Chapitre 3 : Les mots et le sens caché des choses
De la « poétrie », nous voici donc parvenus à la poésie. Une notion à vrai dire bien mystérieuse, et dont la définition même, depuis les romantiques allemands, s’est trouvée maintes fois et profondément remise en cause. On peut la considérer simple affaire de forme et lui assigner une fonction purement esthétique (de aisthèsis, sensation), celle d’incarner un mode d’expression plus élégant que la prose, visant à charmer l’oreille et le cœur, rien de plus. Ou bien la référer à une fin morale et / ou cognitive, et postuler sa capacité à pénétrer les arcanes du monde, à dire l’Etre, allant au-delà des limites que ne parvient pas à outrepasser le langage discursif. La question, qui ne mérite d’ailleurs pas d’être posée en des termes aussi simplement dualistes, traverse l’histoire de la littérature. On se bornera ici à en mesurer les enjeux au regard de l’herméneutique du XIIe siècle.
Dans les premiers siècles du moyen âge, poésie et philosophie – au sens qu’on lui donne alors de « somme des savoirs utiles à la connaissance de l’univers » – ne paraissent pas avoir parlé des langages concordants. On en prendra pour symbole les premières pages de la Consolation de Philosophie : le premier mouvement de Philosophie, lorsqu’elle s’introduit dans le cachot de Boèce, est de congédier sans ménagement les muses, ces « petites prostituées », à qui le sage embastillé avait d’abord demandé réconfort1. C’est qu’elles n’offrent que des solutions humaines et bassement sentimentales à l’interrogation sur le mystère du monde et sur ce qui paraît être une injustice de la divinité. Elles conduisent donc à l’apitoiement sur soi-même, alors qu’il conviendrait de considérer de plus haut, de façon détachée, le fonctionnement obscur mais malgré les apparences harmonieux de l’univers.
Aussi bien la poésie se voit-elle confier dès lors mission de célébrer plutôt que de révéler ; d’autres textes sont dévolus à cette fin. Les compositions en vers, sacrées et profanes, d’époque carolingienne n’usent de la forme virgilienne reconquise et réhabilitée que pour conférer à leur matière plus de force de séduction. La préface d’Alcuin à sa double Vita, en prose et en vers, de saint Willibrord (bel exemple d’opus geminum) est à cet égard édifiante : les deux textes ne diffèrent en rien quant à leur contenu, mais la vie en prose, plus immédiatement accessible, sera destinée à l’usage public et liturgique, tandis que la vie versifiée, vouée à des usages plus solitaires, servira à l’apprentissage des débutants et fournira un point d’appui à la méditation2. Il y a donc entre l’une et l’autre une différence de fonction, en aucun cas de nature. La poésie, qu’elle chante alors la gloire de Dieu et de ses saints ou le souverain victorieux, sert à monumentaliser l’histoire, à parer l’événement de l’éclat d’une forme prestigieuse et ainsi lui donner valeur paradigmatique. Elle se résume donc à l’ornement d’une belle forme.
C’est qu’elle est par ailleurs objet de suspicion. Les encyclopédies, comme celle d’Isidore de Séville, qui constituent alors le fondement du savoir définissent étymologiquement le poète comme fictor vel formator, « celui qui façonne, qui donne forme à »3. Ces deux termes pourraient être interprétés de façon neutre, mais ils apparaissent clairement dans les contextes auxquels nous faisons allusion comme entachés de connotations négatives : en vertu de l’opposition très ancienne entre ficta et facta, l’invention poétique est clairement donnée comme ayant partie liée avec le mensonge. Ce lien est encore affirmé vers le milieu du XIIe siècle par Conrad d’Hirsau qui, en bon clunisien, incarne une idéologie conservatrice et exécute Virgile de cette formule lapidaire : « aucun écrivain, en poésie, ne fut plus grand, aucun ne mentit avec plus d’élégance, de courtoisie (curialius) »4.
Deux ou trois décennies plus tard cependant, Matthieu de Vendôme, au début du livre 2 de son Ars versificatoria, met en scène une allégorie. Après avoir, dans le livre 1, consacré de longs développements à ce qui relève dans la pratique de l’écrivain de la théorie rhétorique de l’argumentation, des attributs des personnes et des faits, il annonce son intention d’en venir à ce qui caractérise stricto sensu le langage poétique. Et il le fait en amplifiant la métaphore marbodienne du « jardin de délices ». C’est ainsi qu’il commence pas décrire, en prose puis en vers, le paysage idéal du locus amoenus, avant d’ajouter : « Dans le lieu charmant que je viens de dépeindre, Philosophie, entourée de la communauté de ses servantes (…), se plaît à vagabonder en vue de se repaître du parfum divers des fleurs. »5 Suit un portrait de dame Philosophie, qui reproduit fidèlement celui qu’en donnait Boèce au tout début de la Consolation. Quant à ses suivantes, il ne s’agit pas, comme il arrive le plus souvent dans ce genre de tableau, des sept arts libéraux6, mais de quatre jeunes filles successivement désignées des noms de Tragédie, Satire, Comédie et Elégie – laquelle occupe, aux côtés de sa maîtresse, la place d’honneur. Si l’on veut bien se souvenir que c’est précisément l’élégie que Philosophie expulsait avec perte et fracas de la cellule de Boèce, on s’aperçoit soudain être en présence d’un singulier renversement de perspective, puisque les muses poétiques sont désormais conçues comme les fidèles auxiliaires de la Sagesse.
Comment doit-on l’interpréter ? C’est ici qu’il faut évoquer la mutation profonde dans l’approche et la perception des poètes, notamment des poètes païens, qui se produit au tournant des XIe et XIIe siècles. Déjà, au cours des décennies qui précèdent, il s’est trouvé des écrivains, Godefroid de Reims, Guidon d’Ivrée, Baudri de Bourgueil, pour proclamer sans fard leur goût de la chose poétique pour elle-même, leur fierté d’être poètes, l’« honnête désir de l’immortalité » qu’ils confient à leurs œuvres. Cette ferveur naïve va trouver sa justification théorique dans la réflexion des penseurs dont la critique associe traditionnellement le nom à 1’« école de Chartres ». Après la rhétorique cicéronienne et le concept horacien de proprietas, c’est là, comme l’ont montré Winthrop Wetherbee et Douglas Kelly, que l’on peut trouver la troisième source de la doctrine élaborée par les promoteurs de la nouvelle poétique. On s’efforcera ici d’en asseoir la démonstration sur l’analyse de deux thèmes : la poésie comme instrument de connaissance supérieure et le poète comme démiurge ; dans cette entreprise, nous utiliserons en guise de fil conducteur l’œuvre de Bernard Silvestre (mort vers 1160), l’un des grands chartrains, qui de plus fut à Tours le maître de Matthieu de Vendôme.
