisque c’est un messager de « tragédie »), mais, ce faisant, il empêche justement ce tout d’exister de la manière attendue. Cependant, cette originalité extrême se double d’un respect méticuleux de la métrique tragique, et, semble-t-il à tout le moins, de la mise en œuvre soigneuse des observations d’Aristote ; en effet, l’action est une2 : on s’en tient à la déclaration du serviteur au roi ; aucune autre prise de parole n’a lieu, même les paroles de Cassandre se trouvent confiées à la voix du serviteur qui les rapporte à la lettre, et son interlocuteur ne prononcera pas un seul mot ; autre observation du même ordre : le tout se déroule en une journée3 : le serviteur prend soin de préciser que le soleil se levait au moment où la « jeune fille » fut prise d’une transe prophétique.

Pour la référence à l’épopée, c’est d’abord la matière évoquée qui pousse l’attention de l’auditeur dans cette direction : la guerre de Troie (ou plutôt, les guerres de Troie, celle de l’Iliade n’étant que la dernière en date, cf.v.32), puis les νόστοι dont les conséquences vont se faire sentir jusqu’à l’époque du poète lui-même constituent le sujet de la prophétie de Cassandre. Ainsi, prononcée le jour où Pâris-Alexandre part pour la Grèce d’où il ramènera Hélène, cette prophétie inclura une partie aussi vaste que possible de ce qui constitue la matière de l’épopée grecque, y compris, en un temps où les poèmes épiques sur des sujets contemporains ne sont pas rares, l’actualité du poète puisque le fil chronologique dévidé par Cassandre va jusqu’à l’époque ptolémaïque. On va voir cependant que cette référence très générale à la matière épique ne suffit pas à rendre compte des relations entre le poème de Lycophron et la poésie épique.

En résumé, et pour tenter de formuler la coexistence de l’épopée et de la tragédie dans l’Alexandra, on dira que le résultat obtenu par le poète est celui d’inclure un maximum d’épopée4 dans un minimum de tragédie : toute, ou presque toute la matière de l’épopée s’exprime dans une forme tragique minimale consistant en un seul récit de messager, l’unique pièce empruntée dans ce cas à la variété des formes que propose la tragédie.

Ainsi, au moment d’aborder le segment de la prophétie dans laquelle Cassandre annonce l’Odyssée, on peut s’attendre à disposer d’un regard novateur sur le texte homérique : non seulement la geste d’Ulysse sera enveloppée dans le langage énigmatique – au sens étymologique d’ « allusif » – qui est celui de tout le poème, non seulement la forme tragique et son contenu en provenance de l’épopée sont l’objet d’une réélaboration visible et soulignée, mais la connaissance présupposée chez l’auditeur va permettre des écarts significatifs, et qui sont pour nous autant d’indices relatifs à la réception de l’Odyssée.

3. On reprendra donc dans cette perspective le fil des divergences significatives tel que nous l’avons inauguré avec les deux vers consacrés aux Sirènes.

Avant d’aborder les premiers mots par lesquels Alexandra évoquera l’Odyssée, on ne manquera pas d’observer que la partie qui précède introduit très habilement ce segment : il s’agit en effet des Béotiens qui, à l’occasion de leur retour, s’établiront aux îles Baléares. Non seulement leur destin maritime préfigure les navigations d’Ulysse, mais Ulysse sera présenté comme un héros d’origine béotienne, et l’évocation de la Béotie dans les regrets qu’en ont les exilés s’achève par la désignation des fleuves qui s’écoulent :

… καὶ χεῦμα Θερμώδοντος ‘ϒψάρνου θ’ ὕδωρ (647).

le flot du Thermodon et l’eau de l’Hypsarnos.

La désignation de l’eau constitue par conséquent le dernier mot prononcé avant que l’on n’aborde l’Odyssée, comme si le paysage regretté de la Béotie s’écoulait ainsi vers la mer où l’auditeur va rencontrer Ulysse et ses compagnons.

