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Perspectives

Jean-Yves TILLIETTE

« Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau ». Le dernier vers des Fleurs du mal pourrait bien servir de cri de ralliement à toute l’activité poétique du siècle qui s’achève. Brouillages sémantiques, brisure du rythme, mépris de la syntaxe, la poésie moderne s’est, dirait-on, acharnée à détruire l’instrument métrique et rhétorique que lui avait léguée une tradition pluriséculaire. Pour déconcertants que puissent nous sembler une telle attitude et ses effets, l’histoire nous enseigne que, du néotérisme de Catulle à la bataille d’Hernani, l’évolution de la poésie est jalonnée de tels coups de force. Le moyen âge latin paraît pourtant en être indemne : selon le seul ouvrage qui, en ce siècle, soit parvenu à populariser sa culture hors du cercle des spécialistes, Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter d’Ernst Robert Curtius, celle-là serait marquée des signes de la continuité, et non de la rupture. Certes, dès l’origine, le moyen âge voit fleurir une poésie vraiment neuve, d’abord motivée par les nécessités fonctionnelles de l’usage liturgique, celle « des hymnes et des cantiques », dont la structure, fondée sur l’isosyllabisme et la rime, annonce la versification des langues vernaculaires. Il ne sera question ici que des œuvres auxquelles les doctes réservent alors le nom et la dignité de poésie, celles qui empruntent aux modèles antiques l’usage contraignant du mètre. Et là, l’observance fidèle de règles obsolètes semble faire désespérément obstacle à toute originalité : le ronronnement d’un rythme (dactyle-spondée) que l’intellect perçoit, non plus l’oreille, la relative rareté des agencements verbaux qu’il autorise condamnent les auteurs à la répétition, au pastiche, à la paraphrase.

Au moment toutefois où ces exercices de style ont fini de donner leurs fruits les plus estimables, vers 1210, paraît en hexamètres une Poetria nova, « nouvel art poétique » – mais aussi, selon un autre sens du mot poetria, « poésie neuve ». C’est ce texte qui fait l’objet de la présente étude. L’enjeu d’une telle entreprise peut sembler dérisoire : à quoi bon commenter encore, après de bons auteurs, un texte didactique, dont les séductions ne sont pas toujours apparentes ? C’est que l’analyse sans doute assez peu orthodoxe que nous en proposons tend à mettre l’accent moins sur le « nouvel art poétique » (un de plus !) que sur la « poésie neuve ». Quel(s) titre(s) a le poème de Geoffroy de Vinsauf – ainsi se nomme son auteur – à se prévaloir de cette nouveauté que revendique obstinément au fil des siècles le geste poétique ? Ainsi le projet, on le voit, n’est rien moins que modeste : sous couvert de fournir la monographie d’un moment de l’histoire littéraire du moyen âge, on affrontera ici les questions, auxquelles bien sûr on ne répondra pas : qu’est-ce que le poème ? que la poésie ? que le poète ? Avant d’entrer bel et bien en matière, situons en quelques mots par rapport à elles la Poetria nova.

Nature du poème. La production poétique médiolatine en vers classiques ne ressemble, heureusement, au morne paysage qui vient d’être esquissé qu’aux yeux de lecteurs distraits ou injustement prévenus. Parmi la masse énorme d’œuvres qui la représentent, il en est beaucoup de réussies, certaines de géniales. Sans faire la part de ce qui revient a la culture individuelle ou au talent de tel poète, on se limitera ici à constater, à la lumière de l’expérience, que ce monumental ensemble est traversé par une ligne de fracture assez nette : de l’époque carolingienne jusque vers le milieu du XIIe siècle, les auteurs, qui apprennent le latin en commentant les poètes classiques, calquent volontiers leur dictio sur celle de ces modèles ; prévaut alors, pour le dire d’un mot, une esthétique de l’imitatio comparable à celle qu’ont mise en œuvre les poètes romains par rapport aux écrivains grecs et, par rapport à ceux-là, les poètes chrétiens de l’Antiquité tardive. Au cours de la période suivante, les choses changent assez brutalement : tout en restant fidèles aux contraintes métriques, les auteurs saturent leurs œuvres des figures de l’elocutio rhétorique, transformant celles-là en exercices de pure virtuosité verbale. C’est de cette mutation, du champ de la grammaire à celui de la rhétorique, que prennent acte les arts poétiques. Est-ce en cela que cette poésie est « nouvelle » ? Reste que la démarche même laisse perplexe. Malgré des points de contact, rhétorique et poétique sont des sciences aux finalités bien distinctes et l’application des règles destinées à gouverner un certain type de discours à des énoncés foncièrement extérieurs à ce discours est étrange, dans son principe comme dans ses résultats.