Le poète révèle les secrets du monde
Il est question ici, comme on l’aura deviné, de la lecture allégorique. Il est sans doute superflu de refaire ici en détail l’histoire de cette démarche herméneutique, qui a fasciné tant de savants modernes7. Rappelons seulement en quelques mots que la philosophie antique, surtout stoïcienne et platonicienne, l’a d’abord appliquée à l’œuvre d’un poète, ou plutôt du plus grand d’entre eux, Homère, qu’il s’agissait de rédimer des accusations de grossièreté, de sottise ou d’incohérence. Ainsi, les épisodes bizarres ou choquants de son œuvre, puis cette œuvre entière, étaient-ils réputés receler, sous le chatoiement du récit et à l’intention de qui savait l’interpréter au moyen de clés étymologiques ou symboliques, un savoir profond et caché sur le monde et les êtres.
L’exégèse chrétienne, par l’entremise d’auteurs rompus aux méthodes de l’école antique comme Lactance et Augustin, a repris à son compte cette théorie de la double lecture pour l’appliquer au texte sacré de la Bible. En fonction de règles de déchiffrement précises et rigoureuses, l’Ecriture ouvre ainsi son double, triple ou quadruple sens aux âmes pieuses et érudites. Mais sur l’exégèse allégorique et les somptueux échos dont elle a fait retentir les écrits spirituels du moyen âge, il n’y a pas lieu pour le moment de s’étendre ici. On doit seulement souligner qu’il se trouve encore au XIIe siècle des auteurs comme Conrad d’Hirsau pour affirmer avec la dernière énergie que le texte biblique, et lui seul, parce qu’il est écrit sous la dictée de Dieu, peut faire l’objet d’une telle approche8. Les poètes païens, quant à eux, ne disent que ce qu’ils paraissent, au premier degré, dire, c’est-à-dire des mensonges – de beaux mensonges sans doute, mais mensonges quand même.
En fait, lorsqu’il rédige son Dialogue sur les classiques dans les années 1140, Conrad fait déjà figure de combattant d’arrière-garde. Car le coup de force des maîtres de l’école de Chartres ou d’écrivains situés dans leur mouvance a été d’étendre l’application des principes de la lecture allégorique aux textes profanes. On peut imaginer plusieurs motivations à cette démarche : développement des sciences du langage, foi en la puissance de la raison, regard optimiste porté sur la bonté foncière de la création qui, même par des voies (des voix) insolites, ne peut que parler de Dieu, redécouverte enthousiaste du génie antique que les nouveaux cadres pédagogiques permettent de considérer d’un œil plus séculier… On pourrait, en bref, invoquer ici tous les tenants et aboutissants de la « renaissance du XIIe siècle ».
Ainsi Virgile, dont on admire tant le talent, ne saurait avoir écrit que d’aimables sottises, des « mensonges courtois ». Retrouvant les accents des exégètes tardoantiques, Bernard Silvestre (à moins qu’il ne s’agisse de Bernard de Chartres) entame le prologue de son Commentaire aux six premiers livres de l’Enéide par les propositions suivantes :
« Nous considérons, d’après Macrobe, que, dans son Enéide, Virgile a eu soin d’être doublement pédagogue : il a enseigné la vérité philosophique sans pour autant négliger la fiction poétique (…). Dans cet ouvrage, il se révèle à la fois poète et philosophe »9.
La suite du texte va s’employer à vérifier cette pétition de principe. Bernard Silvestre y montre en effet que par le biais de son sens littéral (historicus) – la chute de Troie, les errances d’Enée et la fondation d’un nouveau royaume –, le poème de Virgile dispense aussi des leçons de morale. Ainsi, les labeurs d’Enée invitent à l’endurance, sa révérence envers les dieux à la piété, tandis qu’a contrario, la passion malheureuse de Didon détournera le lecteur de la luxure. Le commentateur s’autorise, pour proposer une telle interprétation, d’une sentence extraite de l’Art poétique d’Horace : « Les poètes désirent être utiles (prodesse) ou charmer (delectare) ou bien encore tout à la fois dire ce qui peut avoir de l’agrément et servir à l’existence (et iocunda et ydonea vite) »10. L’Enéide relève à coup sûr de la troisième catégorie. A la lumière de tels principes de lecture, on comprend aisément pour quelle raison les maîtres médiévaux de grammaire déclarent que l’étude des poètes relève dans la plupart des cas de l’éthique (ethicae supponitur). Il n’y a rien là, au demeurant, qui soit de nature à choquer le moraliste le plus ombrageux.
Mais Bernard Silvestre ne s’en tient pas là : par-delà le sens historique et le sens moral, il identifie en effet dans l’Enéide un troisième degré de signification. « Voyons maintenant ce qu’il en est de la vérité philosophique. En tant qu’il est philosophe, Virgile décrit la nature de l’existence humaine (humane vite naturam). Voici comment il procède : en termes voilés (in integumento), il dépeint ce que fait ou ce que subit l’esprit humain temporairement inclus dans le corps… »11. Si l’on suit Bernard Silvestre, le sujet authentique de l’Enéide est donc l’aventure platonicienne des relations entre esprit et matière, âme et corps. Soit, plus précisément : le récit de l’exil de la substance spirituelle au sein de l’univers charnel et de l’ascèse à laquelle elle se soumet pour enfin parvenir à s’en arracher et s’unir de nouveau à l’Etre. Aux termes d’une démonstration que nous pouvons juger bizarre, mais qu’il emprunte à un commentateur du Ve siècle, Fulgence12, Bernard déchiffre les six premiers chants de l’Enéide comme une métaphore du pèlerinage de l’esprit humain, depuis sa chute dans la matière, la naissance, dont la tempête du chant 1 représente la traduction poétique, jusqu’au retour dans la patrie spirituelle, salué par le discours triomphal d’Anchise aux enfers, à la fin du chant 6 – chacun des six chants symbolisant par ailleurs, comme autant d’étapes dans ce processus, l’un des six âges successifs de la vie humaine.
Nous venons d’employer le verbe « symboliser ». Il est impropre à rendre exactement le terme par lequel le prologue de Bernard désigne le travail poétique, à savoir integumentum, le concept-clé de l’exégèse chartraine. Integumentum (ailleurs : involucrum), c’est ce qui couvre, ce qui dissimule – dans l’acception technique ici envisagée, un « genre de discours qui enveloppe l’intelligence de la vérité sous une narration fabuleuse », pour citer la définition canonique de Macrobe, l’un des auteurs les plus passionnément étudiés à Chartres13. Le travail du poète va donc être de vêtir la vérité philosophique des voiles diaprés du récit. On peut là signaler que Geoffroy de Vinsauf recourt dès le début de la Poetria nova à l’image du vêtement :
« Une fois que, dans le secret de son cœur, on aura organisé le sujet, que la poésie vienne vêtir de mots la matière »14,
et suggérer que vestire, dans ce contexte, ce n’est peut-être pas seulement parer d’ornements (stylistiques), mais aussi dissimuler un corps (res, materia) qu’il reviendra à l’exégèse de dévoiler. Si tel est bien le cas, l’acte littéraire suppose donc une coopération féconde entre le poète et son lecteur : au premier de couvrir la vérité qui l’inspire du manteau du récit et du style, au second de déchirer ce manteau, en une sorte de démarche « déconstructionniste » avant la lettre.
