Chapitre 4 : L’art et la nature
Le chapitre sur la dispositio, situé en tête de l’œuvre, est relativement bref, puisqu’il ne compte que 116 vers (87 à 202). Il n’en revêt pas moins une grande importance, de par sa situation privilégiée et parce qu’il se situe clairement à la croisée de deux traditions herméneutiques :
– celle de la critique horacienne, très attentive aux conseils selon elle prodigués, dès le début de l’ars, par le poète romain à propos de l’harmonie entre les parties du texte. Congrua partium positio est la première des six règles de la poésie formulées par le commentaire Materia, qui sur ce point appelle à la rescousse le vers 152 de l’Epître aux Pisons, où Horace rend hommage à la cohérence de l’Odyssée en ces termes :… primo ne medium medio ne discrepet imum, « le milieu est en harmonie avec le début et la fin avec le milieu »1 ;
– celle de l’exégèse grammaticale (Tib. Claudius Donatus) et allégorique (Bernard Silvestre) de l’Enéide, qui analysent soigneusement les procédés et les effets de l’ordo artificialis, opposé à l’ordo naturalis.
L’intérêt premier que Geoffroy accorde à cette question de l’ordo est encore souligné par le fait qu’il lui fait un sort dès l’introduction générale de son exposé, juste avant d’énoncer le plan de celui-ci – la juxtaposition entre ces deux brefs développements étant bien sûr hautement significative :
Carminis ingressus, quasi verna facetus, honeste
Introducat eam. Medium, quasi strenuus hospes,
Hospitium sollemne paret. Finis, quasi praeco
Cursus expleti, sub honore licentiet illam.
« L’ouverture du poème, tel un serviteur bien stylé, introduira [la matière] avec honneur. Le milieu, en hôte valeureux, lui organisera un accueil solennel. La fin, semblable au héraut qui proclame que la course est finie, lui donnera avec égards son congé ».
(Poetria nova, 71-74)
Notons au passage la belle image du banquet courtois (facetus), de la poésie comme fête donnée par toute la maisonnée2, qui fait écho à la description immédiatement antécédente de materia et poesis en maîtresse et en servante et que nous retrouverons à diverses reprises dans la suite du texte.
Ce qui est clair, c’est que la perspective ici envisagée est bien celle, définie par Horace, d’un ouvrage en trois parties (ingressus – medium – finis), et non celle de Cicéron, relayée par les artes dictaminis, qui distingue dans le discours six parties3. Prééminence de la tradition de la poétique sur celle de la rhétorique : peut-être faut-il voir là l’une des raisons pour lesquelles, dans l’ordre de son poème, Geoffroy a fait précéder le développement sur l’inventio de celui sur la dispositio.
Les deux voies
On peut suggérer une deuxième raison du bouleversement de l’ordre habituel et attendu, liée à la dimension réflexive de la Poetria nova : dans la mesure où ce poème sur le poème met en pratique les préceptes qu’il édicte, il est logique qu’il commence par un développement sur les façons de commencer. Le chapitre sur la dispositio est en effet tout entier dédié à la question du choix entre ordo naturalis et artificialis. Geoffroy l’annonce d’entrée de jeu :
Ordo bifurcat iter : tum limite nititur artis,
Tum sequitur stratam naturae.
« L’ordre (d’exposition) se trouve à un carrefour : d’un côté, il chemine sur le sentier de l’art, de l’autre, il suit la grand-route de la nature ».
(Poetria nova, 87-88)
La métaphore du chemin, qui va structurer l’exposé de la Poetria nova, oppose ici « art » et « nature », deux termes qui renvoient le lecteur familier de l’étude des commentaires aux deux types concurrents d’ordines. Il y a lieu de se demander si l’antithèse entre limes, le sentier au cours vagabond, et strata, la voie romaine rectiligne, connote une hiérarchie, un jugement de valeur. On se rappelle en effet que l’évangéliste Matthieu – ainsi que Luc, dans des termes un peu différents – donne la préférence sur la voie large (spatiosa via) à la voie étroite (arcta via)4. Geoffroy ne tarde pas, en des phrases assez pesamment laborieuses, à exprimer le même choix :