Cette rencontre est en elle-même très significative :

(648) τοὺς δ’ἀμϕὶ Σύρτιν Kαὶ Λιβυστικὰς πλάκας κτλ…

(654) πλαγχθέντας…

Ceux qui par la Syrte et les plaines de Lybie…

Auront erré…

Le premier mot désigne le groupe des compagnons. C’est un renversement par rapport au prélude de l’Odyssée : ce dernier insiste en effet dès les premiers mots sur la figure centrale d’Ulysse (ἄνδρα μοι ἔννεπε…) et rejette dans l’ombre les compagnons, ces νήπιοι qui ne doivent qu’à leur bêtise de n’être pas revenus de guerre, malgré les efforts de leur chef (Od. 1.1-10). Lycophron, tout au contraire, commence par nous montrer Ulysse parmi ses compagnons, impliqué dans un accusatif pluriel qui fait de lui le membre d’une collectivité (et l’on ne peut s’empêcher de songer au Jason des Argonautes d’Apollonios de Rhodes). Néanmoins, on se retrouve très proche du prélude de l’Odyssée lorsqu’on aboutit au verbe « errer » : πλάγχθη constitue le premier mot, métriquement en rejet, du deuxième vers de l’Odyssée ; πλαγχθέντας constitue la première forme verbale, également en rejet du point de vue métrique, auxquels se trouvent rattachés Ulysse et ses compagnons. Le message semble clair : tout proclame que nous sommes bien dans l’Odyssée, mais qu’une vision critique est à l’œuvre.

Des premiers mots consacrés à l’Odyssée, passons aux derniers :

(815) ὦ σχέτλι’ ὥς σοι κρεῖσσον ἦν μίμνειν πάτραι

βοηλατοῦντι καὶ τον ἐργάτην μυκλον

κάνθων’ ὑπὸ ζεύγλαισι μεσσαβοῦν ἔτι

πλασταῖσι λύσσης μηχαναῖς οἰστρημένωι

ἢ τηλικῶνδε πεῖραν ὀτλῆσαι κακῶν.

Pauvre homme, combien il aurait mieux valu rester au pays

Conduire les bœufs, et mettre au joug encore

l’âne, le laborieux étalon, lui passant le harnais

Taraudé d’une feinte folie

Plutôt que d’affronter l’épreuve de tant de maux.

Au moment de prendre congé d’Ulysse et du segment relativement développé que la prophétie consacre à l’Odyssée, l’auditeur est renvoyé dans un temps qui précède l’Odyssée, et plus précisément à l’épisode par lequel Ulysse est entraîné dans l’expédition de Troie. Evidemment, Lycophron entend mettre dans la bouche de la prophétesse l’évocation du moment-clé où Ulysse aurait pu ne pas prendre part à la guerre de Troie, ce moment de feinte folie où il tente de se faire passer pour incapable de guerroyer, afin de dissuader ceux qui sont venus l’appeler à se joindre à l’expédition : on se souvient que sans la ruse de Palamède, qui a consisté à déposer le petit Télémaque devant la charrue qu’Ulysse avait attelée d’un âne et d’un bœuf, la feinte folie d’Ulysse aurait porté ses fruits5, et la geste d’Ulysse n’aurait pas comporté d’épisode en relation avec la guerre de Troie ; c’est donc l’instant où tout bascule. Le but de cette évocation est laissé à l’appréciation de l’auditeur : Cassandre éprouve-t-elle de la pitié pour les malheurs d’Ulysse ou se gausse-t-elle de ce vainqueur de Troie qui aura tant à souffrir ? Lycophron est aussi énigmatique sur ce point que sur tant d’autres. Les faits, cependant, sont clairs et présentent une nouvelle permutation par rapport au texte de l’Odyssée, comparable à celle que l’on observe dans les premiers mots : là où l’Odyssée homérique débute au moment où Ulysse n’est pas encore revenu de Troie, l’Odyssée lycophronienne s’achève au moment où il ne s’y est pas encore rendu.

4. Parvenu à ce point, on pourrait désormais se consacrer à l’entre-deux et passer en revue l’ensemble des variantes observables par rapport à l’Odyssée, du début à la fin du segment odysséen de l’Alexandra, comme nous l’avons ébauché à propos des Sirènes. Toutefois, plutôt que d’entrer dans ce qui devrait constituer la matière d’un commentaire du passage, on se bornera à signaler quelques cas exemplaires et que l’on peut situer sur des axes bien définis. Ces axes sont au nombre de trois par rapport à l’Odyssée homérique : concordances, contradictions flagrantes, nouveautés.