On peut s’interroger sur le sens et sur la finalité de l’entreprise. S’agit-il de faire barrage à la compréhension des ignorants, qui en resteront à la surface chatoyante et à la saveur de l’énoncé ? ou, plus profondément, prendre en compte le fait que certaines vérités sont de nature telle que l’on n’en peut rendre compte qu’au moyen de figures ? L’examen d’un autre élément, fort original, de la lecture à laquelle Bernard Silvestre soumet l’Enéide nous aidera à répondre à cette question.
Il concerne l’organisation du poème de Virgile. Bernard, on vient de le dire, y discerne deux scénarios :
– un scénario historique, l’aventure de l’individu Enée, d’où l’on peut tirer des exemples moraux ;
– un scénario philosophique, la pérégrination de l’âme humaine engluée dans sa prison de chair et sa quête du retour à l’Un.
Or, ces deux intrigues articulées l’une sur l’autre ne sont pas structurées de la même façon. La première, nul ne l’ignore, observe ce que Fortunatien15 et les grammairiens médiévaux après lui nomment l’ordo artificialis : l’épisode premier dans l’ordre de la diégèse n’est pas le premier dans la chronologie de l’histoire narrée. Le début du chant 1 de l’Enéide montre en effet Enée, au terme de son périple circumméditerranéen, jeté par la tempête sur la côte d’Afrique, et il faut attendre les chants 2 et 3 pour qu’à la requête de Didon le héros, en un vaste récit rétrospectif, relate les péripéties qui, depuis la prise de Troie par les Grecs, l’ont conduit là. L’intrigue philosophique obéit quant à elle au régime temporel linéaire de l’ordo naturalis, puisqu’elle va de la naissance (chant 1) au retour à l’Etre (chant 6) en passant par les six âges de l’homme, selon un processus néo-platonicien d’épistrophè, ou de « procession », au rythme parfaitement régulier.
Pour Bernard Silvestre, le coup de génie de Virgile aura été d’imposer à son récit historique, dont le bouleversement chronologique constitue de la sorte une manière d’indice, l’ordre artificiel, afin de permettre au lecteur avisé, à celui qui sait déchiffrer (déchirer) l’integumentum, d’accéder au récit philosophique. Le chef d’œuvre poétique de l’Antiquité est donc le lieu d’un chassé-croisé subtil, que l’on peut ainsi schématiser :
Inventio | Dispositio | |
Premier niveau de lecture | figmentum poeticum | ordo artificialis |
Second niveau de lecture | veritas philosophica | ordo naturalis |
Ainsi, ce qui est ouvert à la compréhension immédiate au titre de l’inventio est complexe du point de vue de la dispositio, et inversement. Or, nous allons bientôt constater que le développement dédié par la Poetria nova à la question de la dispositio (v. 87-202) roule exclusivement sur les diverses façons de commencer un poème, et donc sur les mérites respectifs des ordines naturalis et artificialis, au détriment de toute autre considération sur le plan ou la structure de l’ouvrage, sur son milieu et sur sa fin. Une présentation si bizarrement déséquilibrée, où Faral ne parvient à voir qu’une marque de la superficialité et de l’étroitesse de vues des poéticiens médiévaux16, prend sens à la lumière des analyses que Bernard Silvestre fournit de l’Enéide.
A quoi tend en effet le dispositif imaginé par Bernard et schématisé ci-dessus ? A établir, nous semble-t-il, que la manipulation rhétorique, par le poète, de l’organisation de son récit ne vise pas qu’à produire un effet artistique, comme le pensent Servius et Faral, mais sert d’embrayeur à la lecture per integumentum, qui mettra au jour une vérité profonde et secrète. Il est donc nécessaire que les mots et les épisodes soient agencés comme les agence le poète, et pas autrement, afin, non pas de séduire le lecteur, mais de lui donner accès à la sententia.
A la fin du XIIe siècle, l’idée selon laquelle la poésie est véhicule d’une vérité voilée paraît donc bien s’être largement imposée. Dans le De planctu Naturae, Alain de Lille, représentant tardif de la pensée chartraine, met dans le bouche de son héroïne l’interrogation oratoire, teintée d’ironie, que voici :
« Ignores-tu par hasard de quelle façon les poètes prostituent à leurs auditeurs la fausseté toute nue, sans le secours de la moindre sorte de manteau (palliatio : nous retrouvons ici l’image du vêtement, qui fait l’objet, dans ce texte d’Alain, de foisonnantes variations lexicales et métaphoriques) ?17 A moins qu’ils ne couvrent (palliant) cette fausseté même d’une trompeuse apparence de vraisemblance ? A moins encore que ce ne soit qu’à la surface de l’écorce, le sens littéral, que la lyre poétique sonne faux, mais qu’à l’intérieur elle révèle aux auditeurs les secrets d’une intellection plus profonde, de telle sorte que, une fois rejetée l’écale mensongère, le lecteur découvre au cœur [du texte] le noyau savoureux d’une vérité secrète ? »18
Il ne fait guère de doute que Nature, et Alain, dont on connaît l’influence sur des écrivains comme Jean de Meung et comme Dante, penchent en faveur de la troisième hypothèse, en vertu de laquelle le poète se fait philosophe et théologien. Voilà donc la poésie lavée de toute imputation de mensonge, puisque sa fausseté, non seulement n’est que superficielle, mais désigne la vérité cachée.
Sans doute même est-il possible de serrer encore le nœud qui unit aux yeux des Chartrains poésie et connaissance. Parmi les auteurs qu’ils commentent avec le plus de dilection, on trouve, à côté de Macrobe, Martianus Capella, qui célèbre l’alliance féconde, puisque matrimoniale, entre Mercure, le savoir – et le savoir acquis par déchiffrement du sens second : Hermès est le dieu de l’herméneutique – et Philologie, l’amour du langage. Or, il ressort du texte même de Martianus que ce langage apte à pénétrer les arcanes du monde, c’est musica, étymologiquement la parole des muses. La connaissance la plus haute n’est qu’à elle accessible, non pas au langage discursif : le livre 9 des Noces de Mercure et Philologie, discours de Musica, étincelle de ferveur mystique, alors que dans les livres 3 et 4, Grammatica et Dialectica, présentées comme ridicules, sont renvoyées à leurs chères études avec humour et désinvolture. Une telle mise en scène suffit à illustrer le caractère souverain et sublime de la mission confiée au poète : dire la vérité des choses et des êtres.