… Linea stratae
Est ibi dux, ubi res et verba sequuntur eumdem
90 Cursum nec sermo declinat ab ordine rerum.
Limite currit opus, si praelocet aptior ordo
Posteriora prius, vel detrahat ipsa priora
Posterius ; sed in hoc, nec posteriora priori,
Ordine transposito, nec posteriore priora
95 Dedecus incurrunt, immo sine lite licenter
Alternas sedes capiunt et more faceto
Sponte sibi cedunt : ars callida res ita vertit,
Ut non pervertat ; transponit ut hoc tamen ipso
Rem melius ponat. Civilior ordine recto
100 Et longe prior est, quamvis praeposterus ordo.
« … On prend pour guide la route en ligne droite lorsque choses et mots avancent d’un même pas et que l’exposé ne s’écarte pas de la succession des faits. L’œuvre court sur le sentier, si un plan plus approprié place en tête ce qui vient après, ou rétrograde en queue ce qui vient avant. Dans ce cas cependant où l’ordre est transposé, placer en queue [dans l’énoncé] ce qui vient en tête [dans les faits], et inversement, ne déshonore pas [l’ouvrage] ; tout au contraire, c’est sans conflit et dans la liberté que [fait et énoncé] échangent leurs lieux respectifs et courtoisement s’effacent l’un devant l’autre. L’art, plein d’habileté, renverse la réalité sans la bouleverser ; s’il pratique ces transpositions, c’est pour placer son sujet sous une exposition meilleure. Cet ordre, tout inversé qu’il soit, est plus élégant et de loin préférable à l’ordre droit ».
(Poetria nova, 88-100)
Au cœur de ce propos plutôt aride se trouve le couple bien connu de res et de verba, des choses et des mots. L’ordre naturel identifie le déroulement de l’énoncé poétique (verba) à la séquence chronologique des événements qu’il relate (res). Ce serait, si l’on veut, une Enéide où les chants 2 et 3 précéderaient le chant 1. Cet ordre modèle donc l’organisation du discours sur les données immédiates de la perception du monde et du temps.
L’ordre artificiel, quant à lui, est d’emblée défini comme « plus convenable », « plus approprié » (aptior, v. 91 – on rappellera que l’aptum est un concept-clé de l’esthétique horacienne), et même « plus urbain » (civilior, v. 99) – sous réserve toutefois que la redistribution des éléments auquel il procède obéisse à certaines règles, qui vont bientôt être précisées. On peut se demander s’il n’y a pas là une troisième motivation du plan inattendu de la Poetria nova : si dispositio y précède inventio, c’est en vertu de l’ordo artificialis. De façon moins hasardeuse, on assignera à la préférence clairement accordée à l’ordre artificiel deux causes. La première, et de loin la plus importante, c’est que l’art n’a pas à copier fidèlement la nature. Cette proposition, formulée de la façon insidieuse et alambiquée que l’on a vue, est révolutionnaire. Elle rompt brutalement en visière avec la tradition aristotélicienne (ars imitatur naturam), illustrée entre autres par Horace, pour qui nature et art doivent harmonieusement concourir à l’élaboration de l’œuvre5. Tout en lui reprenant le concept d’aptum, Geoffroy applique celui-ci à de tout autres fins. On a là un premier indice de ce en quoi sa poétique est vraiment « nouvelle ». Il est peut-être prématuré de se demander pourquoi l’art ne doit pas imiter la nature. Avançons pourtant que, si tel était le cas, il serait purement redondant avec elle, n’aiderait pas à l’expliquer et partant serait inutile – alors que l’une des fonctions de la poésie est, on s’en souvient, de prodesse. La sentence ars… res… vertit, « l’art tourne les choses » (v. 97) suggère d’ores et déjà qu’il en voit l’envers, ne reste pas à leur surface. L’expression poétique tendrait donc à briser avec les habitudes de la perception vulgaire.