4.1. Concordances

4.1.1. Un premier cas se présente de manière simple : il s’agit de définir les compagnons d’Ulysse par l’accumulation d’allusions aux épreuves qu’ils ont subies. L’une d’entre elles est ainsi formulée : (648) τοὺς (654) ὠμόσιτα δαιταλωμένους… mangés en chair crue… à l’évidence, l’auditeur qui possède pour référence l’Odyssée va se trouver devant un piège : les réminiscences de compagnons dévorés ne manquent pas : le Cyclope, les Lestrygons, Scylla sont sur les rangs. Or, l’auditeur, à ce point du poème, a compris que Lycophron ne généralise pas, qu’il a toujours un référent précis à l’esprit pour chacune de ses énigmes, même s’il lui arrive de revêtir une énigme d’allures telles que l’on soit conduit à entrevoir plusieurs solutions6. Dans notre cas, ce qui va départager les possibilités, c’est une expression épique qui, à une petite variante près, revient en fin de vers aussi bien à propos du Cyclope qu’au sujet des Lestrygons : ὁπλίσσατο δόρπον 9.291 (le Cyclope) ou ὁπλίσσατο δεῖπνον 9.311 (le Cyclope) et 10.116 (le roi des Lestrygons). Pour être en mesure d’assigner l’expression ὠμόσιτα δαιταλωμένους au référent correct, il faut considérer que l’expression ὁπλίσσατο δόρπονδέῖπνον implique une cuisson ; le Cyclope et les Lestrygons se trouvent ainsi exclus, et seule demeure Scylla ; cette dernière dévore crus les compagnons d’Ulysse, puisque le poète précise qu’elle les dévore cependant qu’ils poussent des cris (12.256-259). L’auditeur sera d’ailleurs conforté dans son choix lorsqu’il verra, quelques vers plus loin, le Cyclope et les Lestrygons apparaître à l’occasion d’autres énigmes (659sq : le Cyclope ; 662-665 : les Lestrygons). Ce qui se manifeste dans ce cas de concordance, c’est donc une sorte d’attention philologique portée au texte de l’Odyssée et manifestée dans le choix d’un mot précis, impliquant tout un contexte d’interprétation.

4.1.2. Un deuxième exemple constitue justement un cas de philologie homérique, cette fois-ci dans une citation directe du texte. Il s’agit de l’herbe magique qu’Hermès donne à Ulysse pour lui permettre d’échapper aux pouvoirs de Circé.

678 ἀλλά νιν βλάβης

μῶλυς σαώσει ῥίζα

678 mais lui, d’un tel mal

la racine de môlus le sauvera…

On constate qu’il n’est pas possible d’aligner le texte de Lycophron sur le célèbre passage homérique : μῶλυ δέ μιν καλέουσι θεοί (Od. 10.305) ; en effet, non seulement le ς final du mot est nécessaire du point de vue métrique, mais Lycophron fait du mot un adjectif de ῥίζα7. Or, cette variation du texte de l’Odyssée n’est pas un jeu innocent sur la morphologie d’un adjectif : il implique une nouvelle lecture du texte de l’Odyssée lui-même. En utilisant μῶλυς comme un adjectif, Lycophron implique que le texte homérique fait de même, et que μῶλυ de 10.305 n’est autre qu’un adjectif qualifiant le mot ϕάρμακον de 10.302. La concordance désigne dans ce cas une véritable prise de position sur le texte paraphrasé8.