Les éditeurs et commentateurs de la Poetria nova, Edmond Faral et Ernest Gallo, ont documenté de façon exhaustive le « comment » de cette (apparente) soumission du poétique au rhétorique. On s’efforcera ici d’en comprendre le « pourquoi ». Une vue cavalière de l’histoire de la poésie fournit peut-être déjà un élément de réponse. Dans un remarquable article sur « Le poétique et l’analogique », François Rigolot écrit : « Le laboratoire des expériences formelles (est) plus actif aux époques où une crise des valeurs traditionnelles oblige les formulateurs de culture (dont les poètes) à s’interroger sur leur médium d’expression : période alexandrine, carolingienne, âge dit « baroque », surréalisme (…). On tend à privilégier les sympathies formelles aux époques et chez les écrivains qui se sentent prisonniers du magasin officiel de l’imagination (…). Il n’y a plus rien de nouveau à dire ; alors disons-le en jouant sur les formules, en créant de nouvelles correspondances fortuites entre les signes »1. Rigolot, faute sans doute de bien la connaître, a omis de sa liste la poésie latine du XIIe siècle finissant et du XIIIe siècle. Elle est assurément le lieu d’une profonde « crise de valeurs », dans la mesure où elle est désormais soumise à la concurrence de plus en plus hardie de la poésie en langue vulgaire. Ainsi, à l’époque où Benoît de Sainte-Maure rédige son monumental roman, Simon Chèvre d’Or et Joseph d’Exeter dédient-ils à la vieille « matière de Troie » des épopées latines d’un maniérisme exacerbé. Nous verrons toutefois, in fine, que les relations entre les deux littératures ne se laissent pas réduire aux termes d’une dialectique simpliste.

Fonction de la poésie. Car la rhétorique, on l’oublie parfois, ne gouverne pas seulement la forme des textes (elocutio), mais aussi leur contenu (inventio). Qu’en est-il à cet égard de la « nouveauté » de la poésie du XIIe siècle ? On ne va pas dresser la liste fort longue des thèmes qu’elle développe ; par les exemples qui illustrent sa doctrine, Geoffroy de Vinsauf en fournit d’ailleurs un panorama assez large. On se bornera donc ici à mettre l’accent sur un point, celui du rapport entre la poésie et l’énoncé des vérités chrétiennes. Sans doute nous objectera-t-on que ce lien n’est plus, au XIIIe siècle, très neuf : dès le IVe siècle, les écrivains latins se sont efforcés de concilier la forme magnifique héritée des poètes classiques et le texte de la Révélation ; le fameux Centon de Proba réécrit l’évangile au moyen d’hémistiches tous empruntés à l’œuvre de Virgile. Mais c’est bien là, justement, que se situe le problème : jusqu’à quel point est-il licite de traduire le mystère du Christ en formules héritées du paganisme ? Dès le XIIe siècle, chez un auteur comme Alain de Lille, on sent pointer l’ambition de refonder la poésie sur des bases qui tiennent compte de cette coupure radicale de l’Histoire qu’est l’Incarnation. Dante en témoignera bientôt : Virgile, quelque admiration qu’on lui porte, n’est qu’un passeur, condamné à demeurer au seuil de la Vérité. La Poetria nova porte-t-elle témoignage de cette volonté de transformer l’instrument poétique à de telles fins ? Dans l’introduction à son dernier ouvrage, pompeusement intitulée « La coupure épistémologique chrétienne », Alexandre Leupin consacre quelques pages perspicaces – et qui tranchent sur la bibliographie plutôt scolastique dédiée à ce texte – au poème de Geoffroy de Vinsauf : « La Poetria nova, écrit-il, témoigne d’une véritable allégresse de la modernité : il (sc. Geoffroy) écrit en pleine conscience d’une innovation radicale d’avec l’Antiquité classique, coupure préparée de longue date et à partir de laquelle il lui faut relire à neuf toute la culture qui l’a précédée. Or, cette rejuvenatio, comme il l’appelle [sic : le barbarisme ne se trouve pas sous la plume de notre auteur, mais l’idée y est], passe par la figure centrale du Christ de l’Incarnation »2. L’hypothèse, on espère le montrer, mérite d’être testée.

Figure du poète. Or, à partir du moment où la poésie se donne pour révélation (que l’on affecte ou non ce terme d’une majuscule), le statut du poète change du tout au tout. La longue histoire de la littérature le dépeint tour à tour sous les traits de l’artisan (fictor vel formator, dit une définition classique) et sous ceux du créateur. La tradition veut que Dante ait été le premier à assumer la seconde de ces figures. Mais son œuvre couronne une évolution amorcée dès le XIIe siècle, par des auteurs comme Bernard Silvestre. Qu’en est-il de Geoffroy de Vinsauf ? Nous le verrons se dépeindre lui-même en forgeron, mais aussi se faire théologien. Non pas Heredia ou Rimbaud, mais Heredia et Rimbaud. Il est exclu d’entrer ici dans un débat dont l’énoncé volontairement provocateur de ces deux noms met en évidence le caractère sommaire, alors qu’il mériterait d’être conduit au prix d’infinies nuances et modulations, de l’exercice aussi d’une sensibilité personnelle (« J’entre. J’éprouve ou non la grâce », écrit René Char) qui dénoterait un rare manque de tact dans le cadre d’un essai académique. Ce que nous songeons seulement à suggérer, à travers le recours paradoxal à des références anachroniques, c’est que la question irrésolue, et sans doute insoluble : « la littérature, pourquoi ? » est, avec les inflexions propres que lui confèrent les lieux, les temps et les cultures, toujours d’actualité. Si donc notre propos entend d’abord être historique, il pourrait bien (à son corps défendant ?) renvoyer l’écho de préoccupations contemporaines – et de ce fait cruciales…

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1 Dans T. Todorov (et alii), Sémantique de la poésie, Paris : Seuil (« Points » 103), 1979, p. 155-177 (ici : p. 174-175).

2 Leupin 1993, p. 15.