La deuxième des raisons qui commande de préférer l’ordre artificiel à l’ordre naturel est formulée de façon beaucoup plus explicite par Geoffroy : c’est qu’il est « fécond », alors que l’autre est « stérile »6. Il n’y a, par force, qu’une manière et une seule de suivre l’ordre naturel, tandis que l’ordre artificiel propose huit façons d’entrer dans le texte, autorisant ainsi la variatio, la danse autour de l’objet qui permet de contempler celui-ci sous des angles neufs et inattendus. Avant de décrire les huit types de début per artem, le poète se soucie pourtant de répondre à une objection :
Circiter hanc artem fortasse videtur et aer
105 Nubilus, et limes salebrosus, et ostia clausa,
Et res nodosa. Quocirca sequentia verba
Sunt hujus morbi medici : speculeris in illis ;
Invenietur ibi qua purges luce tenebras,
Quo pede transcurras salebras, qua clave recludas
110 Ostia, quo digito solvas nodosa. Patentem
Ecce viam !
« Dans le cas de l’ordre artificiel (litt. : l’art), peut-être l’air semble-t-il enténébré, le sentier chaotique, la porte close et le sujet emberlificoté. Aussi la suite du discours vient-elle porter remède à tels maux. Contemplez le reflet qu’elle vous offre : vous y trouverez lumière apte à dissiper les ténèbres, démarche habile à surmonter les aspérités du chemin, la clé propre à ouvrir la porte, les doigts qui dénoueront les nœuds. Et voici ouvert le chemin ! »
(Poetria nova, 104-111)
On peut lire ces quelques vers comme un avertissement à l’apprenti effarouché par les difficultés de l’ordre artificiel, qui lui semble de nature à compliquer les choses simples, à jeter obscurité et confusion sur ce qui devrait être clarté et simplicité. Le contexte7, suggère, rassurant, Geoffroy, viendra justifier une telle option. Usant d’images semblables, mais en termes plus limpides, Albéric du Mont-Cassin, dans ses Radii dictaminum, conseille de même :
« L’écrivain doit avant toutes choses être attentif à commencer par un point qui n’obscurcira pas sa matière, mais plutôt la remplira, si l’on peut dire, de lumière. Il faut donc bien choisir le point à partir duquel vous entraînerez rapidement la compréhension du lecteur, un point où le récit apparaît dans sa totalité. Commencez par le milieu s’il impressionne le lecteur et illumine toutes choses alentour, comme dans un miroir (cf. Poetria nova 107 : speculeris in illis) »8.
Soyons cependant attentifs au fait que Geoffroy, plus subtil qu’Albéric (ou plutôt dévoué à l’étude d’un autre genre littéraire), ne songe pas à nier qu’aux yeux du lecteur superficiel, l’ordo artificialis introduise effectivement dans le texte tenebras et salebras – l’emploi de ce mot rare est sans doute motivé par la rime interne, qui en souligne la portée –, que l’art donc fonctionne bel et bien comme voile de la plate réalité. Ce que le maître propose, c’est les moyens d’ouvrir les voies du sens. En une sorte de processus à double détente, la dispositio artistique vise simultanément à crypter le message et à construire les instruments de son décryptage. Notre auteur se situe donc là dans le droit fil de l’analyse par Bernard Silvestre de la construction de l’Enéide ; à la différence de l’ordre naturel, qui ne dit rien d’autre que ce qu’il dit, et se trouve donc de ce fait frappé de « stérilité » (v. 101), l’ordre artificiel a une fonction pédagogique, puisqu’en couvrant le sens premier d’une certaine opacité, il alerte de ce fait même le lecteur sur l’existence d’un sens second, sur la nécessité d’aller au-delà des apparences. De telles conceptions sont très efficacement illustrées par l’image du miroir (v. 107), dont on a déjà dit la place privilégiée dans la théorie médiévale de la connaissance, puisqu’en vertu d’une célèbre assertion de Paul (I Cor 13, 12), cet objet donne accès aux réalités spirituelles.
Ainsi, grâce à cet instrument, s’ouvrent les portes du sens (v. 109-110). La mise en relief par le rejet du mot ostia attire l’attention sur l’importance accordée par l’auteur à une métaphore à première vue banale. Nous nous sommes aperçu que la clausule du v. 105, ostia clausa, était littéralement reprise de l’évangile de Luc (13, 25). Le rapprochement peut sembler forcé et arbitraire, tant la junctura est commune. On voudra bien toutefois considérer qu’elle fait immédiatement suite, chez l’évangéliste, à la valorisation de la « voie étroite » (13, 24) ; qu’elle est d’autre part associée par l’exégèse9 à l’évocation de la double lecture de la loi, selon la lettre et selon l’esprit : ceux qui obéissent à la lettre trouveront close la porte du banquet céleste. Les vers suivants de la Poetria nova viennent en outre confirmer la pertinence du rapprochement que nous suggérons.