Le poète invente le monde
C’est donc un rôle proprement démiurgique qu’une telle pensée paraît lui assigner. Pour en préciser la portée, il convient là encore de faire retour à Bernard Silvestre. Dans l’introduction à son ars versificaria, composée vers 1215, Gervais de Melkley déclare :
« De cet art (sc. la poétique) les écrits de Matthieu de Vendôme ont donné une présentation complète, ceux de Geoffroy de Vinsauf une présentation plus complète encore, mais ceux de Bernard Silvestre, qui eut en prose l’éloquence d’un perroquet, en poésie celle d’un rossignol, la présentation la plus complète qui soit. »19
Il ressort clairement de ce propos que Bernard est l’auteur d’un art poétique, ou plus exactement d’un art d’écrire en prose et en vers (comme le Documentum de Geoffroy de Vinsauf) hautement apprécié des maîtres du XIIIe siècle au point d’être jugé par eux supérieur aux œuvres de ses deux successeurs, Matthieu et Geoffroy.
A ce point, la critique se heurte à un problème historico-philologique des plus déconcertants : parmi les écrits subsistants de Bernard Silvestre, il n’en demeure aucun qui ressemble, de près ou de loin, à l’Ars versificatoria et à la Poetria nova ; qui pis est, aucun catalogue médiéval de bibliothèque n’en a conservé la moindre trace20. Nous sommes là en face d’un phénomène vraiment surprenant, concernant l’œuvre d’un maître de l’envergure et de la réputation de Bernard. Aussi Douglas Kelly a-t-il formulé l’hypothèse séduisante selon laquelle nous avons en fait conservé l’« art poétique » du penseur tourangeau, mais sous un autre titre… et même sans même nous rendre compte qu’il s’agissait d’un art poétique. L’ouvrage auquel Gervais de Melkley fait allusion serait, d’après Kelly, le prosimètre intitulé Cosmographia21. Cette supposition paraît dans un premier temps un peu difficile à admettre, dans la mesure où la Cosmographia n’est pas un texte normatif, qui énonce les règles et les techniques de l’écriture en prose et en vers. Elle trouve néanmoins un certain renfort dans le Laborintus d’Evrard l’Allemand, un autre art poétique du début du XIIIe siècle, qui, en queue d’un long catalogue de bons ouvrages à lire, rapproche une œuvre de Bernard identifiable sans équivoque à la Cosmographia de l’ars de Matthieu de Vendôme22.
Il faudrait donc considérer que Gervais a lu dans l’ouvrage de Bernard, où en effet alternent vers et prose, sinon l’énoncé des règles, du moins leur mise en application portée à son point de perfection23. Mais en quoi consiste cette perfection ? Fondant sur l’hypothèse de Kelly une hypothèse qui vient la conforter, nous nous demandons si les auteurs médiévaux d’arts poétiques n’ont pas trouvé dans le sujet même de la Cosmographia le modèle de leur entreprise littéraire et pédagogique.
Le prosimètre de Bernard Silvestre met en scène sous forme dramatique le propos du Timée, seul dialogue de Platon alors connu en Occident, puisqu’il relate la création, à partir de la matière brute, de l’univers puis de l’homme – megacosmus et microscomus, pour reprendre les termes qui donnent leur titre aux deux parties symétriques de la Cosmographia –, par l’opération de personnages allégoriques, Noys, Phisis, Urania, Endelichia, etc., qui sont autant d’hypostases de la puissance et de la bonté divines. Nous n’avons pas ici à résumer plus précisément cette œuvre splendide et difficile ni à en évaluer le contenu et l’intention idéologiques. Il est en revanche de grande conséquence pour notre propos de relever que sa tradition manuscrite, fort riche puisque l’on en a conservé plus de cinquante témoins, l’associe régulièrement à l’ars versificatoria de Matthieu de Vendôme, et plus souvent encore à la Poetria nova. De cette contextualisation, on est raisonnablement fondé à déduire que l’argument de la Cosmographia, la Création du monde, est apparu à nombre de ses lecteurs comme le type de la création poétique.
On ne mesure peut-être pas la puissance de l’impact d’une telle analogie, tant la métaphore de la « création artistique » semble aujourd’hui banale, et à vrai dire n’est même pas perçue comme telle. Il n’en allait pas de même au moyen âge, où l’artiste était plutôt conçu comme ouvrier, comme artisan, que comme créateur24, la puissance créatrice étant un attribut divin. Si néanmoins les poètes se l’arrogent au XIIe siècle, c’est sous l’influence de la pensée néoplatonicienne. Le commentaire de Chalcidius au Timée trace ainsi un parallèle rigoureux entre trois instances :
– Dieu, qui conçoit l’idée archétype des choses ;
– la nature, qui les actualise dans la matière ;
– l’artiste, qui imite les choses actualisées dans la matière par la nature25.
Or, cette assimilation de l’acte poétique à l’acte créateur de Dieu nous paraît illustrée dans la Cosmographia par une série d’indices textuels fort significatifs. En voici quelques-uns :
– selon la dramaturgie élaborée par Bernard Silvestre, les agents de la création, Noys, la Providence divine, et sa fille Natura, sont définies l’une comme fictrix (celle qui conçoit, qui imagine), l’autre comme formatrix (celle qui façonne, qui donne forme). On rappellera ici la définition classique du poète, fictor vel formator, ces termes traditionnellement affectés d’un signe négatif étant en l’occurrence à prendre en bonne part26.
– le travail d’organisation de la matière brute auquel s’adonnent Noys et Natura est évoqué en des termes empruntés au vocabulaire de la rhétorique. C’est ainsi qu’au paragraphe 1, 2, 7 de la Cosmographia, le chaos primitif est qualifié de globus absonus (« qui sonne faux », « dissonant »), en ce que ses éléments sont confusi ordine, informes expolitione, les mots ordo et expolitio renvoyant aussi aux parties centrales de la rhétorique, dispositio et elocutio (l’expolitio est une notion centrale de la théorie des figures, décrite par la Poetria nova aux vers 1248-1255, puis 1305-1348).
– dans le bref sommaire dont il fait précéder son ouvrage, Bernard Silvestre évoque la création de l’homme par Phisis (alias Natura) dans les termes suivants : « elle façonne l’homme à partir des quatre éléments en commençant par la tête (a capite incipiens) puis, poursuivant cette opération membre après membre, elle achève heureusement son œuvre par les pieds »27. Nous serions tenté de rapprocher cette phrase, en l’y opposant, des premiers vers de l’ars poetica d’Horace, qui font d’une créature hybride l’image de la mauvaise poésie – d’où l’on peut déduire par contraste que le bonne serait à assimiler à l’œuvre de Phisis, dont les éléments sont étroitement solidaires. On a de plus eu l’occasion de noter que la critique médiévale identifiait la belle tête féminine du monstre décrit par Horace à la « matière même » de la poésie, d’où procède le sens (ex qua sententiae procedunt)28 ; ici, c’est de même « à partir de la tête » que l’ensemble de l’œuvre s’élabore et prend sens.