4.1.3. Si l’on passe de la concordance au niveau « microscopique » à la concordance au niveau de l’ordonnance du poème, il est intéressant de noter la séquence des allusions contenues dans les vers 657-675 : le vers 657 voit apparaître Ulysse lui-même après l’évocation initiale des compagnons ; il est présenté comme le seul qui survivra, messager de la perte de son armée. La séquence des aventures au travers desquelles il est clairement reconnaissable est la suivante : le Cyclope (658-661), les Lestrygons (662-665), Charybde et Scylla (668-669), les Sirènes (670-672), Circé (673sqq). On constate immédiatement que la séquence n’est pas systématiquement celle du texte homérique, mais qu’elle commence par suivre ce texte (Cyclope-Lestrygons), puis s’en éloigne pour évoquer en ordre inverse trois épisodes (dans l’Odyssée, l’ordre est : Circé-Sirènes-Charybde et Scylla). Cette permutation sert à mettre en relief l’épisode de Circé, qui se trouve ainsi visé par deux fois : on attendait l’évocation de cet épisode après celle de l’épisode des Lestrygons, or elle ne vient pas. Au lieu de quoi l’auditeur entend la séquence inversée qui aboutit cette fois-ci à l’épisode de Circé. Cette dernière se trouve ainsi comme enchâssée entre deux séquences dont la première suit l’ordre de l’Odyssée cependant que la seconde l’enfreint, le prenant à rebours pour aboutir à ce qui devient une sorte de clé de voûte. Cette clé de voûte ainsi constituée par l’épisode de Circé rappelle que la clé de voûte de l’Odyssée est également constituée par l’épisode de Circé, en ceci qu’il est le point de départ du voyage au monde des morts9… On assiste par conséquent à une sorte de variation créative sur le thème d’une interprétation de la construction de l’Odyssée, et cela à quelques vers de ce que Lycophron choisit lui-même comme clé de voûte de l’Alexandra, comme on va le voir.

4.1.4. Jouant encore sur la séquence odysséenne, et au risque d’irriter ses futurs commentateurs (voir Tzétzès ad 740), Lycophron se permet ailleurs encore d’enfreindre l’ordre des aventures d’Ulysse. A peine sorti du monde des morts, à peine passé devant les Sirènes, on le voit (738) avec l’outre d’Eole, puis frappé par la foudre. Voilà qui, à première vue, ne se déroule pas dans le respect de la séquence ordinaire. Holzinger relève cependant déjà, à ce propos, que Tzétzès a tort de s’irriter : Lycophron suit bien l’ordre original des épisodes, il n’implique pas qu’Ulysse est frappé par la foudre à son retour chez Eole ; on pourrait dire qu’il provoque simplement une syncope entre deux épisodes qui, dans le texte épique, sont distants. La syncope peut cependant être tenue pour significative : le saut que l’auditeur est ainsi convié à faire enjambe justement un centre. La chronologie en apparence impressionniste de cette séquence désigne en fait à la fois, au cœur de la syncope, l’épisode de Circé dont Lycophron vient de montrer subtilement qu’il le tient pour le centre de l’Odyssée, et l’épisode des Sirènes, dont il fait le centre de son propre monologue de Cassandre-Alexandra.

Ces quelques exemples montrent le parti qu’un poète comme Lycophron peut tirer de la connaissance préalable du texte homérique chez son auditeur : il peut distendre dans la mémoire de l’auditeur le souvenir du texte en laissant planer un doute sur les référents (ὠμόσιτα) ou en créant des syncopes par l’omission voulue de passages du texte au long duquel on se meut (Eole, Charybde et Scylla), voire en renversant l’ordre des épisodes (668-670). Il peut créer le paradoxe en interprétant de manière originale des mots-clés de ce texte (μῶλυς). On assiste donc à une espèce de lecture en mouvement, dans laquelle la complexité de l’allusion à décrypter (le principe du γρῖϕος alexandrin) se conjugue avec le désir d’inclure à la lecture une dimension de lucidité par rapport à cette lecture elle-même.

4.2. Contradictions flagrantes

Le personnage de Pénélope est sans doute ici le cas le plus net. Epouse modèle autant que femme rusée et mère exemplaire pour le poète de l’Odyssée, elle succombe chez Lycophron aux pires préjugés qui entachent son image. Le prétexte était tout trouvé, puisque la locutrice du texte est une victime qui n’a pas à exalter les vertus de ses vainqueurs ni à présenter sous un jour favorable leur vie familiale ; cependant, comme on le sait, Lycophron n’est pas l’inventeur de cette mauvaise réputation de Pénélope : la Syrinx théocritéenne s’en fait également l’écho, si l’on ose dire, et les mythographes ne l’ignorent pas (Apollodore 7.38) :

(770) ἡ δε βάσσαρα

σεμνῶς κασωρεύουσα κοιλανεῖ δόμους

θοίναισιν ὄλβον ἐκχέασα τλήμονος.