Ces vers dressent la nomenclature des huit types de début selon l’ordo artificialis : on peut faire commencer le récit par la fin (v. 112-117) ; par le milieu, comme c’est le cas dans l’Enéide (v. 118-125) ; on peut encore le faire précéder d’une sentence (v. 126-141) ou d’un exemplum (v. 142-149), ces deux derniers genres se subdivisant chacun en trois espèces, selon que la maxime ou l’exemple est suivi du début, du milieu ou de la fin du récit.
Cette typologie, que Geoffroy semble avoir mise au point10 peut bien apparaître mécanique, simpliste ou spécieuse. Ce qui nous intéressera ici, ce sont les images qui servent à la décrire. Ainsi, à propos du commencement par la fin du récit :
Ante fores operis thematis pars ordine prima
Expectet : finis, praecursor idoneus, intret
Primus et anticipet sedem, quasi dignior hospes
115 Et tanquam dominus. Finem natura locavit
Ordine postremum, sed ei veneratio defert
Artis et assumens humilem supportat in altum.
« La partie qui serait logiquement la première, faites-la attendre aux portes de l’ouvrage ; que la fin, en digne précurseur, entre la première et s’asseye au haut bout de la table, comme l’hôte de marque et comme le seigneur. La nature a, selon la logique, placé la fin en dernier lieu, mais l’hommage de l’art lui est rendu, qui élève son humilité et la porte dans les hauteurs ».
(Poetria nova, 112-117)
Dans la métaphore du banquet, que le poète avait déjà exploitée aux v. 71-74, il est difficile de ne pas entendre ici l’écho du passage de Luc que nous avons déjà repéré. L’évangéliste conclut en effet le développement sur la voie étroite par la célèbre sentence : sunt novissimi qui erunt primi et sunt primi qui erunt novissimi (13, 30) et enchaîne presque aussitôt sur la parabole des invités de la noce (14, 12-24). L’intertexte assimile donc l’énoncé poétique à la maison du Père. Le lieu où il s’inscrit est celui de l’univers renouvelé par la grâce, du monde archétype tel que le définit Isaac de Stella, où ce qui était postremus – pour reprendre un adjectif commun à Isaac et à Geoffroy – se fait supremus11.
Le monde divin des idées, disait le prédicateur cistercien, est celui de tous les possibles. Il n’en va pas autrement de la poésie soumise aux lois de l’ars, puisque
… facit ut fiat res postera prima, futura
Praesens, transversa directa, remota propinqua ;
Rustica sic fiunt urbana, vetusta novella,
125 Publica privata, nigra candida, vilia cara.
« [L’art] fait du dernier le premier, du futur le présent, de l’oblique le direct, du lointain le voisin : ainsi, ce qui est rustique se fait urbain, ce qui est vieux nouveau, ce qui est commun singulier, ce qui est noir lumineux, ce qui est vil de grand prix ».
(Poetria nova, 122-125)
La grâce poétique autorise donc la métamorphose du contraire en son contraire, ou plutôt du négatif en positif. L’art rajeunit le monde, le lave de ses souillures. De la même façon, le début artificiel par une sentence ou un exemple a pour mérite de transférer ce qui est de l’ordre du contingent et du transitoire (speciale, v. 128) dans l’ordre du nécessaire et du permanent (generale, v. 129). Osera-t-on, pour employer un grand mot, parler ici de la valeur rédemptrice d’ars, ce qui assoirait de façon décisive sa supériorité sur natura qui, par définition, ne peut dans une perspective chrétienne se racheter elle-même ? On aura ultérieurement l’occasion de constater que le poème idéal a en effet, pour Geoffroy, quelque chose à voir avec la Rédemption12. Evitons provisoirement de donner à son propos un tour trop solennel. Car, précise le maître anglais, l’art est d’abord léger, joueur et joyeux : en procédant à des manipulations sur l’ordre du discours, ludit quasi quaedam praestigiatrix (v. 121). La leçon d’Horace n’est donc pas tout à fait oubliée : l’efficacité du message est fonction du plaisir que son énonciation procure.