– enfin, il est intéressant de relever un parallèle textuel précis entre la Cosmographia et l’ars horacienne. A Nature qui vient de lui demander de parachever par la création de l’âme le corps qu’elle va de façonner, Uranie, principe de l’existence spirituelle, réplique :
Ut concors sibi disparitas coniuret amice
Huius ad artis opus comes euocor.
« On me requiert de collaborer à l’œuvre de son art
de sorte que des dissemblances conspirent amicalement à s’accorder entre elles ».
(Cosm. 2, 4, 13-14)
Or, la clausule coniur(e)t amice est reprise d’ars 411, un vers qui évoque la nécessaire conjuration fraternelle entre l’art et la nature en vue de produire l’œuvre de poésie.
Il est donc clair que les processus décrits par Bernard Silvestre ont servi de modèle aux poètes. Un témoin important de la réception des « arts poétiques » au XIIIe siècle, le manuscrit de Glasgow Hunterian Museum V. 8.14, associe le traité de Matthieu de Vendôme, ceux en vers et en prose de Geoffroy de Vinsauf et celui de Gervais de Melkley à une anthologie de cinquante poèmes-modèles qui en illustrent les préceptes. L’incipit de l’un d’entre eux proclame son intention de re-creare Troiam, le verbe étant bien sûr à entendre au sens plein29 ; ce n’est décidément plus d’imitation qu’il est question ici. Ainsi, ce sont bien les moyens et les fins d’une entreprise démiurgique, non des recettes de fabrication, que vont s’attacher à décrire et, pour la Poetria nova, à mettre en œuvre les arts poétiques.
Le projet de Geoffroy de Vinsauf
Avant de passer à la description minutieuse des techniques de composition, et donc de centrer son propos sur la poésie, Geoffroy s’adresse d’abord au poète, au bénéfice de qui il énonce une série de conseils sur les conditions intellectuelles de la création. Ces vers, sous-titrés par Faral « de l’art en général », font immédiatement suite à la dédicace à Innocent III, que nous laissons provisoirement entre parenthèses, et précèdent l’annonce du plan du poème, que nous avons déjà analysée. Dans la mesure où ils orientent la lecture de l’œuvre entière, il convient de les examiner avec attention.
Si quis habet fundare domum, non currit ad actum
Impetuosa manus : intrinseca linea cordis
45 Praemetitur opus, seriemque sub ordine certo
Interior praescribit homo, totamque figurat
Ante manus cordis quam corporis ; et status ejus
Est prius archetypus quam sensilis. Ipsa poesis
Spectet in hoc speculo quae lex sit danda poetis.
50 Non manus ad calamum praeceps, non lingua sit ardens
Ad verbum : neutram manibus committe regendam
Fortunae ; sed mens discreta praeambula facti,
Ut melius fortunet opus, suspendat earum
Officium, tractetque diu de themate secum.
55 Circinus interior mentis praecircinet omne
Materiae spatium. Certus praelimitet ordo
Unde praearripiat cursum stylus, aut ubi Gades
Figat. Opus totum prudens in pectoris arcem
Contrahe, sitque prius in pectore quam sit in ore.
60 Mentis in arcano cum rem digesserit ordo
Materiam verbis veniat vestire poesis.
« Quand un homme doit jeter les fondations d’une maison, son bras ne se hâte pas de passer sans réfléchir à la réalisation de l’ouvrage. Le cordeau qui est dans son cœur en prend au préalable la mesure ; son être intérieur lui prescrit une marche à suivre en vertu d’un ordre précis ; et l’élan de son cœur avant celui de son corps lui représente l’œuvre achevée. L’être de cette dernière est archétypal avant que sensible. Que la poésie elle aussi contemple à ce miroir la loi qu’il faut imposer au poète. Que la main ne se rue sur la plume, ni la langue ne se jette avec feu sur les mots. Ne laisse à l’œuvre de Fortune le soin de conduire l’une et l’autre ; mais que le cheminement de l’esprit clairvoyant précède la réalisation pour donner meilleure chance à l’œuvre, qu’il réfrène leur exercice à toutes deux et médite longtemps en son for intérieur le thème. Que le compas intérieur à l’esprit circonscrive d’abord tout l’espace où se déploiera la matière. Qu’un plan précis fixe avant toutes choses le point d’où la plume va entamer sa course et les bornes qui l’arrêteront. Rassemble sagement en la citadelle de ton cœur l’ouvrage entier et qu’il soit dans ton cœur avant que d’être sur tes lèvres. Quand, dans le secret de l’esprit, le plan aura organisé la matière, que la poésie vienne alors vêtir celle-ci de mots. »
(Poetria nova, 43-61)
Lex danda poetis (v. 49)… on se souvient que les accessus définissaient la poetria comme lex poetae. On peut d’abord ne voir dans l’avertissement donné au poète par les vers qui viennent d’être cités qu’un conseil de bon sens : il convient pour lui d’éviter de s’abandonner sans réflexion au furor que nous qualifierions aujourd’hui de dionysiaque, ici référé aux caprices souvent alors jugés malfaisants de la Fortune (v. 52), et d’adopter un comportement apollinien de discernement préalable. Ainsi, dans le chapitre de ses Mitologiae qu’il dédie aux muses, Fulgence, au moyen de ces étymologies fantaisistes dont il a le secret, associe les huit premières d’entre elles à une série d’opérations intellectuelles – Clio, c’est uelle doctrinam, Melpomène meditatio, Polymnie memorari, Terpsichore iudicare et discernere, etc… – qui doivent précéder l’entrée en scène de la reine du chœur, Calliope, optima vox, chargée au terme du processus de proferre carmen30. Le passage à l’acte (factum, v. 52), qui prend la double forme du travail sur les signes de l’écriture (calamus, v. 50) et sur la matière phonique (verbum, v. 51), doit être suspendu le temps que s’élabore dans l’esprit la pré-conception de l’œuvre achevée.
Cette sagesse assez plate est illustrée au moyen d’une comparaison fort instructive entre l’art (libéral) de la poétique et l’art (mécanique) de l’architecture. L’analogie entre les deux disciplines se traduit par le fait qu’elles mettent l’une et l’autre en jeu trois opérations : la « mesure préalable » de l’architecte (v. 45) correspond pour le poète à une réflexion sur le choix du sujet (tractatio de themate, v. 54) et surtout sur la façon dont il convient de le présenter (inventio)31 ; on fixera ensuite de part et d’autre l’ordre d’exécution de l’ouvrage (dispositio ; cf. v. 46 et 56) ; enfin, l’emploi au v. 46, à propos de l’architecture, du verbe figurare réfère selon toute vraisemblance à ce qui consiste pour le poète en la mise en œuvre de l’elocutio (cf. v. 61). La démarche de l’architecte, comme celle du poète, met donc à contribution les trois parties principales de la rhétorique.