(770) Elle, impudente renarde

forniquant avec de grands airs videra son palais

déversant en festins la fortune du malheureux.

La Cassandre de Lycophron, on le constate, implique de surcroît que les prétendants, qui dans le texte homérique assiègent Pénélope, sont en fait les invités de la reine. C’est, selon la formule, to add insult to injury.

Les origines béotiennes d’Ulysse (786-787) ne correspondent pas à la donnée homérique : elles reposent sur la version selon laquelle Anticleia aurait été violée par Sisyphe en Béotie : le petit Ulysse, né de cette rencontre, aurait alors été mis au monde et exposé à Alalcomène10. En prenant cette distance par rapport à la donnée, Lycophron vise un objectif que j’ai eu l’occasion d’exposer ailleurs : la Béotie devient ainsi le lieu ambigu où se rencontrent les forces opposées de la guerre de Troie ; en effet, Ulysse, le pire ennemi de Troie (787) en provient, cependant qu’Hector, le principal défenseur de Troie (281-282, 1190), s’y rendra après sa mort (1204-1213)11.

Revenons à l’épisode des Sirènes, qui sera le dernier cas pris en compte. L’écart est ici dans le nombre des Sirènes, comme on l’a déjà dit, mais il est également dans l’évocation claire du suicide des Sirènes : l’Odyssée homérique n’en dit rien ; en outre, le récit de la mort des Sirènes s’accompagne δ’αἴτια que l’Odyssée, et pour cause, ignore totalement. Ce cas présente donc simultanément la contradiction et l’innovation, il peut donc être considéré comme un pivot entre le deuxième et le troisième des axes considérés.

4.3. Nouveautés

On précisera d’emblée que des éléments attirés dans le récit odysséen par l’un ou l’autre des procédés digressifs de Lycophron et qui ne se trouvent pas dans l’Odyssée homérique n’entrent pas ici en considération12.

On vient de voir un cas dans lequel un silence de l’Odyssée homérique devient le point d’ancrage d’une nouveauté chez Lycophron. Le cas le plus spectaculaire est très certainement ici la manière dont Lycophron se sert de la prophétie de Tirésias dans la Νέκυια pour développer des épisodes de la Télégonie par lesquels il s’achemine vers la conclusion de son passage odysséen (793-814). Ici, on a presque l’impression que Lycophron a la coquetterie d’inverser la relation qu’il entretient avec le texte homérique : c’est lui qui devient plus explicite et fait paraître le texte homérique allusif par comparaison (on rappellera ici qu’Eustathe voyait dans le catalogue des dames du temps jadis de l’Odyssée l’une des inspirations de Lycophron13). Devant l’ouverture que propose la prophétie de Tirésias, on sait que d’autres se lanceront après Lycophron dans des entreprises plus ambitieuses (c’est le point de départ de l’Odyssée de Nikos Kazantzakis) : il était difficile de résister à cette tentation dans une perspective qui, comme nous l’avons souligné précédemment, comporte un aspect globalisant. On notera cependant que cette Télégonie allusive permet de rattacher à la geste d’Ulysse un fait italien : sa sépulture se situe sur une montagne étrusque du nom de Pergé (805). Or, l’axe des nouveautés est fréquemment en relation avec l’Italie.

Dans une étude très lucide14, Stephanie West s’est ingéniée à démontrer que l’intrusion d’une information italienne dans le texte de l’Alexandra pourrait avoir pour cause un remaniement du texte à l’époque d’Auguste. On peut diverger de vue sur ce dernier point avec elle. Toutefois, elle a le mérite d’avoir bien mis en évidence l’un des écarts importants qui touche la relation de l’Odyssée homérique et du segment odysséen de l’Alexandra : il s’agit des nouveautés concernant des informations italiennes.