Plus plaisant (facetus, v. 120) dans le cas du commencement par le milieu ou par la fin du récit, plus sérieux (gravis, v. 147) lorsqu’il choisit de prendre la forme de la sentence ou de l’exemple, l’ordre artificiel atteint ses fins :
Via sic jacet artior, usus
150 Aptior, ars major.
« Ainsi, la voie s’étend plus resserrée, la technique plus appropriée, l’art plus grand »
(Poetria nova, 149-150)
Le développement théorique sur la dispositio s’achève donc, comme il avait commencé, par l’image de la route. Et l’on s’aperçoit alors que la structure même des mots donnait la clé de la doctrine puisque, en vertu de l’une de ces étymologies dont les médiévaux ont le secret, la voie arta (étroite) de l’évangile de Matthieu est celle de l’ars…
Minos, Scylla et Androgée
155 Ut videant testes oculi quae diximus auri,
Accipe fabellam, cujus pars primula Minos,
Altera mors pueri, finis confusio Scillae.
« Afin que vous constatiez de visu ce que vous avez entendu de ma bouche, voici le modeste récit qui commence par Minos, se poursuit par la mort de son enfant, s’achève par la déroute de Scylla ».
(Poetria nova, 155-157)
Inaugurant la méthode d’exposition qu’il observera dans la suite du texte, Geoffroy donne alors l’exemple de l’application des préceptes qu’il vient d’énoncer (v. 155-202). En une formulation curieuse, il prétend dès lors s’adresser non plus à l’oreille, mais à l’œil, singeant ainsi peut-être les pratiques de la salle d’étude, où la présentation des règles par la voix du maître était suivie d’exercices écrits13. Il a donc composé neuf incipits – selon l’ordre naturel et selon les huit types d’ordre artificiel –, tous capables de servir d’entame à une seule et même histoire, condition bien sûr nécessaire pour que l’exemple soit probant.
Le récit choisi pour illustrer la démonstration est la légende de Minos, de son fils Androgée et de la perfide Scylla, longuement rapportée par Ovide (Met. 7, 453-8, 151). Rappelons-en brièvement la trame : le fils du roi de Crète, un jeune homme doué de toutes les perfections, remporte triomphalement la palme aux jeux athlétiques des Panathénées. Ses concurrents jaloux l’assassinent. Accablé de douleur et avide de venger son enfant, Minos entre en campagne contre Athènes. Mais il doit d’abord s’emparer de la citadelle inexpugnable de Mégare, clé de l’Attique. L’entreprise échouerait si la princesse Scylla, fille de Nisus, roi de Mégare, ne tombait follement amoureuse de Minos, à qui elle livre la cité par trahison. Comprenant dans quelles conditions il a remporté la victoire, le roi de Crète, saisi d’horreur, repousse les avances de la jeune fille, qui, de désespoir, se jette dans la mer. La pitié des dieux la transformera en oiseau.
Il n’est pas très aisé de comprendre les motifs, s’ils existent, du choix de ce récit par Geoffroy. On peut se contenter d’y voir un témoignage de la vogue considérable dont commencent alors à jouir Ovide et ses Métamorphoses ; aucune des interprétations allégoriques dont elles font, vers 1200, l’objet ne nous permet toutefois d’éclairer de façon satisfaisante le goût de notre auteur pour l’histoire de Minos. On peut aussi y discerner un hommage discret à Marbode, qui, au chapitre 17 du De ornamentis verborum, illustre la figure de gradatio au moyen de six vers de son cru sur la destinée pitoyable d’Androgée14. On peut encore y déceler une allusion à ce chant 6 de l’Enéide si riche de potentialités exégétiques, puisque Enée y commence sa quête initiatique en franchissant les portes du temple de l’Apollon de Cumes, ornées de sculptures figurant notamment la mort du jeune prince crétois (Aen. 6, 20 : In foribus letum Androgeo). On peut enfin, de façon plus conjecturale, considérer que le récit sélectionné met en scène une haute figure paternelle, aimante, sévère et juste, l’assassinat d’un fils chéri et la trahison d’une fille qui provoque sa propre perte… des thèmes qui, traduits dans le langage de l’histoire chrétienne, seront abondamment développés dans la suite de Poetria nova.