Or, on se souvient que c’est à un autre art figuré qu’Horace, en une formule célèbre – ut pictura poesis – comparait la poésie. La différence entre les deux points de vue peut être jugée de maigre conséquence, si l’on veut bien considérer que la fin visée – équilibre des masses, justesse des proportions, propriété du style – est dans les deux cas identique. Point tout à fait pourtant si on l’envisage à la lumière rétrospective du débat classique entre trait et couleur, soit, au prix de simplifications sûrement grossières, entre intelligible et sensible, entre mathématique et physique, entre Platon et Aristote32. Or, Geoffroy, dont la critique fait un champion de la couleur (de rhétorique) se situe résolument ici du côté du tracé, de l’épure.
Le passage que l’on vient de lire est d’ailleurs saturé de termes et d’expressions d’inspiration platonicienne, ou platonisante : homo interior (v. 46) désigne dans l’être humain les forces spirituelles selon une tradition anthropologique dualiste reprise en charge par le christianisme par l’intermédiaire d’Augustin33 (de qui vient également la formule imagée manus cordis du v. 47) ; de façon plus précise encore, la métaphore, servant à désigner le siège de l’intelligence, de la « citadelle du cœur » (arx pectoris, v. 58) vient du Timée (70a), que Chalcidius agrémente sur ce point de gloses fort prolixes34 ; c’est également au Timée et à son dieu géomètre que fait penser l’image du compas (circinus, v. 55) ; on pourrait peut-être aussi faire un sort à celle du miroir, dans la mesure où le mot speculum (v. 49) renvoie presque automatiquement le lecteur médiéval au célèbre verset 13, 12 de la Première épître aux Corinthiens (videmus nunc per speculum et in aenigmate), d’où les auteurs patristiques ont extrapolé une théorie de la connaissance des réalités supérieures de type platonicien35. Mais le terme-clé du passage est sans aucun doute l’adjectif archetypus (v. 48). Ce mot rare ne semble guère attesté avant le début du XIIe siècle et se rencontre essentiellement dans des contextes philosophiques et théologiques. La Cosmographia de Bernard Silvestre, étroitement tributaire du Timée, l’utilise une fois (2, 4, 25). Et le vulgarisateur qu’est Honorius Augustodunensis en fournit une définition simple et claire : « avant l’origine des temps, le monde est conçu dans l’intellect divin ; et cette conception se nomme ‘monde archétype’ »36. Selon cet auteur, qui annexe au christianisme les rudiments à lui accessibles de la pensée platonicienne, sont donc archétypes les idées ou modèles primordiaux, qui existent d’abord dans la pensée du Créateur avant d’être par lui réalisées dans les choses créées. La démarche de l’artiste, architecte ou poète, telle que décrite par Geoffroy de Vinsauf se modèle donc bien sur celle de Dieu37.
On en trouvera confirmation dans la lecture de deux textes théologiques, antérieurs d’un demi-siècle environ à la rédaction de la Poetria nova. Le premier est extrait du Commentaire sur les psaumes du grand théologien Gerhoh de Reichersberg (1093-1169). C’est sous la rubrique « de l’éternité du Verbe et du monde archétype » que Gerhoh place son exégèse du verset 2 du psaume 44 : Eructavit cor meum verbum bonum, lingua mea calamus scribae velocius scribentis. Il commence par expliquer que le psalmiste a ici tiré une comparaison (similitudo) du travail de l’écrivain, dans la mesure où celui-ci, par l’acte même d’écrire, fait exister dans le visible ce qui se dissimulait au fond du cœur. Les mots mêmes du psaume traduisent en effet ce passage du mental au visible : lingua symbolise la parole du Père, qui fait exister le monde ; calamus, l’instrument de l’écriture, est à identifier au Fils, qui actualise dans le visible la pensée de Dieu ; scriba, c’est l’Esprit Saint de qui toutes créatures reçoivent forma et ornatus. Gerhoh voit donc dans le travail de l’écrivain la métaphore explicite de l’acte créateur auquel coopèrent les trois personnes de la Trinité38. On peut se demander si Geoffroy de Vinsauf, en reprenant certains des mots du verset commenté, n’a pas voulu inverser les termes de ce raisonnement, et désigner implicitement l’acte poétique, dans sa double dimension scripturale et verbale (calamum… lingua, v. 50), comme réplique de la création divine. Son projet ne serait-il donc pas de retrouver, au moyen d’une « plume » et d’une « langue » soigneusement maîtrisées, la réalité du monde archétype ?
Le second des textes annoncés nous aide à préciser cette dernière notion. Il s’agit d’un passage du sermon 24 du cistercien anglais Isaac de Stella (†1169), également relatif à la création divine. L’orateur y oppose le monde sensible, qui est l’ultime (postremus) fin des choses, et le monde archétype, qui en est la suprême (supremus) fin. Le premier, corseté comme il l’est par la matière, est le dernier des mondes – l’adjectif postremus étant bien sûr dans le contexte à prendre en très mauvaise part ; le second est l’ensemble des mondes possibles, qui coexistent de toute éternité dans l’esprit de Dieu, et où les choses incorruptibles ont une existence « plus belle et plus vraie »39. L’idée du poète ne serait-il pas de recréer, à partir du sensible, les autres mondes possibles ?
Ces questions, et surtout les réponses qu’elles sous-entendent, seront sans doute, à ce stade de l’exposé, considérées comme arbitraires. Nous ne nous dissimulons pas ce que peut avoir de conjectural le rapprochement suggéré entre les vers 47 à 51 de la Poetria nova et les deux textes qui viennent d’être cités – encore que les écrits de Gerhoh aient, aux dires d’un contemporain, « rempli à peu près tous les coins de la terre » et que l’association, au sein d’un vers chez Geoffroy, d’une courte phrase chez Isaac de Stella, de trois mots assez rares comme status, sensilis et archetypus ne nous paraisse pas pouvoir être l’effet d’une pure coïncidence. L’analyse du corps même de la Poetria nova viendra, nous l’espérons, donner consistance aux hypothèses ici esquissées. Il nous suffirait en attendant que le lecteur tienne pour acquis que les références, nombreuses dans le prologue du poème, à la doctrine héritée de Bernard Silvestre ne relèvent pas de la topique de l’exorde, mais annoncent un projet plus ambitieux que celui de fournir aux débutants un ensemble de règles rhétoriques et stylistiques.
Lorsque toutefois, après avoir exalté la poésie comme cosa mentale, Geoffroy en vient à l’envisager sous l’angle de sa matérialité verbale, on ne peut manquer d’être déçu par la platitude de son propos. Il écrit en effet :
Materiam verbis veniat vestire poesis.
Quando tamen servire venit, se praeparet aptam
Obsequio dominae : caveat sibi, ne caput hirtis
Crinibus, aut corpus pannosa veste, vel ulla
65 Ultima displiceant, alicunde nec inquinet illud
Hanc poliens partem : pars si qua sedebit inepte,
Tota trahet series ex illa parte pudorem :
Fel modicum totum mel amaricat ; unica menda
Totalem faciem difformat.