La question du nombre des Sirènes et de leur suicide, ainsi que les αἴτια qui s’y rattachent, relèvent justement de ce chapitre italien. On n’entrera pas ici dans les détails, mais une remarque s’impose : c’est le paysage de l’au-delà homérique, tout ce qui entoure la Νέκυια, qui est le plus marqué par l’Italie dans l’Odyssée lycophronienne (681-711), au point que l’on a pu aller jusqu’à supposer qu’il y avait une véritable interruption de la Νέκυια permettant à l’Ulysse de Lycophron de se mouvoir dans les îles Pithécuses et en Campanie15. On observera ici que la divergence avec le texte de la Νέκυια homérique, tout comme l’épisode des Sirènes, met en œuvre une Italie proche de Cumes. Or, Lycophron est lui-même natif de Chalcis, la métropole de Cumes. Les rapports privilégiés que les habitants de Chalcis entretenaient avec leur « colonie » expliqueraient-ils ici la présence insistante de cette région d’Italie ? Pourrait-on faire l’hypothèse qu’au moment d’évoquer l’« autre monde » qu’est l’Hadès homérique, un Chalcidien ait eu des réminiscences de cet « autre monde » qu’était à Chalcis la colonie de Cumes et la région qui l’entourait, avec les légendes qui s’y rattachaient ? A voir le rôle que joue dans l’ensemble du poème la Béotie, voisine de Chalcis, on est tenté de répondre par l’affirmative. Mais cela demeure du domaine de l’hypothèse.

4.4. En conclusion de ces considérations, on dira que les trois axes considérés de la concordance, de la contradiction flagrante et de la nouveauté donnent l’impression que Lycophron plonge l’Odyssée homérique dans une série d’éclairages qui permettent à la fois une perception du texte homérique à travers une sorte de prisme déformant, la mise en cause parfois des éléments de ce texte, et son utilisation comme support permettant l’agrégation d’informations additionnelles, que le texte homérique leur ouvre la porte (comme c’est le cas de la prophétie de Tirésias) ou qu’il s’agisse de rattacher des informations de tout autre provenance.

5. Que l’on revienne un instant aux considérations portant sur les premiers et les derniers mots du segment consacré à l’Odyssée, et l’on s’aperçoit que Lycophron, en insistant sur les notions de début et de fin par le biais d’une série de permutations, attire l’attention de son auditeur sur la construction de son texte. C’est sur ce plan que l’on aimerait situer les observations finales.

On s’est aperçu depuis longtemps que la construction de l’Alexandra était rigoureuse. Même si l’on est réticent à suivre les analyses mettant en œuvre des nombres de vers, on peut se laisser convaincre que des retours thématiques ou lexicaux impliquent bel et bien une intention du poète. Le début et la fin de l’Alexandra comportent non seulement des parallélismes reposant sur la donnée dramatique (le serviteur parlant en son nom propre, et directement au roi, par opposition à la longue partie du texte au cours de laquelle il ne fait que répéter mot à mot ce qu’il a entendu dire à Alexandra-Cassandre), ils comportent aussi des rappels lexicaux évidents :

PréludeClausule
1 λέξωἀγγέλλων 1467
1 νητρεκῶςἐτητύμως 1471
1 ἱστορεῖςπάντα ϕράζειν.ὤτρυνας 1470sq
6 ϕοιβάζενϕοιβαστρίας 1468
7 Σϕνγγòς κελαινῆςΦίκιον τέρας 1465
9 κἀναπεμπάζωνκἀναπεμπάζειν 1470
15 δρομεύςτρόχη 1471
28 βακχεῖον στόμαΜιμαλλών 1464

Partis de cette donnée de fait, on retombera sur une autre considération bien connue : le segment consacré à la geste d’Ulysse forme le centre exact de tout le poème. Or, c’est ici qu’il devient important de noter que le centre de ce segment est justement constitué par l’épisode des Sirènes.

L’intuition de Gabriel Germain, qui voit dans la situation centrale de la νέκυια homérique l’indice du fait que l’on se trouve, avec le voyage d’Ulysse chez les morts, devant l’épisode fondamental, qui va permettre à l’Odyssée de surclasser à jamais la légende des Argonautes, trouverait-elle un écho dans le choix que fait Lycophron de situer l’épisode des Sirènes au centre de son monologue ?