Restons-en pour le moment à la question de la dispositio. Afin de faire bref, nous n’examinerons pas les neuf débuts composés par Geoffroy. Les trois premiers – selon l’ordre naturel, selon l’ordre artificiel en commençant par le fin, puis par le milieu du récit – devraient suffire à illustrer notre propos15.
Voici donc, d’abord, l’ouverture de l’histoire de Minos, Androgée et Scylla selon l’ordo naturalis :
Dotibus exceptis Fortunae, copia quarum
160 Affluit exundans velut ex torrente, serenat
Minois titulos alio natura nitore :
Armat enim corpus speciali robore ; pingit
Membra nova quadam specie ; simul excoquit aurum
Mentis et argentum linguae ; polit omnia plene,
165 Moribus infuso miro dulcore ; venustas
Quanta decet regem respondet in omnibus aeque.
« Lorsque Fortune l’eut comblé de ses présents, dont la richesse exubérante l’inonde ainsi qu’un torrent, Minos vit sa gloire d’autre splendeur illuminée par Nature qui arme son corps d’une vigueur sans égale, dessine en ses membres une beauté inouïe, recuit au feu l’or de son esprit et l’argent de sa parole, en un mot le polit à fond, infusant dans son caractère une merveilleuse douceur. Le charme qui sied à un roi, il en renvoie en toutes choses également l’écho. »
(Poetria nova, 159-166)
Soit, en termes plus simples : « Il était une fois un grand et bon roi… » Ainsi commencent les beaux contes. Mais ce qui saute d’emblée aux yeux du lecteur, c’est que le sujet grammatical de la longue phrase décrivant les dons qui comblent Minos est le mot natura – natura qui, dans le contexte, désigne à plusieurs reprises par métonymie l’ordo naturalis16. Le premier acteur du récit s’identifie donc au principe moteur, sur le plan de la composition, de ce même récit, l’énoncé du poème mime sa propre énonciation. Or, les actions qu’il prête à nature relèvent de l’art du stratège (armat), du peintre (pingit), du forgeron (excoquit) et du sculpteur (polit), toutes professions qui, dans la tradition héritée de Cicéron et d’Horace, ont coutume de renvoyer métaphoriquement à l’œuvre de rhétorique. Tout en peignant la gloire de Minos, le texte décrit donc les procédés de sa propre fabrication ; il se tend à lui-même le miroir qui reflète son élégance. L’ordre naturel n’a ainsi pour effet que d’orner le discours ; sa fonction, c’est – et ce n’est que – souligner l’éclat du style. On en voudra pour preuve manifeste la paronomase natura nitore à la clausule du vers 16117.
Si le poète choisit, selon l’ordre artificiel, de commencer par la fin de l’histoire, il évoquera le châtiment de Scylla en ces termes :
Seditio Scillae Scillam seduxit ; eodem
Vulnere laesa fuit quo laesit ; quaeque parentem
170 Prodidit, optatam rem perdidit ; et, quia damnum
Intulit, in simili damno stetit. Ultio digna
Fraudis in auctorem simili pede fraude reversa.
« Scylla a été soustraite à la vie par la trahison de Scylla ; elle fut blessée du coup dont elle blessa et pour avoir vendu son père elle a perdu son espérance.
Le dommage qu’elle infligea fut le dommage qu’elle subit.
Le châtiment mérité par la fraude revint d’un pas égal vers l’auteur de la fraude ».
(Poetria nova, 168-172)
Comme on le remarque aussitôt, cet exemple est, sur le plan des figures de l’elocutio, beaucoup plus complexe que le précédent : il est en effet saturé d’allitérations (Seditio, Scillae Scillam seduxif), de polyptotes (Scillae Scillam, laesa… laesit, damnum… damno, fraudis… fraude), de répétitions (simili, v. 171… simili, v. 172), de paronomases (prodidit… perdidit), de rimes internes (parentem… rem, intulit… stetit), dont la traduction essaie tant bien que mal de donner une idée. Le seul mot qui échappe à ce réseau phonique très dense et élaboré est le dernier du texte : reversa. Autant dire qu’il sera question ici de la réversibilité du destin, du châtiment des méchants symétriquement proportionné à leurs fautes, ce que souligne la nature même des figures choisies pour illustrer de telles idées. Alors que l’incipit selon l’ordre naturel annonçait l’histoire d’un grand roi, celui-ci laisse présager un apologue sur la justice immanente (« On est puni par où l’on a péché ») et place donc le texte à l’enseigne d’une signification morale.
