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Perspectives 2

Jean-Yves TILLIETTE

La Poetria nova de Geoffroy de Vinsauf s’est employée à relire la Poetria vetus d’Horace avec l’aide des instruments intellectuels que lui fournissait la culture « renaissante » du XIIe siècle. On dénie généralement aux « renaissances » médiévales la capacité d’observer la moindre distance critique vis-à-vis des modèles classiques dont elles se prévalent. L’image des nains et des géants dénote d’ailleurs l’aspiration à une continuité sans rupture ; mais elle suggère aussi, la position surélevée des nains leur offrant des angles de vue nouveaux, la possibilité d’une mise à distance, et en perspective. Si la culture carolingienne rêvait, en vain d’ailleurs, d’une restauration à l’identique, celle du XIIe siècle se laisse plutôt définir comme un bricolage inventif à partir des modèles et des sources. On voudrait ici hasarder l’hypothèse selon laquelle ce phénomène est lié à l’évolution du statut théorique, social et artistique de l’outil humain par excellence d’appréhension et de transformation du monde, le langage – dont témoignent diversement l’essor de la dialectique, éveillée d’un long sommeil, le développement des usages sociaux de l’écrit et l’accession des langues vulgaires (et profanes) à la dignité de scriptae. Entre les nécessités de l’usage quotidien et la sacralité du Verbe divin, la parole s’ouvre ainsi un espace de liberté.

Le jeu sérieux de la poésie entend y établir son domaine. Et pour cela réajuster aux nouvelles données culturelles les fins que lui fixait Horace, delectare et prodesse. L’effet de la science poétique va donc être de servir ces deux buts, en enseignant à dire mieux et à dire autrement.

Dire mieux. Il s’agit maintenant de calculer l’impact des mots et des figures dont l’usage était prôné par une vieille tradition grammaticale et rhétorique. On en usait donc certes, mais de la façon dont Monsieur Jourdain faisait de la prose. L’emploi désormais en sera raisonné, et soumis à l’effet à produire : les étincelles nées du choc sonore des vocables sont promptes à éblouir, à une époque où la communication littéraire est encore largement tributaire de la transmission orale ; la belle ordonnance des raisons excelle à charmer des esprits empreints de juridisme ; l’adaptation au public visé des niveaux de style correspond à l’attente d’une société fortement hiérarchique. En annexant à son profit les ruses délectables de la rhétorique, la poésie, que l’on veut alors auxiliaire de l’éthique, manifeste au plus haut degré la toute-puissance du langage qui fait, comme on sait, de la séduction l’arme ultime de la conviction.

Dire autrement. Mais, dans le même temps, il faut prendre en compte le fait que l’instrument linguistique des doctes commence alors à révéler sa fragilité. Sous les coups de pensées critiques comme celle d’Abélard, les mots n’apparaissent plus capables d’énoncer un savoir objectif sur le monde, et se voient réduits à exprimer des visions du monde ; l’appétit conquérant des littératures vernaculaires remet en cause le principe jusqu’alors inflexible de l’auctoritas. C’en est fini de la rassurante univocité du langage, postulée par la démarche étymologique d’Isidore, pour qui le signe phonétique portait trace de la chose-en-soi. De cette faiblesse, Bernard Silvestre puis Geoffroy de Vinsauf vont pourtant savoir faire une force. Car le fait que les mots soient plurivoques leur donne une épaisseur et justifie l’allégorisme. Il est dès lors légitime d’interroger et de manipuler le lien entre l’idée et son vêtement verbal. De fait, les jeux du double sens sont à la fin du XIIe siècle le principal aliment du plaisir de la poésie. Mais aussi de sa valeur cognitive : ses paroles, organisées selon les lois de la rhétorique, n’ont plus pour fonction de représenter le monde réel, plutôt de donner à voir les mondes possibles. On pourrait ainsi parodier l’incipit de la célèbre séquence attribuée à Alain de Lille :

Omnis liber et scriptura

Quasi mundi creatura.

« Chaque livre, chaque écriture

Mime la création du monde ».

Telle nous paraît être, à ce stade de l’enquête, la haute mission réservée à la poésie : réinventer l’univers, avec les moyens qui lui appartiennent en propre. Il nous reste à faire, avec l’aide de la Poetria nova, l’inventaire de ces moyens.