« … que la poésie vienne vêtir la matière de mots. Mais que, lorsqu’elle vient prendre son service, elle s’équipe comme il faut pour faire honneur à sa maîtresse ; qu’elle prenne bien garde à ce qu’une chevelure en bataille, un corps couvert de haillons, des tares pires encore ne suscitent dégoût, ou qu’en présentant avec élégance une part d’elle-même, elle n’en enlaidisse une autre : un trait incongru jettera l’opprobre sur l’ensemble ; une goutte de fiel gâte une pleine jarre de miel ; une tache, une seule, rend hideux un visage entier… »
(Poetria nova, 61-69)
Poesis, invitée au v. 48 à contempler le monde archétype, se voit au v. 61 réduite à l’humble rôle d’habilleuse. Les conseils ici formulés, dans leur honnête médiocrité, rejoignent ceux qu’énoncent les commentaires grammaticaux à l’Art poétique d’Horace, en se fondant sur la distinction convenue entre materia et stilus, contenu et forme, selon laquelle la poésie se borne à garantir la correction de la seconde.
Nous avons déjà vu la poésie dans cette situation ancillaire : c’était au début du livre 2 de l’Ars versificatoria de Matthieu de Vendôme, où quatre jeunes filles symbolisant les principaux genres poétiques étaient dépeintes en ministrae de dame Philosophie. Cette mise en scène allégorique permettait à Matthieu de définir trois causes possibles et distinctes de la beauté poétique : la profondeur de la pensée (interior sententia), l’élégance du lexique (superficialis ornatus verbum) et la « qualité de l’expression » (modus dicendi), c’est-à-dire les figures de style40. C’est cette tripartition – en réalité dichotomie – entre message et expression qui fonde, comme on l’a vu, le plan de son traité. Mais Geoffroy, quant à lui, ne parvient pas à être conséquent avec la vision simpliste du grammairien qui dépose des mots sur de la pensée. Si l’on regarde avec attention les quelques vers cités plus haut, on se rend compte que la « poésie » ne pourra vêtir de façon convenable la « matière » qu’à condition d’être elle-même bien vêtue. Si la servante est hirsute, la maîtresse à son tour apparaîtra déguenillée. Il y a donc identité substantielle entre l’une et l’autre, entre le mot et l’idée. La beauté du corps est fonction de celle de la parure qui le vêt. Une faute de goût viendra défigurer la silhouette entière. Ainsi l’équivoque portant sur le sens du mot poesis se trouve-t-elle levée : la poésie a bel et bien pour fonction de vestire, mais au double sens du terme, actif, vêtir une belle dame (la veritas philosophica), et passif, revêtir une belle robe (le figmentum poeticum)…
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1 Boèce, Cons. 1, pr.1.
2 PL 101, 693c-694b.
3 Isid., Or. 8, 7, 2.
4 Nullus in metro auctor maior inventus est, nullus (…) curialius mentitus est (éd. Huygens, p. 122). Sur poésie et mensonge, voir Mehtonen 1996, p. 123-129.
5 In predicte venustatis loco, Philosophia, ministrarum suarum stipata collegio (…), ut odore florum multiphario pascatur, plerumque gaudet evagari (éd. Munari, p. 133-134).
6 Cf. M.-Th. d’Alverny, « La Sagesse et ses sept filles », dans Mélanges dédiés à la mémoire de Félix Grat, t. 1, Paris, 1946, p. 245-278.
7 Voir (parmi bien d’autres références possibles) le grand livre de Jean Pépin, Mythe et Allégorie. Les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes, Paris 19813.
8 In caeteris (…) scripturis solae voces significantur, in scriptura divina non solum voces, sed etiam res significativae sunt (éd. Huygens, p. 123).
9 Gemine doctrine observantiam perpendimus in sua Eneide Maronem habuisse : teste namque Macrobio, et veritatem philosophie docuit et ficmentum poeticum non pretermisit (…). In hoc opere et poeta et phisosophus perhibetur esse Virgilius… (éd. Jones et Jones, p. 1).
10 Ed. Jones et Jones, p. 2-3. Ce sont les v. 333-334 de l’Art poétique que cite Bernard.
11 Nunc vero hec circa veritatem philosophicam videamus. Scribit ergo in quantum est philosophus humane vite naturam. Modus agendi talis est : in integumento describit quid agat vel quid paciatur humanus spiritus in humano corpore temporaliter positus (éd. Jones et Jones, p. 3).
12 Expositio Virgilianae continentiae secundum philosophos moralis, récemment republiée sous le titre de Commento all’Eneide et muni d’un excellent commentaire par Fabio Rosa (Milan-Trente : Luni, 1997).
13 Macrobe, Comm. 1, 2, 9-10. Sur l’integumentum, on se reportera avant tout aux deux volumes homonymes de Paule Demats, Fabula. Trois études de mythographie antique et médiévale, Genève : Droz, 1973 et de Peter Dronke, Fabula. Explorations into the uses of myth in medieval platonism, Leyde-Cologne : Brill, 19852.
14 Mentis in arcano cum res digesserit ordo, / Materiam verbis veniat vestire poesis (Poetria nova, v. 60-61).
15 Ars rhetorica 3, 1, éd. C. Halm, Rhet. lat. min., p. 120-121 (cf. Faral 1924, p. 55-57). Sans employer les termes d’ordo naturalis et artificialis, Servius écrit : Quidam superflue dic (u) nt secundum [librum] primum esse, tertium secundum et primum tertium (…) nescientes hanc esse artem poeticam… unde constat perite fecisse Vergilium (Comm. in Verg. Aen., éd. G. Thilo – H. Hagen, Leipzig 1878, p. 4-5).
16 Faral 1924, p. 60.
17 Voir R. Wolf-Bonvin, Textus. De la tradition latine à l’esthétique du roman médiéval. Le Bel Inconnu, Amadas et Ydoine, Paris : Champion, 1998, p. 69-95.
18 « An ignoras quomodo poete sine omni palliationis remedio auditoribus nudam falsitatem prostituunt… ? Aut ipsam falsitatem quadam probabilitatis ypocrisi palliant… ? Aut in superficiali littere cortice falsum resonat lira poetica, interius vero auditoribus secretum intelligentie altioris eloquitur, ut exterioris falsitatis abiecto putamine dulciorem nucleum veritatis secrete intus lector inveniat ? » (éd. Häring, p. 837). Il vaut également la peine de noter que Nature poursuit son discours en ces termes : Poete tamen aliquando hystoriales euentus ioculationibus fabulosis quadam eleganti sutura confederant, ut ex diuersorum competenti iunctura ipsius narrationis elegantior pictura resultet (ibid.) Autrement dit, de l’alliance entre fictif et réel que scelle la poésie résulte par surcroît un bénéfice supplémentaire : la beauté.