Voici enfin l’exemple d’ordre artificiel commençant par le milieu du récit, le plus digne peut-être, puisque c’est celui qu’avait choisi Virgile :
Androgei livor animum speculatus et annos
175 Hinc puerum videt, inde senem, quia mente senili
Nil redolet puerile puer. Successibus ejus
Incipit esse miser. Quia laus sua tendit in altum,
Ex hoc deprimitur. Quia sic nitet, in sua fata
Nititur, et proprios animum molitur in annos.
« L’envie ayant d’Androgée contemplé et le cœur et les ans voit ici un enfant et voit là un vieillard : rien en cet enfant – un vieillard par l’esprit – ne dénote (litt. : n’exhale) l’enfant.
Ses succès furent l’origine de son malheur : c’est parce que sa gloire l’élève qu’il se voit abaissé. C’est parce qu’il est si éclatant que vers son destin il va se hâtant et arme contre ses ans son cœur ».
(Poetria nova, 174-179)
Les figures qui illustrent ce passage sont là celles du contrarium, de la tension oxymorique : Androgée est un puer senex dont les triomphes (success[us]) font le malheur (miser[ia]) et dont l’élévation (tendit in altum) cause la chute (deprimitur). Dans son sort injuste et pitoyable, on peut voir une image de celui du Christ – le pape, figure de Dieu sur cette terre, est décrit par la dédicace de la Poetria nova comme un puer senex18 –, mais d’un Christ inversé, puisque pour le fils de Dieu, la déchéance est gloire et l’abaissement exaltation, comme va le proclamer, quelques centaines de vers plus loin, la prosopopée de la Croix. Quoi qu’il en soit, on peut imaginer qu’un poème qui commence sous de tels auspices évoquera le désordre scandaleux du monde et l’absurdité apparente de la destinée humaine, que seul peut corriger l’abandon à un ordre de réalité supérieur. Si tel est le cas, le propos, ici, est philosophique, à rapprocher peut-être de celui de la Consolation de Boèce.
Trois façons de commencer, trois personnages, Minos, Scylla et Androgée, et trois lectures différentes d’une seule et même histoire. La triple interprétation que suggère Geoffroy du récit ovidien nous semble refléter celle, qui, de l’historique au moral et du moral au philosophique, va s’approfondissant, donnée par Bernard Silvestre de l’Enéide. On comprend dès lors pourquoi le chapitre sur la dispositio n’a nul besoin d’être plus développé : le début à lui seul suffit à donner la clé (musicale) selon laquelle résonnent les harmoniques de l’ensemble du texte. Toute considération sur le milieu et sur la fin eût été superfétatoire, puisqu’ils se bornent à broder des variations autour du thème énoncé par l’ouverture19.
De ce point de vue, la dispositio est bel et bien première par rapport à l’inventio. On doit enfin insister sur le fait que les règles si subtilement formulées par Geoffroy correspondent exactement à la réalité littéraire de son temps : depuis quelques décennies, les spécialistes des littératures médiévales en langues vulgaires ont su souligner l’importance cruciale des prologues, des « entrées en texte » qui fixent de façon décisive, bien que souvent détournée et voilée, les enjeux de l’œuvre20. Ils ont aussi à juste titre défini certains genres de la poésie médiévale comme jeu formel de variations autour d’un thème. Ce jeu a ses règles. Le long chapitre consacré par Geoffroy de Vinsauf à l’amplificatio va les énoncer.
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1 Friis-Jensen 1990, p. 336.
2 Elle s’inscrit de façon originale dans le cadre fort ancien de la métaphorique du texte comme nourriture (cf. Curtius 19862, t. 1, p. 229-232).
3 Exordium, narratio, divisio, confirmatio, confutatio, conclusio (Inv. 1, 19 ; Rhet. Her., 1, 4). Sur la reprise en charge de ce schéma, moyennant de légères modifications, par le dictamen bolonais, voir Murphy 1983, p. 257-259.