Poser cette question, c’est évidemment s’interroger sur les objectifs que poursuit Lycophron. On se souvient ici de la fin très discutée du monologue d’Alexandra (1435-1450). Quels que soient les protagonistes de cet aboutissement de la prophétie, et notamment quel que soit le « sauveur » qui viendra pacifier les relations de l’Europe et de l’Asie, il semble que l’optimisme soit subitement la tonalité dominante de ces vers venus couronner le défilé de plaintes, de sarcasmes et d’horreurs savamment égrené par la fille de Priam16. Certes, elle terminera ses propos par des considérations sur la vanité de prophétiser lorsque personne ne vous croit, sort que lui a réservé Apollon, comme chacun sait, pour se venger d’elle. Mais il y a fort à parier que la tonalité de l’ensemble du poème est marquée davantage, au niveau de l’ἦθος de la locutrice, par le choix de l’épisode situé en son centre. Après tout, les Sirènes ont un point commun avec Cassandre : en face d’Ulysse, leur voix ne sert de rien. Leur suicide en est la conséquence. Cette mort des Sirènes placée au cœur de l’Alexandra semble par conséquent donner la note : mort tragique, fatalité tragique du langage auquel on a retiré son efficacité, voilà qui sert de contrepoint à ce qu’on pourrait saisir naïvement comme un discours politiquement optimiste. Même les αἴτια qui relient soigneusement cet épisode légendaire au présent de l’auditeur prennent alors une coloration sombre : le souvenir du drame est avec nous, régulièrement incarné par des rites. On le voit, cela signifierait la plus profonde déviation imaginable par rapport à la perspective plutôt optimiste qui marque la fin de l’Odyssée aussi bien que son épisode central : mais ne serait-ce pas une invitation à revoir le sens de cet épisode central, le poids de la mort pour les vivants, la vanité des paroles qu’illustre si bien la rencontre d’Ulysse et d’Ajax ? On le voit, malgré les divergences, malgré les déviances, (ou faudrait-il dire « au travers » des divergences et des déviances ?) l’Odyssée de Lycophron peut se concevoir comme une incitation à relire Homère.

Ouvrages cités

D. Fehling, Die ursprüngliche Geschichte vom Fall Trojas, oder : Interpretationen zur Troja-Geschichte, Innsbruck 1991, 9.

G. Germain, Genèse de l’Odyssée, le fantastique et le sacré. Paris 1954.

C. von Holzinger, Lykophron’s Alexandra, griechisch und deutsch, mit erklärenden Anmerkungen, Leipzig 1895.

A. Hurst 1985 Les Béotiens de Lycophron dans La Béotie antique, Colloques internationaux du CNRS, Paris 1985,193-209.

A. Hurst 1991, Licofrone, Alessandra, a cura di Massimo Fusillo, André Hurst e Guido Paduano, Milano 1991.

G. Marxer, Die Sprache des Apollonius Rhodius in ihren Beziehungen zu Homer, Zurich 1935.

St. West, Lycophron Italicized ? JHS 104 1984, 127-151.

St. West, Notes on the Text of Lycophron CQ 33 1983, 114-135.

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1 Souda, s.v. (dans l’édition de Ada Adler, Leipzig 1933, t.3 no 827).

2 Aristt. Poet. 1451a

3 Aristt. Poet. 1449b

4 Lycophron mettrait ainsi en œuvre une compétence épique globale comme celle que l’on peut justement postuler chez les aèdes de l’époque archaïque (cf.e.g. D. Fehling, 1991, 9).

5 Cette version de la folie, connue des scholies ad loc. (818) de Lycophron, est la plus répandue. Elle n’est pas la seule : cf. Apollodore, 3.6-7.

6 Cf. A. Hurst, 1985, 193-209.

7 Nicandre Ther. 32 et schol. fait apparaître que l’on perçoit le mot comme un adjectif à deux formes (LSJ s.v. et Holzinger, 1895 ad 679).

8 On se situe dans la ligne que G. Marxer a définie chez Apollonios de Rhodes (Marxer 1935).

9 C’est une observation de G. Germain.

10 Istros=F. Jacoby, FGH t.3B, 183sqq.

11 Cf. A. Hurst 1985, 193-209.

12 Ce serait le cas, e.g., des précisions sur Tirésias (683), du fait que les Sirènes sont cause de la mort des Centaures (670), etc.

13 In Od. t. I, 409 ed. Lips, 1680 ed. Rom.

14 St. West, 1984, 127-151.

15 St. West, 1983, 114-135.

16 Cf. A. Hurst, 1991, 30.