19 Scripserunt autem hanc artem Matheus Vindocinensis plene, Gaufroi Vinesauf plenius, plenissime vero Bernardus Silvestris, in prosaico psitacus, in metrico philomena (éd. Gräbener, p. 1). La comparaison avec le perroquet ne doit pas être prise en mauvaise part : dans une célèbre élégie (Am. 2, 6), Ovide vante, avec sans doute une pointe d’ironie, la capacité de ce volatile à « exciter l’admiration des oiseaux pieux par son langage » – que le Physiologus grec identifie à la langue des Apôtres, nous indique Peter Dronke. La poésie animalière du moyen âge latin est tout aussi louangeuse : Théodulphe déclare la voix du perroquet digne de rivaliser avec celle d’Homère et de ses muses (c. 27, 5-6), tandis que l’auteur de l’Ecbasis captivi l’assimile au son de la harpe de David et au chant des Sirènes (v. 939-941) !
20 Certes, on attribue parfois à Bernard Silvestre ou à son école un traité de dictamen (Mirella Brini Savorelli, « Il dictamen di Bernardo Silvestre », Rivista critica di storia della filosofia 20 (1965), p. 183-230 ; Martin Camargo, « A Twelfth Century Treatise on Dictamen and Metaphor », Traditio 47 (1992), p. 161-213). Mais, outre le fait que cette attribution reste douteuse (Bourgain 1997b, p. 178 note 43), l’ouvrage en question ne concerne que l’art d’écrire en prose.
21 Kelly 1991, p. 57-64.
22 Laborintus, v. 675-684, éd. Faral, p. 361.
23 Mieux encore que Geoffroy, Bernard aurait donc su faire coïncider l’écriture ex arte et l’écriture de arte. La Cosmographia est par ailleurs l’ouvrage auquel Gervais de Melkley emprunte le plus d’exemples pour illustrer sa doctrine.
24 Le XIIe siècle semble cependant voir une promotion du statut de l’artiste dans le domaine des arts figurés : cf. Jean Wirth, L’image à l’époque romane, Paris : Cerf, 1999, p. 62-63 et 313-317 et les références bibliographiques ad loc.
25 Cf. Kelly 1991, p. 65.
26 Peter Dronke nous fait en outre judicieusement remarquer que les rapports entre l’artisane Natura et son inspiratrice Noys, tels que les définissent les toutes premières lignes de l’ouvrage – Huic operi nisi consentis, concepta relinquo (I, i, 10), dit la première à la seconde – sont exactement les mêmes que ceux qui associent le poète au dédicataire de son ouvrage, le philosophe Thierry de Chartres, auteur d’un De sex dierum operibus : Consilium fuit ut (…) pagina nomen sui tacuisset auctoris, adeo usque vestro suscepisset iuditio vel egrediendi sententiam vel latendi (Dedicatio, 1.9-12).
27 Phisis de quatuor element(is) hominem format, et a capite incipiens, membratim operando, in pedibus opus suum feliciter consummat (éd. Dronke, p. 95).
28 Supra, ch. 2 n. 6.
29 Bruce Harbert, A Thirteenth-Century Anthology of Rhetorical Poems. Glasgow ms. Hunterian V. 8.14., Toronto : Pontifical Institute of Medieval Studies, 1975, p. 14. Sur l’importance décisive du thème troyen dans l’histoire de la poésie latine du moyen âge, voir notre « Troiae ab oris. Aspects de la révolution poétique de la seconde moitié du XIe siècle », Latomus 58 (1999), p. 405-431.
30 Fulgence, Mitologiae 1, 15 (De novem Musis), éd. R. Helm, Leipzig : Teubner, 1898, p. 25-27.
31 On peut se demander si le v. 54 (tractet diu de themate secum) ne renvoie pas à l’incipit du texte classique alors le plus répandu, le De inventione : Saepe et multum hoc mecum cogitaui… Ac me quidem diu cogitantem…
32 Voir J. Lichtenstein, La couleur éloquente. Rhétorique et peinture à l’âge classique, Paris : Flammarion, 1989.
33 Cf. ThLL V, 2, 1991, col, 53sqq. (s.v. exterior) : l’expression est attestée pour la première fois dans l’Itala, où elle traduit 2 Cor 4, 16, un verset qui associe homo interior à la « rénovation » et homo exterior à la « corruption », selon une thématique que développera avec insistance la Poetria nova. Elle est d’autre part utilisée plusieurs dizaines de fois par Augustin.
34 Sur la métaphore de la citadelle, et sa tradition dans la psychologie patristique et médiévale, voir L. Vinge, The Five Senses. Studies in a Literary Tradition, Lund 1975, p. 24-46.
35 E. M. Jόnsson. Le miroir. Naissance d’un genre littéraire, Paris : Les Belles Lettres, 1995.
36 Ante tempora saecularia, immensitas mundi in mente divina concipitur, quae conceptio archetypus mundus dicitur (Honor. Aug., Imago. mundi 1, 2, PL 172, 121 a-b). On notera en outre qu’Honorius assimile Dieu créateur à l’architecte : ut artifex qui vult construere domum, prius tractat quomodo velit quaeque disponere… (Elucidarium 1, 15, éd. Y. Lefèvre, Paris : De Boccard, 1954, p. 363).
37 Cf. Kelly 1978b, p. 44. On notera que la théologie « pré-aristotélicienne » du XIIe siècle se définit volontiers elle-même au moyen de la métaphore architecturale (cf. M.-D. Chenu, La théologie au XIIe siècle, Paris : Vrin, 1976, p. 92-96). Notre chapitre 7, ci-dessous, viendra illustrer la pertinence de ce rapprochement.
38 De aeternitate Verbi et archetypo mundo : Lingua mea calamus scribae velocius scribentis (Ps 44, 2). Similitudo trahitur a scriptore, qui scribendo facit visibile quod occultum latebat in corde (…). Per linguam, quae latens consilium profert, jussio Patris intelligitur, qua « dixit… et facta sunt » (cf. Gn1) ; per calamum, per quem scribitur quod mente concipitur, Filius accipitur, per quem est visibiliter prolatum quod in mente Dei fuerat formatura ; per scribam, qui scribenda dictat, Spiritus Sanctus denotatur, per quem omnibus creandis genera, species, formae, ornatus dantur (Gerhoh de Reichersberg, Comm. aureus in psalmos, pars Va, PL 193, 1566 a-b).
39 Ibi non solum quae facta sunt, sed quaecumque fieri possunt, pulchrius et verius existant, ubi non mutabilia et vana, sed Veritas et Vita sunt. Postremus enim rerum finis sensilis iste status est, sicut supremus ille archetypus de quo scriptum est : Attingens a fine usque ad finem etc. (Sap 8, 1) (Isaac de Stella, Sermo 24 (in Sexagesima), § 3, éd. A. Hoste, G. Salet et G. Raciti, Paris : Cerf (Sources chrétiennes 207), 1974, p. 100).
40 Ars versificatoria 2, 9 (éd. Munari, p. 197).