4 Mt 7, 13-14 ; Lc 13, 24 (angusta porta).
5 Respicere exemplar uitae morumque iubebo / doctum imitatorem (Hor., ars 317-318).
6 Ordinis est primus sterilis, ramusque secundus / Fertilis (Poetria nova, 101-102).
7 Les mots sequentia verba (v. 106) sont ambigus : signifient-ils « la suite de mon discours », i.e. les conseils que je suis sur le point de te donner, ou bien « la suite de ton discours », i.e. le poème que tu va composer, et dont la teneur justifiera l’adoption par toi de l’ordre artificiel ? Les traducteurs anglais Gallo et Nims semblent opter pour la première hypothèse, plus simple en effet. Nous nous demandons, à la lumière de la métaphore médicale que nous retrouverons plus loin (v. 761 et 1344) et commenterons en son lieu, si la seconde n’est pas plus intéressante : c’est au poète, et non au grammairien, de se faire le « médecin des mots ».
8 Cité par Gallo 1978, p. 73.
9 Cf. par ex. Bède, In Lucam 4, 13 (PL 92, 508d-509a).
10 Fortunatien (Ars rhet. 3, 1, éd. Halm, p. 121) distingue quant à lui huit types d’ordre naturel, mais en relation avec le contenu de l’exposé, non avec sa forme.
11 Cf. supra, ch. 3 n. 39.
12 Jacques Dalarun, sensible aux échos évangéliques dont résonne le texte, nous suggère, à propos des vers 122-125 : « Dans les renversements futura praesens, transversa directa, remota propinqua, ne faut-il pas lire une allusion au verset appropinquavit enim regnum caelorum (Mt 3, 2) ? Et l’inversion vetusta novella n’est-elle pas écho de l’accomplissement / dépassement de l’ancienne alliance par la nouvelle, comme dans le cri orgueilleux et blessé de François d’Assise [exactement contemporain de la Poetria nova] : Et dixit Dominus michi quod volebat quod ego essem unus novellus pazzus in mundo ? »
13 Voir par exemple la pédagogie de Bernard de Chartres, telle que la décrit Jean de Salisbury dans le célèbre chapitre 1, 24 du Metalogicon.
14 Ed. Leotta, p. 14.
15 Gallo 1971, p. 139-150, fournit une analyse très détaillée des débuts artificiels commençant par une sentence ou par un exemple : il les rattache à la description aristotélicienne de l’enthymème (Rhétorique 2, 20-22), transmise au moyen âge latin par l’intermédiaire de la Rhétorique à Herennius, de Quintilien et des Praeexercitamina de Priscien.
16 v. 88, 115 et 158.
17 Cet exemple montre en outre que, si l’imitation est dévalorisée en tant que principe créatif (l’art n’a pas à imiter la nature), elle l’est aussi comme principe esthétique : reproduire, fût-ce en l’agrémentant de quelques fioritures, la narration d’Ovide sans en modifier l’ordre n’aide pas à comprendre sa signification profonde. Ce sont des siècles de poétique qui se voient ici remis en cause.
18 Voir infra, ch. 8.
19 Méla 1989, p. 16-17, analysant le même passage, aboutit à des conclusions substantiellement identiques aux nôtres, bien que sa démonstration suive des voies assez différentes.
20 Voir (entre autres) H. Brinkmann, « Der Prolog im Mittelalter als literatische Erscheinung : Bau und Aussage », Wirkendes Wort 14 (1964), p. 1-21 ; S. Jaffe, « Rhetoric in German Literature : Gottfried von Strassburg and the Rhetoric of History », dans Murphy 1978, p. 288-318 ; R. Dragonetti, La vie de la lettre au Moyen Age. Le Conte du Graal, Paris : Seuil, 1980, p. 101-132 ; J. A. Schultz, « Classical Rhetoric, Medieval Poetics, and the Medieval Vernacular Prologue », Speculum 59 (1984), p. 1-15 ; E. C. Lutz, Rhetorica divina : mittelhochdeutsche Prologgebete und die rhetorische Kultur des Mittelalters, Berlin-New York, 1984.